FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003


La fondation troyenne de Venise chez Jean Mansel.
La source du motif

(Anténor, fondateur de Venise. IV)
Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain


À l'époque où elle traduisait pour la BCS le premier livre de Tite-Live, Danielle De Clercq retrouva dans ses tiroirs un calendrier de l'année 1977, édité par le Fonds Mercator pour la Banque de Paris et des Pays-Bas. Les six miniatures qui l'illustraient étaient tirées d'un manuscrit du XVe siècle (la Fleur des histoires de Jean Mansel), conservé à la Bibliothèque royale Albert Ier de Bruxelles. L'une d'elles représentait la fondation de Venise par le Troyen Anténor.

Pareil motif pouvait surprendre des latinistes bien au fait des liens qu'établissent les sources classiques entre le héros troyen d'une part, les Vénètes et la ville de Padoue de l'autre. Mais Venise, comme telle, est une fondation médiévale. Que venait donc faire Anténor aux origines de la cité des Doges ? Et comment ce motif d'Anténor fondateur de Venise s'est-il retrouvé dans ce manuscrit de Jean Mansel ? C'est à ces questions que tentent de répondre une série d'études de Danielle De Clercq et de Jacques Poucet.

Dans les FEC 3 (2002), D. De Clercq présente le document du XVe siècle. Sa contribution, abondamment illustrée, aborde les aspects iconographiques de la question.

Dans les FEC 5 (2003), J. Poucet replace le motif d'Anténor fondateur de Venise dans un contexte historique plus large, celui du mythe de l'origine troyenne de plusieurs peuples, régions ou cités de l'Europe médiévale et moderne. C'est que le mythe troyen procède d'une idéologie politique très importante au Moyen Âge et à la Renaissance.

Dans un autre article des FEC 5 (2003), J. Poucet explore les écrits des anciens chroniqueurs vénitiens. Il montre que plusieurs chroniques font une place à Anténor aux origines de Venise, que l'une d'entre elles, la Cronaca di Marco (1292), présente même un rapport assez précis avec la Fleur des Histoires, mais qu'en définitive aucun texte de chroniqueur vénitien ne peut être considéré comme la source directe de Jean Mansel.

Dans le présent article, J. Poucet, toujours à la recherche de cette source, explore d'autres textes médiévaux, en mettant cette fois l'accent sur le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure et sur l'Histoire ancienne jusqu'à César (ou Estoires Rogier).

Rappelons que la Bibliothèque royale Albert Ier de Bruxelles a autorisé la reproduction du folio 118 du manuscrit 9231, qui a servi de point de départ. Que Monsieur Bernard Bousmanne, conservateur du Cabinet des Manuscrits, et Madame Anne Richard, soient ici remerciés de leur compréhension et de leur amabilité.

Note de l'éditeur - Louvain-la-Neuve août 2003


 Plan

Indications bibliographiques

Deux études seront régulièrement citées au fil de l'exposé. En voici, une fois pour toutes, les références :

M.-R. Jung, La légende de Troie en France au Moyen Age. Analyse des versions françaises et bibliographie raisonnée des manuscrits, Bâle-Tübingen, 1996, 662 p. (Romanica Helvetica, 114).

M.-R. Jung, L'exil d'Anténor, dans H. Krauss et D. Rieger [Éd.], Mittelalterstudien Erich Köhler zum Gedenken, Heidelberg, 1984, p. 103-119 (Studia Romanica, 55).

D'autres titres seront donnés dans la suite, en rapport plus particulier avec les différents développements.

 


1. Anténor, Padoue et les Vénètes dans l'Antiquité

Rappelons que les textes antiques présentent Anténor comme un héros troyen, réputé pour sa sagesse et pour son éloquence. C'est lui qui aurait notamment conseillé aux Troyens de rendre Hélène aux Grecs, et cela dès avant le déclenchement des hostilités.

Une fois la guerre terminée et Troie entre leurs mains, les Grecs, reconnaissant les services du héros, l'auraient épargné, lui et sa famille, et lui auraient permis de quitter la ville sans dommage, mansuétude qui expliquerait peut-être les notices - fort anciennes - selon lesquelles Anténor aurait en réalité trahi sa patrie.

Quoi qu'il en soit, il est censé avoir voyagé en Méditerranée, tantôt en Cyrénaïque, tantôt dans le golfe Adriatique, en particulier dans la région des Vénètes. Il fut ainsi mis en rapport avec Padoue, dont il passe pour le héros fondateur. On connaît le texte célèbre de Tite-Live (I, 1, 1-3) :

[...] Après la prise de Troie, tous ses habitants furent victimes de sévices, sauf Énée et Anténor. Cela pouvait s'expliquer par les règles qui régissent d'anciens liens d'hospitalité et parce que ces deux Troyens avaient toujours défendu l'idée de rendre Hélène pour rétablir la paix. C'est pourquoi les Achéens s'abstinrent envers eux de toute maltraitance qu'autorisent les lois de la guerre. Après quoi, Anténor vécut diverses aventures. De nombreux Énètes l'avaient suivi : chassés de Paphlagonie par une révolution, ils étaient à la recherche d'une nouvelle patrie, d'un chef aussi, car Pylémène, leur général, avait disparu à Troie. Ils abordèrent au fin fond de l'Adriatique. Après avoir chassé les Euganéens, établis entre la mer et les Alpes, Énètes (Eneti) et Troyens occupèrent ce territoire. L'endroit où ils ont débarqué se nomme Troie. C'est pourquoi on appelle troyen l'arrière-pays, et Vénètes (Veneti) l'ensemble de ses occupants. (trad. D. De Clercq et J. Poucet, 2001)

En réalité ce texte de Tite-Live ne représente qu'une attestation parmi d'autres de la légende troyenne dans cette région de l'Adriatique : originaire lui-même de Patauium (Padoue), l'historien augustéen ne cite pas le nom de sa ville, ne donnant que celui du peuple, Veneti (les Vénètes). Mais d'autres témoignages antiques présentent formellement Anténor comme le fondateur de Padoue (Virg., Énéide, I, 247-248  ; Tacite, Annales, XVI, 21, 1  ; adnot. Lucan., VII, 194 ; Mela, II, 60 ; Origo gentis Romanae, I, 5-6, où l'anonyme fait référence à un ouvrage intitulé « Les origines de Padoue », De origine Patauina) ; d'autres le mettent en rapport avec l'ensemble des Vénètes de l'Adriatique (Caton, Origines, II, fr. 12 ; Strabon, I, 3, 21 ; III, 2, 13 ; V, 1, 4 ; XII, 3, 8 ; XIII, 1, 53 ; Justin, XX, 1, 8 ; Solin, II, 10 ; Schol. Veron. Ad Verg. Aen., II, 42).

Les Padouans en tout cas considèrent le héros troyen comme le fondateur de leur cité. Ainsi, à la fin du XIIIe siècle (probablement en 1273), lorsqu'on retrouva à Padoue les ossements d'un guerrier médiéval (peut-être un Hongrois du Xe siècle), on crut qu'il s'agissait d'Anténor, le fondateur de la cité, et on érigea en 1284-1285, pour les accueillir, un monument, toujours visible aujourd'hui, qui s'appelle la Tomba di Antenore. L'épitaphe du sarcophage, due, semble-t-il, au poète padouan, Lovato dei Lovati, annonce fièrement : Hic iacet Antenor Patavinus conditor urbis (L. Braccesi, Leggenda di Antenore, 1984, p. 141).

[Retour au plan]

Indications bibliographiques

L. Braccesi, La Leggenda di Antenore da Troia a Padova, Padoue, Signum edizioni, 1984, 163 p. (Il mito e la storia, 1).

M. I. Davies, Antenor I, dans Lexicon iconographicum mythologiae classicae, I, Zurich, Artemis, 1981, p. 811-815.

J. Perret, Les origines de la légende troyenne de Rome (281-31), Paris, Les Belles Lettres, 1942, p. 157-212 (Collection d'études anciennes).

T. Scheer, Antenor I, dans Der Neue Pauly, I, Stuttgart, Metzler, 1996, col. 727-728.

A. Wlosok, Die Göttin Venus in Vergils Aeneis, Heidelberg, Winter, 1967, p. 33-52 (Bibliothek der klassischen Altertumswissenschaft, n.s., II, 21).

 


2. Dictys de Crète et Darès le Phrygien

En fait, en ce qui concerne la Guerre de Troie, on sait que la littérature médiévale ne puise généralement pas son inspiration chez les grands classiques, comme Homère, mais chez deux auteurs mineurs, relativement tardifs, Dictys de Crète (probablement du IVe siècle après Jésus-Christ) et Darès le Phrygien (probablement de la fin du Ve siècle après Jésus-Christ). Leur crédit tenait au fait qu'ils étaient considérés comme des témoins oculaires des événements racontés, ce qui, toujours dans les perspectives des gens du moyen âge, n'était le cas ni d'Homère ni de Virgile. Rappelons les passages principaux, qui ont déjà été présentés ailleurs.

*

En V, 17, Dictys rapporte le différend qui, une fois les Grecs rentrés chez eux, oppose en Troade même Énée à Anténor. Le passage, il est vrai, n'est pas absolument clair : Dictys pourrait y avoir envisagé le départ d'Énée, Anténor restant à Troie. C'est en tout cas dans ce sens que certains modernes (notamment M.-R. Jung, L'exil d'Anténor) interprètent le texte. Nous n'entrerons pas dans cette question compliquée. L'essentiel est que, pour les auteurs médiévaux qui ont utilisé Dictys, le passage en question concerne l'exil d'Anténor. Le voici 

Ita coactus cum omni patrimonio ab Troia navigat devenitque ad mare Hadriaticum multas interim gentes barbaras praevectus. Ibi cum his, qui secum navigaverant, civitatem condit appellatam Corcyram Melaenam [Menelam dans certains manuscrits]. Ceterum apud Troiam postquam fama est Antenorem regno potitum, cuncti, qui bello residui nocturnam civitatis cladem evaserant, ad eum confluunt brevique ingens coalita multitudo. Tantus amor erga Antenorem atque opinio sapientiae incesserat. Fitque princeps amicitiae eius rex Cebrenorum Oenideus. (éd. W. Eisenhut, 1973)

Ainsi forcé, il part de Troie par mer avec tous ses biens et arrive dans la mer Adriatique, après avoir entre-temps longé de nombreuses nations barbares. Avec ses compagnons de navigation, il fonde là une ville appelée Corcyre-la-Noire. Lorsque le bruit se répandit à Troie qu'Anténor était maître d'un royaume, tous ceux qui avaient échappé à la guerre et à la nuit qui avait vu la destruction de la ville, viennent à lui, et en peu de temps se forma une foule immense. Tant étaient grands l'amour qu'on avait pour Anténor et l'opinion qu'on se faisait de sa sagesse. Oenideus, roi des Cébrènes, devint le premier de ses amis. (trad. personnelle)

Ainsi donc, le texte évoque les errances d'Anténor parmi les populations barbares, mais en ce qui concerne ses escales, il ne livre qu'un renseignement précis, totalement ignoré, semble-t-il, de la tradition classique, qui connaissait bien la fondation de Corcyre-la-Noire (Corcyra Melaena en grec ; Corcyra Nigra en latin) mais qui la rattachait à Cnide (Strabon, VII, 5, 5, p. 315). Selon Dictys, c'est dans cette île de Corcyre-la-Noire que le héros troyen se serait installé. La ville qu'il y aurait fondée se serait peuplée rapidement, la réputation du héros ayant attiré beaucoup de gens, notamment d'anciens Troyens qui seraient venus le rejoindre. Anténor serait même devenu l'ami d'un certain Oenideus, roi des Cébrènes.

Peu importent les détails du récit, et notamment l'identification d'Oenideus et de son peuple, l'essentiel pour notre propos est de noter que, selon la lecture médiévale faite de Dictys de Crète, Anténor s'arrête en mer Adriatique, où il fonde la ville de Corcyra Nigra dans l'île de même nom[1].

Darès le Phrygien, dans l'Histoire de la destruction de Troie, est beaucoup moins riche en détails sur l'exil d'Anténor. Il se limite à noter (ch. XLIV) que le héros a quitté Troie avec 2.500 compagnons, sans dire un mot de sa destination finale ou de ses éventuelles escales.

Un dernier point encore. Pour Dictys comme pour Darès, Anténor est un traître à sa patrie : c'est lui en effet qui aurait livré Troie aux Grecs. Beaucoup d'auteurs médiévaux adopteront le motif de la trahison d'Anténor, qui deviendra classique. Un seul exemple : dans le neuvième cercle de son Enfer (chants XXXII et XXXII), Dante donne le nom du Troyen (Antenora) à la seconde région du Cocyte où sont accueillis les traîtres à leur patrie. Mais ce motif de la trahison est pour nous relativement secondaire.

C'est celui de la fondation de Venise qui nous intéresse, un motif totalement absent, lui, chez ces deux auteurs de l'antiquité tardive qui ont profondément influencé l'image que le Moyen Âge s'est faite de la Guerre de Troie et de ses conséquences. D'où la question : comment et par quelles voies une notice attribuant la fondation de Venise aux Troyens et à Anténor a-t-elle pu naître et parvenir à un auteur du XVe siècle, comme Jean Mansel ?

Serait-elle déjà présente dans la grande œuvre française sur laquelle repose pour une bonne part la tradition médiévale de la Guerre de Troie, à savoir le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure ?

[Retour au plan]

Indications bibliographiques

Dares Phrygius. De excidio Troiae Historia, ed. Ferdinand Meister, Leipzig, Teubner, 1923, 67 p. [2e éd., 1991](Bibliotheca scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana) : pour le texte latin de Darès de Phrygien.

Dictys Cretensis Ephemeridos Belli Troiani libri a Lucio Septimio ex Graeco in Latinum sermonem translati, ed. W. Eisenhut, Leipzig, Teubner, 1973, 151 p. (Bibliotheca scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana) : pour le texte latin de Dictys de Crète.

St. Merkle, Die Ephemeris belli Troiani des Diktys von Kreta, Francfort, P. Lang, 1989, 323 p. (Studien zur klassischen Philologie, 44).

Récits inédits sur la Guerre de Troie. Traduits et commentés par G. Fry, Paris, Les Belles Lettres, 1998, 413 p. (La roue à livres) : pour la traduction française, présentée et annotée, de Dictys de Crète et de Darès de Phrygien.

 


3. Benoît de Sainte-Maure et le Roman de Troie (vers 1165)

Benoît de Sainte-Maure est un clerc tourangeau qui écrivit vers 1165 le Roman de Troie (quelque 30.000 vers octosyllabiques). Son poème voit le jour dans la sphère d'influence politico-culturelle d'Henri II d'Angleterre et d'Éléonore d'Aquitaine, soucieux de marquer leur supériorité culturelle sur les rois de France et de légitimer leur maison royale (W. Keesman, Troje in de middeleeuwse literatuur, 1987, p. 261).

Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure ne se limite pas au récit de la Guerre ; il commence avec l'expédition des Argonautes de Jason et se termine avec la mort d'Ulysse, de nombreuses années après la destruction de Troie. Ses sources sont les Métamorphoses d'Ovide, les Fables d'Hygin, le commentaire de Servius à l'Énéide, et, bien sûr, Dictys de Crète et Darès le Phrygien pour le récit des événements de la Guerre de Troie proprement dite.

Mais par rapport à ses sources, le roman de Benoît comporte de très nombreuses amplifications, de toute nature.

C'est notamment le cas pour le voyage d'Anténor en Adriatique, la fondation de Corcire Menelan (c'est ce qu'est devenue Corcyra Melaena) et les succès du héros troyen. Ces événements, qui occupaient quelques lignes chez Dictys, sont racontés chez Benoît avec force détails et s'étendent sur quelque cent vers (27.449-27.547, éd. L. Constans, 1908).

Voici, en guise d'exemple, comment est décrite la ville nouvelle (vers 27.475 à 27.491) :

 

La roche est plaine e dreite en haut ;
A treis costez batent les ondes
De mer hisdoses e parfondes ;
De l'autre part li cort Tigris :
C'est uns des fluns de Paradis,
Qui mout est beaus, granz e pleniers.

Ainz que passast sis meis entiers,
Orent il faite tel cité
Qui mout par fu de grant beauté,
Close de marbre de colors :
Bel sont li mur, beles les tors,
Bel li temple, bel li palais.

La roche en haut est plane et droite ;
Sur trois côtés, viennent battre les eaux
D'une mer hideuse et profonde ;
Le dernier côté est longé par le Tigre :
C'est un des fleuves du paradis,
Très beau, majestueux et puissant.

Lorsque six mois entiers furent passés,
Ils eurent construit une cité
Qui était d'une très grande beauté,
Enclose dans des marbres de couleur :
Beaux en sont les murs, belles les tours,
Beaux les temples et beaux les palais.
(trad. personnelle)

 

L'Oenideus, rex Cebrenorum de Dictys, est également présent, et Anténor, chez Benoît aussi, gagne sa sympathie : le héros troyen devient prince de la maison d'Oenidus, qui reis esteit de Gerbene. Voici les vers 27.509 à 27.525 :

 

Tant par fu sages e discrez
Que, ainz que li anz fust passez,
Ot si a son comandement
Celui cui tot le regne apent.
Apelez ert Oënidus ;
Reis esteit de Gerbene e dus
Hauz e riches e honorez:
De celui par fu tant amez
Que prince en fist de sa maison
E de tote la region.
De tot le reiaume enterin
Furent a lui li home aclin,
Par le comandement le rei
E Antenor li porta fei
Tant come il onques pot meillor ;
Bien le servi come seignor,
Senz vilenie e senz mauté.
Il était si sage et discret
Que lorsque les années eurent passé,
Il avait sous ses ordres
Celui dont tout le royaume dépendait.
Il s'appelait Oënidus ;
Il était le roi de Gerbene, chef
Fier et riche et honoré :
Celui-ci aima tellement Anténor
Qu'il le fit prince de sa maison
Et de toute la région.
Dans le royaume tout entier,
Les hommes lui furent soumis,
Sur l'ordre du roi,
Et Anténor respecta la foi jurée
Toujours du mieux qu'il put ;
Il le servit bien comme son seigneur,
Sans vilenie et sans perversité.
(trad. personnelle)

 

La réputation de la cité nouvelle arrive à Troie, et les Troyens survivants s'embarquent pour Corcire Menelan (vers 27.533 à 27547) :

 

De l'ocise del remanant,
De la contree al rei Priant,
Qui a Troie furent remés
Rechargierent puis onze néz:
Tant espleitierent e siglerent
Qu'a Corcire dreit ariverent.
Antenor les a receüz:
Sacheiz mout furent bien venuz.
Li un les autres recoillirent:
Merveillose joir se firent.
En poi d'ore e en poi de tens
Furent si creüz Troïens
Que, quis vousist adamagier
Et de la terre fors chacier,
Ne fust mie legier a faire.

Des survivants au carnage
De la contrée du roi Priam
Qui étaient restés à Troie
Chargèrent plus tard onze nefs.
Tant ils firent d'efforts et naviguèrent
Qu'ils arrivèrent droit à Corcire.
Anténor les y reçut :
Sachez qu'ils furent très bienvenus.
Les uns accueillirent les autres :
Ils en eurent une joie merveilleuse.
En peu d'heures et en peu de temps
Les Troyens s'accrurent tellement
Que celui qui aurait voulu leur faire tort
Ou les chasser de cette terre
N'eût pas trouvé cela facile à faire.
(trad. personnelle)

 

Corcire Menelan connaît donc, chez Benoît de Sainte-Maure, deux vagues de Troyens : le groupe d'Anténor sera rejoint dans la suite par d'autres Troyens, restés d'abord à Troie, puis attirés par la réputation du héros et de ses succès.

*

Le Roman de Troie va faire l'objet au fil du temps de multiples réécritures et de nombreuses traductions, qui conserveront l'essentiel du récit mais enrichiront les noms propres (Gerbene, Oenidus, Corcire Menelan) de très nombreuses variantes (aperçu impressionnant chez R.-M. Jung, L'exil d'Anténor, 1984, p. 113, n. 25) : nous en reparlerons. Quant à Corcire Menelan, elle prendra très vite les allures d'un pays mythique, que les auteurs médiévaux ne tenteront pratiquement jamais d'identifier, à l'exception peut-être de Laurent de Premierfait, qui y voyait le nom ancien de Padoue (cfr R.-M. Jung, L'exil d'Anténor, 1984, p. 113-114).

Jusqu'ici, on l'aura remarqué, tant chez Benoît de Sainte-Maure que chez Dictys ou chez Darès, la seule fondation attribuée à Anténor est celle de Corcyra Nigra. Dans ces textes, les Vénètes antiques, tout comme Padoue d'ailleurs, ne sont même pas pris en compte. Quant à Venise, il n'en est absolument pas question. Et pourtant, vers 1165, à l'époque de Benoît de Sainte-Maure, Venise était déjà une puissance maritime reconnue en Méditerranée ; n'avait-elle pas, en 1095, fourni bateaux et vivres à la première croisade ?

Apparement dans le passage qui nous retient, le clerc tourangeau ne se préoccupait que de ses sources : il mettait tous ses soins à les amplifier pour les adapter, moins à l'actualité géopolitique qu'aux goûts de son public.

[Retour au plan]  

Indications bibliographiques

W. Keesman, Antiek verleden in dienst van eigen tijd : Troje in de middeleeuwse literatuur, dans Literatuur. Tijdschrift over Nederlandse letterkunde, t. 4, 1987, p. 257-262.

Le Roman de Troie par Benoît de Sainte-Maure publié d'après tous les manuscrits connus, par L. Constans, Paris, 6 t., 1904-1912 (Société des anciens textes français) [réimpression New York-Londres, Johnson, 1968].

Le roman de Troie par Benoît de Sainte-Maure. Texte traduit et présenté par E. Baumgartner, Paris, Union générale d'Éditions, 1987, 428 p. (10/18. Série Bibliothèque médiévale) : traduction partielle ; le passage sur l'exil d'Anténor n'y est pas repris.

 


4. Les mises en prose française du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure

On vient de le dire, le poème de Benoît de Sainte-Maure connut un très vif succès au Moyen Âge. Il fit notamment l'objet de plusieurs mises en prose française, toutes anonymes. Marc-René Jung a ainsi recensé cinq types de transcription, les quatre premières (Prose 1 à 4) datant du XIIIe siècle, la cinquième (Prose 5) du début du XIVe siècle.

De ces cinq familles, une seule n'adopte pas la vision que Benoît se faisait de l'exil d'Anténor et de son installation à Corcyra Nigra : c'est Prose 1. Les quatre autres par contre lui sont restées fidèles.

*

Pour donner un exemple de cette fidélité à Benoît de Sainte-Maure, voici comment se présente le récit en question dans Prose 4. Le texte provient du Cod. Bodmer 147 (Cologny-Genève, Fondation Martin Bodmer), qui date du dernier quart du XIIIe siècle et qui a été édité récemment (1979) par Françoise Vielliard. Il s'agit du paragraphe 59 :

lors monta Anthenor et les siens en mer et errerent tant qu'il cheÿrent en la mer Adriaticum, et lors orent il assez a soufrir que cels dou païs ne les reçurent que au trenchanz espees: si orent guerre et bataille grant. Et pour l'iver qui estoit, fist fermer Anthenor un chastiau sor une roche haute ou d'une part coroit la mer et d'autre part uns flueves qui est apelez Tygris, et en poi de tens firent bele cité. Si se fist molt bien Anthenor de touz, et donoit largement, et acueilli si la grace dou roy dou païs qui avoit non Oandus que il le fist mestre de son ostel. Et lors fist Anthenor sa cité apeler Colchina Menala. Et par renomee qui va par tout, oÿrent ceux qui estoient a Troie parler de la cité que Anthenor ot faite ; si en i ot. II. qui chargierent .X. nés et i alerent, et ceus les ont volentiers recueilliz. Si crurent ilec tant Troyens que se cels dou païs les volsissent chacier, il ne peussent.

Alors Anthenor et les siens prirent la mer et errèrent tant qu'ils aboutirent dans la mer Adriatique ; ils eurent beaucoup à souffrir parce que les habitants du pays ne les reçurent qu'au tranchant de l'épée : ce furent guerres et grandes batailles. Et parce que c'était l'hiver, Anthénor établit une forteresse en haut d'un rocher, entouré d'un côté par la mer et de l'autre par un fleuve appelé Tygris ; en peu de temps ils construisirent une belle cité. Anthénor se fit également très bien voir de tous ; il donna de grands présents, et obtint aussi la faveur du roi du pays qui avait pour nom Oandus et qui le fit maître de son hôtel. Alors Anthénor fit appeler sa cité Colchina Menala. Et par la Renommée qui va partout, ceux qui étaient à Troie entendirent parler de la cité qu'Anthénor avait faite. Ainsi il y en eut deux mille qui équipèrent dix bateaux ; il s'y rendirent, et furent bien accueillis par les gens de Colchina Menala. Là les Troyens se développèrent tellement que si les habitants du pays avaient voulu les chasser, ils n'auraient pu le faire. (trad. personnelle)

Dans ce passage, on retrouve évidemment le récit de Dictys de Crète et de Benoît de Sainte-Maure. Rien n'a fondamentalement changé.

 *

Toutefois - et c'est ce qui nous intéresse particulièrement - une des cinq versions s'écarte totalement du modèle. On l'a dit plus haut, c'est Prose 1, la plus ancienne, connue aujourd'hui par quelque vingt manuscrits. Son auteur, anonyme, semble avoir écrit vers le milieu ou dans la deuxième partie du XIIIe siècle (M.-R. Jung, La légende de Troie, 1996, p. 440). Dans cette version, il n'est plus question de la fondation de Corcire Menalan, mais de celles de Venise et de Padoue. C'est la première fois, dans la littérature française, que nous rencontrons un texte mettant Anténor en rapport avec la fondation de Venise.

Voici, en guise d'exemple, le passage correspondant du manuscrit de Paris (BN, fr. 1612 ; cfr M.-R. Jung, La légende de Troie, 1996, p. 448, et L. Constans, Le roman de Troie, t. VI, 1912, p. 307). Selon M.-R. Jung, La légende de Troie, 1996, p. 470, qui ne précise pas le lieu d'origine, il s'agit d'un manuscrit datant de la fin du XIIIe siècle.

Comment Anthenor et les siens firent la cité de Venise

Ainsi com vous entendez s'en ala Anthenor par mer, luy et sa gent, ou ilz demourerent grant temps ainçoys qu'ilz trouvassent terre a leur guise, ou ilz se peussent arrester. Mais toutesfoiz alerent ilz tant qu'ils arriverent la mesmes ou est ores la cité de Venise. Illecques dedans la mer firent ilz la ville, pour ce qu'ilz ne se vouloient mectre en pouoir ne en subjection de nul prince terrien ne d'autre gent, et la demourerent ilz grant temps et la peuplerent. Et puis aprés firent ilz la cité de Pade, ou Anthenor mourut, et la gist son corps.

Ainsi comme vous l'entendez, Anthénor et ses gens s'en allèrent par mer, où ils demeurèrent longtemps, jusqu'à ce qu'ils trouvent une terre à leur guise, où ils puissent s'arrêter. Ils naviguèrent tellement qu'ils arrivèrent à l'endroit même où se trouve actuellement la cité de Venise. Et là, dans la mer, ils construisirent la ville, parce qu'ils ne voulaient pas se soumettre au pouvoir ni devenir les sujets d'un prince terrien ou de quelqu'autre personne  ; ils y demeurèrent longtemps et peuplèrent la ville. Ensuite, ils créèrent la cité de Padoue, où Anthénor mourut, et où gît son corps. (trad. personnelle)

Dans cette transcription de Prose 1, le vieux modèle traditionnel (Dictys et Benoît) est donc complètement abandonné. Il n'est plus question de Corcyre-la-Noire, mais bien de Venise, et de la Venise que nous connaissons. La notice est brève, mais très précise. Anthénor et ses gens, après avoir beaucoup navigué, arrivèrent enfin à l'endroit de l'actuelle Venise et construisirent une ville dans la mer, parce qu'ils voulaient ne dépendre de personne. La fondation de Venise est explicitement attribuée aux Troyens d'Anténor ; celle de Padoue viendra plus tard.

Padoue est citée dans les manuscrits sous des formes diverses (ici Pade ; parfois Paude ; parfois Paradis), peu importe pour nous. Que sa fondation soit mise en rapport avec Anténor n'a rien d'étonnant : on revient aux conceptions antiques. Quant à la mention « la gist son corps », elle ne surprend pas non plus à cette époque. On l'a dit plus haut, la tombe d'Anténor bénéficiait à Padoue d'un monument et d'une épitaphe (Hic iacet Antenor Patauinus conditor urbis).

Mais c'est évidemment Venise qui nous intéresse ici. C'est la première fois que nous rencontrons une mention de ce type. Son rédacteur en tout cas s'est totalement écarté de Benoît de Sainte-Maure : il a indiscutablement innové. D'où la question : quelle pourrait être l'origine de cette vision des choses, que reflète Prose 1 au milieu ou dans la deuxième partie du XIIIe siècle ?

[Retour au plan]

Indications bibliographiques

Le Roman de Troie en prose (Version du Cod. Bodmer 147). Edité par Fr. Vielliard, Cologny-Genève, 1979, 223 p. (Bibliotheca Bodmeriana. Série textes, 4).

Le Roman de Troie par Benoît de Sainte-Maure publié d'après tous les manuscrits connus, par L. Constans, Paris, 6 t., 1904-1912 (Société des anciens textes français).

 


 5.La Cronaca di Marco (vers 1292) : Anténor à Venise

Pour tenter de répondre à cette question, nous avons d'abord cherché du côté de l'historiographie vénitienne ancienne. Une étude précédente a montré que celle-ci connaissait bien le motif d'une fondation troyenne de Venise et que, dans certains cas, Anténor pouvait jouer un certain rôle. C'est surtout la Cronaca di Marco, écrite vers 1292, qui s'est révélée particulièrement intéressante en la matière. Reprenons-en ici les données essentielles, en en soulignant les implications idéologiques.

*

Or donc, dans la Cronaca di Marco, certains Troyens, fuyant la destruction de leur ville,

pervenerunt al quandam tu<n>bam, ubi nunc Venetiarum civitas est constructa, et deliberantes infra se de stacione loci, qui erat labilis et ab omni exemptus dominio, disposuerunt ibi ipsorum construere mansiones. (Marco, 3-6)

parvinrent à un tas de terre, où est maintenant construite la cité de Venise ; et en délibérant entre eux sur la situation de l'endroit, qui était peu stable et exempt de toute dépendance, ils décidèrent de construire là leurs propres demeures. (trad. personnelle)

Ce qu'ils firent en amenant par bateau tout le nécessaire pour consolider et développer la tumba initiale. Petit à petit, le nombre d'habitants augmenta, d'autres Troyens venant rejoindre les premiers arrivants. Le développement de l'île prit alors une belle allure.

Si le lecteur s'interroge sur les questions d'endroit, la réponse de la Cronaca est nette :

Si qui vero scire voluerint prime constructioni<s> locum, dicatur quod fuit Castellum, ubi est sedes episcopi castellani. (Marco, 14-15)

Et si certains veulent connaître l'endroit de la première construction, qu'on leur dise que ce fut Castellum, où se trouve le siège de l'évêque de Castellum. (trad. personnelle)

Ce castellum (le mot latin pour « forteresse ») est bien connu. Élevé sur ce qu'on appelle aujourd'hui l'île de San Pietro di Castello, il a donné son nom au Castello, le plus grand des sestieri vénitiens, et c'est effectivement sur cette île que se dresse l'église de San Pietro di Castello, qui fut jusqu'en 1807 l'église cathédrale de Venise.

Mais l'histoire n'est pas terminée : parmi d'autres Troyens, notre Anténor - enfin lui - va entrer en scène.

Un jour en effet, les Troyens déjà installés à Venise voient arriver un navire ; craignant une attaque ennemie, ils se précipitent aux armes, montent sur leur bateau et s'approchent des nouveaux arrivants. Mais une fois les pavillons hissés des deux côtés, ils réalisent que ce sont des compatriotes. D'où leur joie, une joie mêlée toutefois de larmes, de soupirs et de lamentations, au souvenir de la destruction de leur patrie et la mort des leurs.

Des réactions du même ordre vont marquer - un peu plus tard apparemment, car le texte n'est pas clair - l'arrivée d'Anténor et de son groupe. Ils sont 2.500, en ce compris femmes et enfants, qui, après la destruction de Troie, avaient erré pendant cinq longues années avant d'arriver à Venise. Ici encore, on pleure et on sanglote au souvenir des événements malheureux.

L'ensemble de la communauté troyenne va alors choisir Anténor comme roi et donner à la ville le nom d'Anténoride. L'afflux de population est d'ailleurs tel que les Troyens vont essaimer en Vénétie où ils fonderont toute une série de cités.

*

La suite ne manque pas d'intérêt. Immédiatement après en effet, le chroniqueur évoque très brièvement l'arrivée d'Énée à Carthage, son départ pour l'Italie, puis la fondation de Rome par Romulus et Rémus. C'est évidemment pour attirer l'attention sur l'antériorité de la fondation de Venise par rapport à celle de Rome :

Et propter hoc scitur aperte quod prima constructio Rivoalti, precessit constructioni Romane <civitatis>. (Marco, 42-44)

Et c'est pourquoi il est bien connu que la première construction du Rialto précéda celle de la Ville de Rome. (trad. personnelle)

Puis l'auteur revient à Venise et à la Vénétie en général, rappelant que jadis la Vénétie s'étendait de l'Adda jusqu'à la Hongrie, et précisant que les Troyens, après avoir fondé Venise, construisirent toutes les cités de cette vaste zone. Anténor est cité au début de l'énumération, et ce n'est pas sans arrière-pensées politiques :

Quid dicam ? Troiani ex diversis partibus ad Antenoridam accesserunt sed quidem moltitudo maxima illuc perveniens, in insula non potuit hospitari. Antenor, inde recedens, occupavit siccam terram et in loco parum distanti ab insula fundavit pulceriman civitatem, quam Altiliam appellavit. Postea vero edifficavit Pataviam, que hodie Padua appellatur, ibique diem clausit extremum, in cuius tumulo scripti sunt hii versus : Hic iacet Antenor, Paduane conditor urbis. / Vir bonus ille fuit, omnes secuntur eum. (Marco, 48-56)

Que dire ? Des Troyens affluèrent de divers endroits à Anténoride, mais la foule devint si grande que l'île ne put l'accueillir. Alors Anténor, s'éloignant de Venise, occupa la terre ferme et en un lieu fort proche de l'île fonda une très belle cité, qu'il appela Altinum. Plus tard, il fonda Patavia, aujourd'hui appelée Padoue, où il rendit son dernier soupir. Sur sa tombe sont inscrits ces vers : Ci-gît Anténor, fondateur de Padoue. / Ce fut un homme de bien, et tous l'ont suivi. (trad. personnelle)

Vient ensuite une énumération des autres fondations troyennes de la Vénétie, dont Aquilée, Adria ainsi que Vérone, qui porte le nom d'une femme troyenne, Verona (Marco, 61-69). Mais ces fondations sont secondaires pour nous.

Il est plus important de relever, dans la Cronaca, des traces de polémique. Une polémique dirigée d'abord contre Rome. Création troyenne, la première Venise est antérieure à la Ville éternelle, qui ne sera fondée que par des descendants lointains d'Énée. Une polémique dirigée aussi contre Padoue. Anténor en effet ne fut pas le premier Troyen à mettre le pied dans la région. À Castellum, où il débarque, il avait été précédé par d'autres Troyens, qui avaient construit la cité. C'est de cette dernière - Castellum, c'est-à-dire Venise - que rayonnera la colonisation troyenne en Vénétie. Les Troyens s'installeront en effet dans la Vénétie continentale ; Anténor y procédera à la fondation de diverses cités, d'abord Altinum, puis Padoue, où il mourra et sera enterré.

*

Il s'agit là d'un récit fondamental pour notre étude des rapports entre Anténor et Venise. Le héros troyen apparaît pour la première fois en liaison directe avec la cité des Doges, et le récit s'intègre clairement dans le contexte d'une rivalité entre Venise et Padoue.

Les aspects d'idéologie politique sont donc bien présents dans cette Cronaca di Marco. Le chroniqueur n'enlève pas à Anténor le mérite d'avoir fondé Padoue (les sources antiques déjà l'en créditaient), mais il réduit sérieusement l'importance de l'événement. Padoue devient simplement l'une des cités qu'il avait fondées en Vénétie, et - plus significatif encore - lorsque le héros troyen arrive à Venise, il y trouve des compatriotes qui y étaient déjà installés et qui avaient entamé la construction de la ville. Ainsi Venise est non seulement une fondation troyenne mais elle était, sinon construite, en tout cas en construction, lors de l'arrivée en Vénétie d'Anténor, le futur fondateur de Padoue. Elle est donc aussi troyenne que Padoue et, de toute manière, plus ancienne qu'elle, plus ancienne même que Rome d'ailleurs. On aura également noté que les Troyens sont arrivés à Venise en plusieurs vagues, la dernière seulement étant celle d'Anténor.

Un dernier détail. Le chroniqueur insiste sur le fait que les Vénitiens ont toujours été un peuple épris de liberté. À la ligne 35, c'est l'épithète « libres » qui caractérise les Troyens et, au tout début du texte, les premiers Troyens arrivés sur le site ont observé qu'il était « exempt de toute dépendance », c'est-à-dire qu'il ne dépendait de personne. Le lecteur se trouve ainsi renvoyé à un aspect - l'amour de la liberté - qui fait partie intégrante de ce qui sera plus tard défini comme « le mythe de Venise » (cfr P. F. Brown, Self-Definition of the Venetian Republic, 1991).

Nous terminerons par une observation d'Antonio Carile, l'éditeur du texte. Au vu de diverses particularités syntaxiques et de certaines tournures spécifiques, il estime que l'auteur de la Cronaca avait devant lui un texte plus long rédigé en français : il en aurait extrait un certain nombre de passages qu'il aurait traduits en latin (A. Carile, Aspetti della cronachista Veneziana, 1970, p. 126). La remarque pourrait avoir de l'importance, on s'en rendra compte plus tard.

*

Faisons rapidement le point. La Cronaca di Marco, que nous venons de présenter, date de 1292. Une chronique un peu antérieure, écrite entre 1267 et 1275, avait été analysée ailleurs ; ce sont les Estoires de Venise, rédigées par Martin da Canal. Ces Estoires de Venise ne connaissaient pas Anténor et plaçaient simplement les Troyens aux origines de la Vénétie. Quant au manuscrit de la mise en Prose 1 du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure qui faisait, lui, de Venise une fondation d'Anténor, il est du dernier quart du XIIIe siècle. Au vu de ces données, on pourrait être tenté de conclure que la liaison directe d'Anténor avec Venise serait seulement apparue à la fin du XIIIe siècle.

Le croire serait pourtant une grossière erreur.

[Retour au plan]

Indications bibliographiques

A. Carile, Aspetti della cronachistica Veneziana nei secoli XIII e XIV, dans A. Pertusi [Éd.], La storiografia Veneziana fino al secolo XVI. Aspetti e problemi, Florence, 1970, p. 75-126 (Civiltà veneziana. Saggi, 18). L'édition du texte latin de la Cronaca di Marco se trouve aux pages 121-126.

A. Carile, Le origini di Venezia nella tradizione storiografica, dans G. Arnaldi [Dir.], Storia della cultura veneta. I. Dalle origini al Trecento, Vicenza, 1976, p. 135-166.

P. F. Brown, Self-Definition of the Venetian Republic, dans A. Molho, K. Raaflaub, J. Emlen [Éd.], City States in Classical Antiquity and Medieval Italy : Athens and Rome, Florence and Venice, Stuttgart, 1991, p. 511-548.

 


6. L'Histoire ancienne jusqu'à César ou Estoires Rogier (entre 1208 et 1213)

On retrouve en effet beaucoup plus tôt, au début du XIIIe siècle, une notice détaillée en français qui met Anténor en rapport direct avec Venise. Elle figure dans la première rédaction de l'Histoire ancienne jusqu'à César. Un titre moderne : l'œuvre se serait peut-être appelée à l'origine Estoires Rogier. Présentons-la rapidement.

    6.1. Généralités sur les Estoires Rogier

Il s'agit de la première œuvre médiévale en prose française racontant l'histoire antique dans son ensemble depuis la création, une sorte d'Histoire universelle en quelque sorte. Au complet, le recueil comporte plusieurs sections, mais les modernes ne s'accordent pas sur le nombre exact de divisions (onze pour les uns ; sept pour d'autres). Quoiqu'il en soit, la première section raconte la Genèse et la dernière la Conquête de la France par Jules César. Chacune d'elle a ses sources propres ; celle qui nous intéresse directement est intitulée Troie ; celle qui la suit s'appelle Eneas.

Cette compilation a été composée plus que probablement par Wauchier de Denain à la demande expresse de son maître, Roger IV, châtelain de Lille, un peu après l'entrée en fonction de ce dernier en 1208, et la plus grande partie fut écrite avant l'été 1213. Il en existe trois rédactions échelonnées du XIIIe au XVe siècle.

Le recueil nous a été conservé dans plus de 70 manuscrits, dont certains abondamment et souvent splendidement illustrés. Sauf accident matériel, ils proposent tous la section Troie, laquelle représente pour l'essentiel une traduction française de Darès, mais on y relève aussi un certain nombre d'emprunts, notamment à Dictys de Crète et au Roman de Troie.

[Retour au plan]

    6.2. Présentation du texte

L'intégralité de la compilation n'a pas encore fait l'objet d'une édition critique imprimée, mais certaines sections l'ont été. Ainsi Troie a été récemment (1996) éditée par Marc-René Jung (La légende de Troie, 1996, p. 358-430). Plus exactement ce savant a reproduit le texte du manuscrit le plus complet (Paris, BN, fr. 20125), qui date du troisième quart du XIIIe siècle, voire, selon certains, de 1287. Il s'agit des folios 123b à 148b.

Les chapitres directement utiles pour notre sujet sont les trois derniers (69-71). Le 69 raconte « ce que devinrent ceux qui purent échapper de Troie » ; le 70 explique « que les fils d'Hector forcèrent le roi Anténor de Troie à quitter le pays » et le 71 - le plus important - rapporte qu'Anténor, après un long voyage sur mer, « arriva là où ceux de Troie établissaient leur cité qui est aujourd'hui Venise ». Autant le dire immédiatement : le récit des Estoires Rogier est très proche de celui que nous trouvons dans la Fleur des Histoires et il est plus que probable qu'il constitue la source de Jean Mansel.

Voici l'essentiel de ces chapitres dans l'édition de M.-R. Jung, La légende de Troie, 1996, p. 403-405.

69. Que cil de Troies que eschaper porent devindrent

Segnor et dames, quant Troies fu destruite, .iiij. manieres de gens s'en partirent. Si vos dirai qui il /147b/ furent et ou il alerent et quels terres il tindrent et puplerent. Et bien sachés que desa les mons n'abitoient nulles gens, adonques ne ne manoient fors un poi de jaians, qui tant com il voloient, de terre i tenoient. Helenus, li fiz au roi Priant, et la roïne Hecuba et Cassandra et Andromaca atoz ses enfans s'en partirent, et pluisor autres en lor compaignie. Cist s'en alerent dolant et triste, si come cil qui plus i avoient perdu et en dolorous damage que null des autres. Helenus, qui mout estoit sages, les enmena a Cernosium. La demorerent il tant com il voudrent, et si se reposerent de la grant dolor qu'il avoient demenee. Puis tint e pupla Helenus une grant partie de Macedoine. Aprés s'en partirent la gens menue, qui ensamble s'estoient trait et eschapé estoient de la desconfiture. De ces i ot grant habundance, cist esploiterent tant et quistrent qu'il orent nés, si se mistrent en mer et tant errerent qu'il vindrent en Sartaigne. La ne voudrent il mie demorer, por ce qu'il ne voloient jamais estre sous autrui segnorie, et totes les sivirent, autre de lor gent meïsmes, qui puis orent de tote la terre de Sartaigne le segnorie. Et cil qui parti s'en estoient, errerent tant d'isle en isle et de terre en terre, tos tans par mer qu'il ariverent au port la o ore est la cités de Venise assise. Quant la furent parvenu et issu a terre, il esguarderent et la terre et la mer /147c/ illueques basse et a petit de parfun ; de ce si se traistrent a conseill ensamble qu'il feroient, quar de franche lignee estoient, si ne seroit raisons ne droiture qu'il a null servage se sosmeïssent. Adonc fu lor conseils tels qu'il distrent qu'en terre ne herbergeroient il mie que par ce ne clamast aucuns sor aus segnorie, mes en la mer, ou nus ne savoit que dire, feroient il lor habitations et lor manandises. Tantost com cis conseaus fu pris, ne s'atargerent mie, ains se logierent sor terre. Et puis comencerent lor nés apareiller et faire, si qu'il peüssent terre metre ens et porter fors por faire une mot en la mer ou l'aigue estoit mout parfunde, por ce que la forterece feïssent por estre a franchise. A ce faire ne mistrent mie longue atendance, ains i ovrerent tant qu'il i firent tel isle o il se porent segurement herberger et atraire, et il se firent. (f. 147a-c)

69. Ce que devinrent ceux qui purent s'échapper de Troie

Seigneurs et Dames, lorsque Troie fut détruite, quatre catégories de gens la quittèrent. Je vous dirai qui ils étaient et où ils allèrent, et quelles terres ils occupèrent et peuplèrent. Et sachez bien qu'au-delà des montagnes personne n'habitait, mis à part quelques géants qui occupaient toutes les terres qu'ils voulaient.

Hélénus, fils du roi Priam, et la reine Hécube et Cassandre et Andromaque avec tous ses enfants s'en allèrent ; plusieurs autres personnes les accompagnèrent. Ils s'en allèrent accablés et tristes, eux qui avaient subi plus de pertes et de douloureux dommages que tous les autres. Hélénus, qui était très sage, les emmena à Cernosium. Ils restèrent là autant qu'ils voulurent, et s'y reposèrent de la grande souffrance qu'ils avaient endurée. Ensuite Hélénus obtint et peupla une grande partie de la Macédoine.

Après, s'en allèrent des gens du menu peuple, qui s'étaient sauvés ensemble et avaient échappé au désastre. Ils étaient très nombreux ; ils s'activèrent beaucoup et réussirent à se procurer des bateaux ; ils prirent alors la mer et naviguèrent tellement qu'ils parvinrent en Sardaigne. Là ils ne voulurent pas rester, parce qu'ils n'acceptaient jamais d'être sous la domination d'autrui, et tous les suivirent, sauf certains des leurs, qui par la suite devinrent les maîtres de toute la terre de Sardaigne.

Ceux qui étaient partis errèrent longtemps d'île en île et de terre en terre, tout le temps par mer, pour arriver finalement à l'endroit où se trouve actuellement la cité de Venise.

Une fois arrivés là, et après avoir débarqué, ils regardèrent la terre et la mer, qui était à cet endroit basse et peu profonde ; ensuite, réunis en conseil, ils discutèrent de ce qu'ils feraient : car, étant de libre lignée, il ne serait ni raisonnable ni légitime pour eux de se soumettre à une quelconque domination. Ils décidèrent donc qu'ils n'habiteraient pas sur terre, pour que personne ne puisse revendiquer sur eux seigneurie, mais qu'ils installeraient leurs habitations et leurs domaines sur mer, où personne n'avait rien à dire.

Aussitôt cette décision prise, ils ne s'attardèrent pas et débarquèrent. Ensuite ils commencèrent à préparer leurs navires et à y mettre dedans de la terre pour la transporter dehors, de façon à construire une motte dans la mer, à un endroit où l'eau était fort profonde ; il fallait que leur forteresse puisse être franche. Ils ne mirent pas longtemps à la réaliser, mais travaillèrent tellement qu'ils établirent une île où ils purent se loger et se retirer en toute sécurité ; et c'est ce qu'ils firent. (trad. personnelle)

Ainsi donc, le premier groupe de réfugiés est constitué par des notables, dirigés par Hélénus. Derrière Cernosium, première destination, se dissimule probablement la Chersonèse : Darès (XLIII) pourrait en effet avoir inspiré cette partie au moins de la notice. Hélénus gagna ensuite la Macédoine. La source est ici Servius (Aen. I, 242).

Le second groupe est formé par des gens moins distingués (la gens menue). Leur première étape est la Sardaigne, et on rappellera ici que l'antiquité connaissait bien le motif d'une émigration troyenne en Sardaigne (discussion détaillée chez J. Perret, Les origines de la légende troyenne de Rome, Paris, 1942, p. 130-156) ; l'auteur du XIIIe siècle s'inspire de cette donnée, qu'il ne suit toutefois pas entièrement, car chez lui la Sardaigne paraît n'être qu'une étape, du moins pour la majorité des membres du groupe, qui, par désir de liberté, reprennent la mer.

Pour arriver la o ore est la cites de Venise assise, « là où se trouve aujourd'hui la ville de Venise ». Voilà donc entrés en scène les fondateurs de Venise, passionnés d'indépendance et de liberté : ils vont construire une cité sur la mer, transportant sur leurs navires de la terre arrachée au continent.

La gens menue troyenne commence donc la construction, avant l'arrivée d'Anténor et - on l'aura remarqué - sans qu'il soit question d'un chef. Les « premiers Vénitiens » ne veulent pas seulement rester libres ; ils sont également égaux entre eux.

*

Au chapitre suivant (70), le narrateur revient un peu en arrière pour raconter ce qui s'était passé à Troie après le départ des nobles et de la gens menue. Il est question du problème de la trahison d'Anténor et aussi d'Énée d'ailleurs, des données bien connues dans la tradition antique et dans lesquelles nous n'entrerons pas, passant directement à la conclusion :

Por ceste choze envaïrent li fill Hector le roi Anthenor, et il entra en mer au plus tost qu'il pot, et o lui sa gent et sa maisnee, dont il i ot mout ensamble. Quant il furent es nés entré, [il furent] .ij. mile. et .v.c. et .l. Et avec Helenus et Andromaca en alerent .ij. mile. et .cc., quant il s'en partirent. (f.147d)

C'est pour cela que les fils d'Hector attaquèrent le roi Anthenor, qui prit la mer le plus vite qu'il put, lui, ses gens et sa maison, qui tous ensemble étaient nombreux. Quand ils furent montés dans les bateaux, ils étaient au nombre de 2.550. Ceux qui étaient partis avec Hélénus et Andromaque étaient 2.200. (trad. personnelle)

Dans cette conclusion, l'auteur médiéval reprend des éléments antiques, notamment les chiffres donnés par Darès et par Dictys, mais aussi des informations, un peu vagues, selon lesquelles un conflit aurait éclaté, à Troie même, entre Anténor ou ses descendants d'une part, le ou les fils d'Hector de l'autre (cfr par exemple, cité par M.-R. Jung, L'exil d'Anténor, 1984, p. 107, un passage d'Eusèbe, Hectoris filii Ilium receperunt expulsis Antenoris posteris, Heleno sibi subsidium ferente). Nous n'insisterons pas sur cette version.

*

Le chapitre 71 par contre est beaucoup plus intéressant ; il prolonge ce que le chapitre 69 racontait de la construction de Venise. Nous en citerons la première partie :

71. Que Anthenor ala tant par mer qu'il vint la o cil de Troies estoroient lor cité qui ore est Venisse

Anthenor erra tant par mer lonc termine qu'en la fin l'amena aventure, dont on trueve par mer mainte grande, la ou li Troien estoroient en mer cele cité et cele isle, si com je vos ai devant l'uevre contee et dite. Quant cil le virent venir, mout s'esmerveillerent quels gens ce pooient estre. Lors corurent as armes, et Anthenor refist ausi sa gent armer, qui se doutoit adés de dur encontre. Mes tant s'aproismerent qu'il parlerent /148a/ ensamble et si s'entreconurent. Adonc i ot grant joie et grant leece. Quant Anthenor fu venus a terre, tuit cil qui la estoient s'en esjoïrent mout ; et neporquant s'i ot mainte larme ploree, por ce qu'il lor resovenoit de lor amis et de la noble cité qu'il avoient perdue. Tant parlerent ensamble qu'Anthenor demora avec aus, et il le firent roi et segnor, quar moult estoit sages et mout durement l'amoient. Adonc fu la cités faite et creue, et si l'apelerent Anthenoride, por Anthenor et Anthenorides en orent a non li pueple. (f. 147d - 148a)

71. Qu'Anthénor vogua sur mer jusqu'au jour où il arriva là où ceux de Troie instauraient leur cité, qui maintenant est Venise

Anthénor navigua si longtemps que finalement la Fortune, dont le rôle est très grand sur les flots, l'amena là où les Troyens construisaient en mer cette cité et cette île, comme je vous l'ai dit et conté ci-dessus. Quand ceux-ci les virent arriver, ils s'étonnèrent beaucoup, se demandant qui ils pouvaient être. Alors, ils coururent aux armes ; Anthénor aussi ordonna à ses gens de s'armer, car il craignait toujours de dures rencontres. Mais ils s'approchèrent si près qu'ils parlèrent /148a/ ensemble et qu'ils se reconnurent. Il y eut alors grande joie et grande liesse. Quant Anthénor eut mis pied à terre, tous ceux qui étaient là se réjouirent beaucoup ; et pourtant, il y eut beaucoup de larmes versées, parce qu'ils se rappelaient leurs amis et la noble cité qu'ils avaient perdue. Ils parlèrent tant ensemble qu'Anténor resta avec eux ; ils firent de lui leur roi et seigneur, car il était très sage et on l'aimait beaucoup. Ainsi la cité fut bâtie et s'accrût, et on l'appela Anthénoride, à cause d'Anthénor, et les habitants reçurent le nom d'Anthénorides. (trad. personnelle)

La suite du chapitre est moins intéressante pour nous. Il y est d'abord question du changement de nom de Venise et de son expansion géographique, puis du sort ultérieur de Troie. Voici encore un bref extrait :

Mais puis i ot un roi qui ot a nom Henetus, por lo cui non la cités ot a non Enethia. Et cil qui aprés vindrent le non li changierent et Venethiam l'apelerent. Cele cités, dont vos oés, criut mout et enforsa, ci com vos poés entendre, quar affait que li lignage croissoient, croissoient il l'isle et les riches manandises. Et tant firent que tote la terre jouste la mer et ensus grant piece fu a aus e a lor laborages apendans et acliné. (f. 148b)

Ensuite, il y eut un roi, qui avait pour nom Henetus, et, à cause de ce nom, la cité s'appela Enethia. Et ceux qui vinrent après changèrent ce nom et l'appelèrent Venethia. Cette cité, dont vous entendez parler, se développa beaucoup et prit de la force, comme vous pouvez le comprendre ; en effet, à mesure que croissaient les lignages, ils agrandissaient l'île et les riches demeures. Et ils en firent tant que toute la terre proche de la mer et une grande partie de la terre plus lointaine, avec leurs zones de culture, tombèrent sous leur dépendance et autorité. (trad. personnelle)

Les précisions toponymiques sont manifestement empruntées à Servius (Aen. I, 243) ; quant à l'expansion progressive de Venise, il s'agit simplement de la transposition d'une réalité historique.

*

Dans les Estoires Rogier, ces chapitres marquent la fin de la section Troie. La section qui suit, Eneas, raconte l'histoire d'Énée : Ci comence d'Eneas, qui se parti de Troies, et coment il s'en alla en Itale (f. 148c). C'est en fait une adaptation de l'Énéide avec des passages empruntés à Servius. Elle concerne moins notre sujet, encore que des généalogies, au début de la section, fassent intervenir Anténor et n'aient - faut-il le dire - rien à voir, ni avec Virgile, ni avec Servius. En voici une :

E quant Anthenor se parti de la destruite Troies, si com je vos ai dit ariere, il en mena avec lui un fill le roi Priant qui jouvenceaus estoit, si ne fu mie ocis avec les autres, quar si enfes estoit que nus ne s'en presit guarde. Cis ot a non Priamus si com ses peres. Quant Antenor et cis orent tant alé co je vos ai dit devant, et lor gens lor fu creüe, il en alerent an Pannone, si estorent une cité, Sichambriam l'apelerent (f. 149c).

Et quand Anténor quitta Troie, qui avait été détruite, comme je vous l'ai dit plus haut, il emmena avec lui un fils du roi Priam, qui était encore tout jeune, si bien qu'il ne fut pas tué avec les autres, car il était un si petit enfant que nul ne lui avait prêté attention. Il avait pour nom Priam, comme son père. Lorsque Anténor et lui eurent navigué beaucoup, comme je vous l'ai dit précédemment, et lorsque leur population se fut développée, ils allèrent en Pannonie, y établirent une ville, et l'appelèrent Sicambrie. (trad. personnelle)

Et le texte continue. Valentinien, empereres de Romme, se sert du nouveau peuple pour attaquer les Alains et le gratifie du nom de Fransois, c'est aussi com hardis et crueus. Plus tard ces Fransois, en butte à l'ingratitude de l'empereur romain, doivent quitter Sicambrie pour émigrer dans les régions du Rhin. Même les justifications dynastiques ne font pas défaut : Faramons, premier roi franc, est un descendant de Priam par ce Priamide jouvenceaus qui avait accompagné Anténor dans son exil, d'abord à Venise puis en Pannonie.

On retrouve évidemment ici, avec quelques variations, des thèses bien connues depuis le VIIIe siècle et qui sont en rapport direct avec les origines troyennes du royaume franc. Nous en avons parlé ailleurs. Ce qu'il faut observer chez le compilateur médiéval, c'est la tentative d'harmoniser ce qui, au départ, représentait manifestement deux visions différentes des voyages d'Anténor. Pour l'auteur des Estoires Rogier, le héros troyen n'est pas allé directement en Pannonie et en Germanie où il fondera Sicambrie avant de gagner la France ; il n'a atteint la Pannonie qu'après être passé à Venise.

De cette harmonisation toutefois, Wauchier de Denain ne semble pas l'initiateur. Ainsi par exemple, Godefroi de Viterbe, dans les rédactions successives de son Pantheon (1185-1188), avait déjà essayé de combiner vaille que vaille les versions différentes qu'il trouvait dans ses sources (cfr M.-R. Jung, L'exil d'Anténor, 1984, p. 114).

On sait le matériel légendaire éminemment malléable ; on sait aussi que les tentatives d'harmonisation sont rarement gratuites. Quoi qu'il en soit, que le compilateur en ait été conscient ou non, pareille combinaison donnait à Venise et à la république vénitienne une nette antériorité chronologique sur Sicambrie et aussi sur le royaume franc. On va y revenir, après avoir confronté ce passage des Estoires Rogier avec celui de la Cronaca di Marco. Les deux textes sont proches l'un de l'autre pour le contenu comme pour l'idéologie.

[Retour au plan]

    6.3. Cronaca di Marco et Estoires Rogier

Comme la Cronaca di Marco, les Estoires Rogier traduisent le souci de liberté, si caractéristique de Venise : de franche lignee, les réfugiés ne voloient jamais estre sous autrui segnorie. C'était déjà dit à propos de leur escale en Sardaigne ; cela se retrouvera comme une sorte de refrain dans l'épisode proprement vénitien. Sur le site, pas question qu'il a null servage se sosmeïssent. Sur l'eau seule, ils pourraient être vraiment libres. Aussi entreprirent-ils de construire une mot en la mer, sur laquelle ils élevèrent une forteresse por estre a franchise. Bref, aux origines lointaines de leur histoire déjà, les Vénitiens ne voulaient dépendre de personne.

Mais il y plus caractéristique : les deux textes font arriver les Troyens à Venise en deux groupes au moins et ne font intervenir Anténor que lorsque la ville est déjà en pleine construction. En ce qui concerne Venise, ce système permet bien sûr d'affirmer nettement l'origine troyenne de la Sérénissime, mais aussi, d'une manière plus ou moins explicite, de rejeter le héros troyen dans une position relativement secondaire, puisqu'il arrive en second ou en dernier lieu et qu'il n'assume pas la véritable fondation. Cela étant dit, les accents ne sont pas les mêmes des deux côtés, mais l'idéologie semble de part et d'autre bien présente.

En évoquant explicitement Padoue et Rome, la Cronaca di Marco soulignait, on l'a dit, l'antériorité de Venise sur ces deux villes d'Italie ; elle faisait d'ailleurs mourir Anténor à Padoue. Les Estoires Rogier ne mentionnent ni Padoue ni Rome, mais d'autres intérêts sont sensibles dans l'organisation même du texte. Le récit des voyages d'Anténor, qui assure la transition entre les sections Troie et Eneas, tente d'harmoniser le motif « Adriatique-Venise » et celui de « Pannonie-Sicambrie », ce qui entraîne des conséquences intéressantes : Venise va désormais l'emporter en ancienneté, non plus sur Padoue et sur Rome, mais sur le royaume de France ! L'harmonisation sert admirablement l'idéologie vénitienne, mais... au détriment de la France.

Il était naturel que les Estoires Rogier, écrites dans le nord, s'intéressent à ce royaume, mais est-ce un hasard que Wauchier de Denain le place ainsi dans une position secondaire par rapport à Venise ? Il est difficile de répondre avec certitude à cette question, mais on peut toujours rappeler qu'au cours de l'hiver 1213, les troupes de Philippe Auguste avaient dévasté la Flandre et mis Lille à sac (la bataille de Bouvines aura lieu le 27 juillet 1214). Le roi de France ne devait pas être en odeur de sainteté à Lille, et on est dès lors en droit de se demander s'il n'y aurait pas un lien entre ces événements historiques et le passage des Estoires Rogier que nous avons relevé. On n'oubliera toutefois pas, on l'a dit plus haut, que Wauchier n'était pas le premier à avoir tenté d'harmoniser les différents récits qui couraient sur les voyages d'Anténor.

Un autre élément, d'ordre onomastique, ne manque pas non plus d'intérêt. Dans les deux textes, Anténor est censé avoir donné son nom à la ville qui, avant de devenir Venise, se serait donc appelée Anthénoride, « la ville d'Anthénor ». Dans les Estoires Rogier, l'exposé est cependant beaucoup plus détaillé : Anthénoride n'est qu'une dénomination parmi d'autres, et elle ne dure pas longtemps. La Cronaca di Marco, très brève et qui pourrait n'être qu'un résumé (cfr plus haut), n'a enregistré que le nom d'Anthénoride : manifestement les questions toponymiques ne sont pas au centre des intérêts de l'auteur.

*

Quelle pourrait être l'origine lointaine de cette appellation d'Anthénoride ? Il n'est guère vraisemblable de songer à Venise elle-même, quand on connaît le souci des Vénitiens de ne pas mettre en évidence, pour leur propre ville, un Anténor qu'ils veillent à cantonner strictement dans son rôle de fondateur de leur rivale Padoue.

Ne proviendrait-elle pas plutôt, en dernière analyse, des traditions célébrant le rôle joué par Anténor et ses Troyens dans la formation des Francs ? On y rencontre en effet relativement tôt le terme Anténoride pour caractériser, non pas, il est vrai, la ville que les compagnons du héros troyen auraient fondée - c'est traditionnellement Sicambrie -, mais le groupe de ses compagnons. Une citation tirée de la Chronique de Sigebert de Gembloux (XIe siècle) est sur ce point intéressante ; le chroniqueur évoque Valentinien, l'empereur des Romains, qui donna le nom de « Francs » aux anciens Troyens :

Valentinianus eorum uirtute delectatus, eos, qui prius uocati erant Troiani, deinde Antenoridae, postea etiam Sicambri, Francos Attica lingua appellauit, quod in Latina lingua interpretatur feroces. (MGH, Scriptores, t. 6, ed. D.L.C. Bethmann, 1844, p. 300)

Valentinien, charmé de leur courage, appela Francs en grec, ce qui en latin se traduit par intrépides, ceux qui s'étaient d'abord appelés Troyens, puis Anténorides, ensuite Sicambriens. (trad. M. Chazan, L'empire et l'histoire universelle, Paris, 1999, p. 194)

Peut-on faire observer aussi qu'Antenoridae (les Anténorides) se rencontre déjà chez Virgile (Énéide, VI, 484), pour désigner, il est vrai, les fils d'Anténor ?

Quoi qu'il en soit, les chroniques vénitiennes, à l'exception de celle de Marc, ne caractérisent jamais Venise de cette manière.

*

Ainsi donc deux témoignages du XIIIe siècle mettent formellement Anténor en rapport avec la fondation de Venise : l'un, les Estoires Rogier, écrit au début du siècle à Lille (un peu après 1208) ; l'autre, la Cronaca di Marco, écrite à Venise à la fin (vers 1292). Ils offrent des correspondances très intéressantes : constructions sur la mer ; arrivée d'au moins deux vagues de Troyens ; exaltation du sens vénitien de la liberté ; antériorité chronologique de Venise sur d'autres villes d'Italie ; dénomination d'Anthénoride, « la ville d'Anthénor » donnée à la fondation. Par contre les différences sont telles qu'il n'apparaît guère possible de les mettre directement en rapport : les contextes ne sont pas les mêmes, et des détails précis (par exemple les allusions au Castellum et au Rialto, le passage par la Sardaigne, les précisions toponymiques), présents d'un côté, sont absents de l'autre. Quoi qu'il en soit, si les deux témoignages ne dépendent pas l'un de l'autre, ils révèlent en tout cas qu'au XIIIe siècle, plusieurs versions différentes faisaient intervenir Anténor dans la fondation de Venise. Mais revenons aux Estoires Rogier.

*

Que l'histoire de Venise, même sous l'angle de ses origines légendaires, soit connue dans le comté de Flandre vers 1210, n'a en soi rien d'étonnant. On sait le rôle éminent joué par la Sérénissime dans la quatrième croisade (1202-1204) : elle avait réussi à détourner l'expédition à son profit et à amener les Croisés à s'emparer de Constantinople, mais bien avant cela, dès la première moitié du XIIe siècle déjà, elle avait donné une forte impulsion à son commerce et, sur le plan militaire aussi, sa place en Orient et aussi en Occident était significative. On n'oubliera pas non plus qu'en 1205, c'était le comte de Flandre, Baudouin IX, qui avait été couronné empereur de Constantinople.

Nous ne savons pas si l'un des ancêtres de Roger IV, châtelain de Lille, avait participé aux Croisades et s'était intéressé de près à Venise. Par contre, nous savons que Robert, le frère cadet de Roger, était Templier, ce qui - soit dit en passant - explique peut-être que le texte des Estoires Rogier ait voyagé jusqu'en Palestine, plusieurs manuscrits conservés ayant été copiés à Saint-Jean d'Acre (M.-R. Jung, La légende de Troie, 1996, p. 354). Nous ignorons évidemment beaucoup de choses, mais que Wauchier de Denain, travaillant à Lille vers 1210, ait disposé d'informations sur les origines légendaires de Venise n'a rien d'invraisemblable.

Quoi qu'il en soit, sur le point précis des voyages d'Anténor, le rédacteur des Estoires Rogier a estimé devoir rompre avec la tradition : rejetant la vision classique des Dictys, Darès et autres Benoît, qu'il suivait généralement, il a préféré se tourner vers quelque chose de totalement différent, qui mettait Anténor en rapport direct avec une cité prestigieuse dont le rôle en Méditerranée était devenu central. Peut-être s'est-il inspiré, en les modifiant peut-être un peu, de sources vénitiennes, mais nous ne les identifions pas avec précision. En tout cas, dans le récit de l'exil d'Anténor, Venise remplaçait chez lui, et avantageusement, une Corcyra Nigra devenue mythique.

Il serait intéressant de savoir si tous les manuscrits de Histoire Ancienne - Troie présentent la même version des voyages d'Anténor que celle du BN, fr. 20125 (troisième quart du XIIIe siècle), retranscrite ci-dessus. Le travail pourrait dans un premier temps se limiter aux trois manuscrits bruxellois de l'Histoire ancienne jusqu'à César, en l'espèce (M.-R. Jung, La légende de Troie, 1996, p. 241) le BR 9104-05 (deuxième quart du XIVe siècle ; Paris) ; le BR 10175 (troisième quart du XIIIe siècle ; Saint-Jean d'Acre) et le BR 18295 (dernier quart du XIIIe siècle ; Paris). Cette recherche reste encore à faire.

[Retour au plan]

    6.4. Les Estoires Rogier, source de la Fleur des Histoires

Quoi qu'il en soit, et pour en revenir à notre point de départ, à savoir le récit de la Fleur des Histoires, nous pensons que Jean Mansel a utilisé les Estoires Rogier. Les relations entre les deux textes sont frappantes ; elles ne laissent, croyons-nous, pas place au doute.

Le texte original et la traduction en français moderne de la notice de Jean Mansel sur la fondation troyenne de Venise ont été présentés en détail ailleurs. Les voici à nouveau pour la facilité du lecteur :

Apres la destruction de Troies grant foison des basses gens qui eschappez estoient se mirent en mer a ladventure et arriverent ou Venise siet maintenant. Si eurent conseil quant ils eurent bien considere la mer et la terre quils feroient une mote de terre en la mer ou ils se hebregeroient car ils ne vouloient arrester ou nuls clamast seignourie pour ce quils avoient toujours este francs a Troies. Lors ils apporterent en celle mer tant de terre quils en firent une mote et la se tinrent.

Grant tamps apres les fils Ector envahirent Anthenor pour ce quils avoient oy dire quil avoit trahy Troies. Entre eux eut grant bataille mais en la fin seslonga Anthenor et erra tant par mer que Fortune lamena la ou ceux de Troies avoient commence celle mote. Quant ils sentrecongnurent, grant joie se firent et mainte larme y eut plouree quant il leur souvenoit de leurs anns et de leur noble cyte quils avoient perdue. Tant parlerent ensamble que Anthenor demoura avec eux et en firent leur roy. Et lors Anthenor fist accroistre et clorre celle mote et appella la cyte de son nom Anthenorme.

 

Quand Troie fut détruite, ses habitants les plus modestes furent nombreux à prendre la fuite. Ils s'embarquèrent à l'aventure et abordèrent là où se trouve actuellement Venise. Après avoir bien examiné la situation en regard de la mer et de la terre ferme, ils décidèrent de créer dans la mer une butte pour y habiter. Ils ne voulaient pas s'établir à un endroit dont quelqu'un pourrait se proclamer suzerain, eux qui avaient toujours été indépendants à Troie. Alors ils apportèrent dans cette mer tant de terre qu'ils en firent une butte et s'y établirent.

Bien plus tard, les fils d'Hector s'en prirent à Anthénor qui aurait, comme ils l'avaient entendu dire, trahi Troie. Une grande bataille les mit aux prises. À la fin, Anthénor s'exila et erra longtemps en mer. Le hasard le conduisit à l'endroit où les Troyens avaient commencé à créer cette butte. Quand ils se reconnurent, une grande joie éclata. Ils pleurèrent beaucoup en évoquant les années qu'ils avaient passées dans la noble cité qu'ils avaient perdue. Ils échangèrent tant de propos qu'Anthénor s'établit chez eux et qu'ils en firent leur roi. Alors Anthénor fit agrandir cette butte et la ceignit de remparts. Il donna son nom à la cité qui s'appela Anthénoride. (trad. D. De Clercq, 2002)

*

Pour démontrer la correspondance entre les deux textes, nous avons transcrit ci-dessous dans la colonne de gauche l'intégralité de la notice de la Fleur des Histoires, dans l'ordre même où les phrases se présentent, et, dans la colonne de droite, les passages correspondants des Estoires Rogier.

Fleur des Histoires

Estoires Rogier

Apres la destruction de Troies Segnor et dames, quant Troies fu destruite,
grant foison des basses gens qui eschappez estoient Aprés s'en partirent la gens menue, qui ensamble s'estoient trait et eschapé estoient de la desconfiture. De ces i ot grant habundance,
se mirent en mer a ladventure si se mistrent en mer et tant errerent
et arriverent ou Venise siet maintenant. il ariverent au port la o ore est la cités de Venise assise.
Si eurent conseil se traistrent a conseill ensamble
quant ils eurent bien considere la mer et la terre il esguarderent et la terre et la mer
quils feroient une mote de terre en la mer ou ils se hebregeroient il distrent qu'en terre ne herbergeroient il mie [...] mes en la mer,
car ils ne vouloient arrester ou nuls clamast seignourie que par ce ne clamast aucuns sor aus segnorie,
pour ce quils avoient toujours este francs a Troies. quar de franche lignee estoient
Lors ils apporterent en celle mer tant de terre quils en firent une mote si qu'il peüssent terre metre ens et porter fors por faire une mot en la mer
et la se tinrent. tant qu'il i firent tel isle o il se porent segurement herberger et atraire, et il se firent.

 

Fleur des Histoires

Estoires Rogier

Grant temps apres Entrués que cil ensi se penoient de lor cité faire,
les fils Ector envahirent Anthenor li fill Hector et sa gent envaïrent Anthenor et la soe gent
pour ce quils avoient oy dire quil avoit trahy Troies. quar bien lor estoit dit e conté, et il bien le savoient qu'Anthenor avoit toz sous Troie traïe.
Entre eux eut grant bataille Por ceste choze envaïrent li fill Hector le roi Anthenor,
mais en la fin seslonga Anthenor et il entra en mer au plus tost qu'il pot,
et erra tant par mer que Fortune lamena la ou ceux de Troies avoient commence celle mote. Anthenor erra tant par mer lonc termine qu'en la fin l'amena aventure, dont on trueve par mer mainte grande, la ou li Troien estoroient en mer cele cité et cele isle, si com je vos ai devant l'uevre contee et dite.
Quant ils sentrecongnurent, grant joie se firent et mainte larme y eut plouree il parlerent ensamble et si s'entreconurent. Adonc i ot grant joie et grant leece. Quant Anthenor fu venus a terre, tuit cil qui la estoient s'en esjoïrent mout ; et neporquant s'i ot mainte larme ploree,
quant il leur souvenoit de leurs anns et de leur noble cyte quils avoient perdue. por ce qu'il lor resovenoit de lor amis et de la noble cité qu'il avoient perdue.
Tant parlerent ensamble que Anthenor demoura avec eux et en firent leur roy. Tant parlerent ensamble qu'Anthenor demora avec aus, et il le firent roi et segnor,
Et lors Anthenor fist accroistre et clorre celle mote et appela la cyte de son nom Anthenorme. Adonc fu la cités faite et creue, et si l'apelerent Anthenoride, por Anthenor et Anthenorides en orent a non li pueple.

[Retour au plan]

    6.5 Conclusion

Il semble bien que l'on puisse considérer la notice des Estoires Rogier comme la source de la notice de Jean Mansel dans la Fleur des Histoires. Des chapitres de Wauchier de Denain, Jean Mansel a manifestement extrait ce qui concernait la fondation de Venise par les Troyens et par Anténor. Il a également donné du texte un résumé très fidèle, si l'on fait abstraction bien sûr, in fine, de la faute Anthenorme, pour Anthenoride.

Toute la question est de savoir si les Estoires Rogier constituent une source directe ou indirecte de Wauchier de Denain. Pour le déterminer, il faudra voir comment se présente le motif des Troyens, d'Anténor et de Venise dans les autres textes antérieurs à la Fleur des Histoires, ceux du XIIIe siècle, ceux du XIVe et dans ceux de la première moitié XVe siècle que nous n'avons pas encore présentés. Cette partie de l'enquête reste encore à faire.

[Retour au plan]

Indications bibliographiques

Histoire ancienne jusqu'à César. (Estoires Rogier). Édition partielle par Marijke de Visser-van Terwisga, 2 vol., Orléans, 1995-1999 (Medievalia, 19 et 30).

G. Raynaud de Lage, « L'histoire ancienne jusqu'à César » et les « Faits des Romains », dans Les premiers romans français, Genève, 1976, p. 71-77.

 


Notes

[1] C'est une des îles de l'actuelle Croatie : elle porte aujourd'hui divers noms (Corcula, Curzola, Korcula, Karkar). Cfr H. Philipp, Korkura 3, dans RE, 1922, coll. 1416-1417. Il est piquant de noter que la publicité touristique croate évoque encore aujourd'hui le rôle qu'y aurait joué Anténor (cfr cet exemple ou cet autre).

[Retour au texte]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003

<folia_electronica@fltr.ucl.ac.be>