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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Vie
L. de Beaufort est né à La Haye en 1703, dans une famille protestante qui avait quitté Sedan après la Révocation de l'Édit de Nantes (1685). On ne sait rien de sa jeunesse, ni des études qu'il aurait pu faire. Notre personnage ne se manifeste qu'à l'âge de trente-cinq ans quand sort en librairie sa Dissertation sur l'incertitude des cinq premiers siècles de l'Histoire romaine (Utrecht, 1738). Et son apparition est discrète : l'ouvrage est signé de simples initiales, L.D.B. De 1739 à 1742, il est précepteur du prince de Hesse-Hombourg et l'accompagne à Leyde, où le jeune homme s'est inscrit à l'Université. C'est de cette période que date un second livre, une Histoire de César Germanicus, dédiée au prince de Hesse qui se voit proposer dans la personne du héros romain un modèle à imiter. En 1746, les mérites de l'auteur sont reconnus à l'étranger ; il devient membre de la Royal Society of London for the Promotion of Natural Knowledge. En 1750, paraît à La Haye une seconde édition de la Dissertation, signée cette fois « Louis de Beaufort, Membre de la Sociéte Roïale d'Angleterre ». L'auteur se marie en 1755, s'installe à Maastricht et publie en 1766 un dernier ouvrage, La République Romaine, ou Plan général de l'ancien gouvernement de Rome Vingt ans plus tard, il devient membre honoraire de l'Académie royale de Dublin. L. de Beaufort meurt fort âgé, à Maastricht, ville devenue française depuis peu (Traité de La Haye, mai 1795).
uvre
On a beaucoup reproché à de Beaufort de n'avoir « que détruit ». C'est ce que dit Niebuhr dans la Préface de son Histoire romaine. Et l'accusation se retrouve sous la plume de Michelet : « Beaufort n'avait que détruit. Sa critique toute négative était inféconde, incomplète même. Qui ne sait que douter, manque de profondeur et d'étendue, même dans le doute » (Histoire romaine, 3e éd., Paris, 1843, p.3). Plus tard, H. Taine parlera aussi de « destruction » mais son jugement d'ensemble est bien plus favorable : « C'était un Français de Hollande, membre de la Société de Londres, libre penseur comme on l'était alors en pays protestant, d'un esprit net et vif, fort érudit, mais sans lourdeur, point pédant, et qui laissait à la science l'air sérieux sans lui donner l'air maussade ; de bon goût d'ailleurs, assez poli envers ses devanciers pour les battre sans mauvaise grâce, deux fois savant puisqu'il fut méthodique, lucide comme un Français Tout son effort tend à détruire. Événements, documents, l'histoire romaine, quand on l'a lue, ne semble plus qu'une ruine. Mais ce critique excessif combat par la vraie méthode » (Essai sur Tite-Live, réimpr. Paris, 1994, p.94). Niebuhr et ses successeurs n'ont pas tout à fait tort et, d'ailleurs, de Beaufort reconnaissait lui-même cet aspect négatif de son travail : il a pu ne paraître occupé « qu'à détruire » (T 14) ; il a entrepris « d'ébranler les Fondemens, sur lesquels l'Histoire de ces cinq premiers Siécles est appuïée » (T 1, 11). Mais il serait injuste d'ignorer ses efforts en vue d'une reconstruction du lointain passé de Rome, non seulement dans la République romaine, où cela est évident, mais déjà, ici et là, quand c'était possible, dans la Dissertation. Deux exemples. A propos du passage de la Royauté à la République, de Beaufort explique qu'il a suivi le récit de Tite-Live plutôt que celui de Denys d'Halicarnasse, et d'ajouter : « Il est vrai, qu'on pourra reprocher à Tite-Live d'y avoir laissé quelque Obscurité, pour avoir voulu être trop concis ; mais, je crois avoir dissipé cette Obscurité par les Explications que je viens de donner » (p. 295). Autre cas, au dernier chapitre de la Dissertation, où l'auteur analyse les différentes versions du supplice de Régulus. Il ne se contente pas de montrer les incohérences de la tradition, il tente de reconstituer ce qui s'est passé et croit y être parvenu : « Il n'y aura rien de plus aisé à présent, que de développer la Vérité au milieu de ce Tas de Fables, dont on l'a obscurcie » (p.431).
La Dissertation
L. de Beaufort n'est pas le premier à émettre des doutes sur la valeur des récits touchant aux premiers siècles de l'histoire romaine. Au début du XVIIe siècle déjà, dans son Italia Antiqua, Ph. Clüver (Cluverius, 1580-1623), professeur à Leyde, s'attaquait à cette tradition, prétendant, par exemple, que la venue d'Énée en Italie ne relevait que de la légende. Un siècle plus tard, le sujet est abondamment discuté à l'Académie des Inscriptions. En 1722, Lévesque de Pouilly y lit une communication « Sur l'incertitude de l'histoire des quatre premiers siècles de Rome » qui suscite de vives réactions de la part, surtout, de l'abbé Sallier et de Nicolas Fréret. La querelle dure jusqu'en 1725, date à laquelle Sallier prononce un « Troisième discours sur la certitude de l'histoire des quatre premiers siècles de Rome ». Découragé, Lévesque de Pouilly quitte Paris, puis démissionne de l'Académie et se retire à Reims.
L. de Beaufort revient donc sur un sujet qui a déjà été abondamment étudié mais, si sa thèse n'est pas originale, elle est défendue avec plus de rigueur qu'il n'y en avait chez ses devanciers. Sa dissertation comporte deux parties bien distinctes (T 4). L'auteur expose d'abord longuement (p.1-204) les raisons qui le poussent à « révoquer en Doute l'Histoire des cinq premiers Siécles ». Ce sont les sources qui sont en cause. Cette longue période allant de la fondation de Rome aux guerres contre Pyrrhus n'a pas laissé de traces directes, monuments ou récits d'historiens contemporains ; les sources qu'on invoque (livres de toile, annales des pontifes ) sont très postérieures aux événements et corrompues par la volonté des grandes familles de glorifier leurs ancêtres (T 2). L'absence de témoignages directs, notre auteur l'attribue d'une part, comme on l'avait dit avant lui, à la destruction de Rome par les Gaulois mais aussi, et l'idée est plus neuve, au peu d'usage que les Romains avaient de l'écriture à cette époque (T 7). Quand apparurent les premiers historiens (Fabius Pictor e.a.), ils « ne purent appuïer la Vérité de leurs Narrations, que sur des Traditions fabuleuses » (T 7) et la fiabilité de Tite-Live, de Denys d'Halicarnasse, qui dépendent des ces annalistes, est donc très faible, d'où l'incertitude entourant cette première phase de l'histoire de Rome.
La deuxième partie de la Dissertation, d'une longueur égale (p.205-436), est une illustration, par quelques exemples, de la thèse qui vient d'être soutenue. L'auteur montre « qu'on ne peut rien dire de certain du Fondateur de Rome » (ch. I), « qu'on ne peut fixer, avec quelque Certitude, l'Epoque de la Fondation de Rome » (ch. II), etc.
La République Romaine
Une trentaine d'années après avoir publié sa Dissertation, de Beaufort revient sur ces premiers siècles de l'histoire romaine dans un ouvrage qui apparaît comme une sorte de « reconstruction » de ce lointain passé. Les lecteurs pourraient l'accuser d'incohérence : il lui faut donc se justifier (T 11). Il ne renie évidemment pas les opinions qu'il a défendues auparavant et explique sa position : « je n'ai pas voulu soutenir que généralement tout ce que contient l'Histoire des cinq premiers siècles fût également faux. J'ai prétendu », et ce n'est pas la même chose, « qu'il y règnoit beaucoup d'incertitude ». On notera aussi que ce nouvel ouvrage ne se propose pas de reconstituer l'histoire événémentielle de Rome, mais son histoire institutionnelle (institutions politiques, judiciaires, religieuses) et que la période envisagée est celle, plus claire, des derniers siècles de la République puis de l'Empire : l'auteur ne remonte dans les temps anciens que pour situer l'origine de ces institutions et le contexte dans lequel elles sont apparues, sans garantir les faits tels qu'ils sont rapportés par la tradition (T 13), ou en montrant, autre possibilité, qu'il ne s'agit que de faits d'opinion (T 15).
Quant à sa méthode, deux traits méritent d'être soulignés. D'une part, de Beaufort persiste dans sa volonté de s'appuyer quasi exclusivement sur les textes anciens, sur les sources elles-mêmes : ses prédécesseurs modernes n'ont à se yeux qu'un intérêt très limité. C'était déjà sa doctrine dans la Dissertation (T 1) ; il garde cette attitude dans la République (T 10). Plus curieuses sont les remarques qu'il fait, et qu'il répète, à propos de la « liaison nécessaire entre les évènemens » : il n'en trouve pas suffisamment chez les auteurs modernes (T 9), ni chez Tite-Live (T 12). Lui-même se propose en revanche « de n'adopter aucun fait qui ne se lie parfaitement avec ce qui précède, & avec la suite de l'histoire » ; il veut que les faits qu'il retient comme avérés « ayent ensemble une liaison nécessaire » (T 14), comme si les événements devaient toujours s'enchaîner dans une suite respectueuse de la logique. On pourrait peut-être comparer cela à ce que dira Renan sur la façon de reconstituer la vie de Jésus.
Survie
La République romaine n'a pas connu, semble-t-il, un grand succès et a été vite oubliée. La Dissertation, en revanche, a suscité beaucoup d'émoi lors de sa parution et reste un titre qui ne peut être ignoré dans l'historiographie des primordia (cf. p.ex. J. Poucet, Les origines de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 1985, p.39-44).
Peu après sa publication, la Dissertation subit une attaque très vive « d'un certain Allemand », Chr. Saxius, qui deviendra professeur à l'Université d'Utrecht. Saxius reproche à de Beaufort de plagier ses devanciers, mais surtout, de s'inscrire dans la tradition bien française du doute systématique, de céder à la « Démangeaison de critiquer », de « vouloir astreindre les Anciens aux Règles de petite Raison des Modernes » (T 8). L'auteur eut l'occasion de répondre longuement à ces accusations, et non sans humour, dans la seconde édition de son livre (1750).
Un siècle plus tard, on en a parlé ci-dessus, le débat se poursuit. Niebuhr, Michelet accusent de Beaufort de n'avoir « que détruit » mais, au même moment G. C. Lewis se rallie à peu près à ses idées dans son Inquiry into the Credibility of the Early Roman History (Londres, 1855). La Dissertation n'est sans doute plus beaucoup lue de nos jours : la dernière édition date de 1866 ! Il est cependant permis de penser qu'elle n'a pas perdu tout son intérêt.
Bibliographie Textes
- Dissertation sur l'Incertitude des cinq premiers Siécles de l'Histoire Romaine, Nouvelle Edition, La Haie, 1750 [nouv. éd. par A. Blot, Paris, 1866].
- La République romaine ou Plan Général de l'Ancien Gouvernement de Rome. Où l'on développe les différens ressorts de son Gouvernement, l'influence qu'y avoit la religion ; la souveraineté du Peuple, & la manière dont il l'exerçoit ; quelle étoit l'autorité du Sénat & celle des Magistrats, l'administration de la justice, les Prérogatives du Citoyen Romain, & les différentes conditions des sujets de ce vaste Empire, La Haye, 1766.
Études
- H.J. Erasmus, The Origins of Rome in Historiography from Petrarch to Perizonius, Assen, 1962.
- M. Raskolnikoff, Histoire romaine et critique historique dans l'Europe des Lumières : la naissance de l'hypercritique dans l'historiographie de la Rome antique, Rome, 1992 (Coll. de l'École française de Rome, 163).
Textes choisis T 1 Préface
J'espere, que, sur le Titre du Livre, on ne se préviendra pas contre le Sentiment que je défens ; & qu'on ne regardera pas, comme une Témérité, l'Entreprise d'attaquer l'Autorité d'une Histoire, que tant de Siécles, où elle a été reçue pour vraie, devoient rendre respectable. Ceux, qui sont prévenus en Faveur de cette Histoire, trouveront étrange, qu'au bout de dix-huit ou de vingt Siécles, on prétende pouvoir mieux juger de la Certitude, ou de l'Incertitude, de l'Histoire Romaine, que ceux, qui étoient à portée de consulter les Monumens, qui en restoient, & qui, sur leur Autorité, nous ont transmis cette même Histoire.
Cela formeroit, à la vérité, un Préjugé bien fort contre l'Opinion que j'entreprens d'établir, si elle étoit, en effet, combattue par ce que les Historiens les plus accréditez & les plus fameux en disent. Mais, au contraire, ce n'est qu'appuïé de l'Autorité des Auteurs Grecs & Romains, dont la Réputation est le mieux établie, que j'entreprens d'ébranler les Fondemens, sur lesquels l'Histoire de ces premiers Siécles est appuïée. Ce n'est que sur leur Témoignage exprès, que je me fonde ; & c'est ce qui doit former plutôt un Préjugé en ma Faveur. Je ne presse point leurs Expressions, pour y trouver de quoi soutenir mon Opinion : je les prens toujours au Sens qu'elles renferment naturellement; & je n'en tire que les Conséquences, qui en découlent d'elles-mêmes. Ce n'est point non plus par le Nombre, que je prétens fortifier ma Cause. J'ai fait peu de Compte de ce que j'aurais pû emprunter de quelques Faiseurs d'Abrégés. Je me suis contenté de me munir de l'Autorité de Cicéron, de Tite Live, de Pline, de Tacite, & de Suétone, entre les Latins; de Polybe, de Denis d'Halicarnasse, & de Plutarque, entre les Grecs. Ce sont-là presque les seuls Auteurs, sur les témoignages desquels je me fonde. Si on peut leur en opposer de plus graves & de plus dignes de Foi, j'avoûrai que j'ai Tort de me fier aux prémiers (Dissertation, p. IV-VI).
T 2 Valeur des « Mémoires » des grandes familles romaines
Si ces Mémoires avoient été dressés avec fidélité, ils auroient été d'une Utilité infinie pour l'Histoire. Quand on conviendroit de la Perte des autres Monumens, on seroit d'un autre côté obligé de convenir, que ces Mémoires pouvoient suppléer à ce qui manquoit d'ailleurs. On y trouvoit des Relations de ce que chaque Particulier avoit fait dans l'Exercice des grandes Charges, dont il avoit été revétu : on y marquoit même l'Année, si l'on en doit juger par le Morceau, que nous a conservé Denis d'Halicarnasse. C'étoient autant de Vies particulières, qui, en conservant la Mémoire de toutes les grandes Actions de chaque Personne, & n'omettant rien de ce qui pouvoit leur donner du Lustre, renfermoient les principales Affaires de l'Etat, auxquelles ces Personnes avoient eu part. Suétone, dans les prémiers Chapitres de la Vie de Tibère, nous a donné des espèces d'Extraits des Mémoires, que conservoient les Familles Claudienne & Livienne. Aulugelle cite aussi le Livre Généalogique, où les Mémoires de la Famille Porcienne, dont étoit Caton.
On peut juger, par ces Morceaux, de quelle Utilité de pareils Mémoires pouvoient être, & combien de Lumiére ils auroient répandu sur l'Histoire, si la Sincérité & la Bonne-Foi en avoient fait le Caractere. Mais, par malheur, on avoit eu dans leur Composition, bien moins d'égard à la Vérité, que de soin de les orner de tout ce qui pouvait servir à relever la Gloire des Familles. Il y avoit tant de Falsifications, la Vérité des Faits s'y trouvoit si souvent altérée, qu'on ne pouvoit en faire usage qu'avec beaucoup de Précaution. Ils n'avoient même servi qu'à embrouiller l'Histoire, si nous en croïons Tite Live, qui se plaint de ce qu'ils sont la principale Cause de l'Incertitude, où il se voit obligé de flotter (Dissertation, p.106-107).
T 3 Jugement sur Denys d'Halicarnasse
On est généralement prévenu en Faveur de Denis d'Halicarnasse, & on est persuadé, que, de tout ce qui nous reste sur l'Histoire Romaine, il n'y a rien de plus sûr que ce que nous en a laissé cet Auteur Grec. Il avoit écrit en vingt Livres l'Histoire des cinq prémiers Siécles de Rome ; Ouvrage dont il ne nous reste qu'une Partie. Quelque enraciné que soit le Préjugé, qui combat en sa Faveur ; non-obstant l'Apparence d'Exactitude & de Sincérité qu'il a fait régner dans son Ouvrage ; non-obstant l'Attention qu'il a eue de le revétir de tous les Caracteres de la Vraisemblance, & de l'entreméler de Recherches & de Discussions savantes, qui l'ont fait regarder comme un Critique sûr & judicieux : je crois que cet Historien perdra beaucoup à être éclairé de près; & que les Preuves sur lesquelles son Histoire est fondée, ne pourront tenir contre un Examen un peu sévere.
J'ai prouvé, qu'outre la Perte de quantité de Monumens dans le Saccagement de Rome par les Gaulois, l'Ignorance, où les Romains demeurérent encore pendant le Siécle suivant, avoit été cause qu'on n'avoit aucun Mémoire, aucune Relation Historique, du cinquiéme Siécle même. Nous ne voïons pas du moins que les Auteurs des Siécles suivans en appellent à des Mémoires contemporains. Au contraire, Cicéron & Tite Live nous assurent positivement, qu'il n'en existoit point. Denis d'Halicarnasse n'en peut pas disconvenir non plus : &, quand il n'en conviendroit pas formellement, il suffiroit de voir, que, dans le Catalogue des Historiens, qu'il a consultés pour la Composition de son Histoire, il n'y entre absolument que des Ecrivains du sixiéme Siécle, pour être convaincu, qu'il n'y en avoit pas d'autres, dans lesquels il pût trouver des Secours (Dissertation, p.177-178).
T 4 Plan de l'ouvrage
J'ai rapporté les Raisons, qui me font révoquer en Doute l'Histoire des cinq prémiers Siécles de Rome. Elles sont fondées sur la Disette de Monumens, & d'Historiens contemporains; de-sorte que les prémiers Historiens, que Rome produisit, ne purent fonder leurs Relations, que sur la Tradition, sujette à altérer beaucoup la Vérité des Faits. J'en donne de nouvelles Preuves dans cette seconde Partie, & je les tire de ce que les Evénemens les plus marqués, & que leur Importance devoit garantir de l'Oubli, sont rapportés d'une Maniere si contradictoire, & si pleine d'Incertitude, qu'ils nous mettent en Droit de douter de tout le Reste. Je n'insiste pas sur les Fictions, dont cette Histoire est remplie, ni sur les Circonstances manifestement fabuleuses, qui accompagnent divers Faits. Elles ne méritent pas qu'on se donne la Peine d'en prouver la Fausseté (Dissertation, p.205-206).
T 5 Polybe et Tite-Live
Cet Auteur [Polybe] a écrit son Histoire un peu plus de deux siécles après la Prise de Rome. Il avoit passé une partie de sa Vie dans cette Ville, uniquement occupé de l'Histoire qu'il avait dessein de publier. Il étoit d'une Naissance, d'un Mérite, & d'un Rang, à pouvoir lier Commerce avec tout ce qu'il y avoit de Persones illustres à Rome. Aussi fut-il Ami intime de Scipion l'Africain, le Destructeur de Carthage & de Numance. Il y a bien de l'Apparence, qu'il a été mieux au Fait de l'Histoire des Tems sur lesquels il a écrit, que Tite Live, qui n'a vécu qu'environ un Siécle & demi plus tard. Il étoit donc plus à portée que lui de s'en instruire ; & on sait, qu'il ne négligeoit rien pour cela. Au contraire, Tite Live ne passe pas pour fort exact ; & j'ai donné déjà quelques Exemples de la Légéreté, avec laquelle il adoptoit tout ce qui faisoit Honneur à sa Nation ; & cela, d'une Maniére, qui souvent fait peu d'Honneur à son Discernement. Comme Polybe n'avoit aucun Intérêt à déguiser la Vérité, & qu'au contraire il montre dans toute son Histoire une Impartialité et un Discernement peu communs, il paroitra toujours plus croïable que Tite Live : & le Récit des Guerres entre les Gaulois et les Romains se trouvant totalement différent dans cet Auteur, on ne peut se dispenser de donner l'Avantage à l'Historien Grec. Pour mettre les Lecteurs en Etat de juger de cette Différence, je rapporterai les Narrations de ces Auteurs le plus en abrégé que je pourrai (Dissertation, p.368-370).
T 6 Jugement sur les historiens romains
La Qualité la plus rare dans les Historiens Romains est l'Exactitude. On ne les voit point entrer dans un Examen un peu rigoureux de certains Faits, ni s'engager dans quelque Discussion pour discerner le Vrai d'avec le Faux. Pourvu qu'un Fait ne soit pas entiérement destitué de Vraisemblance, qu'il ait été rapporté par quelque ancien Historien, & qu'il soit accompagné de quelques Circonstances qui puissent intéresser & amuser les Lecteurs, ces Historiens se croïent en Droit de l'adopter, sans avoir besoin d'examiner les Preuves sur lesquelles leurs Garans s'appuïent. Que la Vérité du Fait eût été attaquée, qu'on eût mille Raisons d'en révoquer la Vérité en doute, ils ne laissoient pas de le rapporter avec une Confiance aussi entiére, que s'il avoit été bien avéré. Combien de ces Faits, ou douteux, ou manifestement faux, n'ai-je pas déjà relevez ? Et combien n'y en pourroit-on pas ajouter, si l'on entroit dans un Examen détaillé de tous les Evénemens des cinq prémiers Siécles de l'Histoire Romaine ? On n'auroit pas sujet de se plaindre de ces Historiens, si, toutes les fois qu'ils jugeoient à propos de donner Place dans leurs Histoires à des Faits douteux, ils eussent averti leurs Lecteurs, que la Chose n'étoit pas bien avérée, ou eussent répondu aux Difficultés qu'on y opposoit. Je termine cette Dissertation par l'Examen de quelques Faits, qui, aïant été réfutés, n'ont pas laissé d'être rapportés par les Historiens tant anciens que modernes, comme s'il n'y eût pas eu la moindre Incertitude (Dissertation, p.410-411).
T 7 Conclusion
Les Raisons, par lesquelles je prouve cette Incertitude, sont donc fondées sur une Disette totale de Monumens contemporains aux Evénemens. Cette Disette a deux Causes : l'une, la Destruction de Rome par les Gaulois : la seconde, & la plus forte, le peu d'Application que les Romains donnérent aux Sciences pendant les cinq prémiers Siécles, & le peu d'Usage qu'ils firent de l'Ecriture. Ils ne commencérent à avoir des Historiens, qu'au Milieu du sixiéme Siécle : & ces Historiens ne purent appuïer la Vérité de leurs Narrations, que sur des Traditions fabuleuses. C'est ce qui a fait le Sujet de la prémiere Partie de cette Dissertation. Dans la seconde, j'ai achevé de prouver l'Incertitude de cette Histoire, par les Exemples de quantité de Faits, manifestement faux, ou du moins douteux, qui se trouvent rapportés comme bien certains. J'ai montré, que les Faits les plus marqués, & que leur Importance devoit mettre à l'Abri de toute Altération, sont souvent ceux, dont la Vérité nous doit être la plus suspecte. Je ne vois pas, qu'on puisse opposer quelque-chose de solide à ces Raisons. Cependant, si j'avois poussé trop loin mes Doutes, je ne refuserai jamais de me rendre aux Preuves qu'on pourra me donner de la Certitude de cette Histoire ; & je serai le prémier à abandonner l'Opinion que j'ai défendue, dès que je la trouverai réfutée par des Raisons solides (Dissertation, p.435-436).
T 8 Réponse de M. de Beaufort à un critique allemand
Le Malheur veut, qu'il [Christophorus Saxius] ait conçu contre la Nation Françoise en général une Antipathie, dans laquelle je me trouve enveloppé. Il se plaint que ce sont les François qui ont absolument banni le Bon-Gout des Sciences : & que le Mauvais Gout de notre Siécle est parvenu à ce Point, que l'on ne se soucie plus des bons Livres ; au lieu que les petits Ouvrages des François ont la Vogue. C'est cette Nation, qui a entiérement corrompu le Gout des bonnes Choses : &, depuis qu'un la Mothe le Vayer, un St. Evremont, un Bayle, un le Clerc, se sont avisés de s'ériger en Juges des Anciens, tout est gâté, tout est perdu. Cette Vénération, ce Respect profond, pour l'Antiquité, qui caractérisent la solide Erudition, ont fait place à une Démangeaison de critiquer, & de vouloir astreindre les Anciens aux Regles de petite Raison des Modernes.
Ce sont donc les François, qui ont banni le Bon-Gout des Sciences. Depuis que cette Nation s'est mélée d'écrire des Journaux, de publier des Discours Académiques, & autres Piéces de pareille Etoffe, on a vû disparoitre entiérement le Gout de la solide Erudition. Ce n'est sans doute, que chez notre Critique, & chez quelques-uns de ses Semblables, que le Bon-Gout s'est conservé. Car, pour les François, ces Bonnes-Gens, au Dire de notre Critique, croïent que, pour qu'on les admire, il leur suffit de charger leurs Marges de Citations. Ce n'est pas que ce Savant ne cite beaucoup lui-même. Il répand, de tems à autre, l'Erudition avec une Profusion, qui pourra paroitre hors d'uvre à quelques Ignorans de Logiciens ; lesquels, toujours prêts à argumenter, n'ont aucune Idée de ce Gout fin & délicat, dont mon Antagoniste, & ceux qui pensent comme lui, sont restés les seuls Dépositaires.
Les François sont de plus fort crédules ; & on ne peut rien opposer à la Preuve que notre Savant en donne. Elle est tirée de Martial, qui a reproché aux Gaulois, il y a plus de seize Siécles, qu'ils étoient crédules. Les François d'aujourd'hui, sans avoir hérité des Vertus des anciens Gaulois, ont hérité de leur Crédulité. Peut-être même, que c'est par une espece de Don Prophétique, que Martial a prévû, qu'il se trouveroit un Jour quelques François, qui révoqueroient en Doute l'Histoire de Romulus, & qui ajouteroient Foi à ce qui se passe sous leurs Yeux ; car, c'est-là ce que mon Critique appelle être crédules. Les Anciens avoient, selon lui, une Sagacité & une Supériorité de Génie si grandes, qu'il paroit fort tenté de leur attribuer aussi quelque Connoissance de l'Avenir.
Après s'être ainsi plaint des François, mon savant Antagoniste déplore le Tort que la Philosophie a fait aux Sciences, sur-tout depuis qu'on a fait Usage de la Dialectique, & qu'on a voulu astreindre les Anciens aux Regles qu'elle prescrit. Rien ne lui paroit plus dangereux, plus téméraire : rien, enfin, ne porte, selon lui, des Marques plus sûres d'une Ignorance crasse. Au contraire, une Admiration aveugle, pour tout ce qui est fort ancien ; Admiration qui doit être proportionnée au Nombre de Siécles ; & une Foi implicite pour tous les Faits que rapportent les Histoires les plus antiques ; caractérisent, selon lui, le solide Savoir. Sur ce Pié-là, on doit assurément le regarder comme un des plus sçavans Hommes qu'il y ait jamais eu (Remarques sur l'Ecrit d'un certain Allemand..., Dissertation, p.438-442).
T 9 Défauts des Histoires Romaines écrites par des Modernes
Je m'aperçus bientôt qu'on n'avoit pas encore bien connu le gouvernement de l'ancienne Rome, & qu'il restoit une infinité de recherches curieuses & intèressantes à faire pour en bien développer tous les ressorts. Je remarquai surtout qu'on n'avoit pas mis assez de précision dans les idées, & qu'en aportant plus d'exactitude dans ce travail, on pouvoit corriger bien des erreurs, & faire beaucoup de nouvelles découvertes. Je remarquai que presque tous ceux, qui de nos jours ont travaillé sur ce sujet, s'en raportent aveuglément à leurs dévanciers, & ne prennent pas même toujours pour guides ceux qui ont le mieux réussi : qu'ils reçoivent comme prouvé tout ce qu'ils en empruntent, & même ajoutent souvent de nouvelles erreurs aux anciennes. C'est ainsi que les idées, au lieu de s'éclaircir, s'embrouillent de plus en plus, et que les fautes s'accumulent.
Toutes ces Histoires Romaines, écrites par des modernes, & qui nous fournissent une multitude de volumes, mettent-elles une liaison nécessaire entre les évènemens ? Nous donnent-elles des idées nettes et justes sur le gouvernement de la République Romaine ? Elles ne peuvent, à la vérité, raporter que les mêmes faits ; mais ces faits s'y trouvent-ils placés dans leur vrai point de vûe ? Y distingue-t-on le certain du douteux, et le douteux de ce qui est manifestement faux ? Non : tout y est raporté d'une manière propre à amuser le commun des lecteurs, par les évènemens intèressans que cette Histoire contient ; mais du reste on y chercheroit vainement des discussions de faits, ou de nouvelles découvertes. On en trouvera infiniment davantage dans le petit volume de l'illustre Président de MONTESQUIEU sur les Causes de la Grandeur des Romains & de leur Décadence, & dans son excellent ouvrage de l'Esprit des Loix. On ne peut assez admirer la sagacité & la profondeur qui règnent dans ces ouvrages, & le discernement avec lequel il saisit l'essentiel, & écarte tout ce fatras, qui embrouille le travail des demi-savans. Les réfléxions de ce grand homme m'ont servi de guides dans plusieurs de mes recherches, & m'ont aidé à démêler la liaison qu'il y avoit entre toutes les parties du gouvernement de Rome (La République romaine, Discours préliminaire, p. II).
T 10 Recours aux sources originales
Quoique parmi les matières que je traite, il y en ait de rebattues, elles paroissent ici sous une forme tout à fait nouvelle. Ne m'en raportant jamais à ceux qui m'ont précédé dans cette carrière, j'ai toujours soumis leur travail à un examen rigoureux, & vérifié leurs autorités dans les sources mêmes. Par là je me suis vû souvent obligé de les abandonner, & par conséquent de traiter mon sujet d'une toute autre manière ; d'autres fois, en me conformant à leur sentiment, j'ai trouvé occasion de l'étendre, d'y ajouter, & de l'apuyer de nouvelles preuves. Je n'ai adopté aucune idée que je ne l'aye trouvée confirmée bien clairement par les Auteurs anciens, & j'ose dire que c'est à cette exactitude que je dois la plupart des nouvelles remarques, qui paroitront ici.
Je ne veux point par là diminuer le mérite des Savans, qui ont défriché ce champ, & en ont recueilli de si abondantes moissons. Leur travail m'a été très utile, & j'ai eu occasion d'admirer bien des fois leur pénétration et leur savoir ; mais en me faisant un plaisir de reconnoitre combien je leur suis redevable, je ne crois point leur avoir fait tort en n'adoptant leurs idées qu'après un nouvel examen. Je ne me suis point laissé guider par des autorités modernes ; c'est dans l'antiquité que j'ai puisé toutes mes preuves. J'ai vérifié tout ce que j'ai avancé, & marchant toujours mes preuves en main, je n'ai donné que très peu ou rien du tout aux conjectures. Je cite rarement les modernes, & je ne le fais que lorsque j'en emprunte quelque chose, ou lorsque je me crois obligé de les réfuter. Dans l'un & dans l'autre cas, j'ai toujours vérifié leurs citations, & examiné si les Auteurs anciens disoient bien tout ce qu'on leur faisoit dire (La République romaine, Discours préliminaire, p. III).
T 11 Pourquoi cette République romaine après la Dissertation ?
Cependant on pourra trouver étrange, qu'après avoir ébranlé les fondemens de cette Histoire, & avoir prouvé que beaucoup d'évènemens, qu'on place dans les cinq premiers siècles de Rome, étoient absolument faux, & d'autres très douteux, j'entreprenne un ouvrage de la nature de celui-ci, où souvent je remonte jusqu'à l'origine de Rome, pour y chercher celle de divers usages, qui avoient lieu sous la République. Je conviens qu'on paroit fondé à me faire cette objection, & je répons.
I. Qu'en disant qu'on rapporte l'établissement de divers usages à ROMULUS, à NUMA, ou a quelque autre roi de Rome, je ne prétens pas garantir cette origine, que je regarde comme des plus incertaines. Il m'importe peu, & je crois qu'il importe peu aux lecteurs, que leur antiquité soit plus ou moins reculée, pourvu qu'ils sachent ce qui a eu lieu dans les beaux siècles de la République, & quelles en étoient les maximes fondamentales. C'est à quoi je me borne.
II. En attaquant la vérité de beaucoup de faits raportés avec une confiance entière par les anciens Historiens, je n'ai pas voulu soutenir que généralement tout ce que contient l'Histoire des cinq premiers siècles fût également faux. J'ai prétendu qu'il y règnoit beaucoup d'incertitude ; & les preuves en sont claires ; mais je n'ai pas prétendu nier l'existence du Peuple Romain avant cette époque (La République romaine, Discours préliminaire, p. IV-V).
T 12 Jugement sur Tite-Live
TITE-LIVE, qui avoit toutes les qualités nécessaires pour nous donner une bonne Histoire, s'est rarement donné la peine d'entrer dans quelques discussions, ou de mettre de la liaison entre les évènemens raportés dans son Histoire. Il nous assure que, s'il y avoit quelque moyen de mettre la vérité dans tout son jour, il s'engageroit volontiers dans quelques recherches, mais qu'il n'en voit aucun. En effet il passe avec rapidité sur tous les évènemens, qui remplissent ses dix premiers livres, & après nous avoir donné des relations circonstanciées de quelque guerre, & des batailles qu'elle a occasionnées, il reconnoit de bonne foi, qu'on ne convient ni sur le tems, ni sur le nom des Généraux, ni sur les faits mêmes. Peut-être aurait-il pu débrouiller ce chaos, s'il eût voulu s'en donner la peine ; mais il se hâte de venir aux beaux siècles de la République, qui devoient lui founir une matière plus abondante. C'est peut-être aussi, pour pallier cette négligence, qu'il exagère si fréquemment les dificultés, & l'impossibilité de découvrir la vérité (La République romaine, Discours préliminaire, p.VI-VII).
T 13 En quoi on peut s'en raporter à l'autorité de Tite-Live et de Denys
Ce sont pourtant ces deux Historiens, qui sont les meilleurs garants de l'Histoire Romaine, & j'ai souvent occasion de m'apuyer de leur autoroité. Il y a bien des cas, où je les cite, sans exiger qu'on fasse beaucoup de fond sur leur témoignage. Il s'agit alors de l'origine incertaine de quelque établissement : par exemple, je raporte, avec ces Historiens, l'établissement du Sénat à ROMULUS. Il nous importe peu, ce me semble, qui ait établi le Sénat. Il nous suffit de savoir qu'il y avoit un Sénat à Rome, & que ce Sénat existoit dès les tems les plus anciens. Il nous importe de même fort peu quel a été le nombre des Tribuns du Peuple dans leur origine, quel a été le premier Dictateur &c. Il nous suffit de savoir que le peuple oprimé obtint des Tribuns, dès les premiers tems de la République, & que ces Tribuns, en étendant les prérogatives de leur charge, assurèrent les libertés du peuple. Je n'entre donc point dans de longues discussions sur ces points de critique ; outre qu'elles sont peu intèressantes, elles découvrent trop le faible de cette Histoire, si digne d'ailleurs de notre attention (La République romaine, Discours préliminaire, p.VII).
T 14 Questions de méthode
Si dans ma Dissertation sur l'incertitude de Cinq premiers siècles de l'Histoire Romaine, je n'ai paru occupé qu'à détruire, ici je veux m'efforcer de fixer nos idées. Les doutes légitimes que j'ai fait naître, ne donneront que plus de force aux vérités, que peut renfermer l'Histoire Romaine, & quoique j'en retranche un grand nombre de faits, je crois qu'elle n'en sera que plus intèressante, & plus digne de l'attention des personnes, qui aiment à mettre de l'ordre et de la précision dans leurs connoissances.
Pour débrouiller ce chaos, & mettre la vérité dans tout le jour dont elle est susceptible, je me propose de n'adopter aucun fait, qui ne se lie parfaitement avec ce qui précéde, & avec la suite de l'Histoire. Pour cela je tâcherai premièrement de fixer la nature & la constitution du gouvernement primitif de Rome, non tant sur ce que nous en disent les Historiens, que sur la connoissance que nous avons de celui qui avoit lieu à Rome dans les tems dont on peut parler avec certitude. Secondement je n'admettrai le narré d'aucun Historien, qu'autant qu'il se concilie avec les maximes fondamentales de la République Romaine, c'est à dire, avec celles qui ont eu lieu dans les tems dont nous avons une pleine connoissance. C'est à ces faits avérés que je veux m'arrêter, & je veux que ces faits ayent ensemble une liaison nécessaire (La République romaine, Discours préliminaire, p. VIII).
T 15 Origine des Livres Sibyllins
On dit qu'une Sibylle étant venue à Rome sous l'un des TARQUINS, lui présenta neuf livres d'oracles, & lui en demanda un grand prix. TARQUIN s'étant moqué de sa demande, elle brula en sa présence trois de ces livres, & lui demanda le même prix des six restans. Cette demande parut aussi ridicule que la première, & la sibylle fut renvoyée. Elle en brula encore trois autres, & persista à demander le même prix des trois derniers. Alors le Roi, étonné de sa fermeté, lui donna le prix qu'elle demandoit, & ordonna que ces livres seroient gardés par deux personnes considérables, pour être consultés dans les pressantes nécessités de l'Etat. Un des premiers, qui furent commis à la garde de ces livres, ayant permis à PETRONIUS SABINUS d'en tirer une copie, fut puni pour cela du suplice des parricides.
Je ne m'arrête pas à l'air fabuleux qui règne dans tout ce récit, & je ne prétens le réfuter que par les contradictions qui se rencontrent entre tous ceux qui ont raporté ce fait. 1. On ne convient pas auquel des TARQUINS ces livres furent offerts, les uns disant que ce fut à TARQUIN l'ancien ; d'autres que ce fut à TARQUIN le superbe. 2. Les uns disent que ce fut une Sibylle elle-même, qui les porta à Rome, d'autres disent simplement que ce fut une vieille femme. 3. On ne convient pas non plus quelle étoit cette Sibylle. Les uns disent que ce fut celle d'Erythrée, d'autres que ce fut celle de Cumes. 4. On convient encore moins sur le nombre des livres que cette Sibylle aporta à Rome, & de ceux qu'on conserva. Les uns disent qu'elle en aporta neuf, & qu'on en conserva trois ; d'autres qu'elle n'en aporta que trois ; d'autres qu'elle n'en aporta que trois, desorte qu'en ayant brulé deux, il n'en pouvoit rester qu'un. Il est, je crois, visible que tout ce qu'on en disoit n'étoit qu'un conte inventé pour accréditer ces prétendus livres, qui peut-être n'existèrent jamais, & ne furent qu'un de ces mistères de la politique des TARQUINS, qui parut convenir parfaitement au gouvernement aristocratique. Le suplice, qu'on dit que souffrit un des premiers Duumvirs, ne me paroît inventé que pour rendre ces prétendus livres plus respectables, & mettre des bornes à la curiosité de ceux qui auroienr voulu pénétrer dans un mistère réservé aux seules personnes, à la garde desquelles ces livres étoient confiés. Il n'est pas dit dans quelle langue ces livres étoient écrits ; car s'ils étoient en Grec, c'étoit une langue très peu connue à Rome dans les premiers tems de la République ; & quoique les oracles qu'on recueillit, après que les premiers eurent péri dans l'incendie du capitole, fussent en Grec, & que les Sibylles en général ayent rendu leurs oracles en cette langue, je ne trouve pas qu'aucun des Ecrivains, qui en parlent, affirme rien là-dessus. Mais cela est assez indifférent. Il s'agissoit moins de l'existence de ces livres, que de l'opinion qu'on vouloit en donner au peuple (La République romaine, I, p.78-79).
[2 février 2011]