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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Ernest RENAN (1823-1892)
Éditions :
-- Œuvres complètes, éd. H. PSICHARI, 10 vol., Paris, 1947-1961.
-- *Vie de Jésus, éd. J. GAULMIER, Paris, 1974 (Folio).
-- *Marc Aurèle et la fin du monde antique, préf. d'Y. BONELLO, Paris, 1984 (Le livre de poche).
-- *Histoire du peuple d'Israël, t. Ier, 8e éd., Paris, 1887.
-- Questions contemporaines, 3e éd., Paris, 1869.
-- Histoire et parole. Œuvres diverses. Choix de textes..., par L. RÉTAT, Paris, 1984 (Bouquins)
Études :
-- CHAUVIN Ch., Renan (1823-1892), Paris, 2000.
-- MONOD G., Renan, Taine, Michelet, 2e éd., Paris, 1894 (Les maîtres de l'histoire).
-- PETIT A., Histoire et philosophie de l'histoire de Renan, dans Études de Lettres, 3, 2005, p.83-109.
-- PHOLIEN G., Les deux "Vie de Jésus" de Renan, Paris, 1983 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, 239).
-- WARDMAN H.W., Renan historien philosophe, Paris, 1979.
Biographie et histoirePlusieurs regretteront peut-être le tour biographique qu'a ainsi pris mon ouvrage. Quand je conçus pour la première fois une histoire des origines du christianisme, ce que je voulais faire, c'était bien, en effet, une histoire de doctrines, où les hommes n'auraient eu presque aucune part. Jésus eût à peine été nommé ; on se fût surtout attaché à montrer comment les idées qui se sont produites sous son nom germèrent et couvrirent le monde. Mais j'ai compris, depuis, que l'histoire n'est pas un simple jeu d'abstractions, que les hommes y sont plus que les doctrines. Ce n'est pas une certaine théorie sur la justification et la rédemption qui a fait la Réforme : c'est Luther, c'est Calvin. Le parsisme, l'hellénisme, le judaïsme auraient pu se combiner sous toutes les formes ; les doctrines de la résurrection et du Verbe auraient pu se développer durant des siècles, sans produire ce fait fécond, unique, grandiose, qui s'appelle le christianisme. Ce fait est l'œuvre de Jésus, de saint Paul, des apôtres. Faire l'histoire de Jésus, de saint Paul, des apôtres, c'est faire l'histoire des origines du christianisme. Les mouvements antérieurs n'appartiennent à notre sujet qu'en ce qu'ils servent à expliquer ces hommes extraordinaires, lesquels ne peuvent naturellement avoir été sans lien avec ce qui les a précédés (Vie de Jésus, pp.104-105).
Dans un tel effort pour faire revivre les hautes âmes du passé, une part de divination et de conjecture doit être permise. Une grande vie est un tout organique qui ne peut se rendre par la simple agglomération de petits faits. Il faut qu'un sentiment profond embrasse l'ensemble et en fasse l'unité. La raison d'art en pareil sujet est un bon guide ; le tact exquis d'un Goethe trouverait à s'y appliquer. La condition essentielle des créations de l'art est de former un système vivant dont toutes les parties s'appellent et se commandent. Dans les histoires du genre de celle-ci, le grand signe qu'on tient le vrai est d'avoir réussi à combiner les textes d'une façon qui constitue un récit logique, vraisemblable, où rien ne détonne. Les lois intimes de la vie, de la marche des produits organiques, de la dégradation des nuances, doivent être à chaque instant consultées ; car ce qu'il s'agit de retrouver, ce n'est pas la circonstance matérielle, impossible à vérifier, c'est l'âme même de l'histoire ; ce qu'il faut rechercher, ce n'est pas la petite certitude des minuties, c'est la justesse du sentiment général, la vérité de la couleur. Chaque trait qui sort des règles de la narration classique doit avertir de prendre garde ; car le fait qu'il s'agit de raconter a été conforme à la nécessité des choses, naturel, harmonieux. Si on ne réussit pas à le rendre tel par le récit, c'est que sûrement on n'est pas arrivé à le bien voir. Supposons qu'en restaurant la Minerve de Phidias selon les textes, on produisît un ensemble sec, heurté, artificiel ; que faudrait-il en conclure ? Une seule chose : c'est que les textes ont besoin de l'interprétation du goût, qu'il faut les solliciter doucement jusqu'à ce qu'ils arrivent à se rapprocher et à fournir un ensemble où toutes les données soient heureusement fondues. Serait-on sûr alors d'avoir, trait pour trait, la statue grecque ? Non ; mais on n'en aurait pas du moins la caricature : on aurait l'esprit général de l'œuvre, une des façons dont elle a pu exister (Vie de Jésus, pp.105-106).
Qualités requises d'un historien des religions
Si l'amour d'un sujet peut servir à en donner l'intelligence, on reconnaîtra aussi, j'espère, que cette condition ne m'a pas manqué. Pour faire l'histoire d'une religion, il est nécessaire, premièrement, d'y avoir cru (sans cela, on ne saurait comprendre par quoi elle a charmé et satisfait la conscience humaine) ; en second lieu, de n'y plus croire d'une manière absolue ; car la foi absolue est incompatible avec l'histoire sincère. Mais l'amour va sans la foi. Pour ne s'attacher à aucune des formes qui captivent l'adoration des hommes, on ne renonce pas à goûter ce qu'elles contiennent de bon et de beau. Aucune apparition passagère n'épuise la Divinité ; Dieu s'était révélé avant Jésus, Dieu se révélera après lui. Profondément inégales et d'autant plus divines qu'elles sont plus grandes, plus spontanées, les manifestations du Dieu caché au fond de la conscience humaine sont toutes du même ordre. Jésus ne saurait donc appartenir uniquement à ceux qui se disent ses disciples. Il est l'honneur commun de ce qui porte un cœur d'homme. Sa gloire ne consiste pas à être relégué hors de l'histoire ; on lui rend un culte plus vrai en montrant que l'histoire entière est incompréhensible sans lui (Vie de Jésus, pp. 107-108).
L'historien devant les miracles
Il est impossible, parmi les récits miraculeux dont les Evangiles renferment la fatigante énumération, de distinguer les miracles qui ont été prêtés à Jésus par l'opinion, soit durant sa vie, soit après sa mort, de ceux où il consentit à jouer un rôle actif. Il est impossible surtout de savoir si les circonstances choquantes d'efforts, de trouble, de frémissements, et d'autres traits sentant la jonglerie, sont bien historiques, ou s'ils sont le fruit de la croyance des rédacteurs, fortement préoccupés de théurgie, et vivant, sous ce rapport, dans un monde analogue à celui des « spirites » de nos jours. L'opinion populaire voulait, en effet, que la vertu divine fût dans l'homme comme un principe épileptique et convulsif. Presque tous les miracles que Jésus crut exécuter paraissent avoir été des miracles de guérison. La médecine était à cette époque en Judée ce qu'elle est encore aujourd'hui en Orient, c'est-à-dire nullement scientifique, absolument livrée à l'inspiration individuelle. La médecine scientifique, fondée depuis cinq siècles par la Grèce, était, à l'époque de Jésus, à peu près inconnue aux Juifs de Palestine. Dans un tel état de connaissances, la présence d'un homme supérieur, traitant le malade avec douceur, et lui donnant par quelques signes sensibles l'assurance de son rétablissement, est souvent un remède décisif. Qui oserait dire que, dans beaucoup de cas, et en dehors des lésions tout à fait caractérisées, le contact d'une personne exquise ne vaut pas les ressources de la pharmacie ? Le plaisir de la voir guérit. Elle donne ce qu'elle peut, un sourire, une espérance, et cela n'est pas vain...
Ce serait manquer à la bonne méthode historique que d'écouter trop ici nos répugnances. La condition essentielle de la vraie critique est de comprendre la diversité des temps, et de se dépouiller des habitudes instinctives qui sont le fruit d'une éducation purement raisonnable. Pour nous soustraire aux objections qu'on serait tenté d'élever contre le caractère de Jésus, nous ne devons pas supprimer des faits qui, aux yeux de ses contemporains, furent placés sur le premier plan. Il serait commode de dire que ce sont là des additions de disciples bien inférieurs à leur maître, qui, ne pouvant concevoir sa vraie grandeur, ont cherché à le relever par des prestiges indignes de lui. Mais les quatre narrateurs de la vie de Jésus sont unanimes pour vanter ses miracles ; l'un d'eux, Marc, interprète de l'apôtre Pierre, insiste tellement sur ce point que, si l'on traçait la caractère du Christ uniquement d'après son Evangile, on se représenterait Jésus comme un exorciste en possession de charmes d'une rare efficacité, comme un sorcier très puissant, qui fait peur et dont on aime à se débarrasser. Nous admettrons donc sans hésiter que des actes qui seraient maintenant considérés comme des traits d'illusion ou de folie ont tenu une grande place dans la vie de Jésus. Faut-il sacrifier à ce côté ingrat le côté sublime d'une telle vie ? Gardons-nous-en. Un simple sorcier n'eût pas amené une révolution morale comme celle que Jésus a faite. Si le thaumaturge eût effacé dans Jésus le moraliste et le réformateur religieux, il fût sorti de lui une école de théurgie, et non le christianisme (Vie de Jésus, pp.289-290; 293-294).
L'intelligence des états obscurs
Il faut des méthodes toutes différentes pour traiter les âges divers d'une grande formation, soit religieuse, soit politique. La recherche des origines suppose un esprit philosophique, une vive intuition de ce qui est certain, probable ou plausible, un sentiment profond de la vie et de ses métamorphoses, un art particulier pour tirer des rares textes que l'on possède tout ce qu'ils renferment en fait de révélations sur des situations psychologiques fort éloignées de nous. A l'histoire d'une institution déjà complète, comme est l'Eglise chrétienne au IIIe siècle et à plus forte raison dans les siècles suivants, les qualités de jugement et de solide érudition d'un Tillemont suffisent presque. Voilà pourquoi le XVIIe siècle, qui a fait faire de si grands progrès à l'histoire ecclésiastique, n'a jamais abordé le problème des origines. Le XVIIe siècle n'avait de goût que pour ce qui peut s'exprimer avec les apparences de la certitude. Telle recherche dont le résultat ne saurait être que d'entrevoir des possibilités, des nuances fugitives, telle narration qui s'interdit de raconter comment une chose s'est passée, mais qui se borne à dire : « Voici une ou deux des manières dont on peut concevoir que la chose s'est passée », ne pouvaient être de son goût. En présence des questions d'origine, le XVIIe siècle ou prenait tout avec une crédulité naïve, ou supprimait ce qu'il sentait à demi fabuleux. L'intelligence des états obscurs, antérieurs à la réflexion claire, c'est-à-dire justement des états où la conscience humaine se montre surtout créatrice et féconde, est la conquête intellectuelle du XIXe siècle. J'ai cherché, sans autre passion qu'une très vive curiosité, à faire l'application des méthodes de critique qui ont prévalu de nos jours en ces délicates matières à la plus importante apparition religieuse qui ait une place dans l'histoire. Depuis ma jeunesse, j'ai préparé ce travail. La rédaction des sept volumes dont il se compose m'a pris vingt ans (Marc Aurèle et la fin du monde antique, p.26-27).
Les Pensées de Marc Aurèle
Cette divine candeur respire à chaque page. Jamais on n'écrivit plus simplement pour soi, à seule fin de décharger son cœur, sans autre témoin que Dieu. Pas une ombre de système. Marc Aurèle, à proprement parler, n'a pas de philosophie ; quoiqu'il doive presque tout au stoïcisme transformé par l'esprit romain, il n'est d'aucune école. Selon notre goût, il a trop peu de curiosité ; car il ne sait pas tout ce que pouvait savoir un contemporain de Ptolémée et de Galien ; il a sur le système du monde quelques opinions qui n'étaient pas au niveau de la plus haute science de son temps. Mais sa pensée morale, ainsi dégagée de tout lien avec un système, y gagne une singulière élévation. L'auteur du livre de l'Imitation lui-même, quoique fort détaché des querelles d'école, n'atteint pas jusque-là ; car sa manière de sentir est essentiellement chrétienne ; ôtez les dogmes chrétiens, son livre ne garde plus qu'une partie de son charme. Le livre de Marc Aurèle, n'ayant aucune base dogmatique, conservera éternellement sa fraîcheur. Tous, depuis l'athée ou celui qui se croit tel, jusqu'à l'homme le plus engagé dans les croyances particulières de chaque culte, peuvent y trouver des fruits d'édification. C'est le livre le plus purement humain qu'il y ait. Il ne tranche aucune question controversée. En théologie, Marc Aurèle flotte entre le déisme pur, le polythéisme interprété dans un sens physique, à la façon de stoïciens, et une sorte de panthéisme cosmique. Il ne tient pas plus à l'une des hypothèses qu'à l'autre, et il se sert indifféremment des trois vocabulaires, déiste, polythéiste, panthéiste. Ses considérations sont toujours à deux faces, selon que Dieu et l'âme ont ou n'ont pas de réalité. « Quitter la société des hommes n'a rien de bien terrible, s'il y a des dieux ; et, s'il n'y a pas de dieux, ou qu'ils ne s'occupent pas des choses humaines, que m'importe de vivre dans un monde vide de dieux ou vide de providence ? Mais certes, il y a des dieux, et ils ont à cœur les choses humaines.» [Pensées, II, 11] (Marc Aurèle et la fin du monde antique, p.160-161).
Jésus m'attirait
Pour être tout à fait conséquent dans le dessein que je conçus, il y a plus de quarante ans, d'écrire l'Histoire des Origines du christianisme, j'aurais dû commencer par le volume que je donne aujourd'hui au public. Les origines du christianisme remontent aux grands prophètes, qui ont introduit la morale dans la religion, vers 850 avant Jésus-Christ ; le prophétisme du IXe siècle a lui-même sa racine dans l'antique idéal de la vie patriarcale, idéal en partie créé par l'imagination, mais qui avait été une réalité dans un passé lointain de la tribu israélite. Si je n'ai pas suivi cet ordre logique, si je me suis jeté tout d'abord, avec la Vie de Jésus, au milieu du même sujet, c'est que la durée du temps qu'on vivra est incertaine, et que je tenais avant tout à traiter les cent cinquante premières années du christianisme. Et puis, je l'avoue, Jésus m'attirait. Les rêves d'un royaume de Dieu, qui aurait pour loi l'amour et le dévouement réciproque, m'ont toujours charmé (Histoire du peuple d'Israël, t. Ier, p. VII-VIII).
Travail de l'esprit et paix publique (1849)
S'il est un lieu commun démenti par les faits, c'est que le temps des révolutions est peu favorable au travail de l'esprit, que la littérature, pour produire des chefs-d'œuvre, a besoin de calme et de loisir, et que les arts méritent l'épithète classique d'« amis de la paix ». L'histoire démontre, au contraire, que le mouvement, la guerre, les alarmes, sont le vrai milieu où l'humanité se développe, que le génie ne végète puissamment que sous l'orage, et que les grandes créations de la science et de la poésie sont apparues dans des sociétés fort troublées. De tous les siècles, le XVe est sans doute celui où l'esprit humain a déployé le plus d'énergie et d'activité en tous sens : c'est le siècle créateur par excellence. La règle lui manque, il est vrai : c'est un taillis épais et luxuriant où l'art n'a point encore dessiné des allées. Mais quelle fécondité ! Quel siècle que celui de Luther et de Raphaël, de Michel-Ange et de l'Arioste, d'Ulrich de Hutten et d'Érasme, de Cardan et de Copernic ! Tout s'y fonde : philologie, mathématiques, astronomie, sciences physiques, philosophie. Eh bien, ce siècle admirable, où se constitue définitivement l'esprit moderne, est le siècle de la lutte de tous contre tous : luttes religieuses, luttes politiques, luttes scientifiques. Cette Italie, qui devançait alors l'Europe dans les voies de la civilisation, était le théâtre de guerres barbares telles que l'avenir, il faut l'espérer, n'en verra plus. Le sac de Rome ne troublait pas le pinceau de Michel-Ange ; orphelin à six ans, sabré par les soldats de Gaston de Foix dans la cathédrale de Brescia, sauvé par sa mère qui le lécha comme une chienne, Tartaglia crée l'algèbre. Il n'y a que les rhéteurs qui puissent préférer l'uvre calme et artificielle de l'écrivain à l'uvre brûlante et vraie qui fut un acte, qui apparut à son jour comme le cri spontané d'une âme héroïque ou passionnée. Dante aurait-il composé au sein d'un studieux loisir ces chants les plus originaux d'une période de dix siècles ? Les souffrances du poëte, ses colères, son exil ne sont-ils pas une moitié du poëme ? Ne sent-on pas dans Milton le blessé des luttes politiques ? Chateaubriand aurait-il été ce qu'il est, si le XIXe siècle eût continué tranquillement le XVIIIe ?
L'état habituel d'Athènes, c'était la terreur. Jamais les murs politiques ne furent plus implacables, jamais la sécurité des personnes ne fut moindre. L'ennemi était toujours à dix lieues ; tous les ans, on le voyait paraître ; tous les ans, il fallait aller guerroyer contre lui. Et à l'intérieur, quelle série interminable de révolutions ! Aujourd'hui exilé, demain vendu comme esclave, ou condamné à boire la ciguë, puis regretté, honoré comme un dieu, exposé tous les jours à se voir traduit à la barre du plus impitoyable « tribunal révolutionnaire », l'Athénien qui, au milieu de cette vie agitée, n'était jamais sûr du lendemain, produisait avec une spontanéité qui nous étonne. Le Parténon et les Propylées, les créations de Phidias, les dialogues de Platon, les comédies d'Aristophane furent l'uvre d'une époque fort ressemblante à 93, d'un état politique qui entraînait, proportion gardée, plus de morts violentes que notre première révolution n'en fit à son moment le plus terrible. Où est dans ces chefs-d'uvre la trace de la terreur ? Je ne sais quelle timidité s'est chez nous emparée des esprits. Sitôt que le moindre nuage paraît à l'horizon, chacun se renferme, se flétrit sous la peur : « Que faire en des temps comme ceux-ci ? Il faudrait de la sécurité. On n'a goût à rien produire, quand tout est mis en question.» Mais songez donc que, depuis le commencement du monde, tout est ainsi mis en question, et que, si les grands hommes dont les travaux nous ont faits ce que nous sommes eussent raisonné de la sorte, l'esprit humain serait demeuré stérile (Questions contemporaines, p.297-300).
L'histoire en France et en Allemagne (1857)
La véritable excellence de l'Allemagne est, à mon avis, dans l'interprétation du passé. L'Allemagne a compris l'histoire bien plus comme une science que comme un art. Elle n'a pas de grands historiens dans le sens que nous attachons à ce mot ; il faut pour mériter ce nom un talent de composition qu'elle semble dédaigner ; mais jamais race ne posséda une plus merveilleuse aptitude pour les recherches d'érudition. La science critique et historique de l'esprit humain, la philologie, instrument nécessaire de cette science, voilà sa création. Certes, l'étude sérieuse et patiente des monuments antiques existait avant que l'Allemagne s'en fût emparée. Pour n'en citer qu'un seul exemple, quel admirable répertoire de solide érudition que l'ancien recueil de l'Académie des inscriptions et belles-lettres ! Mais le service qu'a rendu l'Allemagne, c'est d'avoir élevé à la hauteur d'une science organisée ce qui n'avait été jusque là qu'un délassement d'amateur, et d'avoir donné une valeur philosophique à des études qu'on envisageait comme un simple exercice de curiosité.
L'Allemagne, vous le savez, n'a pas de « Revues » comme nous les entendons. Elle a des journaux spéciaux où chaque science dépose ses découvertes successives. Les Allemands n'écrivent pas ; ils cherchent et ils pensent. Le genre critique difficile et brillant dont la Revue des Deux Mondes a créé le modèle parmi nous ne va pas à la tournure de leur génie, plus soucieux du fond que de la forme. Même différence dans l'enseignement. Les cours faits dans la manière éloquente que MM. Cousin, Villemain, Guizot ont inaugurée en France, n'ont dans les universités allemandes aucun succès. Les enseignements les plus spéciaux, au contraire, y ont des auditeurs quand on est sûr d'y recueillir des idées nouvelles ou des faits nouveaux (Questions contemporaines, p.252-254).
Vocation de Renan : les sciences naturelles ou l'histoire ?
A M. Marcellin BERTHELOT
Ici, au bord de la mer, revenant à mes plus anciennes idées, je me suis pris à regretter d'avoir préféré les sciences historiques à celles de la nature, surtout à la physiologie comparée. Autrefois, au séminaire d'Issy, ces études me passionnèrent au plus haut degré : à Saint-Sulpice, j'en fus détourné par la philologie et l'histoire ; mais chaque fois que je cause avec vous, avec Claude Bernard, je regrette de n'avoir qu'une vie, et je me demande si, en m'attachant à la science historique de l'humanité, j'ai pris la meilleure part.
Que sont en effet les trois ou quatre mille ans d'histoire que nous pouvons connaître dans l'infini de durée qui nous a précédés ? Rien sans doute, et les philosophes de l'école littéraire, hostiles ou indifférents aux résultats venant des sciences naturelles, seront toujours fermés au véritable progrès. L'histoire dans le sens ordinaire, c'est-à-dire la série des faits que nous savons du développement de l'humanité, n'est qu'une portion imperceptible de l'histoire véritable, entendue comme le tableau de ce que nous pouvons savoir du développement de l'univers. Les passions que soulève inévitablement l'étude critique du passé s'opposent d'ailleurs à ce qu'on porte en de telles recherches la froideur et le désintéressement qui sont la condition indispensable de la découverte du vrai. Si les sciences historiques laissaient le public aussi calme que la chimie, elles seraient bien plus avancées ; mais ce qui fait leur danger fait aussi leur noblesse. Avec leurs énormes difficultés, malgré les obstacles qui s'opposent à ce qu'on les traite d'une manière impartiale, malgré leur liaison intime avec la politique et la morale, malgré les froissements qu'elles sont obligées de causer à une foule d'intérêts ou de préjugés respectables, les études historiques ont le droit de se consoler du dédain qu'elles rencontrent chez plusieurs de vos confrères. Quand je songe à ce que seraient ces études, si elles étaient cultivées par des esprits philosophiques dégagés des habitudes étroites de l'humaniste, je m'encourage à poursuivre des recherches que ceux-là seuls qui ne les comprennent pas traitent d'inutiles curiosités (Les sciences de la nature et les sciences historiques, dans Revue des deux mondes, 15 oct.1863, pp.761-774).
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