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Historiographie du XIXe siècle 

 

Jules Michelet (1798-1874)


Textes :

-- * Histoire romaine. République, 2 vol., 2e édition, Paris, 1843.

-- * Histoire de la révolution française, éd. G. WALTER, 2 vol., Paris, 1952 (La Pléiade).

-- * Histoire de France [jusqu'au XVIIe siècle], Œuvres complètes, t. IV-IX, éd. P. VIALLANEIX, Paris, 1974-1982.

-- * Le peuple, Introd. et notes par P. VIALLANEIX, Paris, 1974 (Champs. Flammarion).

Études :

-- FAUQUET E., Michelet ou la gloire du professeur d'histoire, Paris, 1990.

-- FEBVRE L., Michelet 1798 - 1874, Genève - Paris, 1946 [introduction et textes choisis dans l'Introduction à l'histoire universelle].

-- HANNICK J.- M., L'époque royale dans l'Histoire romaine de Michelet, dans P.- A. DEPROOST - A. MEURANT (eds), Images d'origine, origines d'une image. Hommages à Jacques Poucet, Louvain-la-Neuve, 2004, p.157-173.

-- HASKELL, Fr., L'historien et les images, Paris, 1995 (Bibliothèque illustrée des Histoires): Ch.X Michelet, p.341-373.

-- LANSON G., La formation de la méthode historique de Michelet, dans Revue d'histoire moderne et contemporaine, 7, 1905-1906, p.5-31.

-- LE GOFF J. (dir), L'Arc, n° 52, 1973 [textes de J. Le Goff, J. Michelet, R. Barthes, L. Orr, Cl. Mettra, P. Malandain, R. Mandrou, P. Nora, P. Viallaneix, J. Favret, J.-P. Peter, G. Duby].

-- LE GOFF J., Les moyen âge de Michelet, dans Un autre moyen âge, Paris, 1999, p.23-47.

-- MITZMAN A., Michelet, Historian. Rebirth and Romanticism in Nineteenth-Century France, New Haven-Londres, 1990.

-- MONOD G., Jules Michelet. Études sur sa vie et ses œuvres, Paris, 1905.

-- MONOD G., La vie et la pensée de Jules Michelet (1798-1852), 2 vol., Paris, 1923 (Bibliothèque de l'École des Hautes Études, 235-236).

-- ORR Linda, Jules Michelet. Nature, History, and Language, Ithaca-Londres, 1976.

-- PETITIER P., Jules Michelet, l'homme histoire, Paris, 2006.

-- VIALLANEIX P., Michelet cent ans après. Études et témoignages recueillis par P.V., Grenoble, 1975 (Romantisme. Études romantiques).

-- VIALLANEIX P., Michelet: le magistère de l'historien, dans Bassan F., L'histoire au XIXe siècle, p.247-264.

-- VIALLANEIX P., Michelet, les travaux et les jours 1798-1874, Paris, 1998 (Bibliothèque des Histoires).


Importance de Vico

Voilà Naples, et voilà Vico.

Dans le vaste système du fondateur de la métaphysique de l'histoire, existent déjà, en germe du moins, tous les travaux de la science moderne. Comme Wolf, il a dit que l'Iliade était l'œuvre d'un peuple, son œuvre savante et sa dernière expression, après plusieurs siècles de poésie inspirée. Comme Creuzer et Goerres, il a fait voir des idées, des symboles dans les figures héroïques ou divines de l'histoire primitive. Avant Montesquieu, avant Gans, il a montré comment le droit sort des mœurs des peuples, et représente fidèlement tous les progrès de leur histoire. Ce que Niebuhr devait trouver par ses vastes recherches, il l'a deviné, il a relevé la Rome patricienne, fait revivre ses curies et ses gentes. Certes, si Pythagore se rappela qu'il avait, dans une vie première, combattu sous les murs de Troie, ces Allemands illustres auraient dû peut-être se souvenir qu'ils avaient jadis vécu tous en Vico. Tous les géants de la critique tiennent déjà, et à l'aise, dans ce petit pandemonium de la Scienza nuova [1725] (Histoire romaine, t. I, Introd., p.4-5).

 

Niebuhr et l'histoire romaine

Fils d'un célèbre orientaliste, homme du nord, Niebuhr n'a regardé ni vers le nord, ni vers l'orient. Il a laissé les finances et la politique pour tourner ses pensées vers Rome. Dès que les armées autrichiennes eurent rouvert l'Italie aux Allemands, en 1815, il se mit aussi en campagne, et commença son invasion scientifique. Sa première victoire fut à Vérone, comme celle du grand Théodoric. En arrivant, dans la bibliothèque de cette ville, il mit la main sur le manuscrit des Institutes de Gaius, qui, depuis tant d'années, dormait là, sans qu'on en sût rien. De là, il poussa victorieusement jusqu'à Rome, portant pour dépouilles opimes le précieux Palimpseste, et brava l'abbé Maï dans son Vatican.

Sans doute, le conquérant avait droit sur une ville à laquelle il rapportait ses droits antiques dans la pureté de leur texte primitif. Il entra en possession de Rome par droit d'occupation, tamquam in rem nullius ; et dressa dans le théâtre de Marcellus son praetorium. C'est de là que, pendant quatre ans, il a fouillé hardiment la vieille ville, l'a partagée en maître entre les races qui l'ont fondée, l'adjugeant tantôt aux Étrusques, tantôt aux Latins. Il a remué la poussière des rois de Rome, et dissipé leurs ombres. L'Italie en a gémi ; mais la prédiction devait s'accomplir, comme au temps d'Alaric : Barbarus  ! heu  ! cineres... ossa Quirini, nefas videre  ! dissipabit insolens.

Il a détruit, mais il a reconstruit ; reconstruit, comme il pouvait, sans doute : son livre est comme le Forum Boarium, si imposant avec tous ses monuments bien ou mal restaurés. On sent souvent une main gothique ; mais c'est toujours merveille de voir avec quelle puissance le Barbare soulève ces énormes débris (Histoire romaine, t. I, Introd., p.10-11).

 

Tableau de l'Italie

L'aspect des deux rivages de l'Italie n'est pas moins différent que leur nature géologique. Vers l'Adriatique, ce sont des prairies, des forêts, des torrents dont le cours est toujours en ligne droite, qui vont d'un bond des monts à la mer, et qui coupent souvent toute communication. Ces torrents durent isoler et retenir dans l'état barbare les pasteurs qui, dans les temps anciens, habitaient seuls leurs âpres vallées. Si vous exceptez la Pouille, la température de ce côté de l'Italie est plus froide. Il fait plus froid à Bologne qu'à Florence, à peu près sous la même latitude.

Sur le rivage de la Toscane, du Latium et de la Campanie, les fleuves principaux circulent à loisir dans l'intérieur des terres ; ce sont des routes naturelles ; le Clanis et le Tibre conduisent de l'Étrurie dans le Latium, le Liris du Latium dans la Campanie. Malgré les ravages des inondations et des volcans, ces vallées fertiles invitaient l'agriculture, et semblaient circonscrites à plaisir pour recevoir de jeunes peuples, comme dans un berceau de blé, de vignes et d'oliviers (Histoire romaine, t. I, Introd., p.27-28).

 

Dieux romains et dieux grecs

L'origine étrangère de cette religion est partout sensible, quoiqu'elle soit empreinte dans sa forme de la sombre nationalité de l'ancienne Italie. Les dieux sont des dieux inconnus et pleins d'un effrayant mystère. Les Romains ajoutaient à leurs prières : Quisquis deus es ; sive deus es, sive dea ; seu alio nomine appellari volueris. La Grèce avait fait ses dieux, les avait faits à son image ; elle semblait jouer avec eux, et ajoutait chaque jour quelques pages à son histoire divine. Les dieux italiens sont immobiles, inactifs. Tandis que les dieux grecs formaient entre eux une espèce de phratrie athénienne, ceux de l'Italie ne s'unissent guère en famille. On sent dans leur isolement la différence subsistante des races qui les ont importés. Ils vont tous, il est vrai, deux à deux ; hermaphrodites dans les temps anciens, chacun d'eux est devenu un couple d'époux. Mais ces unions ne sont pas fécondes ; ce sont des arbres exotiques qui deviennent stériles sous le ciel étranger. Le Grec Denys les félicite de n'avoir pas entre eux, comme les dieux grecs, de combats ni d'amour ; de n'être jamais, comme eux, blessés ni captifs ; de ne point compromettre la nature divine en se mêlant aux hommes. Denys oubliait que les divinités actives et mobiles, moins imposantes à la vérité, participent au perfectionnement de l'humanité. Au contraire, les dieux italiens, dans leur silencieuse immobilité, attendirent jusqu'à la seconde guerre punique les mythes grecs qui devaient leur prêter le mouvement et la vie (Histoire romaine, t. I, p.53-54).

 

À propos de Carthage

Les Carthaginois comme les Phéniciens d'où ils sortaient, paraissent avoir été un peuple dur et triste, sensuel et cupide, aventureux sans héroïsme. A Carthage aussi, la religion était atroce et chargée de pratiques effrayantes. Dans les calamités publiques, les murs de la ville étaient tendus de drap noir. Lorsque Agathocle assiégea Carthage, la statue de Baal, toute rouge du feu intérieur qu'on y allumait, reçut dans ses bras jusqu'à deux cents enfants, et trois cents personnes se précipitèrent encore dans les flammes. C'est en vain que Gélon, vainqueur, leur avait défendu d'immoler des victimes humaines. La Carthage romaine elle-même, au temps des empereurs, continuait secrètement ces affreux sacrifices.

Carthage représentait sa métropole, mais sous d'immenses proportions. Placée au centre de la Méditerranée, dominant les rivages de l'Occident, opprimant sa sœur Utique et toutes les colonies phéniciennes de l'Afrique, elle mêla la conquête au commerce, s'établit partout à main armée, fondant des comptoirs malgré les indigènes, leur imposant des droits et des douanes, les forçant tantôt d'acheter et tantôt de vendre. Pour comprendre tout ce que cette tyrannie mercantile avait d'oppressif, il faut regarder le gouvernement de Venise, lire les statuts des inquisiteurs d'état ; il faut connaître la manière despotique et bizarre dont s'exerçait au Pérou le monopole espagnol, lorsqu'on y portait toutes les marchandises de luxe rebutées par l'Europe, que l'on forçait les pauvres Indiens d'acheter tout ce dont Madrid ne voulait plus, qu'on faisait prendre à un homme sans chemise une aune de velours, ou une paire de lunettes à un laboureur sans pain (Histoire romaine, t. I, p.250-251).

 

Nécessité du comparatisme

L'histoire de Rome touche à toute l'histoire du monde. Il faut la connaissance de la seconde pour juger la première. On ne saura jamais comment le texte primitif de l'histoire romaine a pu être modifié, falsifié, si l'on n'a observé dans les autres littératures des exemples de transformations analogues ; si, par exemple, l'on n'a suivi dans les traditions orientales et dans celles du moyen âge, les métamorphoses bizarres qu'a subies l'Alexandre des Grecs ; si l'on n'a étudié les Nibelungen dans leurs changement divers, depuis le moment où le poëme commence à poindre dans les ténèbres symboliques de l'Edda, jusqu'à celui où il retourne sous la forme effacée du Niflungasaga dans sa patrie primitive. C'est par une critique de ce genre que devrait commencer une véritable histoire des origines de Rome ; il faudrait, pour discuter avec autorité les traditions altérées et incomplètes, pour avoir le droit de les rectifier ou de les suppléer, chercher dans les littératures dont les monuments ont été mieux conservés par le temps, comment une pensée première peut être défigurée, soit par l'élaboration nécessaire qu'elle subit en traversant les âges, soit par les falsifications furtives et plus ou moins accidentelles qu'y introduisent les prétentions de nations ou de familles (Histoire romaine, Éclaircissements, t. I, p.378).

 

Fin méritée du monde alexandrin

Quelle qu'ait été l'injustice des attaques de Rome, il faut avouer que ce monde alexandrin méritait bien de finir. Après les révolutions militaires, les guerres rapides, les bouleversements d'état, il s'était établi dans le désordre, dans la corruption et l'immoralité, une espèce d'ordre où s'endormaient ces vieux peuples. Le parjure, le meurtre et l'inceste étaient la vie commune. En Égypte, les rois, à l'exemple des dieux du pays, épousaient leurs sœurs, régnaient avec elles, et souvent Isis détrônait son Osiris. Un général de Philippe avait élevé à Naxos un autel à l'impiété et à l'injustice, les véritables divinités de ce siècle. Mais pour être injuste, il faut au moins être fort. Rien n'était plus faible que ces orgueilleuses monarchies. Théocrite avait beau vanter les trente-trois mille villes de l'Égypte grecque, il n'y avait en réalité qu'une ville, la prodigieuse Alexandrie. A cette tête monstrueuse, pendaient, comme par des fils, des membres disproportionnés : l'interminable vallée du Nil, Cyrène, la Syrie, Chypre, séparées de l'Égypte par la mer ou les déserts. L'empire des Séleucides n'avait pas plus d'unité. Séleucie et Antioche formaient deux provinces isolées et hostiles. Entre ces contrées, les barrières naturelles sont si fortes que depuis, les Romains et les Parthes, les Turcs et les Persans ne sont jamais parvenus à les franchir (Histoire romaine, t. II, p.58-59).

 

Jugement sur Polybe

C'est le Comines de l'antiquité. Il raconte dans ses ambassades, comment il se lia avec Scipion Émilien ; il fait beau voir l'adresse et l'élégante flatterie du Grec. Invariablement fidèle au succès, pour les Achéens contre Cléomène, pour les Romains contre les Achéens, pour les Carthaginois contre les mercenaires et les Africains révoltés. Il fait une caricature de l'Hasdrubal, qui soutint avec tant d'obstination le siège mémorable de la troisième guerre punique; il le représente comme un roi de théâtre, avec un gros ventre et un visage rouge. Il s'acharne sur un malheureux que les Romains se firent livrer par le roi d'Égypte ; il lui reproche d'avoir voulu échapper.  Il justifie la cruauté des Achéens à l'égard de Mantinée, celle d'Antigonus et d'Aratus à l'égard du tyran d'Argos, Aristomaque, qu'ils firent jeter à la mer près de Cenchrée ; il blâme l'historien Phylarque de montrer de la compassion pour Aristomaque.  Polybe est certainement un historien judicieux. J'aimerais mieux pourtant qu'il n'eût pas comparé Scipion et Lycurgue, et qu'il eût tancé moins niaisement le grand Hannibal.  Polybe n'a vu que le côté extérieur de Rome. Machiavel et Montesquieu ont le tort grave de la regarder presque toujours par les yeux de ce Grec (Histoire romaine, t. II, p.122, n.1).

 

Des faits vraiment dignes d'intérêt

Mes études variées d'histoire m'avaient révélé des faits du plus grand intérêt que taisent les historiens, les phases par exemple et les alternatives de la petite propriété avant la Révolution. Mon enquête sur le vif m'apprit de même beaucoup de choses qui ne sont point dans les statistiques. J'en citerai une, que l'on trouvera peut-être indifférente, mais qui pour moi est importante, digne de toute attention. C'est l'immense acquisition du linge de coton qu'ont faite les ménages pauvres vers 1842, quoique les salaires aient baissé, ou tout au moins diminué de valeur par la diminution naturelle du prix de l'argent. Ce fait, grave en lui-même, comme progrès dans la propreté qui tient à tant d'autres vertus, l'est plus encore en ce qu'il prouve une fixité croissante dans le ménage et la famille, l'influence surtout de la femme qui, gagnant peu par elle-même, ne peut faire cette dépense qu'en y appliquant une partie du salaire de l'homme. La femme, dans ces ménages, c'est l'économie, l'ordre, la providence. Toute influence qu'elle gagne, est un progrès dans la moralité 1. (Le peuple, p.59-60).

1 Cette prodigieuse acquisition de linge, dont tous les fabricants peuvent témoigner, fait supposer aussi quelque acquisition de meubles et objets de ménage. Il ne faut pas s'étonner si les caisses d'épargne reçoivent moins de l'ouvrier que du domestique. Celui-ci n'achète point de meubles, et peu de nippes ; il trouve bien moyen de se faire nipper par ses maîtres. Il ne faut pas mesurer, comme on fait, le progrès de l'économie à celui des caisses d'épargne, ni croire que tout ce qui n'y va pas se boit, se mange au cabaret. Il semble que la famille, je parle surtout de la femme, ait voulu avant tout, rendre propre, attachant, agréable, le petit intérieur qui dispense d'y aller. De là aussi le goût des fleurs qui descend aujourd'hui dans les classes voisines de la pauvreté

 

Autobiographie

Ma plus forte impression d'enfance, après celle-là [la lecture de l'Imitation de J.-C.], c'est le Musée des monuments français, si malheureusement détruits. C'est là, et nulle autre part, que j'ai reçu d'abord la vive impression de l'histoire. Je remplissais ces tombeaux de mon imagination, je sentais ces morts à travers les marbres et ce n'était pas sans quelque terreur que j'entrais sous les voûtes basses où dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédégonde.

Le lieu de mon travail, notre atelier, n'était guère moins sombre. Pendant quelque temps, ce fut une cave, cave pour le boulevard où nous demeurions, rez-de-chaussée pour la rue basse. J'y avais pour compagnie, parfois mon grand-père, quand il y venait, mais toujours, très assidûment, une araignée laborieuse qui travaillait près de moi, et plus que moi, à coup sûr.

Parmi les privations fort dures et bien au-delà de ce que supportent les ouvriers ordinaires, j'avais des compensations : la douceur de mes parents, leur foi dans mon avenir, inexplicable vraiment, quand on songe combien j'étais peu avancé. J'avais, sauf les nécessités du travail, une extrême indépendance, dont je n'abusai jamais. J'étais apprenti, mais sans contact avec des gens grossiers, dont la brutalité aurait peut-être brisé en moi cette fleur de liberté. Le matin, avant le travail, j'allais chez mon vieux grammairien, qui me donnait cinq ou six lignes de devoir. J'en ai retenu ceci, que la quantité du travail y fait bien moins qu'on ne croit ; les enfants n'en prennent jamais qu'un peu tous les jours ; c'est comme un vase dont l'entrée est étroite ; versez peu, versez beaucoup, il n'y entrera jamais beaucoup à la fois.

Malgré mon incapacité musicale, qui désolait mon grand-père, j'étais très sensible à l'harmonie majestueuse et royale du latin; cette grandiose mélodie italique me rendait comme un rayon du soleil méridional. J'étais né, comme une herbe sans soleil entre deux pavés de Paris (Le peuple, p.67-68).

 

Définition de l'histoire

Que ce soit là ma part dans l'avenir, d'avoir, non pas atteint, mais marqué le but de l'histoire, de l'avoir nommée d'un nom que personne n'avait dit. Thierry y voyait une narration et M. Guizot une analyse. Je l'ai nommée résurrection, et ce nom lui restera (Le peuple, p.73).

 

Prise de la Bastille

Il était cinq heures et demie. Un cri monte de la Grève. Un grand bruit, d'abord lointain, éclate, avance, se rapproche, avec la rapidité, le fracas de la tempête... La Bastille est prise  !

Dans cette salle déjà pleine, il entre d'un coup mille hommes, et dix mille poussaient derrière. Les boiseries craquent, les bancs se renversent, la barrière est poussée sur le bureau, le bureau sur le président.

Tous armés, de façons bizarres, les uns presque nus, d'autres vêtus de toutes couleurs. Un homme était porté sur les épaules et couronné de lauriers, c'était Élie, toutes les dépouilles et les prisonniers autour. En tête, parmi ce fracas où l'on n'aurait pas entendu la foudre, marchait un jeune homme recueilli et plein de religion ; il portait suspendue et percée dans sa baïonnette une chose impie, trois fois maudite, le règlement de la Bastille.

Les clefs aussi étaient portées, ces clefs monstrueuses, ignobles, grossières, usées par les siècles et par les douleurs des hommes. Le hasard ou la Providence voulut qu'elles fussent remises à un homme qui ne les connaissait que trop, à un ancien prisonnier. L'Assemblée nationale les plaça dans ses archives, la vieille machine des tyrans à côté des lois qui ont brisé les tyrans. Nous les tenons encore aujourd'hui, ces clefs, dans l'armoire de fer des archives de la France... Ah  ! puissent, dans l'armoire de fer, venir s'enfermer les clefs de toutes les bastilles du monde ! (Histoire de la révolution, t. I, p.157-158)

 

Famine en France

L'Angleterre a eu en ce siècle la poésie de la faim [E. Elliott, Cornlaws rhymes, Manchester, 1834]. Qui donnera son histoire en France ?... Terrible histoire au dernier siècle, négligée des historiens, qui ont gardé leur pitié pour les artisans de la famine... J'ai essayé d'y descendre, dans les cercles de cet enfer, guidé de proche en proche par de profonds cris de douleur. J'ai montré la terre de plus en plus stérile, à mesure que le fisc saisit, détruit le bétail, et que la terre, sans engrais, est condamnée à un jeûne perpétuel. J'ai montré comment les nobles, les exempts d'impôts se multipliant, l'impôt allait pesant sur une terre toujours plus pauvre. Je n'ai pas assez montré comment l'aliment devient, par sa rareté même, l'objet d'un trafic éminemment productif. Les profits en sont si clairs que le Roi veut aussi en être. Le monde voit avec étonnement un roi qui trafique de la vie de ses sujets, un roi qui spécule sur la disette et la mort, un roi assassin du peuple. Le famine n'est plus seulement le résultat des saisons, un phénomène naturel; ce n'est ni la pluie ni la grêle. C'est un fait d'ordre civil : on a faim de par le roi.

Le Roi, ici, c'est le système. On eut faim sous Louis XV, on a faim sous Louis XVI (Histoire de la révolution, t. I, p.183).

 

Responsabilité de l'Église

Ce qui témoigne en 89 contre l'Église d'une manière accablante, c'est l'état d'abandon complet où elle a laissé le peuple. Elle seule, depuis deux mille ans, a eu charge de l'instruire ; voilà comme elle l'a fait... Les pieuses fondations du moyen âge, quel but avaient-elles ? Quels devoirs imposaient-elles au Clergé ? Le salut des âmes, leur amélioration religieuse, l'adoucissement des mœurs, l'humanisation du peuple... Il était votre disciple, abandonné à vous seuls; maîtres, qu'avez-vous enseigné ?...

Depuis le douzième siècle, vous continuez de lui parler une langue qui n'est plus la sienne, le culte a cessé d'être un enseignement pour lui. La prédication suppléait ; peu à peu elle se tait ou parle pour les seuls riches. Vous avez négligé les pauvres, dédaigné la tourbe grossière... Grossière ? elle l'est par vous. Par vous, deux peuples existent ; celui d'en haut, à l'excès civilisé, raffiné ; celui d'en bas, rude et sauvage, bien plus isolé de l'autre qu'il ne fut dans l'origine. C'était à vous de combler l'intervalle, d'élever toujours ceux d'en bas, de faire des deux peuples un peuple... Voici la crise arrivée, et je ne vois, dans les classes dont vous vous faisiez les maîtres, nulle culture acquise, nul adoucissement de mœurs ; ce qu'ils ont, ils l'ont d'eux-mêmes, de l'instinct de la nature, de la sève qu'elle mit en nous. Le bien est d'eux, et le mal, le désordre, à qui le rapporterai-je, sinon à ceux qui répondaient de leurs âmes, et les ont abandonnées ? (Histoire de la révolution, t. I, p.219).

 

Portrait de Louis XVI

Personne ne répugnait davantage à quitter ses habitudes. Lui ôter sa chasse, sa forge et le coucher de bonne heure, le désheurer pour les repas, pour la messe, le mettre à cheval, en campagne, en faire un leste partisan, comme nous voyons Charles Ier dans le tableau de Van Dyck, ce n'était pas chose aisée. Son bon sens lui disait aussi qu'il risquait fort à se déclarer contre l'Assemblée nationale.

D'autre part, ce même attachement à ses habitudes, à ses idées d'éducation, d'enfance, l'indisposait contre la Révolution plus encore que la diminution de l'autorité royale. Il ne cacha pas son mécontentement pour la démolition de la Bastille. L'uniforme de la garde nationale, porté par ses gens, ses valets devenus lieutenants, officiers, tel musicien de la chapelle chantant la messe en capitaine, tout cela lui blessait les yeux ; il fit défendre à ses serviteurs « de paraître en sa présence avec un costume aussi déplacé».

Il était difficile de mouvoir le Roi, ni dans un sens, ni dans l'autre. En toute délibération, il était fort incertain, mais dans ses vieilles habitudes, dans ses idées acquises, invinciblement obstiné. La Reine même, qu'il aimait fort, n'y eût rien gagné par persuasion. La crainte avait encore moins d'action sur lui ; il se savait l'oint du Seigneur, inviolable et sacré : que pouvait-il craindre ? (Histoire de la révolution, t. I, p.249).

 

Portrait de Robespierre

Ce petit homme, si mûr, était le meilleur élève du collège d'Arras. Pour un si excellent sujet, on obtint sans peine de l'abbé de Saint-Waast une des bourses dont il disposait au collège de Louis-le-Grand. Il arriva donc tout seul à Paris, séparé de ses frères et sœurs, sans autre recommandation qu'un chanoine de Notre-Dame, auquel il s'attacha beaucoup. Mais rien ne lui réussissait ; le chanoine mourut bientôt. Et il apprit en même temps qu'une de ses sœurs était morte, la plus jeune et la plus aimée.

Dans ces grands murs sombres de Louis-le-Grand, tout noirs de l'ombre des Jésuites, dans ces cours profondes où le soleil apparaît si rarement, l'orphelin se promenait seul, peu en rapport avec les heureux, avec la jeunesse bruyante. Les autres, qui avaient des parents, qui, aux congés, respiraient l'air de la famille et du monde, sentaient moins la rude atteinte de cette triste éducation, qui ôte à l'âme, sa fleur, la brûle d'un hâle aride. Elle mordit profondément sur l'âme de Robespierre.

Orphelin, boursier sans protection, il lui fallait se protéger par son mérite, ses efforts, une conduite excellente. On exige d'un boursier bien plus que d'un autre. Il est tenu de réussir. Les bonnes places, les prix, qui sont la couronne des autres, sont comme un tribut du boursier, un payement qu'il fait à ses protecteurs. Position humiliée, triste et dure, qui pourtant ne paraît pas avoir altéré beaucoup le caractère de Camille Desmoulins, autre boursier du Clergé. Celui-ci était plus jeune ; Danton à peu près de l'âge de Robespierre ; il suivait les mêmes classes.

Sept ans, huit ans passent ainsi. Puis, le droit, comme tout le monde, l'étude du procureur. Il y réussit fort peu, quoique naturellement raisonneur et logicien, ami des abstractions, il ne pouvait se faire à la sophistique du barreau, aux subtilités de la chicane. Nourri de Rousseau, de Mably, des philosophes de l'époque, il ne descendait pas volontiers des généralités. Il lui fallut retourner à Arras, subir la vie de province. Lauréat de Louis-le-Grand, il fut bien reçu, eut quelque succès dans le monde, dans la littérature académique. L'académie des Rosati, qui pour prix de poésie donnait des roses, admit Robespierre. Il rimait tout comme un autre. Il concourut pour l'éloge de Gresset, et eut l'accessit ; puis pour un sujet plus grave : la réversibilité du crime, la flétrissure des parents du criminel. Tout cela faiblement écrit, d'une sentimentalité pastorale. Le jeune auteur n'en avait fait qu'une plus tendre impression sur une demoiselle du lieu. La demoiselle avait juré de n'en épouser jamais d'autre. En revenant d'un voyage, il la trouva mariée (Histoire de la révolution, t. I, p.478-479).

 

Chez les Cordeliers

Mais à quoi donc m'arrêté-je ? Arrivons aux Cordeliers.

Quelle foule ! Pourrons-nous entre ? Citoyens, un peu de place; camarades, vous voyez bien que j'amène un étranger... Le bruit est à rendre sourd; en revanche, on n'y voit guère; ces fumeuses petites lumières semblent là pour faire voir la nuit. Quel brouillard sur cette foule ! l'air est dense de voix et de cris...

Le premier coup d'œil est bizarre, inattendu. Rien de plus mêlé que cette foule, hommes bien mis, ouvriers, étudiants (parmi ces derniers, remarquez Chaumette), des prêtres même, des moines; à cette époque, plusieurs des anciens Cordeliers viennent au lieu même de leur servitude, savourer la liberté. Les gens de lettres abondent. Voyez-vous l'auteur du Philinte, Fabre d'Églantine ; cet autre, à tête noire, c'est le républicain Robert, journaliste qui vient d'épouser un journaliste, Mademoiselle Kéralio. Cette figure, si vulgaire, c'est le futur père Duchesne. A côté, l'imprimeur patriote, Momoro, l'époux de la jolie femme qui deviendra un jour la Déesse de la Raison... Cette pauvre Raison, hélas ! périra avec Lucile... Ah ! s'ils avaient tous ici connaissance de leur sort !

Mais qu'est-ce qui préside là-bas ? Ma foi, l'épouvante même... Terrible figure que ce Danton ! un cyclope ? un dieu d'en bas ?... Ce visage effroyablement brouillé de petite vérole, avec ses petits yeux obscurs, a l'air d'un ténébreux volcan... Non, ce n'est pas là un homme, c'est l'élément même du trouble; l'ivresse et le vertige y planent, la fatalité... Sombre génie, tu me fais peur ! dois-tu sauver, perdre la France ?

Voyez, il a tordu sa bouche ; toutes les vitres ont frémi.

« La parole est à Marat !»

Quoi ! c'est là Marat ? Cette chose jaune, verte d'habit, ces yeux gris jaunes, si saillants !... C'est au genre batracien qu'elle appartient à coup sûr, plutôt qu'à l'espèce humaine. De quel marais nous arrive cette choquante créature ? (Histoire de la révolution, t. I, p.499)

 

La victoire de Jemappes (1792)

Le champ de cette victoire, nous l'avons visité, plein de respect et de religion, au mois d'août 1849.

Plein de tristesse aussi, voyant ce champ nu et désert. Nul monument de la bataille, nulle tombe élevée aux morts, pas une pierre, pas le moindre signe.

La France qui, près de là, restaurait le tombeau du vieux tyran des Pays-Bas, de Charles le Téméraire, n'a pas eu une pierre pour les morts de la liberté.

Les Belges, affranchis par Jemappes, qui leur rouvrit l'Escaut, la mer et l'avenir, et qui, pour nous, commença la guerre de l'Angleterre, ‒  les Belges n'ont pas eu une pierre pour les morts de Jemappes.

Est-ce à dire que l'événement eut trop peu d'importance ?

Il y a eu de plus grandes batailles, sans doute, plus sanglantes, ou plus calculées ; nulle plus grande, comme phénomène moral.

Celle-ci, dans la foule de nos victoires, ne peut pas se confondre; elle est la victoire même qui enfanta les autres, qui engendra la Victoire au cœur de nos soldats.

Celle-ci fut le Jugement de Dieu sur la Révolution, sa solennelle épreuve, qui l'affermit elle-même dans la conviction de son droit.

Celle-ci est la victoire du peuple, non de l'armée. Il y eut une armée après la bataille; il n'y en avait pas avant (Histoire de la révolution, t. I, p.1239-1240).

 

Les Belges et la France

La Belgique, au moment même où nous la délivrâmes [1792], au moment où pour elle nous rompîmes avec l'Angleterre, devint, contre nous, un foyer d'intrigues fanatiques, une seconde Vendée, moins guerrière, mais tracassière et disputeuse, alléguant contre la liberté les droits de la liberté même.

Distinguons toutefois; n'accusons pas en masse ce peuple frère, où la France eut tant de vrais amis.

Quels étaient les vrais Belges ? Ceux qui voulaient la vie de la Belgique, qu'elle respirât librement, par l'Escaut, par Ostende et la mer. C'est là la pierre de touche, entre la vraie et la fausse Belgique. Ceux qui voulaient maintenir le pays étouffé et captif n'étaient pas les fils du pays.

Quels étaient les vrais Belges ? Ceux qui voulaient la vie de la Belgique, la tirer des mains fainéantes des moines et la restituer aux mains industrieuses, artistes, qui firent sa gloire et la feraient encore.

Quels étaient les vrais Belges ? Ceux qui abjuraient sincèrement, de cœur, le vieux péché des Pays-Bas, la tyrannie des villes, ceux qui voulaient la liberté aussi pour les campagnes, ceux qui ne mettaient pas la patrie dans la confrérie et la corporation.

Ce sont ceux-là qui appelaient la France.

Mais il se trouvait que ceux-là, justement parce qu'ils ne faisaient pas corps, n'étaient pas enrégimentés dans les confréries et les clientèles, étaient de beaucoup les plus faibles. Aux deux bouts du pays, à Liége et à Ostende, ils étaient tout le peuple ; dans toute province maritime, ils étaient en majorité. Mais, dans l'intérieur du pays, dans le Brabant surtout, ils n'étaient qu'une minorité très faible.

Nos Français entraient avec l'idée que les Belges, qui avaient déjà fait une révolution contre l'Autriche, étaient tous pour la liberté. Ils furent bien étonnés de tomber en plein moyen âge, de retrouver les moines, les capucins, et autres telles espèces déjà presque oubliées en France, de voir les vieilles confréries sous leurs drapeaux gothiques, les vieilles bourgeoisies, ignorantes, bornées, ne connaissant que le clocher, encroûtées dans leurs préjugés et leurs habitudes, dans leurs estaminets, leur bière et leur sommeil; une seule force dans tout le pays, un clergé ignorant et grossier, et néanmoins très intrigant. Ce clergé, dirigé en 90 par son Van Eupen, employant assez adroitement un Van der Noot, bavard de carrefour, avait armé le peuple contre Joseph II, qui menaçait de supprimer les moines aux Pays-Bas, comme il faisait chez lui. Joseph s'était montré meilleur Belge que tous ses prédécesseurs ; il s'efforçait d'ouvrir l'Escaut. L'Europe entière fut contre lui. Il se rabattit alors d'Anvers sur Ostende, dont il voulait faire un grand port. Les provinces intérieures, le Brabant, Malines et Bruxelles, ne lui surent nul gré de cela. Ses essais de centralisation leur furent insupportables; divisés de tout temps, ils voulurent rester divisés. Ils suivirent donc leurs prêtres, ceux-ci par un mensonge hardi, écrivirent liberté sur le drapeau du privilège (Histoire de la révolution, t. I, p.1246-1247).

 

Procès de la royauté

On ne voit pas que les rois de cette époque aient été plus mauvais rois que ceux d'avant ou d'après. Leur conduite ici révèle seulement ce qui dans tous les temps fut le fond du cœur royal, le résultat nécessaire d'une institution monstrueuse : le mépris profond de l'espèce humaine.

Tout ceci, depuis soixante ans, a éclaté de plus en plus pour l'instruction du monde. Les peuples, dès longtemps, auraient dû être avertis. Que la lumière vient lentement ! La France même, en 92, n'était pas bien sûre encore du rôle qu'elle devait prendre. La Révolution était loin de connaître sa grandeur. Elle ne savait pas elle-même son nom intime, mystérieux, qui est : le jugement des rois.

Le dirons-nous ? Elle manqua d'audace. Le jugement d'un roi était peu. Du moment qu'on avait lancé les décrets de la guerre révolutionnaire, levé l'épée contre les rois, Louis XVI n'était plus qu'un accessoire, un incident du grand procès. Il fallait donner à cette lutte le caractère d'un jugement général, faire de la guerre européenne une exécution juridique. La France était constituée, par le fait même de ces décrets, le grand juge des nations.

C'était à elle de dire : « Le droit est le droit, le même pour tous. Je juge pour toute la terre.»

« Mes griefs ne sont pas ce qui me trouble le plus. Je suis ici pour tous ces peuples mineurs, sans voix pour se plaindre, sans avocat qui les défende. Je parlerai, j'agirai en leur lieu et place. Je juge d'office pour eux.»

« Ici, Catherine d'Anhalt, aventurière allemande, qui, par surprise et par meurtre, avez volé la couronne du grand peuple russe, paraissez et répondez !... »

Un simple huissier à la porte de la Convention eût cité les rois. Et l'on n'aurait pas manqué de patriotes intrépides pour afficher la citation dans leur capitale, dans Rome, dans Vienne ou dans Moscou... Ce n'eût pas été sans pâlir, que ces orgueilleuses idoles, le matin, sortant du palais, auraient lu elles-mêmes sur leurs murs et sur leurs portes : « Vous êtes sommé de venir répondre tel jour devant Dieu et la République...» (Histoire de la révolution, t. II, p.133-34).

 

Pourquoi la Révolution a-t-elle échoué ?

Le fondateur des Jacobins, Adrien Duport, avait dit un mot de génie, qu'il suivit trop peu lui-même. A ceux qui voulaient une révolution anglaise et superficielle, il disait : « Labourez profond.»

Ce que Saint-Just a dit aussi sous cette forme grave et mélancolique : « Ceux qui font les révolutions à demi ne font que creuser leurs tombeaux.»

Ce mot s'applique non seulement à tous les révolutionnaires artistes, mais aussi aux deux partis raisonneurs :

Aux Girondins, à Vergniaud, à Madame Roland ; Aux Jacobins, à Robespierre, à Saint-Just lui-même.

Girondins et Jacobins, ils furent également des logiciens politiques, plus ou moins conséquents, plus ou moins avancés. Peu différents de principes, ils marquent des degrés sur une ligne unique, dont ils ne s'écartent guère ; ils forment comme l'échelle de la révolution politique.

Le plus avancé, Saint-Just, n'ose toucher ni la religion, ni l'éducation, ni le fond même des doctrines sociales ; on entrevoit à peine ce qu'il pense de la propriété.

Que cette révolution, politique et superficielle, allât un peu plus ou un peu moins loin, qu'elle courût plus ou moins vite sur le rail unique où elle se précipitait, elle devait s'abîmer.

Pourquoi ? Parce qu'elle n'était soutenue ni de droite ni de gauche, parce qu'elle n'avait ni sa base ferme en dessous, ni, de côté, ses appuis, ses contreforts naturels.

Il lui manquait, pour l'assurer, la révolution religieuse, la révolution sociale, où elle eût trouvé son soutien, sa force et sa profondeur.

C'est une loi de la vie : elle baisse si elle n'augmente.

La Révolution n'augmentait pas le patrimoine d'idées vitales que lui avait léguées la philosophie du siècle. Elle réalisait en institutions une partie de ces idées, mais elle y ajoutait peu. Féconde en lois, stérile en dogmes, elle ne contentait pas l'éternelle faim de l'âme humaine, toujours affamée, altérée de Dieu (Histoire de la révolution, t. II, p.622-623).

 

Calendrier républicain

Il ne serait pas facile, en travaillant bien, de rien trouver de plus absurde que notre calendrier. Les nations antiques commençaient l'année à une époque ou astronomique ou historique, à telle saison, à tel événement national. Notre Ier janvier n'est ni l'un ni l'autre. Les noms des mois n'ont aucun sens, ou un sens faux, comme octobre pour dire le dixième mois. Les noms des jours de la semaine ne rappellent que les sottises de l'astrologie. Pour la longueur de l'année, l'erreur julienne, corrigée par l'erreur grégorienne, n'offrait encore qu'un à peu près qui devait de plus en plus devenir sensible. Le ciel, pour la première fois, fut sérieusement interrogé.

L'ère fut historique et astronomique à la fois.

Historique. Non plus l'ère chrétienne, rappelée par la fête variable de Pâques, ‒  mais l'ère française, fixée à un jour précis, à un événement daté et certain : la fondation de la République française, premier fondement jeté de la République du monde.

Traduisons ces mots : l'ère de justice, de vérité, de raison.

Et encore : l'époque sacrée, où l'homme devint majeur, l'ère de la majorité humaine.

Les successeurs d'Alexandre, suivant la tradition de l'Égypte, et suivis eux-mêmes de tout l'Orient, avaient fait commencer l'année à l'équinoxe d'automne. En prenant cette ère, la République ouvrait l'année comme le doit un peuple agricole, au moment où la vendange ferme le cercle des travaux, où les semailles d'octobre, qui confient le blé à la terre, commencent la carrière nouvelle. Moment plein de gravité où l'homme croise un instant les bras, revoit la terre qui se dépouille de son vêtement annuel, la regarde avant de mettre dans son sein le dépôt de l'avenir.

La Révolution française, le grand semeur du monde, qui mit son blé dans la terre, n'en profita pas elle-même ; préparant de loin la moisson à nous, enfants de sa pensée, la Révolution dut prendre cette ère annuelle. Qu'une partie ait péri, tombant sur la pierre, une autre mangée des oiseaux du ciel, n'importe ! le reste viendra... Soyez béni, grand semeur ! (Histoire de la révolution, t. II, p.632-633).

 

Illuminations initiales

Cette œuvre laborieuse d'environ quarante ans fut conçue d'un moment, de l'éclair de Juillet. dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j'aperçus la France.

Ella avait des annales, et non point une histoire ; des hommes éminents l'avaient étudiée surtout au point de vue politique. Nul n'avait pénétré dans l'infini détail des développements divers de son activité (religieuse, économique, artistique, etc.). Nul ne l'avait embrassée du regard dans l'unité vivante des éléments naturels et géographiques qui l'ont constituée. Le premier je la vis comme une âme et une personne.

...

J'entrai par Louis XI aux siècles monarchiques. J'allais m'y engager quand un hasard me fit bien réfléchir. Un jour, passant à Reims, je vis en grand détail la magnifique cathédrale, la splendide église du Sacre.

La corniche inférieure où l'on peut circuler dans l'église à 80 pieds de hauteur, la fait voir ravissante, de richesse fleurie, d'un alléluia permanent. Dans l'immensité vide on croit toujours entendre la grande clameur officielle, ce qu'on disait la voix du peuple. On croit voir aux fenêtres les oiseaux qu'on lâchait, quand le clergé, oignant le roi, faisait le pacte du trône et de l'église. Ressortant au-dehors sur les voûtes dans la vue immense qui embrasse toute la Champagne, j'arrivai au dernier petit clocher, juste au-dessus du chœur. Là un spectacle étrange m'étonna fort. La ronde tour avait une guirlande de suppliciés. Tel a la corde au cou. Tel a perdu l'oreille. Les mutilés y sont plus tristes que les morts. Combien ils ont raison ! quel effrayant contraste ! Quoi ! l'église des fêtes, cette mariée, pour collier de noces, a pris ce lugubre ornement ! Ce pilori du peuple est placé au-dessus de l'autel. Mais ses pleurs n'ont-ils pu, à travers les voûtes, tomber sur la tête de rois ! Onction redoutable de la Révolution, de la colère de Dieu ! « Je ne comprendrai pas les siècles monarchiques, si d'abord, avant tout, je n'établis en moi l'âme et la foi du peuple.» Je m'adressai cela, et, après Louis XI, j'écrivis la Révolution (1845-1853) (Histoire de France, Préface de 1869, Œuvres complètes, t. IV, p.11; 25-26).

 

Charlemagne et la Renaissance carolingienne

C'est dans son palais d'Aix qu'il fallait voir Charlemagne. Ce restaurateur de l'empire d'Occident avait dépouillé Ravenne de ses marbres les plus précieux pour orner sa Rome barbare. Actif dans son repos même, il y étudiait sous Pierre de Pise, sous le Saxon Alcuin, la grammaire, la rhétorique, l'astronomie ; il apprenait à écrire, chose fort rare alors. Il se piquait de bien chanter au lutrin, et remarquait impitoyablement les clercs qui s'acquittaient mal de cet office. Il trouvait encore du temps pour observer ceux qui entraient ou qui sortaient de la demeure impériale. Des jalousies avaient été pratiquées à cet effet dans les galeries élevées du palais d'Aix-la-chapelle. La nuit il se levait fort régulièrement pour les mâtines. Haute taille, tête ronde, gros col, nez long, ventre un peu fort, petite voix, tel est le portrait de Charles dans l'historien contemporain. Au contraire, sa femme Hildegarde avait une voix forte ; Fastrade qu'il épousa ensuite exerçait sur lui une domination virile. Il eut pourtant bien des maîtresses, et fut marié cinq fois; mais à la mort de sa cinquième femme, il ne se remaria plus et se choisit quatre concubines dont il se contenta désormais. Le Salomon des Francs eut six fils et huit filles, celles-ci fort belles et fort légères. On assure qu'il les aimait fort, et ne voulut jamais les marier. C'était plaisir de les voir cavalcader derrière lui dans ses guerres et dans ses voyages.

La gloire religieuse et littéraire du règne de Charlemagne tient, nous l'avons dit, à trois étrangers. Le Saxon Alcuin et l'Ecossais Clément fondèrent l'école palatine, modèle de toutes les autres qui s'élevèrent ensuite. Le Goth Benoît d'Aniane, fils du comte de Maguelonne, réforma les monastères, en détruisant les diversités introduites par saint Colomban et les missionnaires irlandais du VIIe siècle. Il imposa à tous les moines de l'Empire la règle de saint Benoît. Combien cette réforme minutieuse et pédantesque fut inférieure à l'institution première, c'est ce que M. Guizot a très bien montré. Non moins pédantesque et inféconde fut la tentative de réforme littéraire dirigée surtout par Alcuin ; on sait que les principaux conseillers de Charlemagne avaient formé une sorte d'académie, où il siégeait lui-même sous le nom du roi David ; les autres s'appelaient Homère, Horace, etc. Malgré ces noms pompeux, quelques poésies du Goth italien Théodulphe, évêque d'Orléans, quelques lettres de Leidrade, archevêque de Lyon, méritent peut-être seules quelque attention ; pour le reste, c'est la volonté qu'il faut louer, c'est l'effort de rétablir l'unité de l'enseignement dans l'Empire (Histoire de France, Livre II, Œuvres complètes, t. V, p.284-286).

 

Tableau de la France

Le vrai point de départ de notre histoire doit être une division politique, formée d'après sa division physique et naturelle. L'histoire est d'abord toute géographique. Nous ne pouvons raconter l'époque féodale ou provinciale (ce dernier nom la désigne aussi bien), sans avoir caractérisé chacune des provinces. Mais il ne suffit pas de tracer la forme géographique de ces diverses contrées, c'est surtout par leurs fruits qu'elles s'expliquent, je veux dire par les hommes et les événements que doit offrir leur histoire. Du point où nous nous plaçons, nous prédirons ce que chacune d'elles doit faire et produire, nous leur marquerons leur destinée, nous les doterons à leur berceau.

Et d'abord contemplons l'ensemble de la France, pour la voir se diviser d'elle-même.

...

Les bassins du Rhône et de la Garonne, malgré leur importance, ne sont que secondaires. La vie forte est au nord. Là s'est opéré le grand mouvement des nations. L'écoulement des races a eu lieu de l'Allemagne à la France dans les temps anciens. La grande lutte politique des temps modernes est entre la France et l'Angleterre. Ces deux peuples sont placés front à front comme pour se heurter ; les deux contrées, dans leurs parties principales, offrent deux pentes en face l'une de l'autre ; ou si l'on veut, c'est une seule vallée dont la Manche est le fond. Ici la Seine et Paris ; là Londres et la Tamise. Mais l'Angleterre présente à la France sa partie germanique ; elle retient derrière elle les Celtes de Galles, d'Ecosse et d'Irlande. La France au contraire, adossée à ses provinces de langue germanique (Lorraine et Alsace), oppose un front celtique à l'Angleterre. Chaque pays se montre à l'autre par ce qu'il a de plus hostile.

L'Allemagne n'est point opposée à la France, elle lui est plutôt parallèle. Le Rhin, l'Elbe, l'Oder vont aux mers du Nord, comme la Meuse et l'Escaut. La France allemande sympathise d'ailleurs avec l'Allemagne, sa mère. Pour la France romaine et ibérienne, quelle que soit la splendeur de Marseille et de Bordeaux, elle ne regarde que le vieux monde de l'Afrique et de l'Italie, et d'autre part le vague Océan. Le mur des Pyrénées nous sépare de l'Espagne, plus que la mer ne la sépare elle-même de l'Afrique (Histoire de France, Livre III, Œuvres complètes, t. IV, p.331-332).

 

Vie des archives

Pour moi, lorsque j'entrai la première fois dans ces catacombes manuscrites, dans cette nécropole des monuments nationaux, j'aurais dit volontiers, comme cet Allemand entrant au monastère de Saint-Vannes : Voici l'habitation que j'ai choisie et mon repos aux siècles des siècles !

Toutefois je ne tardai pas à m'apercevoir dans le silence apparent de ces galeries, qu'il y avait un mouvement, un murmure qui n'était pas de la mort. Ces papiers, ces parchemins laissés là depuis longtemps ne demandaient pas mieux que de revenir au jour. Ces papiers ne sont pas des papiers, mais des vies d'hommes, de provinces, de peuples. D'abord, les familles et les fiefs, blasonnés dans leur poussière, réclamaient contre l'oubli. Les provinces se soulevaient, alléguant qu'à tort la centralisation avait cru les anéantir. Les ordonnances de nos rois prétendaient ne pas avoir été effacées par la multitudes des lois modernes. Si on eût voulu les écouter tous, comme disait ce fossoyeur au champ de bataille, il n'y en aurait pas eu un de mort. Tous vivaient et parlaient, ils entouraient l'auteur d'une armée à cent langues que faisait taire rudement la grande voix de la République et de l'Empire.

Doucement, messieurs les morts, procédons par ordre, s'il vous plaît. Tous vous avez droit sur l'histoire. L'individuel est beau comme individuel, le général comme général. Le Fief a raison, la Monarchie davantage, encore plus la République !... La province doit revivre ; l'ancienne diversité de la France sera caractérisée par une forte géographie. Elle doit reparaître, mais à condition de permettre que, la diversité s'effaçant peu à peu, l'identification du pays succède à son tour. Revive la monarchie, revive la France ! Qu'un grand essai de classification serve une fois de fil en ce chaos. Une telle systématisation servira, quoique imparfaite. Dût la tête s'emboîter mal aux épaules, la jambe s'agencer mal à la cuisse, c'est quelque chose de revivre.

Et à mesure que je soufflais sur leur poussière, je les voyais se soulever. Ils tiraient du sépulcre qui la main, qui la tête, comme dans le Jugement dernier de Michel-Ange, ou dans la Danse des morts. Cette danse galvanique qu'ils menaient autour de moi, j'ai essayé de la reproduire en ce livre (Histoire de France, Livre IV, Œuvres complètes, t. IV, p.613-614).

 

Souffrances des paysans pendant la guerre de Cent-ans

Nous l'avons déjà dit. Dans cette guerre chevaleresque que se faisaient à armes courtoises les nobles de France et d'Angleterre, il n'y avait au fond qu'un ennemi, une victime des maux de la guerre ; c'était le paysan. Avant la guerre, celui-ci s'était épuisé pour fournir aux magnificences des seigneurs, pour payer ces belles armes, ces écussons émaillés, ces riches bannières qui se firent prendre à Crécy et à Poitiers. Après, qui paya la rançon ? ce fut encore le paysan.

Les prisonniers, relâchés sur parole, vinrent sur leurs terres, ramasser vitement les sommes monstrueuses qu'ils avaient promises sans marchander sur le champ de bataille. Le bien du paysan n'était pas long à inventorier. Maigres bestiaux, misérables attelages, charrue, charrette, et quelques ferrailles. De mobilier, il n'y en avait point. Nulle réserve, sauf un peu de grain pour semer. Cela pris et vendu, que restait-il sur quoi le seigneur eût recours ? le corps, la peau du pauvre diable. On tâchait encore d'en tirer quelque chose. Apparemment, le rustre avait quelque cachette où il enfouissait. Pour le lui faire dire, on le travaillait rudement. On lui chauffait les pieds. On n'y plaignait [donner de manière insuffisante] ni le fer ni le feu.

Il n'y a plus guère de châteaux ; les édits de Richelieu, la Révolution, y ont pourvu. Toutefois maintenant encore, lorsque nous cheminons sous les murs de Taillebourg ou de Tancarville, lorsqu'au fond des Ardennes, dans la gorge de Montcornet, nous envisageons sur nos têtes l'oblique et louche fenêtre qui nous regarde passer, la cœur se serre, nous ressentons quelque chose des souffrances de ceux qui, tant de siècles durant, ont langui au pied de ces tours. Il n'est même pas besoin pour cela que nous ayons lu les vieilles histoires. Les âmes de nos pères vibrent encore en nous pour des douleurs oubliées, à peu près comme le blessé souffre à la main qu'il n'a plus (Histoire de France, Livre VI, Œuvres complètes, t. V, p.224).

 

Charles d'Orléans, prisonnier des Anglais après la bataille d'Azincourt (1415)

J'y ajouterais pourtant volontiers des vers charmants, pleins de bonté et de douceur d'âme, que le duc d'Orléans, prisonnier vingt-cinq ans en Angleterre, adresse en partant à une famille anglaise qui l'avait gardé. Sa captivité dura presque autant que sa vie. Tant que les Anglais purent croire qu'il avait chance d'arriver au trône, ils ne voulurent jamais lui permettre de se racheter. Placé d'abord dans le château de Windsor avec ses compagnons, il en fut bientôt séparé pour être renfermé dans la prison de Pomfret, sombre et sinistre prison, qui n'avait pas coutume de rendre ceux qu'elle recevait; témoin Richard II.

Il y passa de longues années, traité honorablement, sévèrement, sans compagnie, sans distraction ; tout au plus la chasse au faucon, chasse de dames, qui se faisait ordinairement à pied, et presque sans changer de place. C'était un triste amusement dans ce pays d'ennui et de brouillard, où il ne faut pas moins que toutes les agitations de la vie sociale et les plus violents exercices, pour faire oublier la monotonie d'un sol sans accident, d'un climat sans saison, d'un ciel sans soleil. Mais les Anglais eurent beau faire, il y eut toujours un rayon du soleil de France dans cette tour de Pomfret. Les chansons les plus françaises que nous ayons y furent écrites par Charles d'Orléans. Notre Béranger du XVe siècle, tenu si longtemps en cage, n'en chanta que mieux.

C'est un Béranger un peu faible, peut-être ; toujours bienveillant, aimable, gracieux ; une douce gaieté qui ne passe jamais le sourire ; et ce sourire est près des larmes. On dirait que c'est pour cela que ces pièces sont si petites ; souvent il s'arrête à temps, sentant les larmes venir... Viennent-elles, elles ne durent guère, pas plus qu'une ondée d'avril.

Le plus souvent c'est, en effet, le chant d'avril et d'alouette. La voix n'est ni forte, ni soutenue, ni profondément passionnée. C'est l'alouette, rien de plus. Ce n'est pas le rossignol (Histoire de France, Livre IX, Œuvres complètes, t. V, p.426-428).

 

« Liège et Dinant, notre brave petite France de Meuse »

J'ai dit avec quelle impatience, quelle âpreté, Louis XI, dès son avènement, avait saisi de gré ou de force le fil des affaires de Liège. Il les avait trouvées en pleine révolution, et cette révolution terrible, où la vie et la mort d'un peuple étaient en jeu, il l'avait prise en mains, comme tout autre instrument politique, comme simple moyen d'amuser l'ennemi.

Il m'en coûte de m'arrêter ici. Mais l'historien de la France doit au peuple qui la servit tant, de sa vie et de sa mort, de dire une fois ce que fut ce peuple, de lui restituer (s'il pouvait !) sa vie historique. Ce peuple au reste, c'était la France encore, c'était nous-mêmes. Le sang versé, ce fut notre sang.

Liège et Dinant, notre brave petite France de Meuse, aventurée si loin de nous dans ces rudes Marches d'Allemagne, serrée et étouffée dans un cercle ennemi de princes d'Empire, regardait toujours vers la France. On avait beau dire à Liège qu'elle était allemande et du cercle de Westphalie, elle n'en voulait rien croire. Elle laissait sa Meuse descendre aux Pays-Bas; elle, sa tendance était de remonter. Outre la communauté de langue et d'esprit, il y avait sans doute à cela un autre intérêt, et non moins puissant, c'est que Liège et Dinant trafiquaient avec la haute Meuse, avec nos provinces du Nord ; elles y trouvaient sans doute meilleur débit de leurs fers et de leurs cuivres, de leur taillanderie et dinanderie, qu'elles n'auraient eu dans les pays allemands, qui furent toujours des pays de mines et de forges. Un mot d'explication.

La fortune de l'industrie et du commerce de Liège date du temps où la France commença d'acheter. Lorsque nos rois mirent fin peu à peu à la vieille misère des guerres privées et pacifièrent les campagnes, l'homme de la glèbe, qui jusque là vivait, comme le lièvre, entre deux sillons, hasarda de bâtir ; il se bâtit un âtre, inaugura la crémaillère, à laquelle il pendit un pot, une marmite de fer, comme les colporteurs les apportaient des forges de Meuse. L'ambition croissant, la femme économisant quelque monnaie à l'insu du mari, il arrivait parfois qu'un matin les enfants admiraient dans la cheminée une marmite d'or, un de ces brillants chaudrons, tels qu'on les battait à Dinant.

Ce pot, ce chaudron héréditaire, qui pendant de longs âges avaient fait l'honneur du foyer, n'étaient guère moins sacrés que lui, moins chers à la famille. Une alarme venant, le paysan laissait piller, brûler le reste ; il emportait son pot, comme Enée ses dieux. Le pot semblait constituer la famille dans nos vieilles coutumes ; ceux-là sont réputés parents qui vivent «à un pain et à un pot ».

Ceux qui forgeaient ce pot ne pouvaient manquer d'être tout au moins les cousins de France. Ils le prouvèrent lorsque, dans nos affreuses guerres anglaises, tant de pauvres Français affamés s'enfuirent dans les Ardennes et qu'ils trouvèrent au pays de Liège un bon accueil, un cœur fraternel.

Quoi de plus français que ce pays wallon ? Il faut bien qu'il en soit ainsi, pour que là justement, au plus rude combat des races et des langues, parmi le bruit des forges, des mineurs et des armuriers, éclate en son charme si pur, notre vieux génie mélodique. Sans parler de Grétry, de Méhul, dès le XVe siècle, les maîtres de la mélodie ont été les enfants de chœur de Mons ou de Nivelle (Histoire de France, Livre XV, Œuvres complètes, t. VI, p.298-299).

 

Déclin et mort du moyen âge

L'état bizarre et monstrueux, prodigieusement artificiel, qui fut celui du Moyen Age, n'a d'argument en sa faveur que son extrême durée, sa résistance obstinée au retour de la nature.

Mais n'est-elle pas naturelle, dira-t-on, une chose qui, ébranlée, arrachée, revient toujours ? La féodalité, voyez comme elle tient dans la terre. Elle semble mourir au treizième siècle, pour refleurir au quatorzième. Même au seizième siècle encore, la Ligue nous en refait une ombre, que continuera la noblesse jusqu'à la Révolution. Et le clergé, c'est bien pis. Nul coup n'y sert, nulle attaque ne peut en venir à bout. Frappé par le temps, la critique et le progrès des idées, il repousse toujours en dessous par la force de l'éducation et des habitudes. Ainsi dure le Moyen Age, d'autant plus difficile à tuer qu'il est mort depuis longtemps. Pour être tué, il faut vivre.

Que de fois il a fini !

Il finissait dès le douzième siècle, lorsque la poésie laïque opposa à la légende une trentaine d'épopées; lorsque Abaillard, ouvrant les écoles de Paris, hasarda le premier essai de critique et de bon sens.

Il finit au treizième siècle, quand un hardi mysticisme, dépassant la critique même, déclare qu'à l'Evangile historique succède l'Evangile éternel et le Saint-Esprit à Jésus.

Il finit au quatorzième, quand un laïque, s'emparant des trois mondes, les enclot dans sa Comédie, humanise, transfigure et ferme le royaume de la vision.

Et définitivement, le Moyen Age agonise aux quinzième et seizième siècles, quand l'imprimerie, l'Antiquité, l'Amérique, l'Orient, le vrai système du monde, ces foudroyantes lumières, convergent leurs rayons sur lui.

Que conclure de cette durée ? Toute grande institution, tout système une fois régnant et mêlé à la vie du monde, dure, résiste, meurt très longtemps. Le paganisme défaillait dès le temps de Cicéron, et il traîne encore au temps de Julien et au delà de Théodose.

Que le greffier date la mort du jour où les pompes funèbres mettront le corps dans la terre, l'historien date la mort du jour où le vieillard perd l'activité productive.

Entrez dans une bibliothèque, demandez les Acta sanctorum de Mabillon, le grand recueil qui a reçu siècle par siècle, couche par couche, l'alluvion successive de l'invention populaire, l'histoire de ces milliers de saints qui, selon le temps, les nuances enfantines de la piété barbare, ont donné à chaque pays le Dieu du lieu, le Christ local. Tout finit au douzième siècle ; le livre se ferme ; cette féconde efflorescence, qui semblait intarissable, tarit tout à coup (Histoire de France au seizième siècle, Renaissance, Œuvres complètes, t. VII, p.52-53).

 

Martyrs protestants

Ces héros de calme et de force, d'apparente insensibilité, sont innombrables dans les riches martyrologes de Crespin, de Bèze, de Fox, etc ; mais j'aime mieux encore ceux qui ont été sensibles, ceux qui traversèrent vainqueurs les grandes épreuves morales, non moins douloureuses que celles du corps. Homme, je cherche des hommes, et je les vois tels à leurs pleurs. La plupart n'étaient pas des individus isolés ; c'étaient des hommes complets, des familles ; ils étaient maris et pères. Aux portes de leurs prisons priaient leurs femmes et leurs enfants. Je ne connais pas de plus saints monuments dans toute l'histoire du monde que les lettres simples, graves et pathétiques qu'ils écrivent à leurs femmes du fond des cachots. C'est là qu'il faut voir ce qu'est la sainteté du mariage et la force de l'amour en Dieu. Nulle idée plus que la glorification du mariage ne fut portée haut, enseignée, défendue par la Réforme. Plus d'un martyr y mit sa vie. Un augustin marié, Henri Flameng, avait sa grâce s'il eût voulu dire que sa femme était une concubine. Il refusa, mourut pour elle, soutint son honneur au milieu des flammes, la laissa légitime épouse et veuve glorifiée d'un martyr (Histoire de France au seizième siècle, Guerres de religion, Œuvres complètes, t. VIII, p.101)

 

Portrait de Ronsard

Au faux Achille [Henri II] un faux Homère, au faux César un faux Virgile. Pour chanter dignement la prochaine conquête du monde, il fallait un grand poète, un immense génie. On en forgea un tout exprès.

L'universel faiseur, le jeune cardinal de Lorraine, à qui rien n'était impossible, y eut, je crois, bonne part. Dans une de ses tours du château de Meudon, ce protecteur des lettres logeait un maniaque, enragé de travail, de frénétique orgueil, le capitaine Ronsard, ex-page de la maison de Guise. Cet homme, cloué là et se rongeant les ongles, le nez sur ses livres latins, arrachant des griffes et des dents les lambeaux de l'Antiquité, rimait le jour, la nuit, sans lâcher prise. Jeune encore, mais devenu sourd, d'autant plus solitaire, il poursuivait la muse de son brutal amour. Gentilhomme et soldat, il n'était pas fait pour attendre, ménager son caprice; de haute lutte, il la violait. Il frappait comme un sourd sur la pauvre langue française. Il y a laissé trace ; grâce à lui, cent choses naïves de liberté charmante, de génie, de divine enfance, qu'elle a encore dans Rabelais, en ont été biffées, effacées pour toujours. Et il n'y a pas eu de remède. A tels côtés ingrats, noblement secs, que toute l'Europe justement lui reproche, il n'est que trop facile à voir que cette langue des gens d'esprit a passé par les mains des sots.

La France, par cet homme, est restée condamnée à perpétuité au style soutenu.

Il est bien entendu que celui qui exerce une si grande influence, tant maladroit, gauche et baroque qu'il ait été, eut quelque chose en lui. Celui-ci avait en effet une flamme, une volonté indomptable, héroïque. Et c'est justement cette volonté terrible qui, n'étant pas aidée de génie, lui fit faire ces cruels efforts, et pratiquer sur notre langue de si barbares opérations (Histoire de France au seizième siècle, Guerres de religion, Œuvres complètes, t. VIII, p.117).

 

L'éducation jésuite

Au contraire, les collèges de Jésuites ne suffisent plus à recevoir les enfants. Leur enseignement automatique, leur industrieuse mécanisation des humanités qui les rend si peu vitales, a des résultats subits. Nombre d'hommes de mérite, médiocres, mais laborieux, qui se trouvent parmi eux, appliquent cette méthode avec bonne foi, sérieux, avec un zèle extraordinaire. Les succès sont tels, que les protestants eux-mêmes leur confient souvent leurs enfants. En moins de rien vous verrez leurs écoliers, Cicérons improvisés, faire la stupeur de leurs parents ; ils jasent, ils latinisent, ils scandent, docteurs à quinze ans, et sots à jamais.

La machine d'éducation s'organisa sur l'Europe dans des proportions immenses. En Allemagne, de 1550 à 1570. On eût cru qu'après Ferdinand, qui fonda leur premier collège, ils iraient plus lentement. Son fils les favorisa peu. Mais les filles de ce fils, en revanche, leur appartinrent et répandirent les Jésuites au fond même du Tyrol et dans toute l'Allemagne du Midi. Ils purent, cinquante ans d'avance, jeter les bases profondes de leur œuvre capitale, la guerre de Trente Ans.

En France, plus contestés, mal vus par les parlements, attaqués par les gallicans, ils eurent cependant une action plus directe encore, et par l'intrigue, et par l'enseignement (Histoire de France au seizième siècle, La Ligue et Henri IV, Œuvres complètes, t. VIII, p.322-323).

 

Triste XVIIe siècle

En résumé, ce siècle, même à sa bonne époque, dans ses vigoureux commencements jusqu'à Pascal, manque du haut et fécond caractère qui marqua le XVIe siècle à son aurore. Je parle de l'espoir, du signe décisif où le héros se reconnaît, la joie.

J'en ai parlé fortement pour Luther, qui, parmi ses tempêtes, offre pourtant ce signe, la grande joie révolutionnaire, destructive et féconde, et la charmante joie des enfants.

J'en ai parlé pour le sublime fou de la Renaissance, l'engendreur du Gargantua, qu'on range avec les fantaisistes, et qui, tout au contraire, eut la conception première du monde positif, du monde vrai de la Foi profonde, identique à la science.

Je ne vois au XVIIe siècle que deux hommes gais, Galilée et Gustave-Adolphe.

Galileo Galilei, fils du musicien qui trouva l'opéra, et musicien lui-même, élève des grands anatomistes de Padoue, qui lui apprirent à fond le mépris de l'autorité, professait les mathématiques. En littérature, son livre, c'était l'Arioste; il laissait là le Tasse et les pleureurs.

Deux choses un matin lui tombent dans les mains, un gros livre d'Allemagne et un joujou de Hollande. Le livre, c'était l'Astronomia nova de Keppler (1609), et le joujou, c'était un essai amusant pour grossir les objets avec un verre double.

Keppler avait trouvé les mouvements des planètes, affermi Copernic et pressenti Newton. Galilée, au moyen de l'instrument nouveau qu'il organise, suit la voie de Keppler, et, derrière ses planètes, il voit la profondeur des cieux (1610).

Foudroyé et ravi, saisi d'un rire divin, il communique au monde la joie de sa découverte. Il en fait un journal : Messager des étoiles.

Puis les célèbres dialogues. Nulle pompe, nulle emphase ; la grâce de Voltaire et le style le plus enjoué.

Voilà la vraie grandeur.

Nous la trouvons la même dans le maître de l'art militaire, Gustave-Adolphe, créateur de la guerre moderne. Si l'on veut croire ce qu'il disait, qu'il l'apprit d'un Français, il restera du moins le héros qui la démontra.

Vrai héros et grand cœur, dont ses ennemis, terrassés, ne bénirent pas moins la douceur et l'inaltérable clémence.

Ce qui étonnait le plus en lui, c'était surtout son étonnante sérénité, son sourire en pleine bataille. La conception du bon Pantagruel, du géant qui voit de haut les choses humaines, semblait s'être réalisée dans ce véritable guerrier. Il n'eut ni le génie morose de notre Coligny, ni le froid sérieux du Taciturne, ni l'âpreté farouche du prince Maurice. Tout au contraire, une humeur gaie, des traits de bonhomie héroïque.

Cet enjouement de Galilée et de Gustave-Adolphe, des deux hommes vraiment supérieurs, est un trait fort spécial, fort étranger au temps, et qui n'y a nulle influence. Le temps est sec, triste et sombre (Histoire de France au dix-septième siècle, Richelieu et la Fronde, Œuvres complètes, t. IX, p.287-288).


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