MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
[Introduction]
[La Grèce et Rome] [Le moyen-âge] [Du XVe au XVIIIe siècle] [Le XIXe siècle] [Le XXe siècle]
Historiographie
du XVe au XVIIIe siècle
Guichardin (1483-1540)
L’AUTEUR
La
vie de Guichardin est assez mouvementée, intimement liée à l’histoire de
l’Italie en ce début du XVIe siècle, faite de combats où s’entremêlent les grandes
cités, Florence, Venise, Milan…, le pape, l’empereur germanique, les rois de
France, d’Espagne, les Suisses etc. Le futur historien n’est pas qu’un témoin
de toute cette agitation, il y joue un rôle important.
François
Guichardin est né à Florence, dans une grande famille, en 1483, une bonne
dizaine d’années, donc, après
Machiavel. Il entame
sur place des études de droit qu’il poursuit à Ferrare, puis à Padoue et, en
1505, s’installe comme avocat dans sa ville natale. Il commence aussi à écrire,
des « mémoires de famille »,
et des « histoires de Florence » de 1378 à 1509. Dans les deux cas,
l’auteur ne manque pas de souligner le rôle de ses ancêtres dans la conduite
des affaires publiques de la cité. En 1511, à moins de trente ans, il obtient
un premier poste officiel, et d’importance : il est envoyé comme
ambassadeur en Espagne, auprès de Ferdinand le Catholique. Mission
délicate : le pape Jules II et Ferdinand veulent chasser d’Italie les
Français ; restés alliés des envahisseurs, les Florentins ne voudraient
pas que le roi d’Espagne leur en tienne rigueur et comptent sur leur
ambassadeur pour lui expliquer cette attitude. Mais la mission est enrichissante :
Guichardin s’initie, par la pratique, aux problèmes politiques et diplomatiques,
et commence à noter ses réflexions sur le sujet dans ses
Ricordi. La sainte ligue de Jules II va l’emporter. Louis XII doit
abandonner le Milanais ; à Florence, les Médicis, chassés de la ville lors
de l’invasion de l’Italie par Charles VIII (1494), reviennent au pouvoir. Guichardin, de retour
dans sa patrie, y occupe des postes en vue, tout en reprenant son métier
d’avocat.
En
1516, Guichardin entre au service du nouveau pape, de la famille Médicis, Léon
X. Cette première période de missions dans les États pontificaux durera
jusqu’en 1527. Léon X a nommé Guichardin en Romagne, gouverneur de Modène et de
Reggio. Il s’y montre sévère, efficace et trouve dans cette région l’occasion
de montrer aussi ses talents militaires : en 1521, il défend
victorieusement Parme contre les troupes de François Ier. C’est à cette époque également
qu’il noue des liens d’amitié avec Machiavel.
Léon
X meurt en 1521. Lui succède Adrien VI qui prive Guichardin de la plupart de
ses charges. Mais le règne de ce pape issu des Pays-Bas est très court. En
1523, c’est de nouveau un Médicis qui
coiffe la tiare, Clément VII, avec lequel Guichardin a d‘excellentes relations.
Il accède alors à de très hautes
charges : il est nommé président de la province de Romagne et,
lorsqu’éclate la guerre de la ligue de Cognac (Rome, Florence, Venise et la
France) contre Charles Quint (1526), lieutenant général des troupes
pontificales. Guichardin était convaincu de la nécessité de cette guerre contre
l’empereur ‒ la liberté de l’Italie était à ce prix ‒ et
avait fortement encouragé le pape en ce sens. Il participe maintenant aux opérations
qui tournent mal et aboutissent, comme on sait, à la prise de Rome par les
Espagnols en mai 1527. Les années suivantes sont particulièrement agitées pour
Guichardin qui, rentré à Florence, participe modérément à la vie politique
locale mais y connaît aussi des déboires, est même traîné en justice et condamné.
Il ne retrouvera de poste en vue qu’en 1531 lorsqu’il est nommé gouverneur de
Bologne où vont se dérouler d’importantes négociations entre le pape et Charles
Quint : il est à la tête de la délégation pontificale.
Clément
VII meurt en 1534, remplacé par le cardinal Alexandre Farnèse, Paul III.
Celui-ci se méfie des collaborateurs de son prédécesseur Médicis. Guichardin
quitte Bologne, revient à Florence où on lui confie encore certaines missions
mais, en 1538, il met un terme à sa vie publique pour se consacrer à la
rédaction de son Histoire d’Italie,
commencée trois ans plus tôt. Il meurt en mai 1540.
LES ŒUVRES HISTORIQUES
Guichardin
s’occupe d’histoire à trois reprises au cours de son existence, quand ses
activités publiques lui en laissent le loisir.
I. ‒
Très jeune, dans les années 1506-1508, avant donc d’entamer sa carrière
politique, il compose des « mémoires de famille » qui s’arrêtent en
1492-93, à la veille de l’invasion de l’Italie par les Français. A la même
époque, élargissant son champ de vision, il passe à l’histoire locale. Les Storie fiorentine racontent l’histoire
de la cité entre 1378 et 1509. Dans son Histoire
de l’historiographie moderne (Paris, 1914, p. 88) ; E. Fueter insiste
sur la rupture avec le style humaniste de l’histoire dont témoigne ce
texte : absence d’introduction, de discours d’apparat, langage sans
apprêt. J.-L. Fournel, pour sa part, s’intéresse au fond plutôt qu’à la forme.
Il souligne la profondeur de l’analyse des événements dont l’auteur fait déjà
preuve dans cette œuvre de jeunesse. Guichardin a compris que l’entrée des
troupes de Charles VIII dans la péninsule constitue une étape décisive dans
l’histoire récente de l’Italie, qu’elle n’a pas seulement entraîné des combats
et des destructions mais un bouleversement dans l’art même de gouverner et de
faire la guerre, un ébranlement des États et des dynasties (Choisir d’écrire l’histoire, p. 8).
II ‒
Vingt ans après ses Storie fiorentine,
Guichardin, provisoirement écarté de la vie politique après l’échec de la Ligue
de Cognac, renoue avec l’histoire et songe d’abord à revenir sur le passé de Florence. Ce devait
être un gros livre remontant aux origines de la cité et présentant son
développement selon un schéma moins chronologique que thématique (religion,
gouvernement, armée, commerce etc). Mais l’auteur abandonne rapidement ce
projet, sans doute convaincu que l’histoire locale doit maintenant céder le pas
à l’histoire nationale. L’ouvrage, inachevé, restera longtemps ignoré et ne
fera l’objet d’une édition sérieuse qu’en 1945, par les soins de R. Ridolfi,
lequel lui donnera également son titre, Cose
fiorentine (cf. J.-L. Fournel, Choisir
d’écrire l’histoire, p. 15-16).
III ‒En 1535, retiré de la vie publique,
Guichardin entame la rédaction d’un ouvrage qu’on appellera d’abord Histoire des guerres d’Italie, puis Histoire d’Italie, les deux titres
émanant des éditeurs, non de l’auteur lui-même.
L’HISTOIRE D’ITALIE
Cette
histoire s’ouvre sur un chapitre où l’auteur
expose les grandes lignes de son projet (T 1). Il en précise
d’abord le contenu et souligne l’importance des événements qu’il va
raconter ; il insiste ensuite sur les bienfaits que le lecteur retirera de
la connaissance de cette histoire si mouvementée. On observera que, dans cette
présentation, l’auteur ne dit pas un mot de ses sources, ni de sa méthode de
travail.
Le contenu
Mais
revenons au contenu de cette histoire, à son importance et à son intérêt pour
le lecteur. Guichardin déclare qu’il va raconter « le cose accadute alla
memoria nostra in Italia ». Annoncer une « histoire d’Italie »
eût en effet été abusif, d’abord parce que la période envisagée est très
courte, une quarantaine d’années allant de l’invasion française de 1494 à la
mort du pape Clément VII ; ensuite parce que, durant cette période,
l’Italie n’est qu’un assemblage de principautés indépendantes, entourant les
États pontificaux, servant de champ de bataille à des puissances étrangères,
France, Espagne, Allemagne, qui veulent la dominer, ou du moins s’y implanter
(cf. T
13). Quant aux « choses arrivées de notre temps », ce
sont essentiellement les événements politiques, diplomatiques et militaires, et
rien d’autre, mais rapportés d’une façon extrêmement détaillée. et débordant
parfois le cadre géographique et chronologique que l’auteur s’est fixé :
on trouve ainsi des excursus sur la papauté antique et médiévale (T 6,
7),
sur les grandes découvertes (T 10), sur des événements survenus en France
mais étroitement liés à l’histoire italienne (T 11) et même sur
les Turcs et les mameluks du sultan d’Égypte (II, p. 128-33).. On remarquera
que l’auteur semble regretter ces digressions qui violent ce qu’il appelle une
« loi de l’histoire » (T 8).
De longs
développements n’étaient pas nécessaires pour démontrer l’importance et l’ intérêt du sujet que l’auteur se proposait de
traiter : la masse et la variété des calamités subies par l’Italie
rendaient évidemment cette période digne de mémoire. Ce qui mérite d’être noté
ici, c’est le lien suggéré par Guichardin entre histoire et politique. Selon
lui, en effet, le lecteur ne retirera pas seulement de l’histoire des leçons
pour lui-même, les exemples illustrant l’instabilité des choses humaines, les
effets pervers des décisions prises inconsidérément, le rôle de la fortune,
sont autant d’enseignements qu’il pourra mettre à profit dans la conduite des
affaires publiques.
Les sources
Le
contraste est saisissant entre la richesse des informations recueillies par
Guichardin pour rédiger son histoire et le peu de renseignements qu’il donne au
lecteur sur les sources qu’il a utilisées L’auteur donne l’impression de tout
savoir sur les négociations entre ambassadeurs italiens et étrangers, leurs
déclarations et leurs intentions, sur la composition des troupes en présence,
leur nombre, leurs mouvements ‒ il faudrait un atlas détaillé pour
les suivre ‒, sur la chronologie des événements. Sur l’origine de
cette masse d’informations, en revanche, il est presque silencieux.
Ses
fonctions officielles à Florence, en Espagne, à Rome lui ont évidemment donné
accès à de très nombreuses pièces d’archives et il lui arrive d’en citer,
les minutes du procès de Savonarole, par exemple (T 5), des dépêches
de l’ambassadeur florentin Martelli aux magistrats de la cité (II, p. 588, 591,
615), des pièces comptables relatives à la solde de troupes françaises (II, p.
588). Guichardin a également lu les sources littéraires qui pouvaient
lui être utiles, les Mémoires de
Commynes, par exemple, mais il ne les cite jamais explicitement, si ce n’est
quelques obscurs historiens et chroniqueurs italiens, G. Borgia (II, p. 552,
586), G. Capella (II, p. 305, 312), B. Barba, A. Numai (II, p. 311-312).
Critique des sources
On
constate une même discrétion de l’auteur quant à la critique à laquelle il
aurait soumis ses sources : il n’y en a guère de traces. Les minutes du
procès de Savonarole ont-elles été falsifiées ? Guichardin signale que le
bruit en a couru, sans se prononcer à ce sujet (T 5). Il est vrai
que la prétendue donation de Constantin le fait réagir davantage (T 6).
Il en conteste la réalité, mise en cause par « les auteurs les plus
crédibles » et inconciliable avec les faits eux-mêmes : l’empire
d’Occident est resté sous l’autorité des magistrats impériaux. On observera
toutefois que Guichardin se contente de signaler une autre objection que
certains ont soulevée, la chronologie, sans s’y arrêter. C’est une attitude
semblable que l’on relève dans le récit d’un épisode de la bataille de Pavie,
entamé « selon ce qu’écrivent certains », poursuivi « selon ce
qu’écrit Capella » dont le témoignage ne correspond pas à ce qu’on lit
chez Numai, puis chez Barba (II, p. 311-312).. Et l’auteur ne se soucie pas
davantage d’une contradiction entre G. Borgia « et d’autres » à
propos de la prise de Nola par les Français en 1528 (II, p. 586). En somme,
Guichardin ne se croit pas obligé d’exposer sa méthode de travail, il lui
suffit d’en présenter les résultats.
Quelques aspects de la synthèse
L’Histoire d’Italie présente quelques
traits qui méritent d’être mis en évidence. On a déjà souligné ci-dessus la
surabondance de détails fournis par l’auteur dans ses récits de batailles, de
délibérations politiques, de négociations diplomatiques. La lecture de
l’ouvrage en devient parfois éprouvante. Guichardin met heureusement autant de
zèle à essayer de comprendre les événements et fait preuve ici d’une acuité de
jugement exceptionnelle. Il ne s’ensuit pas qu’il faille toujours lui donner
totalement raison : on voit bien que ses opinions politiques peuvent
influencer sa manière de voir les choses, même en matière militaire. Si les
soldats de Charles VIII, par exemple (T 3), l’emportent sur leurs adversaires
italiens, c’est parce qu’ils sont des gentilshommes et non des plébéiens ;
que leurs officiers sont des sujets du roi, montant en grade selon leur mérite
et animés par le sens de l’honneur. Les troupes italiennes, inversement, sont
composées d’hommes du peuple, mercenaires négociant le montant de leur solde
avec des capitaines eux-mêmes guidés par leurs seuls intérêts matériels. La
valeur des soldats suisses s’explique de la même manière (T 12). Mais si le
penchant de l’auteur en faveur des élites transparaît en plus d’un endroit de
son histoire, sa finesse de jugement est tout aussi manifeste. Sa façon de
présenter la fin de Savonarole en est un bon exemple (T 5). L’auteur
jette un regard très nuancé sur le comportement des principaux protagonistes de
cette affaire : le dominicain lui-même, d’abord, dont la prédication
suscite le scandale ‒ Guichardin ne se prononce pas à ce
sujet ‒, qui se soumet au pape, qui aurait pu se faire pardonner,
puis qui reprend ses sermons pour renforcer son crédit ; le pape qui ne se
souciait guère du religieux mais écoutait ses ennemis, lesquels agitaient le
peuple de Florence. S’ajoutent à cela les conditions politiques du moment. Savonarole
sera donc condamné et exécuté : l’historien s’abstient de nouveau de
donner son avis et note que ce procès n’a pas éteint les passions des hommes.
Peut-être songe-t-il qu’il a été inutile.
On voit
aussi, par ces exemples, toute la place que Guichardin accorde à l a psychologie humaine dans l’explication des
événements. Il sait qu’il existe d’autres causes, la volonté divine,
notamment, mais l’homme est incapable d’en discerner l’action car elle peut
s’exercer en d’autres lieux ou d’autres temps que là où on l’attendait (T 9).
L’influence de la fortune, en revanche, est très souvent invoquée par
notre auteur et il affirme clairement son importance dans le déroulement des
affaires humaines en général, mais surtout dans les combats où son intervention
peut être décisive (T 4). La fortune peut faire réussir les
tentatives les plus audacieuses, ou les faire échouer, comme le montre le récit
d’un attentat contre le duc de Milan F. Sforza. Ce sont les montures du duc et
de son assaillant, affolées, qui ont empêché le coup de poignard de l’assassin
d’atteindre son but, et Guichardin de commenter : « Si, lors d’une
telle tentative, la fortune avait été à la hauteur de l’audace et de
l’invention, on eût assisté à un événement rare, pour ne pas dire inouï, qu’un
homme seul parvienne, en plein midi, sur une grand-route, à tuer un prince
aussi important, entouré de tant d’hommes armés, dans son propre État, puis à
fuir et se sauver » (II, p. 250).
Dans son
étude des causes, Guichardin utilise assez fréquemment un procédé déjà connu de
Thucydide : faire parler les protagonistes,
insérer dans le récit des discours, parfois antithétiques. L’historien grec
prétendait être resté aussi fidèle que possible aux paroles réellement
prononcées ; Guichardin est moins exigeant, ses discours sont fictifs,
sauf un seul, une harangue adressée par un ambassadeur vénitien à l’empereur
Maximilien : « Il ne me semble pas étranger à notre propos »,
écrit l’auteur, « afin que l’on comprenne mieux dans quelle consternation
étaient plongés les esprits de cette république [Venise] qui, en plus de deux
cents ans, n’avait jamais éprouvé pareille adversité, d’insérer ici le discours
qu’il tint devant l’Empereur en traduisant simplement ses paroles du latin en
langue vulgaire ; et ses paroles furent de cette teneur » (I, p.
585).
Très
habile dans l’art oratoire, Guichardin se montre aussi excellent portraitiste.
L’image qu’il donne d’Alexandre VI Borgia est saisissante, avec ce mélange de
hautes qualités manifestées par le pape dans les affaires publiques et
l’accumulation de vices et de comportements infâmes dans sa vie privée (T 2 ;
voir aussi T 9). Le portrait de Charles VIII est encore plus cruel :
« il était dépouillé de presque tous les dons de la nature et de
l’esprit », c’est l’incipit ; et la note finale est de la même
veine : « ce que beaucoup appelaient bonté méritait plus
vraisemblablement le nom de sottise et de veulerie » (I, p. 64).
Réception
Guichardin
meurt en mai 1540, sans avoir pu mettre la dernière main à son Histoire : les livres XVI-XX
nécessitaient encore une ultime révision. Mais l’œuvre, manuscrite, ne tarde
pas à être connue en Italie. Imprimée à partir des années 1560, elle se répand
à l’étranger, est lue, par exemple, par J.
Bodin
qui lui consacre une longue notice, très élogieuse, dans sa Méthode de l’histoire (éd. P. Mesnard,
Alger, 1941, p. 58-60) et qui, à d’autres endroits, qualifie l’auteur de
« père de l’histoire » (p. 46) ou voit en lui le meilleur historien
de l’Italie (p. 67). Quelques années plus tard, Montaigne lit également l’Histoire d’Italie et rédige une note à
son sujet, qu’il transcrit dans ses Essais :
« Voicy, dit-il, ce que je mis il y a environ dix ans [c. 1572] en mon Guichardin ». Le
jugement est plus nuancé que celui de Bodin. Montaigne souligne les qualités de
l’historien, diligent, soucieux de vérité, impartial. Il perçoit aussi dans son
œuvre quelques faiblesses, des digressions et des discours un peu trop nombreux
et une tendance à considérer que les hommes n’agissent que par intérêt, par
vanité ou autres motifs peu avouables, jamais par vertu ou selon leur
conscience (Les Essais, éd. J.
Balsamo e.a., La Pléiade, 2007, p.
440).
Guichardin est également apprécié par certains auteurs protestants, ce qui n’a rien d’étonnant. Les idées essentielles
sur l’Église et la papauté contenues dans l’Histoire
d’Italie coïncident largement avec les thèses des Réformateurs :
communautés chrétiennes fidèles à l’Évangile aux origines, puis s’en écartant
quand le clergé a commencé à s’enrichir, les papes à exercer des pouvoirs
temporels (T 6, 7) et à se comporter au mépris de toutes les
lois morales (T 2, 9). Ces observations de Guichardin sur
l’histoire de l’Église auraient pu justifier l’inscription de son nom dans le Catalogus testium veritatis de
Flacius Illyricus, cette liste de personnages ayant
dénoncé, avant qu’intervienne la Réforme, les erreurs des pontifes romains.
Valla et Machiavel y apparaissent, pas notre auteur, peut-être pour une simple
raison de chronologie : l’Histoire
d’Italie n’a connu une première édition, expurgée, qu’en 1561, le Catalogus de Flacius date de 1556.
En France
en tout cas, les opinions de Guichardin sur le catholicisme ont retenu
l’attention, de plusieurs réformateurs. François de la Noue, fait prisonnier
[1580] par les Espagnols dans une guerre menée aux Pays-Bas par François
d’Alençon, meuble sa longue captivité en annotant l’Histoire de Guichardin et ne manque pas d’intervenir à propos des
passages traitant de l’Église ou de la papauté. Philippe du Plessis-Mornay,
« le pape des Huguenots », publie en 1611 un gros ouvrage intitulé
« Le mystère d’iniquité » avec un sous-titre plus explicite,
« L’histoire de la papauté. Par quels progrez elle est montée à ce comble
& quelles oppositions les gens de bien lui ont faict de temps en temps ».
Les dernières sections de ce livre, où l’on traite des pontificats d’Innocent
VIII jusqu’à Léon X, fourmillent de renvois à Guichardin avec parfois de
longues citations de son œuvre.
Huguenot
lui aussi, La Popelinière jette un regard bien
différent sur notre auteur. Les idées du Florentin sur la religion ne
l’intéressent pas, c’est l’historien qui est visé et La Popelinière ne
l’apprécie guère. Sans doute lui reconnaît-il quelques qualités, le souci de la
vérité, une grande liberté de parole à l’égard des personnages importants, un
intérêt marqué pour les causes des événements, mais ces louanges sont noyées
dans un texte dont la tonalité générale est très négative. La Popelinière
trouve dans cette Histoire des guerres
d’Italie trop de harangues ennuyeuses, trop de curiosité pour
« plusieurs petites particularitez indignes d’y faire nombre », des
louanges et des blâmes mal justifiés, mais surtout une haine des Français et de
leur roi Charles VIII à laquelle notre censeur accorde tellement d’importance
qu’il consacre plusieurs pages à sa réfutation. Pas un mot, on l’a dit, pour
tous ces passages où Guichardin dénonce les abus de l’Église et de la papauté (L’histoire des histoires, Paris, 1599.
Texte revu par Ph. Desan, Paris, 1989, p. 332-337 (Corpus des œuvres de
philosophie en langue française).
Guichardin
sera victime, bien plus tard, d’une attaque nettement plus grave, parce
qu’émanant d’un auteur considéré comme un
des maîtres de la science historique,
L. Ranke.
Celui-ci publie en 1824 une Geschichte
der romanischen und germanischen Völker von 1494 bis 1535 (c’est la période
couverte par l’Histoire d’Italie). En
annexe, figure une étude, Zur Kritik
neuerer Geschichtschreiber, où Guichardin occupe la première place, et le
jugement de Ranke est très dur : le plan chronologique adopté par l’auteur
est inadapté, Guichardin se contente trop souvent de recopier ses devanciers,
les discours qu’il introduit dans cette œuvre sont fictifs, son récit comporte
une masse d’erreurs. Bref, selon Ranke, cette Histoire d’Italie ne peut pas être considérée comme une source
fiable. Cette condamnation, manifestement excessive, a bien entendu, suscité des
réactions en faveur du Florentin, notamment de la part d’Ed. Fueter, d’abord
dans un article de l’Historische
Zeitschrift de 1908, puis dans la Geschichte
der neueren Historiographie de 1911 (p. 85-86 dans la traduction française
d’E Jeanmaire). « Il était juste, note l’historien suisse, de déposséder
la Storia de son rang de source
originale ; mais il n’était pas juste de refuser toute valeur à
l’historien Guichardin » (p. 85). Fueter et les autres avocats de
Guichardin ont gagné la partie. Dès 1933, F. Chabod voyait dans la victime de
Ranke « il massimo fra tutti gli storici italiani » (Enciclopedia italiana, XVIII, art. Guicciardini, p. 248). Cinquante ans plus
tard, R. Manselli concluait un article publié à l’occasion du 500e
anniversaire de la naissance de Guichardin en ces termes: « La Storia d’Italia dovra essere considerata
sempre come una delle grandi produzioni storiche che noi possidiamo » (Il Guicciardini nel giudizio storico di
Ranke, p. 54). Signalons, pour terminer, une très brève mais intéressante
intervention d’A. Varvaro lors d’un colloque consacré à Guichardin, organisé à
Liège en 2004 : selon cet éminent professeur de l’Université de Naples (†
2014), la vision de l’histoire de l’Italie proposée par Guichardin ne serait
pas correcte, l’œuvre vaudrait surtout par ses qualités littéraires, thèse bien
résumée dans le titre de son article, Miopia
storiografia e grandezza letteraria in Francescvo Guicciardini, dans Moreno
P. – Palumbo G. (éds), Francesco Guicciardini tra ragione
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247-248.
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TEXTES
CHOISIS
Histoire
d’Italie 1492-1534 (trad. Fournel-Zancarini)
T
1 – Introduction (I, 1)
J’ai
décidé, quant à moi, d’écrire les choses advenues de notre temps en Italie,
après que les armes des Français, appelées par nos princes eux-mêmes, eurent
commencé, non sans très grande agitation, à la troubler ; matière fort
digne de mémoire et pleine de très atroces événements, à cause de la variété et
de l’importance de ces choses, puisque l’Italie a souffert pendant tant
d’années toutes ces calamités par lesquelles les misérables mortels sont
souvent frappés, tantôt par la juste colère de Dieu, tantôt par l’impiété et la
scélératesse des autres hommes. La connaissance de ces cas si variés et si
considérables permettra à chacun de retirer, pour lui-même et pour le bien
public, maints enseignements salutaires ; et, grâce à ces innombrables
exemples, il apparaîtra, à l’évidence, combien les choses humaines, comme une
mer agitée par les vents, sont soumises à l’instabilité, combien sont
pernicieuses, presque toujours pour eux-mêmes et toujours pour leurs peuples,
les résolutions inconsidérées de ceux qui dirigent, lorsque
‒ n’ayant d’yeux que pour leurs vaines erreurs ou pour leurs convoitises
présentes, ne se rappelant pas les fréquentes variations de la fortune et
tournant au dommage d’autrui la puissance qui leur a été conférée pour le salut
commun ‒ ils sont, par manque de prudence ou excès d’ambition,
fauteurs de nouveaux troubles (Vol 1, p. 3-4 . trad. Fournel-Zancarini).
T 2
– Élection [a. 1492] et portrait
d’Alexandre VI (I, 2)
Le
successeur d’Innocent [VIII] fut Rodrigue Borgia, natif de Valence, une des
cités royales d’Espagne, cardinal parmi les plus anciens et les plus importants
de la cour de Rome, élevé cependant au pontificat par les dissensions qui
régnaient entre les cardinaux Ascanio Sforza et Giuliano de Saint-Pierre-aux-Liens,
mais bien davantage ‒ exemple sans précédent pour
l’époque ‒ parce qu’il acheta ouvertement, partie avec de l’argent et
partie en promettant certains de ses offices et bénéfices, qui étaient
considérables, les voix de nombreux cardinaux qui, au mépris de l’enseignement
évangélique, vendirent sans vergogne la possibilité de faire commerce des
trésors sacrés au nom de l’autorité divine, dans la partie la plus sainte du
temple.
…
Car Alexandre VI (ainsi voulut être nommé le nouveau pape) était un homme d’une subtilité et d’une sagacité singulières, d’excellent conseil, d’une force de persuasion étonnante, d’une diligence et d’une habileté incroyables dans toutes les affaires graves ; mais ces vertus étaient dépassées, et de loin par les vices : mœurs très obscènes, nulle sincérité, nulle vergogne, nulle vérité, nulle foi, nulle religion, avarice insatiable, ambition immodérée, cruauté plus que barbare et désir très ardent de grandir, par tous les moyens, ses enfants qui étaient nombreux ; et, parmi eux (afin que pour exécuter les mauvais conseils on ne manquât pas de mauvais instruments), d’aucuns n’étaient pas, par certains côtés, moins détestables que leur père (I, p. 8-9).
T 3 ‒ Armées
françaises et italiennes (I, 11)
De telles pièces d'artillerie rendaient l'armée de Charles [VIII] fort redoutée par toute l'Italie : elle était redoutée, en outre, non par le nombre mais par la valeur de ses soldats. En effet, comme les gens d'armes étaient presque tous sujets du roi ‒ non plébéiens, mais gentilshommes ‒ et n'étaient pas enrôlés ou licenciés en fonction du seul arbitraire des capitaines, et comme ils étaient payés non par ces derniers, mais par des officiers du roi, non seulement les compagnies avaient leurs nombres entiers, mais c'étaient des gens d'élite et bien pourvus en chevaux et en armes, car la pauvreté ne les empêchait pas de s'en procurer ; et c'était à qui servirait le mieux, à cause du sens de l'honneur qu'une noble naissance nourrit dans le cœur des hommes, et parce qu'ils pouvaient espérer de leurs valeureuses actions quelque récompense, dans et hors de cette armée, organisée de telle sorte que l'on montait, de grade en grade, jusqu'à celui de capitaine. Les mêmes aiguillons poussaient les capitaines, presque tous barons et seigneurs ou du moins de sang très noble, et presque tous sujets du royaume de France. Une fois achevée la formation de leur compagnie (car, selon les coutumes de ce royaume, personne ne pouvait être à la tête de plus de cent lances), ils n'avaient d'autre but que de mériter les louanges de leur roi : ainsi, parmi eux, n'avaient cours ni l'instabilité qui fait changer de maître, par ambition ou par avidité, ni la concurrence entre capitaines pour avoir la plus grosse compagnie. Il en allait tout à l'opposé dans les armées italiennes où nombre des hommes d'armes ‒ paysans ou hommes du peuple, sujets d'un autre prince et dépendant entièrement des capitaines avec qui ils convenaient de leur solde et qui avaient plein pouvoir de les enrôler et de les payer ‒ n'avaient, ni par nature ni par accident, rien qui les aiguillonnât particulièrement à bien servir ; quant aux capitaines, très rarement sujets de ceux qui les employaient, dont ils ne partageaient ni les intérêts ni les fins, ils étaient pleins de rivalité et de haine les uns pour les autres et, comme leurs compagnies n'avaient pas un nombre d'hommes déterminé, et qu'ils en étaient entièrement maîtres, ils n'entretenaient pas le nombre de soldats qui leur était payé, rançonnaient voracement leurs maîtres en toutes occasions, sans se satisfaire des conditions honnêtes et, peu enclins à servir toujours le même homme, changeaient souvent de payeur, l'ambition, l'avidité ou d'autres intérêts les poussant parfois à être non seulement instables, mais déloyaux. Et on ne voyait pas moins de différence entre les fantassins italiens et ceux de Charles : les Italiens ne combattaient pas en escadrons compacts et ordonnés, mais éparpillés dans la campagne, se retirant le plus souvent derrière la protection que leur offraient digues et fossés, alors que les Suisses, nation fort belliqueuse qui avait, par une longue pratique du métier des armes et par maintes victoires éclatantes, renouvelé son antique renommée de bravoure, se présentaient au combat en carrés ordonnés, avec un nombre déterminé d'hommes par rangée, et s'opposaient à leurs ennemis à la façon d'un mur, sans jamais sortir de la formation, inébranlables et presque invincibles pour peu qu'ils combattissent dans un espace assez vaste pour pouvoir déployer leur escadron ; et c'est avec la même discipline et le même ordre, bien que sans la même vaillance, que combattaient les fantassins français et gascons (I, p. 68-70).
T 4 – Rôle de la Fortune
à la guerre (II, 9)
Mais, comme chacun sait, la puissance de la fortune est très grande dans toutes les actions humaines, elle l’est plus encore dans les affaires militaires que dans toute autre chose, mais elle est inestimable, immense, infinie dans les combats ; là, un commandement mal compris, un ordre mal exécuté, une témérité, un faux bruit, même s’il provient d’un simple soldat, fait souvent passer la victoire à ceux qui semblaient vaincus ; là, à l’improviste, naissent d’innombrables incidents que l’entendement d’un capitaine est dans l’impossibilité de prévoir ou de régir (I, p. 150-151).
T 5 ‒ Fin de Savonarole (III, 15)
Mais le jour suivant celui où s'éteignit la vie de Charles [VIII], jour où les chrétiens célèbrent la fête des Rameaux, s'éteignit à Florence l'autorité de Savonarole. On l'avait accusé auprès du pape, longtemps auparavant, de prêcher de façon scandaleuse contre les mœurs du clergé et de la curie, de nourrir les discordes à Florence, de propager une doctrine qui n'était pas en tout point catholique, et il avait donc été appelé à Rome par plusieurs brefs apostoliques; ayant refusé de s'y rendre en alléguant diverses excuses, il avait été en définitive, l'année précédente [1497], retranché, par les censures, du sein de l'Église. Après qu'il se fut abstenu de prêcher pendant quelques mois, à cause de cette sentence, il aurait sans trop de difficultés obtenu l'absolution, s'il s'en était abstenu plus longtemps, car le pape, faisant pour sa part peu de cas de lui, s'était décidé à engager une procédure sur les suggestions et les incitations des adversaires du Frère plus que pour toute autre raison ; comme il lui semblait que le silence faisait décliner sa réputation et l'empêchait d'atteindre la fin qui le faisait agir, et puisque son autorité venait de la véhémence de sa prédication, il dédaigna les injonctions du pape et reprit de nouveau publiquement son ministère, en affirmant que les censures promulguées contre lui étaient injustes et sans valeur, parce que contraires à la volonté divine et nocives au bien commun, et en accusant, avec une extrême véhémence, le pape et toute la curie. Une très grande agitation en naquit, car ses adversaires, dont l'influence grandissait chaque jour dans le peuple, condamnaient cette désobéissance, en lui reprochant de contrarier le pape par sa témérité, surtout en un moment où, puisque le pape discutait à Rome, avec les autres alliés, de la restitution de Pise [à Florence], il convenait de tout mettre en œuvre pour l'inciter à y être favorable ; en revanche, ses partisans le défendaient, alléguant que les raisons humaines ne devaient pas troubler les œuvres divines et qu'il ne fallait pas accepter que sous un tel prétexte les papes ne commençassent à s'entremettre dans les affaires de leur république. Cet affrontement se prolongea plusieurs jours, tant et si bien que les magistrats, sachant que le pape, en proie à une indignation rare, brandissait contre la cité tout entière de nouveaux brefs et la menace de censures, ordonnèrent à la fin à Savonarole de renoncer à prêcher ; il leur obéit mais, néanmoins, beaucoup de ses frères continuèrent à le faire en diverses églises. Et comme la division entre religieux n’était pas moins forte que celle entre laïcs, les frères des autres ordres ne cessaient de prêcher avec ferveur contre lui ; et l’ardeur de chacun finit par être si dévorante que l’un des frères partisan de Savonarole et un frère mineur convinrent d’entrer dans le feu en présence du peuple réuni afin que, selon que se sauverait ou brûlerait le représentant de Savonarole, chacun pût s’assurer si celui-ci était un prophète ou un imposteur ; il avait en effet auparavant, plus d’une fois, affirmé dans ses sermons qu’en signe de la vérité de ses prédictions, il obtiendrait de Dieu, si besoin était, la grâce de passer sans blessure au milieu du feu. Mais il lui était néanmoins pénible qu’à son insu on eût envisagé d’en faire l’expérience alors et il tenta donc habilement de l’empêcher …
De ce fait, son crédit déclina à un tel point que le jour suivant, profitant d’un tumulte né par hasard, ses adversaires prirent les armes, ajoutèrent aux armes l’autorité de la magistrature suprême, s’emparèrent du couvent de San Marco où il demeurait et le conduisirent avec deux autres frères dans les geôles publiques. Au cours de ce tumulte, les parents de ceux qui avaient été décapités l’année précédente tuèrent Francesco Valori, citoyen très puissant et chef des partisans de Savonarole, car son autorité, plus que celle de tout autre les avait privés de la possibilité de recourir au jugement du conseil populaire. Savonarole fut ensuite interrogé et mis à la torture, de façon toutefois assez modérée, et, d'après les minutes de l'interrogatoire, on publia son procès : il y réfutait toutes les calomnies répandues contre lui, à propos de sa cupidité, de ses mœurs déshonnêtes ou de ses liens occultes avec des princes ; il y était dit que les choses qu'il avait prédites n'étaient pas des révélations divines mais des opinions personnelles fondées sur la science et l'étude des Saintes Écritures ... Sur la base de ce procès, ratifié de sa main en présence de nombreux religieux, y compris de son ordre ‒ mais, si l'on en croit ce que répandirent par la suite ses partisans, certains mots furent enlevés et on pouvait en donner une interprétation différente ‒, ils furent condamnés, lui et les deux autres frères ‒ par décision des deux commissaires délégués par le pape, le général des Dominicains et l'évêque Remolino, qui fut par la suite cardinal de Sorrente ‒, à être dégradés selon les cérémonies prévues par l'Église de Rome, et livrés au bras séculier qui les fit pendre et brûler... Cette mort, supportée avec une grande force d'âme mais sans dire un mot qui pût indiquer sa culpabilité ou son innocence, ne mit pas fin à la variété des jugements et aux passions des hommes; beaucoup le considérèrent comme un imposteur, beaucoup au contraire crurent que les aveux qui furent publiés avaient été falsifiés ou que, sur cet homme de complexion délicate, les supplices avaient eu plus de force que la vérité; et on excusait cette faiblesse par l'exemple du prince des apôtres qui, sans être prisonnier ni soumis au supplice ou à quelque autre contrainte extraordinaire, répondit, aux simples questions de servantes et de serviteurs, qu'il n'était pas un des disciples de ce maître dont il avait, tant de fois, écouté les saints préceptes et vu les miracles (I, p. 257-260).
T 6 ‒ Sur la papauté et la Donation de Constantin (IV, 12)
Les pontifes romains ‒ le premier d'entre eux fut l'apôtre Pierre ‒, dont l'autorité dans les choses spirituelles était fondée par Jésus-Christ, furent grands par la charité, l'humilité, la patience, l'esprit et les miracles ; à leur début, non seulement ils furent totalement dénués de puissance temporelle mais, en butte aux poursuites de cette dernière, ils restèrent, de longues années durant, obscurs et presque inconnus ; leur renom ne se manifestait que par les supplices qu'avec tous ceux qui les suivaient ils subissaient presque quotidiennement...
Ils vécurent dans cet état, illustres par leur pauvreté volontaire, la sainteté de leur vie et leur martyre, jusqu'au pape Sylvestre, à l'époque duquel l'empereur Constantin se convertit à la foi chrétienne, poussé par les mœurs très saintes et par les miracles qu'accomplissaient ceux qui suivaient le nom du Christ ; les papes furent alors à l'abri des dangers qu'ils avaient courus pendant environ trois cents ans et furent libres de célébrer en public le culte divin et les rites chrétiens. Ainsi, grâce au respect suscité par leurs mœurs, aux saints préceptes que contient en elle-même notre religion et à l'empressement des hommes à suivre l'exemple de leur prince ‒ soit, le plus souvent, par ambition, soit par crainte ‒, la religion chrétienne commença à s'étendre partout de façon étonnante et, dans le même temps, la pauvreté des clercs commença à diminuer. De fait, Constantin, après avoir édifié à Rome Saint-Jean-de-Latran, l’église de Saint-Pierre-au-Vatican, celle de Saint-Paul et bien d’autres en différents lieux, les dota non seulement de riches vases et ornements mais encore (pour qu’elles puissent se conserver et se rénover et aussi pour le logis et la subsistance de ceux qui y célébraient le culte divin) de possessions et d’autres revenus ; peu à peu, dans les temps qui suivirent, beaucoup, convaincus que par leurs aumônes et leurs legs aux églises ils acquerraient aisément le royaume des cieux, construisaient et dotaient d’autres églises ou dispensaient une partie de leur richesse à celles qui étaient déjà édifiées…
Outre cela, on dit que Constantin, contraint par les événements survenus dans les provinces orientales à transférer le siège de l'Empire dans la ville de Byzance, appelée Constantinople d'après son nom, donna aux papes la possession de Rome et de maintes autres villes et régions d'Italie ; ce bruit, bien que diligemment nourri par les papes qui suivirent et cru par beaucoup à cause de leur autorité, est contesté par les auteurs les plus crédibles et encore plus par les faits mêmes, car il est tout à fait manifeste qu'à ce moment-là et longtemps après, Rome et toute l'Italie furent administrées, en tant que sujettes de l'Empire, par les magistrats envoyés par les empereurs. Il en est même qui rejettent (si profonde est, souvent, l'obscurité sur des faits tellement anciens) tout ce que l'on dit sur Constantin et Sylvestre en affirmant qu'ils ont vécu à des époques différentes (I, p. 321-323).
T 7 – Évolution des
rapports entre l’Empire et la Papauté (IV, 12)
L’état des choses variant ainsi, les rapports des papes avec les empereurs variaient semblablement : après avoir été persécutés par les empereurs durant des générations, puis libérés de cette menace grâce à la conversion de Constantin, ils connurent le repos à l’ombre des empereurs, pendant de nombreuses années, mais en ne se préoccupant que des choses spirituelles et en étant presque entièrement leurs sujets ; par la suite, à cause de la grandeur des Lombards en Italie, leur condition fut très longtemps modeste et ils n’avaient aucun commerce avec les empereurs. Mais ensuite, parvenus grâce aux rois de France à la puissance temporelle, ils furent très liés aux empereurs et dépendirent de leur autorité d’un cœur léger tant que la dignité impériale resta entre les mains des descendants de Charlemagne, en mémoire des bienfaits donnés et reçus et par égard pour la grandeur impériale. Quand celle-ci déclina, abandonnant en tout leur amitié, les empereurs commencèrent à proclamer que les papes devaient plutôt recevoir d’eux les lois que les leur dicter. C’est pourquoi, ayant en horreur par-dessus tout un retour à l’ancienne sujétion et craignant que l’empereur ne tentât de faire reconnaître à Rome et ailleurs les anciens droits de l’Empire ‒ ce que certains d’entre eux, plus puissants ou d’esprit plus élevé, s’efforçaient de faire ‒, ils s’opposaient ouvertement les armes à la main à la puissance impériale, ayant pour compagnons ces tyrans se donnant le nom de princes et ces villes ayant conquis leur liberté, qui ne reconnaissaient plus l’autorité de l’Empire. Il s’ensuivit que les papes, s’octroyant chaque jour davantage de pouvoirs, employèrent la terreur des armes spirituelles dans les affaires temporelles et considérèrent qu’ils étaient supérieurs aux empereurs, en tant que vicaires du Christ sur la terre, et que c’était à eux qu’en bien des cas revenait le soin de l’état du monde… (I, p. 328-329).
T 8 – Retour au sujet
principal (IV, 12)
Mais pour revenir à notre intention première (dont m’avait détourné, plus ardemment qu’il ne convient à la loi de l’histoire, la juste douleur devant le malheur public), les cités de Romagne, accablées comme les autres cités sujettes de l’Église, par ces événements, se gouvernaient dans les faits, depuis de nombreuses années déjà, comme si elles n’étaient plus soumises à la seigneurie ecclésiastique ; en effet, certains des vicaires ne payaient pas le cens qu’ils devaient en reconnaissance de leur vassalité, d’autres le payaient avec réticence et souvent avec retard, mais tous indistinctement entraient au service d’autres princes sans l’autorisation des papes, sans demander à ne pas être tenus de servir contre l’Église et en recevant d’eux la promesse d’être défendus même contre l’autorité et les armées des papes (I, p. 331-332).
T 9 – Réflexions sur la
justice divine, à propos de la mort d’Alexandre VI (VI, 4)
Tout Rome afflua à Saint-Pierre avec une incroyable allégresse devant le cadavre d’Alexandre VI [mort empoisonné], personne ne pouvait assez se repaître de voir que s’était éteint ce serpent qui, par son ambition immodérée et sa funeste perfidie, et par tous les exemples d’une horrible cruauté, d’une monstrueuse luxure et d’une cupidité inouïe (ne vendait-il pas sans distinction les choses sacrées et les choses profanes ?), avait infesté de poison le monde entier ; et néanmoins, il s’était élevé avec une très rare et constante prospérité, depuis sa première jeunesse jusqu’au dernier jour de sa vie, désirant toujours de très grandes choses et obtenant plus qu’il ne désirait. Exemple propre à confondre l’arrogance des présomptueux qui, malgré la faiblesse des yeux de l’homme, se croient capables de discerner la profondeur des jugements divins, et affirment que ce qui advient d’heureux ou d’infortuné aux hommes procède de leurs mérites ou de leurs démérites ; comme si l’on ne voyait pas chaque jour beaucoup d’hommes bons être tourmentés injustement et beaucoup dont l’âme est dépravée être élevés, indûment ; ou comme si, par un avis différent, on mettait en question la justice et la puissance de Dieu : or leur ampleur n’est pas restreinte aux brèves limites du présent, mais distingue les justes et les injustes, en un autre temps, en un autre lieu, d’une main large, par des récompenses et des supplices éternels (I, p. 427).
T 10 – Résultats des grandes découvertes (VI, 9)
Par ces navigations, il est apparu manifestement que les Anciens s’étaient trompés sur bien des points dans leur connaissance de la Terre. On peut aller au-delà de la ligne équinoxiale, et habiter la zone torride ; de même, contrairement à leur opinion, on a compris, grâce aux voyages d’autres navigateurs, qu’on peut habiter les zones proches des pôles, où les Anciens affirmaient qu’il n’était pas possible d’habiter à cause des froids immodérés, à cause de la position des cieux, très éloignée de la course du Soleil. Il est apparu manifestement ‒ ce que certains parmi les Anciens croyaient et que d’autres réfutaient ‒ que sous nos pieds se trouvent d’autres habitants, qu’ils appelaient les « antipodes ». Et cette navigation n’a pas seulement bouleversé maintes affirmations de ceux qui ont écrit sur les choses terrestres, mais elle a en outre suscité quelque anxiété chez les interprètes de l’Écriture sainte, qui avaient coutume d’interpréter ce verset du Psaume [XVIII, 5], où il est écrit que sur toute la Terre s’éleva leur son et jusqu’aux confins du monde leur parole, en disant que la foi du Christ avait, par la bouche des apôtres, pénétré dans le monde entier ‒ interprétation étrangère à la vérité, car personne ne savait rien de ces terres, on n’y trouva ni signe ni trace de notre foi, et il est indigne de croire que la foi du Christ y ait existé avant notre temps ou que cette partie du monde, si vaste, ait jamais été découverte par des hommes de notre hémisphère (I, p. 456-457).
T 11 – Élargissement des
perspectives historiques (XI, 6)
Il pourra sembler étranger à mon propos
‒ qui était de ne pas aborder les choses qui s’étaient passées hors
d’Italie ‒ de faire mention de ce qui arriva cette année-là
[1512] en France ; mais comme celles-là dépendaient de ceci et comme ce
qui advenait ici était lié, souvent, aux décisions prises là-bas et à ce qui
s’y déroulait, je me vois contraint à ne pas les passer entièrement sous
silence (I, p. 841).
T 12 – Valeur militaire
des Suisses (XI, 7)
Mais rien n’importait davantage au roi de France [Louis XII] que son désir de se concilier les Suisses, car il savait bien que la certitude de la victoire en dépendait, à cause de la très grande influence qu’avait alors cette nation et de la terreur qu’inspiraient leurs armes, et parce qu’il semblait qu’ils avaient commencé à se gouverner, non plus en soldats mercenaires ni en bergers, mais comme le font dans une république bien ordonnée des hommes nourris en l’administration des États et qui prennent bien garde au cours que prennent les choses, sans jamais permettre qu’on fît le moindre mouvement sinon selon leur volonté. C’est pourquoi accouraient auprès des Helvètes les ambassadeurs de tous les princes chrétiens ; le pape et presque toutes les puissances italiennes payaient des pensions annuelles pour être acceptés comme alliés et avoir la possibilité de prendre à leur service pour leur propre défense, si besoin était, des soldats de cette nation. Enorgueillis par tout cela, ils se souvenaient que c’était avec leurs armes que Charles [VIII], roi de France, avait ébranlé la félicité de l’Italie, avec leurs armes que Louis [XII], son successeur, avait conquis le duché de Milan, récupéré Gênes et vaincu les Vénitiens, et ils se comportaient donc avec chacun impérieusement et insolemment (I, p. 847).
T 13 ‒ Suites de la bataille de Pavie (XVI, 1)
Comme, lors de la bataille qui s'était déroulée dans le parc de Pavie, non seulement l'armée française avait été battue par l'armée de César [Charles-Quint] mais que le Roi Très Chrétien [François Ier] avait été fait prisonnier et la plupart des capitaines et des nobles de France avaient été tués ou pris avec le roi, comme les Suisses, qui par le passé avaient combattu en Italie en acquérant une grande renommée, s'étaient comportés très lâchement et que le reste de l'armée, ne pouvant plus loger nulle part, ne s'était pas arrêté avant d'arriver au pied des monts, comme, enfin, les capitaines impériaux ‒ ce qui accrut prodigieusement leur réputation de vainqueurs ‒ avaient remporté une victoire si mémorable presque sans faire couler le sang de leurs soldats, on ne saurait dire à quel point tous les potentats de l'Italie restaient stupéfaits. Se retrouvant presque tout à fait désarmés, ceux-ci étaient plongés dans le plus grand effroi parce que, face à la puissance des armées de César sur le terrain, ses ennemis ne pouvaient plus dresser aucun obstacle ; et les dires de beaucoup à propos des bonnes dispositions d'esprit de César et de son inclination à faire la paix et à ne pas usurper les États d'autrui apaisaient moins cet effroi que ne le renforçait la considération qu'on courait un très grand danger : mû par l'ambition, qui est d'ordinaire naturelle à tous les princes, ou par l'insolence, qui généralement accompagne les victoires, et poussé également par l'ardeur de ceux qui gouvernaient ses affaires en Italie et, enfin, par les aiguillons de son conseil et de toute sa cour, César pouvait en effet profiter d'une telle occasion, qui suffisait à rendre ardent l'esprit le plus froid, pour former le projet de se faire seigneur de toute l'Italie; d'autant que l'on savait combien il était facile pour un grand prince, et plus encore pour un empereur romain, de trouver à ses entreprises des justifications qui pouvaient paraître honnêtes et fondées en droit.
Ceux
qui avaient le moins d'autorité et de force n'étaient pas les seuls à être
tourmentés par cette crainte, mais le pape et les Vénitiens l'étaient presque
plus qu'eux. Les Vénitiens, non seulement parce qu'ils étaient conscients que,
sans justes raisons, ils n'avaient pas respecté les clauses de leur alliance
avec César et, plus encore, parce qu'ils gardaient en mémoire les haines
ancestrales, les fréquentes offenses entre eux et la maison d'Autriche et les
guerres cruelles menées contre son aïeul Maximilien, quelques années
auparavant, lesquelles avaient revivifié, dans l'État qu'ils possèdent en Terre
ferme, le nom et la mémoire des droits presque oubliés de l'Empire et, enfin,
parce qu'il savaient bien que quiconque songeait à affermir sa puissance en
Italie était contraint de les abattre, car leur force était trop grande. Le
pape [Clément VII], parce que rien, à tous égards, ne le protégeait contre les
offenses hormis la majesté du pontificat (qui, même quand, par le passé, le
monde révérait le Siège apostolique, ne lui donnait aucune sécurité face à la
grandeur des empereurs): il n'avait ni armée ni argent et l'État de l'Église
était très faible puisque très peu de cités y sont fortifiées, que les peuples
ne sont pas unis et n'obéissent pas fidèlement à leur prince, que tout le
domaine de l'Église est divisé entre les partis guelfe et gibelin (or, depuis
toujours, les gibelins sont presque naturellement enclins à soutenir les
empereurs) et, enfin, que la ville de Rome est plus faible que toutes les
autres et infectée plus que toutes par ces germes de discorde. Il fallait
ajouter à cela les affaires de Florence qui, dépendant de lui et faisant depuis
toujours la grandeur de sa maison, ne lui tenaient peut-être pas moins à cœur
que celles de l'Église ; or, il était tout aussi facile de les
bouleverser, car cette ville, après que les Médicis en eussent été chassés lors
de la venue du roi Charles, avait, sous le nom de liberté, goûté du
gouvernement populaire dix-huit ans durant [1494-1512], fut fort mécontente de
leur retour, de sorte que leur puissance ne plaisait vraiment qu'à bien peu (Vol.
II, p. 315-316).
T
14 ‒
Réforme des institutions génoises (XIX, 6)
Les Génois, sous l’autorité d’Andrea Doria, établirent dans cette cité un nouveau gouvernement (dont ils avaient déjà discuté auparavant) au nom de la liberté. En somme, il s’agissait de créer un conseil de quatre cents citoyens qui attribuerait toutes les magistratures et dignités de leur cité, en premier lieu celle de doge et la magistrature suprême pour deux ans, tout en levant l’interdiction faite aux gentilshommes qui auparavant en étaient exclus. Et le fondement le plus important pour conserver la liberté était que l’on pourvût à éviter la division des citoyens qui, pendant longtemps, avait été plus grande et plus pernicieuse qu’en toute autre ville d’Italie. En effet, il n’y avait pas une seule division, mais l’opposition entre parti guelfe et parti des gibelins, l’affrontement entre gentilshommes et hommes du peuple ‒ qui d’ailleurs ne partageaient pas tous le même avis ‒, la lutte très vive entre les Adorno et les Fregoso ; et si cette ville, que son site et son expérience de la navigation destinaient à la seigneurie de la mer, avait été abattue et se trouvait depuis bien longtemps presque continuellement assujettie, on pouvait penser que c’était à cause de ces divisions. Aussi, pour soigner ce mal jusqu’à ses racines, ils effacèrent tous les noms des familles et des lignées de la cité et conservèrent seulement le nom de vingt-huit d’entre elles, les plus illustres et les plus renommées, hormis celles des Adorno et des Fregoso, qui furent totalement effacées. Ils rattachèrent chaque gentilhomme et chaque homme du peuple ‒ qui avaient perdu le nom de leur lignée ‒ à l’une de ces familles en lui donnant le nom de celle-ci. Ils prirent bien soin, pour mieux brouiller le souvenir de ces luttes, de rattacher des gentilshommes à des familles populaires, des hommes du peuple à des familles de gentilshommes, d’anciens partisans des Adorno à des maisons qui avaient soutenu les Fregoso et, à l’inverse, des partisans des Fregoso à celles qui avaient soutenu les Adorno. Il fut aussi disposé qu’il n’y aurait personne parmi eux, pas plus l’un que l’autre, à qui on pourrait interdire l’accès aux honneurs et aux magistratures. Grâce à cette confusion des hommes et des noms, ils espéraient qu’au bout de quelques années seulement, le souvenir pestifère des factions s’éteindrait. Entre-temps, l’autorité d’Andrea Doria demeurait très grande auprès des Génois : la réputation de l’homme, le commandement des galères que César [Charles-Quint] lui avaient confiées (lorsqu’elles n’allaient pas au combat elles restaient dans le port de Gênes), toutes ses autres qualités, empêchaient que l’on prît une quelconque décision d’importance sans son consentement ; sa puissance et sa grandeur étaient moins pénibles parce qu’il n’ordonnait rien dans l’administration des finances, dans l’élection du doge et des autres magistrats, et dans toutes les choses particulières et minimes. De la sorte, les citoyens, paisibles et plus occupés par leur négoces que par leur ambition, d’autant qu’ils gardaient en mémoire les tourments et la sujétion du passé, avaient toutes les raisons d’aimer cette forme du gouvernement (II, p. 594-595).
[Introduction]
[La Grèce et Rome] [Le moyen-âge] [Du XVe au XVIIIe siècle] [Le XIXe siècle] [Le XXe siècle]
Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick.
25 avril 2018