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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


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Historiographie du XVe au XVIIIe siècle

 

Machiavel (1469-1527)

 


L'AUTEUR

Machiavel est né à Florence en mai 1469 dans une famille peut-être d'origine aristocratique mais réduite  au statut de bonne bourgeoisie, le popolo grasso, comme on disait à l'époque. La même année, Laurent de Médicis, « le Magnifique », accède au pouvoir, succédant à son père, Pierre « le Goutteux ».

On ne sait quasi rien des années de formation de Niccolò Machiavelli. Tout jeune, il a appris le latin et le calcul. Et il a dû prolonger ses études, mais comment ? Aucun texte ne le dit. Seule une brève allusion de Paul Jove, dans ses Éloges d'écrivains illustres nous apprend qu'il avait suivi des leçons de grec et de latin auprès de l'humaniste Marcello Virgilio. Il aurait donc pu fréquenter le Studio Fiorentino, l'Université de Florence (cf. J.-Y. Boriaud, Machiavel, p. 40-44). En 1494, les troupes du roi de France, Charles VIII, entrent en Italie. Les Médicis sont chassés de Florence. La ville tombe sous la coupe du dominicain Savonarole, que Machiavel considère comme un intrigant et un menteur (cf. lettre à R. Becchi, dans C. Bec, Machiavel, Œuvres, p. 1227-1229). Savonarole est condamné et exécuté en 1498. Machiavel entame alors une carrière administrative, politique et diplomatique comme chef de la seconde chancellerie de la ville, charge à laquelle s'ajoute celle de secrétaire du conseil des Dix, responsable de la politique étrangère de Florence : il est chargé de nombreuses missions en Italie comme à l'étranger. Ces lourdes fonctions l'occupent jusqu'en 1512, date à laquelle les Médicis rentrent à Florence et y reprennent le pouvoir. Machiavel est limogé ; accusé de participation à un complot anti-Médicis, il est arrêté et même torturé, puis finalement relâché, mais exilé à la campagne. Il s'installe dans une maison que sa famille possédait aux environs de Florence et y mène une vie qu'il décrit longuement dans une lettre à F. Vettori (C. Bec, op.cit., p. 1237-1240). Le matin, il part dans ses bois et surveille le travail des bûcherons, puis il s'installe près d'une source pour un moment de lecture (Dante, Pétrarque et des poètes latins) ; il passe à l'auberge avant de rentrer déjeuner chez lui. L'après-midi, c'est le retour à l'auberge pour bavarder et jouer aux cartes et au jacquet. Après s'être ainsi « encanaillé », le soir venu, Machiavel rentre chez lui, quitte son costume de tous les jours, met ses habits de cour et, décemment vêtu, se plonge dans la lecture des auteurs anciens. « Aimablement accueilli par eux, dit-il, je me nourris de l'aliment qui par excellence est le mien, et pour lequel je suis né » (p. 1239). Cet exil rigoureux ne dure pas très longtemps. Dès 1515, on voit Machiavel participer à des réunions d'intellectuels à Florence où l'on discute d'histoire, de littérature, de politique. C'est aussi dans ces années de retraite forcée que Machiavel compose ses grandes œuvres politiques, Le Prince, les Discours sur la première décade de Tite-Live et d'autres textes, de ton plus léger. Mais, s'il est devenu homme de lettres, Machiavel désire surtout retrouver un poste officiel, souhait qui ne se réalisera pas vraiment. Il bénéficie pourtant d'un certain retour en grâce. Durant l'été 1520, il est chargé par le cardinal Jules de Médicis d'une mission à Lucques : il s'agit d'y régler une affaire de faillite où les intérêts de Florence sont sérieusement menacés. Il profite de ce séjour pour rédiger un bref ouvrage d'allure historique, la Vita di Castruccio Castracani da Lucca. Puis vient une proposition plus alléchante. A la fin de l'année 1520, on offre à notre auteur de devenir historiographe officiel de Florence, avec une rémunération très convenable. Machiavel accepte, se met  au travail et, en 1525, présente au cardinal Jules de Médicis, devenu le pape Clément VII, les huit livres de ses Istorie fiorentine. Ses dernières années sont consacrées à des activités militaires. L'Italie est attaquée par les troupes de Charles-Quint : parmi d'autres missions, Machiavel est chargé de renforcer les fortifications de Florence. Il sera encore témoin de l'expulsion des Médicis par les Florentins en mai 1527 et meurt le mois suivant.

 

L'ŒUVRE

La Vie de Castruccio Castracani

On range, par nécessité, cette très courte biographie parmi les œuvres « historiques » de Machiavel. Il serait plus correct de parler, comme J. Heers (Machiavel, p. 353), d'« histoire-fiction » ou, si l'on préfère, de « roman historique ». Le héros, Castracani a certes réellement existé (cf. L. Green, Castruccio Castracani. A study on the origins and character of a fourteenth-century Italian despotisme, Oxford, 1986). Né dans une famille aristocratique de Lucques à la fin du XIIIe siècle, il s'impose à la tête de la cité, combat victorieusement les Florentins, s'empare de Pistoia, de Pise et fonde un État qui englobe une bonne partie de la Toscane. Mais cette brillante carrière s'interrompt brutalement en 1328. Castracani meurt, laissant trois fils encore fort jeunes et sans doute dépourvus des qualités qui avaient conduit le père à ses succès politiques et militaires. La version que donne Machiavel de ces événements est bien différente. La naissance du héros fait penser à celle de Moïse ou de Romulus (T 2). C'est un enfant trouvé, recueilli par un ecclésiastique de la famille Castracani qui, plus tard, envisage de le faire entrer dans les ordres. Mais le jeune homme préfère les exercices physiques et le maniement des armes à la théologie : il quitte donc son tuteur pour passer dans la famille d'un condottiere originaire de Lucques, Francesco Guinigi. Il accompagne celui-ci dans une expédition destinée à soutenir les Gibelins de Pavie et y fait preuve d'une sagesse et d'un courage qui le rendent célèbre dans toute la Lombardie et qui pousseront Guinigi, arrivé au terme de sa vie, à lui confier la tutelle de son fils, âgé de treize ans. Castracani multiplie alors les exploits politiques et militaires : devenu maître de Lucques, il s'empare de Pistoia, intervient à Pise, à Milan, à Rome. Mais une dernière bataille contre les Florentins lui sera fatale. S'il est vainqueur, il tombe malade et convoque alors le fils de son ancien protecteur Guinigi dont il fait son héritier car, dit-il, il n'a pas de descendance propre, n'ayant jamais voulu se marier (T 3). Il lui lègue ce qu'il a acquis grâce à sa virtù.

On serait tenté de dire : « C'est beau comme l'antique », et l'on n'aurait pas tort. C'est dans le monde gréco-romain en effet que Machiavel a été chercher des modèles qui lui ont servi pour faire le portrait de Castracani. Son origine d'enfant trouvé dans le jardin du chanoine Antonio Castracani ? Une réplique des débuts dans la vie d'Agathocle de Syracuse tels que les raconte Diodore de Sicile (XIX, 2) : abandonné par son père qui veut le laisser mourir, Agathocle est sauvé par sa mère qui le confie à son frère Héraclide, chez lequel l'enfant reste jusqu'à l'âge de sept ans. Un véritable héros, estime Machiavel, doit partir de rien. Les deux personnages, Castracani et Agathocle, ont également à la fin de leur vie un comportement fort semblable : si le condottiere remet le pouvoir au fils de son bienfaiteur alors qu'il avait femme et enfants, c'est pour ressembler à Agathocle qui, dans l'incapacité, lui, de transmettre la royauté à son fils, rend la liberté au peuple de Syracuse (Diodore, XXI, 17). Un véritable héros ne fonde pas de dynastie ! Machiavel prête encore à Catracani quantité de bons mots pour illustrer « une verve, tantôt piquante, tantôt aimable, mais toujours remarquable » (T 4) : la plupart de ces bons mots proviennent de la vie d'un disciple de Socrate, Aristippe, par Diogène Laërce. La valeur documentaire de cette biographie de Castracani, on l'aura deviné, est quasiment nulle. Le silence de L. Green à son propos est du reste éloquent : dans l'ouvrage que ce spécialiste consacre au tyran de Lucques, le nom de Machiavel n'apparaît que trois fois, et très brièvement : dans l'introduction (p. 3), à la fin du dernier chapitre (p. 258), et dans la bibliographie (p. 264). C'est dire si M. Green a fait beaucoup d'usage de cette vie du condottiere !

 

Histoire de Florence

Cette Histoire, on l'a dit, est un ouvrage de commande. En 1520, Machiavel devient historiographe officiel de sa ville natale et ce travail va l'occuper pendant environ cinq ans.

Le plan qu'il adopte est fort simple (cf. Préambule, p. 655-657 ; voir aussi T 17). Le premier livre est une sorte d'introduction qui retrace les grandes lignes de l'histoire d'Italie, des invasions barbares du IVe siècle à 1434, époque où Florence tombe sous la coupe de la famille Médicis. Les livres II-VIII racontent l'histoire de Florence, de sa fondation en tant que colonie romaine sous Sylla jusqu'à la mort de Laurent le Magnifique, en 1492, avec une césure marquée à nouveau par l'année 1434. En effet, on avait déjà écrit l'histoire de Florence jusqu'à cette date et Machiavel avait d'abord songé ne pas revenir sur ces années traitées notamment par Leonardo Bruni et Poggio Bracciolini. Mais il s'est rendu compte que ses prédécesseurs avaient surtout parlé de la politique extérieure de Florence et des guerres qu'elle avait menées contre ses voisins, négligeant les affaires intérieures de la cité. Ce sont ces discordes civiles et ces inimitiés intestines qui font l'objet des livres II-IV. A partir du livre V, c'est-à-dire de l'année 1434, l'ouvrage couvre à la fois la politique intérieure et extérieure de la cité.

Le contenu de l'ouvrage est assez limité : Machiavel ne s'intéresse qu'à la politique (intérieure et extérieure) et aux conflits armés, incessants entre toutes ces cités rivales qui constituent l'Italie de l'époque ;  ajoutons que le récit est agrémenté d'innombrables discours (T 11 ; cf. II, 34 ;  III, 5 ; 11 ; 13 ; V, 8 ; VII, 23 ; VIII, 10). Quant à la vie économique, intellectuelle, artistique, elle est totalement ignorée dans cette Histoire de Florence :  il est curieux de constater, par exemple, que si Brunelleschi est cité au livre IV (T 12), c'est pour souligner son incompétence en poliorcétique plutôt que ses talents d'architecte. En revanche, Machiavel pousse très loin l'analyse des régimes politiques, de leur fonctionnement, de leur évolution. Cela apparaît dans le cours du récit (T 9, 18), mais surtout dans les chapitres qui introduisent chacun des huit livres de cette Histoire, tous consacrés à une réflexion d'ordre général sur le gouvernement des cités (T 10, 14).

Machiavel n'a pas fait de grands efforts pour se documenter. Il ne cite pas ses sources mais la comparaison de son Histoire avec les travaux de ses prédécesseurs montre qu'il doit presque tout ce qu'il écrit aux œuvres de Flavio Biondo, Giovanni Villani, Leonardo Bruni etc, qu'il utilise sans les soumettre au moindre contrôle critique (cf. Chabod, art. Machiavelli, col. 787 ; la discussion savante sur l'étymologie du toponyme Florence, T 7, a quelque chose d'exceptionnel). Avec pareille méthode, Machiavel ne pouvait pas obtenir des résultats très satisfaisants et son Histoire, de fait, présente bien des faiblesses. L'auteur commet des erreurs sur les dates (VI, 2, p. 919 ; 9, p. 928), sur les personnes (VII, 3, p. 920 ; 9, p. 927 ; VIII, 14, p. 972). Il relate des épisodes imaginaires comme cette histoire de la reine des Lombards, Rosemonde qui, voulant se débarrasser de son mari, attire un jeune noble dans son lit, puis lui laisse le choix entre le meurtre du roi ou sa condamnation comme séducteur de la reine (I, 8 ; cf. Paul Diacre, Histoire des Lombards, II, 28). Ou ce fait, tout aussi légendaire, la refondation par Charlemagne de la ville de Florence, détruite deux cent cinquante ans plus tôt par le roi des Ostrogoths Totila (II, 2, p. 702). Ailleurs, Machiavel déforme les événements, raconte de grandes batailles qui se terminent quasi sans victimes (IV, 6, p. 796 ; V, 33, p. 870 ; VII, 20, p. 940) ou transforme en glorieux combats de simples escarmouches (VIII, 25, p. 986).

Comment expliquer une telle légèreté de la part d'un auteur qui se veut historien ? Une partie de la réponse nous semble se trouver dans la dédicace de l'ouvrage au pape Médicis, Clément VII (T 5). On sent, dans ces lignes,  que la préoccupation principale de l'auteur est de ne pas apparaître comme un admirateur servile de ceux qui l'ont payé pour écrire cette Histoire. Plus que la recherche et la critique des sources, c'est la présentation des faits qui importe : Machiavel prétend avoir veillé avant tout à rester indépendant et objectif à l'égard des Médicis. Mais ceci n'explique pas tout. Il faut ajouter qu'au fond, Machiavel n'a pour les événements comme tels qu'un intérêt limité. L'histoire ne l'attire que dans la mesure où elle permet de mettre au jour les ressorts qui expliquent le cours des choses. « Si quelque lecture, note-t-il dans un Préambule (p. 655-657), est utile pour les citoyens qui gouvernent les États, c'est celle qui découvre les causes des haines et des divisions des cités, afin qu'ils puissent , assagis par les périls encourus par d'autres, se maintenir dans l'union » (p. 655). Parmi ces causes, il en est une sur laquelle les humains n'ont aucune prise, la Fortune, déjà invoquée souvent dans la vie de Castracani et fort présente aussi dans l'histoire de Florence (T 9, 10 in fine). L'examen attentif des faits permet aussi à Machiavel de découvrir certaines « lois » de l'histoire : la stabilité assurée aux cités disposant de lois et d'institutions de qualité, par exemple (T 10) mais aussi, inversement, la règle qui veut que les pays passent de l'ordre au désordre, pour revenir ensuite à l'ordre initial (T 14) ; ou encore, les effets néfastes des périodes de paix qui engendrent le relâchement des mœurs et le déclin des cités (T 14, 18). Plus concrètement, Machiavel dénonce aussi la politique des papes, cause, selon lui, de la division de l'Italie : incapables d'unifier le pays, ils n'admettent pas qu'un prince laïc s'agrandisse à leurs dépens et appellent régulièrement les puissances étrangères à leur secours (T 6 ; voir aussi T 19). C'est probablement cette lucidité dans l'analyse des événements qui fait toute la valeur de l'Histoire de Florence, plus que l'exactitude des informations qu'elle nous apporte. Telle est en tout cas l'opinion de beaucoup de commentateurs, de F. Chabod, par exemple (cité par C. Bec, Machiavel, p. 626) : « Dans sa négligence vis-à-vis de l'exactitude des données de fait, dans l'altération voulue de celles-ci, dans la hâte et l'unilatéralité de ses recherches se révélait en fait Machiavel qui, s'étant mis à faire de l'histoire, continue à penser en politique et se tourne vers le passé avec une mentalité, non de contemplatif, mais de polémiste ». Avis que partage R. Ridolfi : « He writes history more as a politician than as a historian set on discovering the truth, often accepting sources uncritically and accomodating facts to his thesis. It is not narrative exactitude that is to be sought in the Istorie but the power of synthesis, the brilliant coordination and organization of facts » (art. Machiavelli, Nicolo dans The New Encyclopædia Britannica, Micropædia, vol. 7, 15e éd., 2002, p. 629). Il arrive pourtant que l'historien Machiavel soit présenté sous un jour plus favorable. Ed. Fueter, par exemple, qui ne manque pas de signaler toutes les faiblesses de l'Histoire de Florence, considère comme un « chef d'œuvre historique » les livres II et III qui racontent l'histoire intérieure de la cité juqu'au début du XVe siècle. « Quel récit d'une vie merveilleuse que cette histoire de Florence jusqu'à l'apparition des Médicis ! » s'exclame-t-il, et de poursuivre sur ce ton lyrique : « Comme un événement s'enchaîne à l'autre, comme l'histoire intérieure et extérieure sont fondues ensemble ! Quel relief dans la peinture des luttes de partis et des rivalités de familles ! » (Histoire de l'historiographie moderne, trad. É. Jeanmaire, Paris, 1914, p. 81). Le talent d'historien de Machiavel, tout comme ses idées politiques, sont décidément de nature à susciter bien des controverses.

 

BIBLIOGRAPHIE

Texte :

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Discours sur la première décade de Tite-Live, éd. A. PÉLISSIER, Paris, 1985 (Champs-Flammarion).

Écrits littéraires en prose, textes présentés, traduits et annotés par P. Mula, Grenoble, 2011 [p. 61-108 La vie de Castruccio Castracani].

Études :

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‒ SKINNER Q., Machiavel, trad. M. Plon, Paris, 2001.

 

TEXTES CHOISIS (trad. C. Bec)

 

La vie de Castruccio Castracani de Lucques

T 1 - Dédicace

C'est une chose étonnante à considérer, mes très chers Zanobi [Buondelmonti] et Luigi [Alamanni], que tous ceux, ou la plupart de ceux, qui ont fait de grandes choses en ce monde et ont brillé parmi leurs contemporains, ont eu une naissance et des débuts bas et obscurs, ou bien ont été cruellement éprouvés par la fortune. Tous, en effet, ou bien ont été exposés aux bêtes, ou bien ont eu un père de condition si humble que, par honte de lui, ils se sont dits fils de Jupiter ou de quelque autre dieu. Ce serait bien fastidieux et peu agréable pour le lecteur que de rappeler qui ils furent, car ils sont fort connus. Aussi omettrai-je cela comme étant superflu. Je crois cependant avec certitude que cela provient de ce que la fortune, voulant montrer au monde que c'est elle, et non la sagesse, qui crée les grands hommes, commence à montrer sa puissance au temps où la sagesse n'a aucun pouvoir et où il faut le lui reconnaître tout entier (p. 631).

 

T 2 - Origine de Castruccio Castracani

Je dis donc que la famille des Castracani est comptée au nombre des familles nobles de Lucques, bien qu'elle soit aujourd'hui éteinte, conformément à la règle des choses de ce monde. Dans cette famille naquit un Antonio qui, s'étant fait prêtre, fut chanoine de Saint-Michel de Lucques et fut nommé, en signe d'honneur, messire Antonio. Il n'avait qu'une sœur, qu'il maria à Buonaccorso Cennami. Celui-ci étant mort, devenue veuve et résolue à ne pas se remarier, elle alla vivre chez son frère.

Derrière la maison qu'il habitait, messire Antonio avait une vigne, où l'on pouvait accéder par plusieurs côtés et sans grandes difficultés, parce qu'elle était mitoyenne de nombreux jardins. Il advint un matin que, s'étant levée peu après le soleil, dame Dianora (tel était le nom de la sœur de messire Antonio) alla se promener dans la vigne. Cueillant, selon la coutume des femmes, certaines herbes pour en faire des condiments, elle entendit un froissement entre les pampres ; tournant les yeux dans cette direction, elle entendit comme des pleurs. S'approchant donc de ce bruit, elle découvrit les mains et le visage d'un nouveau-né, enveloppé dans les feuilles, qui semblait demander de l'aide. Partagée entre la stupeur et la crainte, pleine de compassion et d'étonnement, elle le prit, le porta à la maison, le lava, et, l'ayant enveloppé de linges blancs selon la coutume, elle le montra à messire Antonio lors de son retour chez lui. Celui-ci, entendant l'histoire et voyant l'enfant, ne fut pas moins étonné et apitoyé que sa sœur. Ayant réfléchi sur le parti à prendre, ils décidèrent de l'élever, car l'un était prêtre et l'autre n'avait pas d'enfant. Ils prirent donc une nourrice et l'élevèrent avec autant d'amour que s'il avait été leur fils. L'ayant fait baptiser, ils le nommèrent Castruccio, du nom de leur père (p. 631-632)

 

T 3 - Dernier discours de Castracani

Sa maladie fut jugée mortelle par tous les médecins. Il s'en rendit compte, appela Pagolo Guinigi à son chevet et lui dit ces mots: « Mon fils, si j'avais pensé que la fortune avait décidé d'interrompre en son milieu la marche vers la gloire que je m'étais promise après tant d'heureux succès, je me serais donné moins de peine et t'aurais laissé moins d'autorité, mais moins d'ennemis et moins de jalousie. Me contentant de gouverner Lucques et Pise, je n'aurais pas soumis Pistoia et irrité les Florentins par tant d'injures. M'étant fait des amis de ces deux peuples, j'aurais mené une vie, sinon plus longue, du moins plus paisible, et t'aurais laissé un pouvoir moindre, mais assurément plus sûr et plus stable. Prétendant arbitrer toutes les choses humaines, la fortune ne m'a pas donné assez de clairvoyance pour pénétrer ses intentions, ni assez de temps pour pouvoir la dominer. Tu sais, car nombreux sont ceux qui te l'ont dit et je ne l'ai jamais nié, que je suis arrivé tout jeune chez ton père et dépourvu de toutes les espérances que doit éprouver un cœur courageux. Tu sais aussi que je fus élevé et aimé de lui plus tendrement que si j'avais été de son sang. Aussi suis-je devenu, sous son enseignement, valeureux et capable d'atteindre à la position que tu as vue et que tu vois toi-même. Parce que, mourant, il me confia ta personne et ton destin, je t'ai éduqué et ai élevé ton sort avec l'amour et la loyauté auxquels j'étais et suis encore tenu. Afin que tu n'aies pas que ce que ton père t'avait laissé, mais aussi ce que le destin et ma vaillance me donnaient, je n'ai jamais voulu me marier. Ainsi l'amour que l'on doit à ses enfants ne pouvait-il m'empêcher de démontrer à ton père la gratitude à laquelle je me sentais tenu. Je te laisse donc un grand État, ce dont je suis très content; mais, te le laissant faible et fragile, j'en suis fort attristé...» (p. 645-646)

 

T 4 - Bons mots et fin de Castracani

Ayant acheté une perdrix un ducat, un ami le lui reprocha. A quoi il répondit : «Sans doute ne la paierais-tu pas plus d'un sou.» A son ami qui acquiesçait, il répliqua : « Un ducat vaut moins pour moi qu'un sou pour toi.» ...

Passant dans la rue, il vit un jeune homme rougir parce qu'il le voyait sortir de chez une courtisane. Il lui dit alors / « N'aie pas honte d'en sortir, mais d'y entrer.»...

Quelqu'un se vantant de ne pas s'enivrer lorsqu'il buvait beaucoup, il dit : « Un bœuf en fait autant.» ...

Il vécut quarante-quatre ans et fut grand dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Il a laissé bien des témoignages de sa bonne fortune, mais il voulut qu'il en restât aussi de sa mauvaise. Car les menottes avec quoi on l'attacha dans sa prison se voient encore aujourd'hui, clouées dans la tour de sa demeure. Il les y fit mettre pour porter éternellement témoignage de ses adversités. Durant sa vie, il ne fut inférieur ni à Philippe de Macédoine, père d'Alexandre, ni à Scipion l'Africain, et mourut au même âge qu'eux. Il les aurait certainement surpassés tous les deux si, au lieu de naître à Lucques, il avait eu pour patrie la Macédoine ou Rome (p. 648-650).

 

Histoire de Florence

T 5 - Dédicace

A notre Très Saint et Bienheureux Père et Seigneur, Clément VII, son humble serviteur Nicolas Machiavel

Après que votre Sainteté, Bienheureux et Très Saint Père, qui n'était pas alors au rang qu'elle occupe aujourd'hui, m'eut chargé d'écrire les actions accomplies par le peuple florentin, j'ai employé tous les soins et le métier que m'ont accordés la nature et l'expérience, afin de La satisfaire...

Parce que Votre Béatitude m'a particulièrement imposé et ordonné d'écrire les actions accomplies par Ses aïeux, afin que l'on voie que j'étais bien loin de toute adulation (car autant votre Sainteté aime entendre les louanges que méritent les hommes, autant Lui déplaisent celles qui sont feintes et courtisanes), je crains fort de sembler avoir dépassé Ses ordres en décrivant les vertus de Jean de Médicis, la science de Côme, l'humanité de Pierre et la magnificence et la sagesse de Laurent. Je m'en excuse auprès d'Elle et de quiconque n'aimerait pas de tels portraits, comme étant peu fidèles. Car, trouvant pleins de louanges les souvenirs de ceux qui les ont dépeints en diverses périodes, il me fallait, ou les dépeindre comme je les avais trouvés, ou me taire par malveillance. Si sous leurs nobles actions était cachée, comme certains le prétendent, une ambition contraire au bien commun, ne l'y trouvant pas pour ma part, je ne suis pas tenu de la dépeindre. Car, dans tous mes récits, je n'ai jamais voulu dissimuler une action malhonnête sous une honnête cause, ni noircir une œuvre digne de louange comme visant à une fin contraire.

Combien je me suis tenu à distance de l'adulation, on le voit dans toutes les parties de mon histoire, et surtout dans les discours et les propos tenus en privé, rapportés au discours direct comme au discours indirect, qui sont fidèles sans aucune réserve, dans leurs expressions et leur développement, à la cohérence du caractère des personnes qui s'expriment. Je fuis soigneusement et en toute occasion les termes violents, comme étant peu nécessaires à la dignité et à la vérité de l'histoire. Si l'on considère donc honnêtement mes écrits, personne ne peut me reprocher d'être adulateur, en voyant notamment que j'ai peu parlé de feu le père de Votre Sainteté [Julien de Médicis]. La cause en fut la brièveté de sa vie, qui l'empêche de se faire connaître et moi-même de le célébrer dans mes écrits. Fort grandes et magnifiques furent toutefois ses œuvres, puisqu'il a engendré Votre Sainteté. Cette action contrebalance de loin toutes celles de ses ancêtres et lui procurera plus de siècles de renommée que la malignité de son sort ne lui a ôté d'années d'existence. Je me suis donc efforcé, Bienheureux et Très Saint-Père, de satisfaire chacun dans mon récit sans altérer la vérité. Peut-être n'aurai-je satisfait personne. Si cela était, je ne m'en étonnerais pas, car je juge qu'il est impossible de décrire les événements de notre temps sans offenser un grand nombre de gens. Néanmoins je m'avance allègrement sur le champ de bataille, dans l'espoir que, de même que je suis honoré et nourri par la bonté de Votre Sainteté, de même je serai appuyé et défendu par les légions armées de Son très saint jugement. Avec le même courage et la même confiance qui ont soutenu mes écrits jusqu'ici, je poursuivrai mon entreprise, si la vie ne me quitte ni Votre Sainteté ne m'abandonne (p. 653-654).

 

T 6 - Politique des papes

L'Italie demeura très faible jusqu'au pontificat d'Adrien V [1276]. Comme Charles [d'Anjou] demeurait à Rome et la gouvernait en sa qualité de sénateur, ne pouvant supporter son pouvoir, le pape alla habiter à Viterbe, d'où il appela l'empereur Rodolphe à venir en Italie pour combattre Charles. Ainsi les papes, tantôt par amour de la religion, tantôt par ambition personnelle, ne cessaient pas d'appeler en Italie de nouveaux étrangers et de susciter de nouvelles guerres. Lorsqu'ils avaient rendu puissant un prince, ils s'en repentaient et cherchaient sa ruine, et ils ne permettaient pas que quelqu'un possédât un pays qu'ils étaient trop faibles eux-mêmes pour posséder. Les princes les craignaient, parce qu'ils l'emportaient toujours en combattant comme en fuyant, s'ils n'étaient pas victimes de quelque ruse, comme il arriva à Boniface VIII [1294-1303] et à quelques autres, qui furent pris par les empereurs sous un prétexte d'amitié. Rodolphe ne vint pas en Italie, car il était retenu par une guerre que lui faisait le roi de Bohème. Sur ces entrefaites, Adrien mourut et Nicolas III, de la famille Orsini, homme audacieux et ambitieux, fut nommé pape. Il pensa réduire la puissance de Charles par tous les moyens... Se voyant puissant et en mesure de se découvrir auprès de Charles, il le priva de sa charge de sénateur et décida qu'aucun roi ne pourrait plus être sénateur à Rome. Il avait également l'ambition d'enlever la Sicile à Charles et engagea à cet effet des tractations secrètes avec le roi Pierre d'Aragon, qui réussirent à l'époque de son successeur. Il projetait aussi de faire rois deux membres de sa famille, l'un en Lombardie, l'autre en Toscane, dont l'autorité aurait défendu l'Église des Allemands, désireux de venir en Italie, et des Français, présents dans le royaume. Mais il mourut alors . Ce fut le premier des papes qui dévoila ouvertement ses ambitions et qui projeta, sous le prétexte d'agrandir l'Église, d'honorer et d'enrichir ses parents. Alors que l'on n'a jamais jusqu'ici fait mention de neveux ou de parents des papes, l'histoire à venir en sera remplie, jusqu'à arriver à leurs enfants. Les papes n'ont plus qu'une chose à tenter : ayant voulu jusqu'alors les faire princes, il ne leur reste dans le futur qu'à rendre la papauté héréditaire. Il est vrai que, jusqu'ici, les principautés qu'ils ont créées ont eu une vie fort brève. Car le plus souvent, les papes ne vivant que peu de temps, ou bien ils n'ont pas la possibilité de mettre en terre leurs plants, ou bien, s'ils les plantent, ils leur laissent des racines si rares et si faibles qu'au premier coup de vent, ils se brisent, dès que disparaît la force qui les soutient (I, 23, p. 683-684).

 

T 7 - Étymologie de « Florence»

Mais, quant à l'origine du nom de Florence, les opinions divergent. Certains veulent qu'il vienne du nom de Fiorinus, l'un des chefs de la colonie ; d'autres prétendent qu'elle était nommée initialement, non pas Florence, mais Fluence, parce qu'elle était proche du cours de l'Arno, et ils se fondent sur le témoignage de Pline qui écrit : « Les Fluentins sont proches du cours de l'Arno. » Cette hypoyhèse est sans doute fausse, car Pline dit où ils étaient situés et non pas la cause de leur nom. Le terme de Fluentins doit être un mot corrompu, car Frontin et Tacite, qui écrivaient à peu près à la même période que Pline, employaient les termes de Florence et de Florentins. En effet, dès l'époque de Tibère, ils s'administraient à la manière des autres cités d'Italie, et Tacite rapporte que des ambassadeurs florentins étaient venus prier l'empereur que les eaux de la Chiana ne fussent pas dirigées sur leurs terres. Or il n'est pas concevable que cette ville ait eu deux noms en même temps. Je crois donc qu'elle a toujours été appelée Florence, quelle qu'en soit la raison (II, 2, p. 702).

 

T 8 - Suites d'un mariage arrangé

Parmi les familles les plus puissantes de Florence, on comptait les Buondelmonti et les Uberti, puis les Amidei et les Donati. Dans la famille des Donati, une riche veuve avait une fille fort belle. Elle avait projeté en secret de la marier à Messire Buondelmonti, jeune chevalier et chef de sa famille. Par négligence ou parce qu'elle croyait en avoir le temps, elle n'avait découvert ses intentions à personne. Le hasard voulut que l'on fiançât à messire Buondelmonti une fille des Amidei, ce dont la veuve des Donati fut très mécontente. Dans l'espoir de faire rompre ce mariage avant qu'il ne fût célébré, grâce à la beauté de sa fille, voyant messire Buondelmonti s'approcher seul de sa maison, elle descendit et emmena sa fille avec elle. Lorsqu'il passa, elle vint à sa rencontre et lui dit: « Je me réjouis fortement que vous ayez choisi une femme, bien que je vous aie réservé ma fille que voici.» Ayant vu la rare beauté de celle-ci et considéré que sa famille et sa dot n'étaient pas inférieures à celles de sa fiancée, le chevalier fut pris d'une si grande envie de l'épouser qu'il ne pensa ni à la promesse faite, ni à l'injure qu'il commettait en ne la respectant pas, ni aux malheurs qu'il pourrait susciter de la sorte. Il dit donc : « Puisque vous me l'avez réservée, je serais un ingrat de la refuser, quand il est encore temps.» Sans attendre davantage, il fit célébrer leurs noces. Cette nouvelle remplit d'indignation la famille des Amidei et celle des Uberti, qui étaient liées. Réunis avec de nombreux autres parents, ils conclurent que cette injure ne pouvait être tolérée sans honte et ne pouvait être vengée que par la mort de messire Buondelmonti. Bien que certains eussent évoqué les malheurs qui pouvaient en découler, Mosca Lamberti déclara que, si l'on réfléchissait trop longtemps, on ne conclurait rien, en alléguant le célèbre proverbe : «Une chose faite, est faite.» Ils chargèrent donc de cet homicide Mosca Lamberti, Stiatta Uberti, Lambertuccio Amidei et Oderigo Fifanti. Le matin de Pâques, ceux-ci s'enfermèrent chez les Amidei, en face du Ponte Vecchio et de Santo Stefano. Comme il franchissait le fleuve sur un cheval blanc, croyant qu'il était aussi aisé d'oublier une injure que de renoncer à un mariage, messire Buondelmonti fut attaqué à l'extrémité du pont, près d'une statue de Mars, et tué. Cet homicide divisa toute la ville, dont une partie s'unit aux Buondelmonti et l'autre aux Uberti. Comme ces familles étaient riches de maisons, de tours et d'hommes, elles combattirent de longues années, sans que l'une parvînt à chasser l'autre. Sans s'achever par une paix, leurs dissenssions étaient suspendues par des trêves. Aussi, en fonction des événements, tantôt elles se calmaient, tantôt elles reprenaient (II, 3,  p.703-704).

 

T 9 - Troubles à Florence

La puissance des nobles étant domptée et la guerre avec l'archevêque de Milan achevée, il ne semblait pas qu'eût subsisté la moindre cause de désordre à Florence. Mais la fortune contraire et les mauvaises institutions de notre cité firent naître des inimitiés entre la famille des Albizzi et celle des Ricci, qui divisèrent Florence, comme l'avaient fait auparavant les inimitiés entre les Buondelmonti et les Uberti [cf. T 8], puis entre les Donati et les Cerchi. Les papes, qui résidaient alors en France, et les empereurs qui étaient en Allemagne, pour maintenir leur réputation en Italie, avaient envoyé à divers moments une foule de soldats de nations différentes. On y trouvait alors des Anglais, des Allemands et des Bretons. Les guerres achevées, ils restaient sans solde et, sous les enseignes de compagnies d'aventure, ils imposaient des contributions aux princes. En 1353, une de ces compagnies vint donc en Toscane, sous les ordres du Provençal Monreale. Non seulement les Florentins se procurèrent des troupes, mais de nombreux particuliers s'armèrent pour se défendre, dont les Albizzi et les Ricci.

Ils se haïssaient et chacun cherchait à dominer l'autre pour prendre le pouvoir. Ils n'en étaient cependant pas encore venus aux armes et se heurtaient dans les magistratures et les conseils. La ville étant tout entière armée, une dispute naquit par hasard au Marché Neuf, où accourut, comme à l'accoutumée, une grande foule. Le bruit se répandant, on rapporta aux Ricci que les Albizzi les attaquaient, et aux Albizzi que les Ricci marchaient contre eux. Aussi toute la ville se souleva-t-elle et les magistrats purent-ils difficilement calmer les deux familles, afin d'éviter que ne se développât un combat dont le bruit s'était divulgué par hasard et sans que les uns ni les autres ne fussent coupables. Bien que mineur, cet événement enflamma encore davantage leurs esprits et les poussa à chercher plus diligemment des partisans. Du fait de la ruine des grands, les citoyens avaient atteint un tel degré d'égalité que les magistrats étaient plus respectés qu'auparavant. Aussi pensaient-ils s'imposer par les voies ordinaires et sans que s'exerçât la violence des particuliers (III, 2, p.752-753).

 

T 10 - Du gouvernement des cités

Les cités que l'on gouverne sous la forme de républiques, surtout celles qui sont mal organisées, changent souvent de gouvernement et de régime, non pas  comme nombreux le pensent   par le moyen de la liberté et de la servitude, mais par celui de la servitude et de la licence. En effet, les promoteurs de la licence, que sont les gens du peuple, et ceux de la servitude, que sont les nobles, célèbrent seulement le nom de la liberté. Les uns et les autres n'ont qu'un désir: n'être soumis ni aux lois ni aux hommes. Il arrive cependant (mais rarement) que, pour le bonheur d'une cité, surgisse un citoyen sage, bon et puissant, qui édicte des lois pour calmer les humeurs des nobles et des gens du peuple, ou pour les empêcher de mal faire. Alors cette cité peut être appelée libre et ce gouvernement peut être jugé stable et ferme. Car, fondé sur de bonnes lois et de bonnes institutions, il n'a pas besoin, comme les autres, de la vertu d'un homme qui le défende. De nombreuses républiques antiques furent dotées de telles lois et institutions et leur gouvernement dura longtemps. De telles institutions et lois ont fait et font défaut à toutes les républiques qui ont fait et font passer leurs gouvernements de la tyrannie à la licence et vice versa. Chez eux, en effet, à cause de la puissance de leurs ennemis, il n'y a ni ne peut y avoir de stabilité. Car l'un ne plaît pas aux hommes vertueux, l'autre déplaît aux sages ; l'un peut aisément faire le mal, l'autre peut difficilement faire le bien ; en l'un, les hommes insolents ont trop d'autorité; en l'autre les sots. Aussi faut-il que l'un ou l'autre de ces régimes soient maintenus par la vigilance et la chance d'un homme, que la mort peut faire disparaître ou les oppositions rendre impuissant (IV, 1, p.791).

 

T 11 - Dernier discours d'un saint homme,  Jean de Médicis

Giovanni de Médicis tomba alors malade et, sachant sa maladie mortelle, appela ses fils Côme et Lorenzo et leur dit : « Je crois avoit vécu le temps que Dieu et la nature m'ont fixé à ma naissance. Je meurs content, parce que je vous laisse riches, en bonne santé et dans une position qui vous permettra, si vous suivez mes traces, de vivre honorés à Florence et d'avoir la considération de tous. Rien ne me fait mourir plus content que la pensée que je n'ai offensé personne et que j'ai fait du bien à chacun, dans la mesure de mes moyens. Je vous engage à faire de même. Quant au pouvoir, si vous voulez vivre en sécurité, n'en prenez que ce que les lois et les hommes vous en donnent. Ce comportement ne vous causera ni jalousie ni danger, parce qu'on se fait haïr par ce que l'on prend aux autres et non par ce qu'ils vous donnent. Vous en aurez toujours plus que ceux qui, voulant la part des autres, perdent la leur et, avant de la perdre, vivent en de perpétuels tourments. Par ce procédé, vivant au milieu de tant d'ennemis et de désaccords, non seulement j'ai conservé, mais augmenté ma réputation dans cette ville. Si vous suivez mes traces, vous conserverez et augmenterez la vôtre. Mais, si vous faites autrement, songez que votre fin ne sera pas plus heureuse que celle de ceux qui, dans notre histoire, se sont ruinés eux-mêmes et ont détruit leur patrie. » Il mourut peu après et laissa dans le peuple un grand regret, comme il le méritait. Il fut miséricordieux ; non seulement il faisait l'aumône à qui la demandait, mais souvent il subvenait aux besoins des pauvres, sans qu'on le lui demandât. Il aimait tout le monde, louait les bons et avait de la compassion pour les méchants. Il ne demanda aucune charge et les eut toutes. Il ne se rendait jamais au palais sans y être appelé. Il aimait la paix et fuyait la guerre. Il secourait les gens dans l'adversité et les aidait dans la prospérité. Il ne participait pas au pillage des richesses publiques, mais les augmentait. Il était aimable lors de ses magistratures, peu éloquent, mais sage. Il était d'apparence mélancolique,mais agréable et spirituel dans sa conversation. Il mourut très riche de biens, mais plus riche encore de renommée et de sympathie. Ce double héritage fut non seulement conservé, mais accru par Côme (IV, 16, p.806).

 

T 12 - Mauvais conseils d'un excellent architecte

Il y avait alors à Florence un excellent architecte du nom de Filippo Brunelleschi, dont les œuvres remplissent notre cité, au point qu'après sa mort il mérita que sa statue fût placée dans l'église principale de Florence, avec une inscription qui témoigne encore aujourd'hui de ses talents. Il montra que l'on pouvait inonder Lucques, compte tenu de la disposition de la ville et du lit du Serchio. Il fut si persuasif que les Dix ordonnèrent de tenter cette expérience. Il n'en résulta que des désordres pour notre camp et une plus grande sécurité pour l'ennemi. Car les Lucquois élevèrent avec une digue le terrain du côté où l'on dirigeait le Serchio et puis, une nuit, rompirent la digue du fossé par lequel on dirigeait les eaux. Celles-ci, rencontrant un obstacle du côté de Lucques et trouvant une brèche dans la digue du canal, se répandirent dans toute la plaine, de sorte que l'ont dut éloigner le camp au lieu de le rapprocher de la ville (IV, 23, p. 814-815).

 

T 13 - Portrait de Côme l'Ancien

Pendant que cette guerre se déroulait, les humeurs des partis continuaient à bouillir à l'intérieur. Après la mort de son père Giovanni [cf. T 11], Côme de Médicis se comporta avec plus de courage dans les choses publiques, plus d'attention et de libéralité avec ses amis que ne l'avait fait son père. De sorte que ceux qui s'étaient réjouis de la mort de Giovanni s'inquiétaient en voyant quel homme était Côme. Il était très sage, d'apparence grave et sympathique, généreux et humain. Il ne tenta jamais rien contre le parti guelfe ni contre le pouvoir, mais s'évertuait à rendre service à chacun et à se rallier de très nombreux citoyens par ses libéralités. De sorte que son comportement faisait augmenter les attaques des gouvernants. Quant à lui, il pensait pouvoir vivre ainsi à Florence, aussi puissant et en sécurité que quiconque, ou bien, si les ambitions de ses concitoyens le poussaient sur des voies extraordinaires, pouvoir leur être supérieur grâce à ses armes et à ses appuis (IV, 26, p. 817).

 

T 14 - Loi de l'histoire

Dans leur évolution, les pays vont d'ordinaire de l'ordre au désordre, puis passent du désordre à l'ordre. Car, ne pouvant s'arrêter, les choses du monde, lorsqu'elles arrivent à leur ultime perfection, ne peuvent plus s'élever et doivent donc décliner. De même, une fois descendues et parvenues au fond à cause du désordre, ne pouvant plus descendre, elles sont contraintes de s'élever. Ainsi l'on descend toujours du bien vers le mal et l'on monte du mal vers le bien. Car la valeur engendre la paix, la paix l'oisiveté, l'oisiveté le désordre, le désordre la chute. De même, de la chute naît l'ordre, de l'ordre la valeur, de celle-ci la gloire et la bonne fortune. Les sages ont donc observé que les lettres suivent les armes et que, dans les cités, les capitaines apparaissent avant les philosophes. Car, les armées braves et disciplinées ayant provoqué la victoire, et les victoires la paix, la puissance des hommes armés ne peut pas se corrompre plus honorablement que par la pratique des lettres, et l'oisiveté ne peut pas s'installer dans la cité d'une manière plus trompeuse et périlleuse (V, 1, p.829).

 

T 15 - Affaires ecclésiastiques [a. 1439]

Il y avait alors entre les Églises romaine et grecque quelques différends, de sorte qu'elles ne se réunissaient jamais pour célébrer le culte divin. Les prélats de l'Église d'Occident ayant abondamment parlé de ce sujet lors du dernier concile réuni à Bâle, on décida de faire diligence pour que l'empereur d'Orient et les prélats grecs vinssent à Bâle pour essayer de se mettre d'accord avec l'Église romaine. Bien que cette décision eût été contraire à la majesté de l'empire grec et qu'il eût déplu à l'orgueil de ses prélats de céder devant le pape de Rome, toutefois, attaqués par les Turcs et ne se sentant pas capables de se défendre, ils se décidèrent à céder. Ainsi l'empereur, le patriarche et d'autres prélats et gentilhommes grecs vinrent-ils à Venise pour se rendre à Bâle, conformément à la décision du concile. Effrayés par une épidémie de peste, ils décidèrent de résoudre leurs différends à Florence. Les prélats romains et grecs s'étant donc réunis plusieurs jours dans la cathédrale, après de longs débats les Grecs cédèrent et se mirent d'accord avec le pape et l'Église romaine (V, 16, p.848).

 

T 16 - Échec d'une révolte contre le pape Nicolas V

Le pape ne s'engageait dans cette guerre [entre Florence et Alphonse V d'Aragon] que pour essayer de mettre d'accord les partis. Bien qu'évitant la guerre à l'extérieur, il faillit être exposé à une guerre intérieure beaucoup plus dangereuse. Alors vivait à Rome un citoyen du nom de messire Stefano Porcari, illustre par ses origines, son savoir, et davantage encore par son caractère. Selon la coutume des hommes qui aspirent à la gloire, il désirait accomplir, ou du moins tenter d'arracher sa patrie des mains des prélats et de la reconduire à la manière de vivre des Anciens, dans l'espoir, s'il y parvenait, d'être appelé refondateur et second père de la cité. Il était encouragé dans cette entreprise par la corruption des prélats et l'insatisfaction des nobles et du peuple romain.

...

Ayant pensé qu'il avait rallié assez d'hommes à son dessein, il décida de ne pas tarder davantage. Il ordonna à ses amis de commander un splendide banquet à une date fixée et qu'y seraient invités tous les conjurés accompagnés de leurs plus fidèles amis. Il promit de les rejoindre avant la fin du banquet. Tout fut préparé selon ses conseils. Messire Stefani arriva dans la maison où l'on dînait et, le repas achevé, il apparut parmi les invités, couvert de drap d'or, avec des colliers et d'autres ornements qui lui conféraient majesté et réputation. Les ayant embrassés, il exalta leur courage par un long discours et les convainquit de suivre cette glorieuse entreprise. Il exposa ensuite son plan. Il ordonna qu'une partie d'entre eux occupât le matin suivant le palais du pape, et pour le reste appelât le peuple aux armes. Durant la nuit, le pape fut informé de l'affaire. Selon certains, ce fut par l'infidélité des conjurés ; selon d'autres, on avait appris la présence à Rome de messire Stefano. Quoi qu'il en soit, la nuit même où le dîner eut lieu, il fit arrêter messire Stefano et la plupart de ses compagnons et les fit ensuite exécuter, selon leurs mérites. Ainsi finit ce projet. A vrai dire, certains peuvent louer l'intention de cet homme, mais chacun doit blâmer son plan. Car de telles entreprises, si elles ont quelque apparence de gloire lorsqu'on les projette, s'effondrent presque toujours quand on les met à exécution (VI, 29, p. 905-906).

 

T 17 - Histoire locale ou histoire générale ?

Peut-être apparaîtra-t-il à tous ceux qui ont lu le livre précédent qu'un historien de Florence s'est trop étendu en racontant ce qui est advenu en Lombardie et dans le royaume de Naples. Cependant je n'ai pas évité ce type de récit et ne veux pas davantage l'éviter dans le futur. Bien que je n'aie, en effet, jamais promis d'écrire l'histoire de l'Italie, il ne me semble pas pour autant opportun de refuser de raconter ce qui est important pour ce pays. Car, en ne le racontant pas, mon histoire serait moins bien comprise et moins agréable, d'autant que des actions des autres peuples et des princes d'Italie naissent le plus souvent des guerres où les Florentins sont nécessairement impliqués. Ainsi de la guerre entre Jean d'Anjou et le roi Ferdinand naquirent des haines et de graves inimitiés qui eurent des prolongements entre les Florentins et Ferdinand, et entre celui-ci et la famille Médicis en particulier. Car le roi se plaignait non seulement de ne pas avoir été secouru durant cette guerre, mais que l'on eût aidé son ennemi. Son irritation fut la cause de très grands malheurs, comme on le verra dans la suite de notre récit. Étant parvenu, dans mon exposé sur les affaires étrangères, à 1463, il me faut, pour raconter les événements intérieurs advenus à l'époque, revenir de plusieurs années en arrière (VII, 1, p. 917).

 

T 18 - Effets malheureux de la paix à Florence

Cette révolte [à Prato] ayant été suscitée et réprimée en un instant, les citoyens revinrent à leurs habituelles coutumes, espérant jouir sans crainte d'un régime qu'ils avaient établi et renforcé. D'où découlèrent ces sortes de maux qui apparaissent d'ordinaire en période de paix. Plus libres qu'à l'ordinaire, les jeunes gens faisaient des dépenses démesurées en vêtements, banquets et autres divertissements. Oisifs, ils passaient leur temps à jouer et à fréquenter les femmes. Ils s'efforçaient de briller par leur habillement et leurs conversations subtiles et spirituelles. Celui qui se moquait le plus adroitement des autres semblait le plus sage et était le plus estimé. Ces comportements furent encore aggravés par les courtisans du duc de Milan. Venu à Florence avec son épouse et toute sa cour pour y accomplir un vœu, à ce que l'on disait, il fut reçu avec toute la pompe que méritaient un tel prince et un tel ami [a. 1471]. Chose encore jamais vue dans notre cité, lors du carême, période durant laquelle l'Église ordonne que l'on jeûne et ne mange pas de viande, sa cour s'en nourrissait sans aucun égard pour l'Église ni pour Dieu. On donna de nombreux spectacles pour l'honorer, dont, à l'église de Santo Spirito, la descente du Saint-Esprit sur les apôtres. L'église ayant entièrement brûlé à cause des nombreux feux allumés pour une telle solennité, on pensa généralement que Dieu, indigné, avait ainsi voulu montrer sa colère. Si donc le duc trouva Florence pleine de raffinements courtisans et de mœurs contraires à toute société bien ordonnée, il la laissa dans un état plus déplorable encore. Aussi les bons citoyens pensèrent-ils nécessaire d'y mettre un frein et réglementèrent-ils par une nouvelle loi l'habillement, les enterrements et les banquets (VII, 28, p. 947).

 

T 19 - Mieux vaut avoir le roi de Naples pour ami que le pape [a. 1479]

Conscient de cette nécessité [de faire la paix], Laurent réunit ceux de ses amis qu'il savait les plus fidèles et les plus sages. Ils conclurent d'abord que, les Vénitiens étant peu chauds et peu dignes de confiance, le duc [de Milan] sous tutelle er embarrassé dans des discordes civiles, il fallait chercher une nouvelle fortune auprès de nouveaux amis. Mais on hésitait quant à celui à qui se confier, du pape ou du roi. Tout bien examiné, on choisit l'alliance du roi comme étant la plus stable et la plus sûre. Car la brièveté de la vie des papes, les changements intervenant lors de leurs successions, le peu de crainte éprouvée par l'Église à l'égard des princes, le peu d'hésitations qu'elle a lors de ses choix font qu'un prince séculier ne peut avoir entièrement confiance en un pape, ni joindre sa fortune à la sienne en toute sécurité. Car celui qui, dans la guerre et les dangers, est l'ami d'un pape sera son compagnon dans la victoire, mais demeurera seul dans la défaite, le pape étant soutenu et défendu par son pouvoir spirituel et sa renommée. Ayant donc décidé qu'il était plus profitable de se gagner le roi, on jugea qu'on ne pouvait le faire ni mieux ni plus sûrement qu'avec Laurent. Car, plus on serait libéral avec lui, plus on pourrait trouver de remèdes aux inimitiés passées. Laurent ayant donc décidé de faire ce voyage, il confia la cité et le régime à messire Tommaso Soderini, qui était alors gonfalonier de justice. Il quitta Florence au début de décembre et, parvenu à Pise, informa la Seigneurie de la cause de son départ. Pour lui faire honneur et qu'il pût traiter plus honorablement la paix avec le roi, les prieurs le nommèrent ambassadeur du peuple florentin et lui donnèrent le pouvoir de s'allier à lui, comme il lui semblerait bon pour la République (VIII, 17, p. 97).

 

T 20 - Portrait de Laurent le Magnifique

Il songea ensuite à rendre sa cité plus grande et plus belle. Comme il s'y trouvait beaucoup de nombreux espaces vides, il y fit tracer de nouvelles rues pour les remplir d'édifices. Ainsi la cité devint-elle plus belle et plus grande. Pour qu'elle fût, sous son autorité, plus paisible et plus sûre et qu'elle pût combattre ou se défendre à distance, il fortifia le château de Firenzuola, au milieu des montagnes, vers Bologne. Vers Sienne, il fit commencer et renforcer Poggio Imperiale. Vers Gênes, grâce à la conquête de Pietrasanta et de Sarzana, il ferma la voie à l'ennemi. Avec des pensions et des subsides, il entretenait l'amitié des Baglioni à Pérouse, des Vitelli à Città del Castello ; il gouvernait personnellement Faenza. C'étaient comme de solides bastions de la cité. En ces temps de paix, il maintint toujours sa patrie en fête. On y voyait souvent des joutes et des représentations d'événements et de triomphes antiques. Son but était de maintenir l'abondance dans la cité, l'union du peuple et l'honneur des grands. Il aimait extraordinairement tous ceux qui excellaient dans une profession et protégeait les lettrés, comme en témoignent clairement messire Ange Politien, messire Cristoforo Landino et le Grec messire Demetrios [Chalcondyle]. De sorte que le comte Jean [Pic] de la Mirandole, homme presque divin, attiré par la magnificence de Laurent, s'installa à Florence. Il prenait un merveilleux plaisir à l'architecture, à la musique et à la poésie ; et l'on conserve encore de lui de nombreuses œuvres poétiques, qu'il a non seulement composées, mais commentées. Pour que la jeunesse florentine pût se livrer à l'étude littéraire, il ouvrit une université à Pise, où il fit venir les meilleurs esprits qui se trouvaient alors en Italie. Pour l'augustinien Marino da Ghinazzano, qui était un excellent prédicateur, il fit édifier un monastère près de Florence (VIII, 36, p. 999).

 

Lettres familières

T 21 - Prudence dans l'objectivité

A Messire Francesco Guicciardini, commissaire en Romagne

[...] Je me suis mis à écrire l'Histoire de Florence à la campagne et je paierais bien dix sous pour vous avoir auprès de moi et vous montrer où j'en suis. Car, devant aborder certains détails, j'aurais besoin de savoir si j'offense trop en exaltant ou en rabaissant les choses. Je vais pourtant demander conseil et m'efforcerai de faire en sorte qu'en disant la vérité, personne ne puisse se plaindre (p.1258).


[Introduction] [La Grèce et Rome]  [Le moyen-âge]  [Du XVe au XVIIIe siècle]  [Le XIXe siècle]  [Le XXe siècle


Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick.

Le 4 septembre 2015.


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