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Historiographie du XIXe siècle

 

Léopold von Ranke (1795-1886)


Textes :

-- Histoire de la papauté pendant les seizième et dix-septième siècles, trad. J.-B. HAIBER, Paris, 1986 (Bouquins).

-- L'Espagne sous Charles-Quint, Philippe II & Philippe III, ou les Osmanlis et la monarchie espagnole pendant les XVIe et XVIIe siècles, trad. J.-B. HAIBER, Paris, 1873, 2e édition.

-- Histoire de France principalement pendant le XVIe et le XVIIe siècle, 3 vol., Paris, 1854-1856.

Études :

-- DEVULDER C., Histoire allemande et totalité : Leopold von Ranke, Johann Gustav Droysen, Karl Lamprecht, dans Revue de Synthèse, 108, 1987, p.177-197.

-- IGGERS G.G. - POWELL J.M. (éd.), Leopold von Ranke and the Shaping of the Historical Discipline, Syracuse-New York, 1990.

-- KRIEGER L., Ranke. The Meaning of History, Chicago - Londres, 1977.


Histoire de la Papauté vue par un Protestant

Un Italien ou un Romain, un catholique eût entrepris ce travail avec des dispositions tout autres que les miennes. En exprimant ses sentiments personnels de haine ou de vénération, il aurait donné à son livre une couleur particulière et sans doute plus brillante ; dans un grand nombre de parties, il aurait donné plus de détails, il se serait identifié davantage avec les intérêts et les opinions de l'Église.

Telle ne peut pas être l'inspiration d'un protestant, d'un Allemand du Nord. Il demeure bien plus indifférent envers la puissance papale ; avant tout, il doit renoncer à la chaleur d'une exposition inspirée par la prédilection ou la haine. En définitive, les faits ecclésiastiques et purement dogmatiques n'ont point de véritable intérêt pour nous. Au contraire, si je ne me trompe, il existe, à notre point de vue, d'autres éléments plus particulièrement historiques. Et, en effet, pour nous autres Allemands, sous quel rapport l'histoire de la puissance papale peut-elle avoir de l'importance ? Il ne peut être question de son influence particulière sur nous, elle n'en exerce plus sur nos destinées spirituelles. Nous avons donc seulement à nous occuper du pouvoir temporel de la Papauté et de son développement ...

Si l'on parcourt la liste de tant de Papes qui ont porté le même nom pendant tous les siècles chrétiens, depuis Pie Ier, dans le second siècle, jusqu'à nos contemporains dans le XIXe, Pie VII et Pie VIII, il en résulte bien une impression de l'immobilité et de la stabilité permanente de l'Église ; mais il ne faut pas se laisser éblouir par ce spectacle, car, en réalité, dans les différentes époques de l'histoire, l'autorité temporelle des Papes a été soumise à la même mobilité que celle des dynasties.

Pour nous, désintéressés que nous sommes dans la question religieuse, c'est précisément l'étude de ces révolutions politiques qui nous présente le plus grand intérêt ; elles embrassent une partie de l'histoire générale du monde, non seulement dans les périodes où apparaît une domination incontestée, mais encore dans les siècles où l'action et la réaction se livrent d'acharnés combats, comme ceux dont nous allons présenter le tableau.

Aux XVIe et XVIIe siècles, la Papauté est ébranlée et mise en danger ; néanmoins elle se maintient et se consolide, elle reconquiert de nouveau son autorité et parvient même à l'étendre ; puis enfin, elle s'arrête encore une fois et semble toucher à se décadence. Dans ces deux grands siècles où l'esprit des nations occidentales se porte de préférence vers les questions religieuses, nous voyons la Papauté, attaquée et abandonnée par les uns, soutenue et défendue avec un nouveau zèle par les autres, prendre dans l'histoire du monde une place imminente [éminente?]. De ce point de vue, nous allons essayer de la contempler avec l'impartialité que nous commande notre position (Histoire de la Papauté, p.56-57).

 

Origine de la Réforme

Je trouve extraordinairement remarquable la part que l'Allemagne prit au mouvement intellectuel de cette époque ; elle s'y associa, mais d'une manière tout à fait différente.

S'il y avait en Italie des poètes qui, comme Boccace et Pétrarque, donnèrent une impulsion à l'étude de l'Antiquité et lui firent faire de notables progrès, en Allemagne, cette impulsion partit du sein d'une confrérie spirituelle, les hiéronymites de la vie commune, confrérie qui était unie par les liens du travail et d'une existence retirée. Le profond et mystique Thomas a Kempis était un de leurs membres ; c'est à son école que furent formés les vénérables écrivains qui, attirés en Italie par la résurrection de la littérature ancienne, revinrent ensuite la répandre en Allemagne.

...

Et c'est ainsi qu'en deça et au-delà des Alpes la marche des idées du siècle conduisait à se mettre en lutte avec l'Église. De l'autre côté des Alpes, cette marche était liée avec la science et la littérature ; de ce côté, elle sortait des études ecclésiastiques mêmes et des travaux d'une théologie plus profonde. De l'autre côté, elle était négative et incrédule ; de ce côté, elle était positive et croyante. En Italie, elle détruisait le fondement de l'Église ; en Allemagne, elle le rétablissait de nouveau. Là elle était moqueuse, satirique, et se soumettait au pouvoir ; ici, elle était pleine de zèle et de colère, et s'éleva à l'attaque la plus hardie que l'on ait jamais tentée contre l'Église romaine.

On a dit que la cause de cette attaque, attribuée d'abord à l'abus des indulgences, avait été toute secondaire ; mais observez que la vente de ce qui constitue la vertu intérieure des indulgences, vente représentant précisément de la manière la plus absolue le fait débattu, c'est-à-dire l'emploi des choses religieuses à des intérêts temporels, cette vente se trouvait directement et exclusivement opposée aux idées soutenues par les plus savants théologiens de l'Allemagne. Rien n'était plus capable que la doctrine des indulgences de scandaliser un homme comme Luther, d'un sentiment religieux mystique très prononcé, pénétré des notions sur le péché et la justification telles qu'il venait de les exprimer dans un livre de théologie, inspiré par l'Écriture dont il s'était nourri avec toute l'ardeur d'un cœur altéré. Celui qui croyait avoir découvert les rapports éternels entre Dieu et l'homme, et qui, avec les propres lumières de sa raison, avait appris à comprendre l'Écriture, devait être le plus profondément offensé par un pardon des péchés qu'on pouvait obtenir pour de l'argent.

Il s'opposa énergiquement à cet abus ; mais la résistance injuste et partiale qu'il rencontra suffit pour l'entraîner beaucoup plus loin ; il ne resta pas longtemps sans apercevoir le rapport qui existait entre ce désordre et la décadence de l'Église ; or il n'était pas homme à reculer devant les partis extrêmes. Avec une audacieuse intrépidité, il attaqua le chef même de la chrétienté. Du sein des partisans et des défenseurs les plus dévoués de la Papauté, parmi les moines mendiants, s'éleva l'adversaire le plus puissant, le plus hardi qu'elle ait jamais rencontré. Lorsque Luther, avec une merveilleuse pénétration, engageait le combat contre cette autorité qui s'était tant écartée de son principe, lorsqu'il exprimait la conviction de tous, lorsque son opposition qui n'avait pas encore enfanté tous ses résultats positifs, répondait tout à la fois aux idées, aux passions et des incrédules et des croyants, il ne faut pas s'étonner si ses écrits produisirent une sensation inouïe, immense ; en un instant ils remplirent l'Allemagne et le monde entier (Histoire de la Papauté, p.96-97).

 

Réforme du calendrier par Grégoire XIII

A cette sollicitude qui embrassait tout le monde catholique, Grégoire ajouta la réforme du calendrier. Le concile de Trente en avait manifesté le désir ; elle était devenue indispensable par suite des décrets du concile qui déplaçaient les grandes fêtes et leur rapport avec les saisons de l'année. Toutes les nations catholiques prirent part à cette réforme. Un Calabrais, d'ailleurs peu connu, Luigi Lilio, s'est acquis une renommée immortelle, en indiquant la méthode la plus facile pour remédier aux inconvénients résultant des décrets du concile ; son projet fut communiqué à toutes les universités, entre autres à celles d'Espagne, Salamanque et Alcala : les avis venaient de tous côtés. Une commission à Rome, dont le membre le plus actif et le plus savant était notre compatriote Clavius, soumit alors ce projet à un nouvel examen et rédigea l'arrêté définitif. Le savant cardinal Sirlet eut la plus grande influence sur tout ce travail. On y procéda avec un certain mystère : le nouveau calendrier ne fut montré à personne, pas même aux ambassadeurs, avant d'avoir été approuvé par les différentes cours. Alors Grégoire le publia solennellement. Il célébra cette réforme comme une preuve de la grâce immense de Dieu envers son Église (Histoire de la Papauté, p.270).

 

Palestrina et la réforme de la musique d'église

La musique, perdue vers le milieu du XVIe siècle dans le mécanisme le plus entortillé, trouvait son charme et sa gloire dans les prolongements, les imitations, les énigmes, les fugues. Il n'était plus question du sens des paroles. Une grande quantité de messes de ce temps sont composées sur le thème de mélodies profanes à la mode. La voix humaine n'était plus cultivée que comme un instrument.

Il n'est pas étonnant que le concile de Trente se soit montré scandalisé de voir exécuter dans l'église des morceaux de musique ainsi conçus. Par suite des réclamations de ce concile, Pie IV établit une commission pour délibérer sur cette question : faut-il tolérer ou non la musique dans l'église ? La décision à prendre fut très débattue ; l'Église demandait l'intelligibilité des paroles, et l'accord de l'expression musicale avec ces paroles. Les musiciens prétendaient, eux, qu'on ne pouvait y arriver avec les règles de leur art ; et comme saint Charles Borromée était membre de la commission, on devait s'attendre, connaissant son inflexible sévérité, que l'arrêt serait décisif.

Heureusement, parut l'homme qui manquait; cet homme fut Pierre-Louis Palestrina, un des compositeurs du temps, à Rome.

Le rigide Paul IV l'avait expulsé de la chapelle papale, parce qu'il était marié. Depuis cette époque, oublié, ignoré, il vivait dans une misérable cabane, au milieu des vignes du Monte Celio. C'était un de ces esprits fermes qu'aucun obstacle ni revers ne parviennent à lasser. Dans le silence de cette solitude il se voua à son art avec une énergie, avec un abandon qui inspirèrent à sa puissance créatrice ces admirables productions, si originales et si libres. Il composa ces magnifiques chants qui servent encore à célébrer la solennité du Vendredi Saint dans la chapelle Sixtine. Jamais musicien n'a peut-être saisi avec plus d'esprit le sens profond d'un texte de l'Écriture, sa signification symbolique, son application à l'âme et à la religion.

Aucun homme n'était plus capable d'essayer cette méthode sur la vaste création d'une messe. La commission l'en chargea.

Palestrina sentit vivement que de l'essai qu'il allait tenter dépendrait la vie ou la mort, pour ainsi dire, de la musique religieuse. Il se mit à l'œuvre avec ardeur et émotion. Sur son manuscrit on a trouvé ces mots : « Seigneur, éclairez-moi !»

Il ne réussit pas du premier jet. Ses deux premiers ouvrages n'obtinrent aucun succès ; mais enfin il parvint, dans quelques heureux moments d'inspiration, à composer la messe connue sous le nom de Messe du Pape Marcellus, dans laquelle toute attente fut surpassée. Remplie d'une mélodie très simple, elle peut cependant se comparer aux messes des époques antérieures. Les chœurs se séparent et se réunissent tour à tour ; le sens du texte est exprimé avec une précision et une vérité qu'il est impossible de surpasser. Le Kyrie est tout soumission, l'Agnus tout humilité, le Credo tout majesté. Le pape Pie IV, devant lequel elle fut exécutée, en fut ravi ; il disait qu'elle était comparable à ces mélodies célestes, telles que l'apôtre saint Jean devait les avoir entendues dans son extase (Histoire de la Papauté, p.303-304).

 

Deux types de pouvoir suprême

Il y a deux manières d'envisager le pouvoir suprême pour les hommes qui l'exercent avec réflexion.

On trouve des rois qui subordonnent la possession du sceptre, et même l'existence de leur royaume, à un but plus élevé : au maintien de l'ordre des choses établi par la divinité, au progrès de la civilisation, au respect de la justice, à l'accomplissement des vues de l'Eglise, à la propagation de la foi. D'autres, au contraire, s'érigent en représentants des intérêts particuliers de leur pays ; l'agrandissement de sa puissance leur paraît en lui-même un but glorieux ; ils envahissent sans hésiter les territoires étrangers, dès qu'ils jugent la chose utile ; ils voient leur destination et leur gloire dans le développement des forces intérieures et de la grandeur extérieure du pays. Les premiers sont des hommes d'un esprit élevé, humain, religieux, qui voient plutôt avec satisfaction qu'avec regret leur puissance bornée par les lois ; les seconds sont des caractères énergiques, passionnés, et durs quelquefois, qui se jouent des limites les plus nécessaires. Ceux-là appartiennent plutôt au moyen âge, ceux-ci aux temps modernes, mais les uns et les autres se rencontrent à toutes les époques (Histoire de France, t. I, p.41).

 

Portrait de Louis XI

Louis XI est un caractère dans lequel se rencontrent des qualités entièrement opposées : la libéralité et l'avarice ; un imprévoyant abandon et une défiance, toujours éveillée, que rien ne pouvait tranquilliser ; une timidité inquiète dans les revers, et, dans la prospérité, une confiance illimitée en son progrès. Chez lui tous les ménagements particuliers sont oubliés devant l'intérêt général ; la justice et la cruauté se confondent ; la grande pensée que la royauté est un office, et doit être exercée dans ce sens, est traversée et troublée par les vues mesquines de la passion personnelle ; une astucieuse politique et une bizarre dévotion se touchent l'une l'autre. On dirait quelquefois que le roi, se sentant pressé par les puissances du ciel et par celles de la terre, s'efforçait en même temps d'apaiser les unes et de maîtriser les autres par tous les moyens directs ou indirects. En ce qui concerne le paisible développement de la France et sa position à l'égard des autres puissances, Louis XI a rendu des services sans pareils (en effet que serait-il arrivé, si ses adversaires avaient pris sa place ?) ; mais personne ne lui en a su gré ; personne ne se trouvait bien sous lui ; il n'éprouva jamais lui-même un sentiment de bonheur et de puissance satisfaite. La cause en est qu'il manquait entièrement d'élévation morale. Il a rendu la monarchie grande, sans avoir en lui-même une véritable grandeur (Histoire de France, t. I, p.77-78).

 

Catholicisme et protestantisme

Les hommes qui connaissent le passé n'agiteront plus la question de savoir si le protestantisme doit être ou ne pas être. C'est à lui que le catholicisme moderne est redevable de son propre développement, et l'on ne peut plus le concevoir sans ce contrepoids. Comme la royauté des temps modernes s'est établie au milieu des conflits du monde germanique et du monde romain; la hiérarchie, dans le tumulte des migrations et des formations de peuples ; le système des états et des communes, devant les menaces du despotisme et de la violence générale ; ainsi, quand le temps fut venu, car, par une dispensation divine, toute chose sur la terre a son temps et son heure, le protestantisme sortit des mouvements intérieurs de la vie européenne. Bien loin de renfermer une négation du christianisme, il s'efforça de le saisir d'une manière plus spirituelle et plus désintéressée, vis-à-vis d'un clergé livré au monde ; il voulut dégager la doctrine des formes accidentelles de l'époque hiérarchique et la ramener à ce qui fait son essence et sa valeur universelle (Histoire de France, t. I, p.140).

 

Éloge de la modération

Dans l'histoire des discordes politiques et religieuses on s'arrête de préférence aux hommes qui expriment les opinions les plus tranchées : on se plaît à suivre une conséquence jusqu'au point extrême où elle finit elle-même par se détruire. Les hommes qui visent à concilier les principes ne doivent pas espérer autant d'attention ; c'est la lutte, c'est la victoire, et non l'accommodement, qui intéresse. On fait à peine mention de ceux qui, fidèles à leur point de vue, s'attachent à prendre une position où d'autres pourraient se fixer comme eux. Et cependant c'est de tels hommes que la politique aurait surtout besoin. L'Etat ne peut se constituer sur les idées extrêmes et opposées. La tolérance, à certaines époques, fut basée sur l'indifférence. Mais de réunir, en vue de la paix publique, nécessaire au but social, des croyances positives et raisonnées, c'est une difficulté qu'on n'a pas résolue jusqu'à ce jour (Histoire de France, t. III, p.27-28).

 

Le P. Joseph, conseiller de Richelieu

Un de ses plus intimes familiers fut François Leclerc du Tremblay, de l'ordre des Capucins, où il portait le nom de père Joseph. Il avait commencé par être soldat ; devenu prédicateur, missionnaire, professeur, cet homme, d'une rare activité, adversaire zélé de toute hérésie, au dedans et au dehors du catholicisme, s'était acquis, comme prêtre, une haute considération ; un extérieur sévère, joint à une grande habileté, lui avait donné de l'influence sur les premiers personnages de la cour. Richelieu lui fut redevable de son rétablissement. Ils avaient appris à se connaître dans les affaires ecclésiastiques et s'étaient liés ; plus tard le père seconda aussi le cardinal dans les affaires temporelles. Il se fit donner à cet effet une dispense du pape et du général de son ordre. Avec quatre autres capucins, à l'entretien desquels le roi pourvoyait, il forma pour les affaires secrètes, de nature diplomatique, ecclésiastique et même militaire, une sorte de bureau ministériel, où les affaires se préparaient pour être examinées et décidées par le cardinal. Le père Joseph travaillait souvent avec lui ; il avait un appartement dans le château de Ruel, comme dans ceux de Saint-Germain, de Fontainebleau, et même au Louvre. Toute son influence sur le roi était au service du cardinal... On l'avait vu, pauvre religieux, cheminant sur les grandes routes, le sac sur le dos. Maintenant il se rendait en voiture de palais en palais. Les envoyés des puissances étrangères lui faisaient leur cour, et se plaignaient seulement d'avoir souvent beaucoup de peine à le rencontrer. Le père Joseph était inépuisable à trouver des détours, des ressources ; il n'avait pas ce sens pratique infaillible qui caractérise l'homme d'Etat, et qui était si remarquable chez le cardinal, mais leurs travaux communs développèrent le plus grand esprit qui s'occupât dans ce temps-là des affaires politiques. Le père Joseph avait non seulement la tête forte mais le front hardi : rien ne lui faisait perdre contenance ; il trouvait à tout des excuses; il prenait sur lui, sans scrupule, les actes les plus détestables. Il ouvrit les voies tortueuses d'une mystérieuse violence et d'une politique sans ménagements. Il était bien moins scrupuleux encore que le cardinal; rien ne l'occupait au ciel et sur la terre que l'intérêt du moment. C'est au milieu d'une conférence avec un agent secret de l'Espagne qu'il fut frappé de l'apoplexie qui termina ses jours... Le cardinal dit qu'il perdait en lui l'homme sur lequel il s'était reposé avec le plus de confiance, et qui lui avait rendu les plus grands services. Dans sa famille on porta le deuil du père Joseph (Histoire de France, t. III, p.375-377).

 

Portrait de Charles-Quint

La vie de Charles-Quint commença tard à se développer et déclina de bonne heure. Il avait été longtemps sans grandir, et l'on essaya de divers régimes hygiéniques pour favoriser sa croissance. Le développement de son corps fut extraordinairement en retard jusqu'en 1521. A cette époque, on remarqua que sa barbe commençait à pousser, et que sa figure prenait un caractère plus mâle. Depuis lors il jouit pendant quelque temps d'une santé florissante ; il commença à aimer la chasse ; il s'égara plus d'une fois si loin dans les Alpuxarres et dans les landes de Tolède, que personne n'entendait plus son cor, qu'un Maure fut obligé de lui montrer un soir le chemin, et qu'on avait déjà placé dans la ville des lumières sur les fenêtres et sonné les cloches pour le chercher. Il se livrait à des exercices gymnastiques, à cheval et à pied. La proposition qu'il fit à François Ier de terminer leurs différends par un duel était très-sérieuse. Il nous reste de lui un portrait en pied de cette époque ; Charles y est représenté avec une bouche encore fermée, un peu impérieuse, de grands yeux pleins de feu et des traits un peu forts ; il tient un chien de chasse en laisse. Mais la séparation entre la partie supérieure et la partie inférieure de son visage se développa peu à peu, et cette transition caractérise la différence des portraits qui furent peints à ces deux époques de sa vie. Dans les derniers, la partie inférieure du visage est proéminente, la bouche reste ouverte, les paupières sont baissées. Aussitôt qu'il entre tout à fait dans la vie active, il n'est déjà plus bien portant, et il voit avec une sorte d'envie un secrétaire particulier, à peine arrivé de voyage, dévorer le rôti qu'on lui a servi. A l'âge de trente-six ans, se trouvant à Naples, au moment même où il voulait se parer pour plaire aux dames, ainsi qu'il l'avoue lui-même, il aperçoit les premiers cheveux blancs briller sur ses tempes. Il les fit arracher en vain, ils repoussèrent toujours. A l'âge de quarante ans, il sentit ses forces déjà à moitié brisées ; il n'avait plus cette ancienne confiance en lui-même et dans sa fortune, et c'est chose digne de remarque qu'il sut mieux se rappeler les événements de sa vie qui précédèrent cette année que ceux qui lui arrivèrent après cette époque, quoique ceux-ci fussent bien plus récents. Depuis cette époque, il eut des attaques de goutte, et fut obligé, la plupart du temps, de voyager en litière. Parfois encore il rapportait de la chasse un cerf, un sanglier, mais ordinairement il lui fallait se contenter d'aller au bois avec son arquebuse pour tirer des corneilles et des choucas. Son plaisir était de demeurer dans ses appartements, où son bouffon lui arrachait parfois quelque demi-sourire ; où Monfalconet, son maître des cérémonies, l'amusait par ses réponses pleines d'à-propos. Néanmoins la maladie l'attaqua toujours plus vivement ; la goutte, dit Cavallo, en 1550, lui monte parfois jusque dans la tête et menace de le tuer subitement. Les médecins le pressaient avec instance de quitter l'Allemagne, mais la complication croissante des affaires le retint dans ces contrées. C'est là que le penchant pour une sombre solitude, qu'il nourrissait depuis longtemps, prit complètement le dessus ; dans le fond, c'était le même penchant qui avait tenu si longtemps sa mère étrangère au monde. Charles ne voyait personne sans l'avoir fait appeler expressément auprès de lui ; il n'avait souvent pas la force d'apposer sa signature. Il éprouvait des douleurs dans les mains, même quand il ouvrait une lettre. Il passait des heures entières à genoux dans un appartement tendu de noir, éclairé par sept flambeaux. Après la mort de sa mère, il croyait parfois entendre une voix qui lui disait de la suivre.

C'est dans cette situation d'esprit et de corps qu'il se décida à quitter la vie, même avant de mourir (L'Espagne sous Charles-Quint..., p.123-125).


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