Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 494b-498a -  vers an 754

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

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ENTRE CHARLEMAGNE ET DOON, COMBAT ET RÉCONCILIATION

Myreur, II, p. 494b-498a - vers an 754

Résumé

Le combat singulier décidé entre Charles et Doon est précédé par le massacre par Doon des partisans des traîtres

Les blasons : celui de Charles et surtout celui de Doon

Les adversaires se livrent à un combat acharné où Doon, généralement le plus fort, menace dangereusement Charles

Survient alors une intervention divine - Un nuage épais sépare les combattants et Dieu, par la voix d'un ange, ordonne à Charles de permettre la conquête de Vauclère et de la céder à Doon qui pourra épouser Flandrinette - À la satisfaction générale, les deux adversaires se réconcilient et la paix est rétablie

 

Le combat singulier décidé entre Charles et Doon est précédé du massacre par Doon des partisans des traîtres 

[II, p. 494b] [Chi commenchat li champ entre Doon et le roy Charle]  Adont dest Charle qu’ilh s'aviserat dedens XV jours. Et Doon li dest : « Dont je ne weulhe point de response, mains je vos feray altre parchon : je vos laray aleir armeir par teile condition, que peire à peire, ferons estour ensemble et sens trahison, car je weulhe proveir que trahitre et faux parjure tu es, et voschi le gaige que je porouffre. » Charle l'entendit, ly frons li rogist de honte et de vergongne, jà parlaist ; mains Guyon, une des trahit, parlat et dest : « Sires, prendeis le gaige, bien vos aprenderons à honir Doon. »

[II, p. 494b] [Ici commença le combat singulier entre Doon et le roi Charles] Charles dit qu'il se déciderait endéans les quinze jours. Et Doon lui dit : « Sur ce point, je ne veux pas de réponse, mais je vais vous faire une autre proposition : je vous laisserai vous armer pour que nous nous battions ensemble, de pair à pair et sans traîtrise, car je veux prouver que vous êtes un traître et un faux parjure. Tel est le gage que je propose. » Quand Charles entendit cela, son visage rougit de honte et de vergogne. Il ne dit rien, mais Gui, un des traîtres, prit la parole : « Seigneur, acceptez l'offre de combat ; nous vous apprendrons à mépriser Doon. »

[Doon el presenche de roy at ochis VI des trahitres, et tantost apres encor XIIII] Et quant Doon le voit murmureir tou bas, se ly annoie et vient avant, se le prent entre ses bras et le jettat sy reidement à terre, qu’ilh l'at tout confrossiet, sique la cervelle li est espandut fours de son chief ; puis trait son espée, si en at porfendut jusques à V, et commandat ses gens del remanoir en pais.  Et dest al roy [II, p. 495] qu'ilh ne se mue, car ilh le porfenderoit jusqu'en pis. Si soy fiert entres les trahitres, si en at ochis XIIII ; et Griffon d'Aultrefuelhe chis fut affoleis, car ilh muchat desous I scamme, et Doon le quidat avoir tueit, et por chesti fait fut li gieste Doon perpetuelement haiie des trahitres.

[Doon en présence du roi tua six des traîtres, et aussitôt après, il en tua encore quatorze] Quand Doon voit Gui murmurer à voix basse, il est irrité et s'avance vers lui. L'entourant de ses bras, il le jette à terre si rudement qu'il le meurtrit complètement et lui fait sortir la cervelle de la tête. Puis il dégaine son épée, pourfend cinq des hommes de Gui, et ordonne à ses gens de rester tranquilles. Doon dit au roi Charles [II, p. 495] de ne pas bouger, sinon il le pourfendrait jusqu'au tronc. Puis, il s'avança au milieu des traîtres et en tua quatorze. Alors Griffon de Hautefeuille devint comme fou : il se cacha sous un banc et Doon crut l'avoir tué. C'est pourquoi les traîtres ont toujours détesté la Geste de Doon.

Adont vient Doon à roy et li dest : « Or, lieve-tu sus, Charle, et fais le seriment, et puis soions armeis et entrons en champ. Par ma foid, enssi serat-ilh fait, ou tu moy donras le tregut de Vaucleir. » De chu oit grant despis Charle. Et deveis savoir que Charle fut uns des excellens chevalier, fors, hardis et preux que ons trovast en monde, mains trop convoiteux estoit et amat mult les trahitres : si at teile duelhe à cuer bien quidoit forsenneir, quant ilh at oiit que Doon l'at nommeit parjure devant tous les prinches et faux et trahitres. De prendre le gaige at grant desier, ou altrement ne puet faire son honneur ; si respondit à Doon : « A mon avis vos esteis trop orgulheux ; je cognoy bien que vos esteis miedre de sanc et plus gentilh de moy, mains nonporquant si n'esteis mie bons asseis del parleir enssi à moy qui suy vostre sires, et par Jhesu-Crist n’aureis amende de moy, se vos ne le conquereis al espée. »

Alors Doon vint vers le roi et lui dit : « Maintenant, Charles, lève-toi et prête serment ; puis prenons nos armes et engageons un combat singulier. Par ma foi, il en sera ainsi, à moins que tu ne me donnes le tribut de Vauclère. » Charles se sentit très humilié. Vous devez en effet savoir qu'il était un excellent chevalier, fort, hardi et courageux, parmi les meilleurs que l'on pût trouver au monde, mais il était trop avide et très proche des traîtres. Cela lui fit un tel coup au coeur qu'il crut devenir fou, quand il entendit Doon le traiter devant tous les princes de parjure, de félon et de traître. Il désira vivement relever le gant, ne pouvant autrement sauver son honneur. Il répondit à Doon : « À mon avis, vous êtes trop orgueilleux ; je sais bien que vous êtes d'un sang meilleur et de plus noble naissance que moi, mais pas suffisamment pour vous autoriser à me parler ainsi, moi qui suis votre seigneur. Par Jésus-Christ, vous n'obtiendrez pas réparation de moi, à moins de la conquérir par l'épée. »

Quant Doon l'entendit, si li dest : « Dans roy, ilh vos convient jureir. » Et ly roy respondit : « Vos me tenreis en champ, et je vos. Se je suy conquis, sy n'ay point merchi de moy ; car, se tu es conquis, tu n'aras nulle merchi. Ors vas repoiseir à ton hosteit jusqu'à demain, que tu venras armeis en preis Lambers ; tu me troveras là, où je toy. » Et Doon dest : « Jureir le faut qu'ilh n'y aurat nulle trahison. » « Chu je jurreray volentiers » respont li roy. Et l’ont jureit ambdois, et puis l'ont jureit IIIIc prinches qu'ilh n'y soufferont qu'ilh y ait trahison.

Quand Doon l'entendit, il lui dit : « Sire roi, vous devez vous engager par serment. » Et le roi répondit : « Vous me rencontrerez sur le pré, et je vous y rencontrerai. Si je suis vaincu, point de pitié pour moi ; mais si  toi tu es vaincu, tu ne m'inspireras aucune pitié. Maintenant, va te reposer dans ton hôtel jusqu'à demain, et tu viendras armé sur le pré Lambert ; tu me trouveras là, et moi je t'y trouverai. » Et Doon dit : « Il faut jurer qu'il n'y aura aucune traîtrise. » « Je le jurerai volontiers » répondit le roi. Tous deux le jurèrent, puis quatre cents princes jurèrent qu'ils n'accepteraient aucune traîtrise.

Les blasons : celui de Charles et surtout celui de Doon

[II, p. 495] [Charle et Doon entrent en champ] Enssi sont departis, et lendemain, quant ilh ont oiit messe, si se sont armeis. Et Charle vient promier, et Doon apres. Là monstrent-ilh leur orguelhe et leur dois blasons à leurs coul pendans : Charle portoit Franche, et Doon portoit ses armes que li emperere li donnat, quant ilh oit donneit sa terre et son blason à l'evesque Eracle, qui furent teiles com nos avons dit desus.

[II, p. 495] [Charles et Doon entrent sur le pré] Sur ce, ils se séparèrent et, le lendemain, après avoir assisté à la messe, ils s'armèrent. Charles arriva le premier, suivi de Doon. Là ils affichèrent leur prestige en arborant leurs deux blasons suspendus à leur cou : Charles portait les armes des Francs, et Doon les siennes, celles que lui avait données l'empereur, lorsque Doon avait transmis sa terre et son blason à l'évêque Éracle, armes décrites plus haut.

Armes décrites plus haut : En II, p. 461, p. 471 et p. 492, Il a été  question des armes de Doon, mais pas d'un don d'empereur.

[La signifanche des armes Doon] Mains je vos en diray la signifianche d'elles, sicom li emperere les fist par signification : promier li escus d'or monstre que Doon dominerat en chevalerie toute humaine lignie à son temps, enssi com li ors domine tous les [II, p. 496] altres metals. Apres, la noire crois demonstre que la mort Jhesu-Crist serat par luy, et par cheaux qui de sa lignie desquenderont, vengiet et sa loy ensauchié. Et la denture demonstre qu'ilh morderat les vilains trahitres. Et les IIII croiset d'azure, qui sont ens angleez, demonstrent par l'azure qu'ilh estoit ly plus noble de monde et de plus grant sanc, sicom ly azure est li plus noble coleur de monde ; et les IIII crois si demonstrent IIII vertus, assavoir : justiche, atempranche, prudenche et largeche. Et les roiges piés des IIII crois signifient que les gens Sarasins sieront ochis par Doon et sa lignie, et par flu de sanc serat la loy Jhesu-Crist plantée en la terre des Sarasins. Celles armes donnat ly emperere à Doon ; mains ly pape Estiene y adjostat une rose blanche d'argent, qui represente veriteit e sainte Engliese. Et chu at li pape interpreteit proprement por Doon, et at la rose fulhiés de synable, qui signifie verdeur et loialteit, foid et puissanche en l'homme.

[La signification des armes de Doon] Je vous en dirai la signification, voulue par l'empereur : d'abord, l'écu d'or signifie que Doon dominera en chevalerie tous les lignages humains de son temps, tout comme l'or domine tous les [II, p. 496] autres métaux. La croix noire signifie que lui et les descendants de sa lignée vengeront la mort de Jésus-Christ et célèbreront sa loi. La dentelure indique que Doon mordra les vilains traîtres. L'azur des quatre petites croix, qui occupent les angles de l'écu, montrent que Doon est le plus noble du monde, et issu du sang le plus grand, comme l'azur est la couleur la plus noble du monde. Les quatre croix représentent les quatre vertus, c'est-à-dire la justice, la tempérance, la prudence et la générosité. Les bases rouges des quatre croix signifient que les Sarrasins seront tués par Doon et sa lignée, et que la loi de Jésus-Christ sera implantée dans la terre des Sarrasins par des flots de sang. À ces armes données par l'empereur, le pape Étienne ajouta une rose blanche en argent, qui représente la vérité et la Sainte-Église. C'est ce que le pape a voulu signifier précisément pour Doon, ajoutant que le vert des feuilles de la rose symbolise, pour un homme, vigueur et loyauté, foi et puissance.

[Del roise que ons presente à pape le jour le Letare] Quant cesti blason fut enssi donneit à Doon, adont estoit li jour de Letare. Et portant ordinat li pape que, dedont en avant à cel jour perpetuelment, seroit li pape presentant à plus noble qui seroit troveit en court de Romme une rose de mult grant richeteit.

[La rose que l'on présente au pape le jour de la Laetare] Quand ce blason fut donné à Doon, c'était le jour de la Laetare. Et c'est pourquoi le pape ordonna que dorénavant, ce jour-là, le pape présenterait toujours une rose de très grande valeur à l'homme le plus noble qui se trouverait à la cour de Rome.

Les adversaires se livrent à un combat acharné où Doon, généralement le plus fort, menace dangereusement Charles

[II, p. 496] Ors revenant à nostre matere, quant Charle veit Doon, si enflat tous de felonie et dest : « Doon, puisque je suys armeis, je ne toy dobte unc denier ; tu as par-devant moy ochis mes gens, si les vengeray. » Et quant Doon l'entendit, si dest : « Metteis-vos en conrois. » Puis prent Doon son espiel, mains les barons se sont mis en genols devant, et li crient merchi qu'ilh prende amende de roy. Et Doon respondit : « Je ne demande altre chouse, et li prie encor qu’ilh moy donne Vaucleir chu qu'iIh y at, et je le serviray à tousjours loialement, enssi que uns proidhons doit servir son saingnour. »  Atant s’en vont les barons al roy et li prient qu’ilh welhe donneir Vaucleir [à Doon], qui l'en prie et ilh le serverat. Charle respondit : « Je say de certain que Doon at paour, car je suys armeis, et ilh voit bien que je ne le dobte mie ; se ne m'en parleis plus, car je l'ochiray par-devant vos tous. »

[II, p. 496] Maintenant revenons à notre sujet. Quand Charles vit Doon, il se laissa emporter par la violence et dit : « Doon, maintenant que je suis armé, je n'ai absolument pas peur de toi ; tu as tué mes gens devant moi, et je les vengerai. » Quand Doon entendit cela, il dit : « Préparez-vous au combat. » Puis il saisit son épieu. Mais les barons se mirent à genoux devant lui et, en criant, lui demandèrent, par pitié, d'accepter une réparation du roi. Et Doon répondit : « Je ne demande rien d'autre ; je le prie une nouvelle fois de me donner Vauclère et ce qui s'y trouve, et je le servirai toujours loyalement, comme un homme sage doit servir son seigneur. » Alors les barons vont trouver le roi et lui demandent de bien vouloir donner Vauclère à Doon, qui l'en prie et qui le servira. Charles répondit : « Je suis certain que Doon a peur, car je suis armé, et il voit bien que je ne le crains pas ; ne m'en parlez plus, car je le tuerai devant vous tous. »

[Charle et Doon soy combatent gentiment l’unc à l’autre] Atant soy partirent les barons, et Doon dest : « Charle, je toy deffie. » Et broche à cel cop, et basse sa lanche, et ly roy vient firement à l'encontre. Si se sont asseneis sour les escus, fendus les ont, et fut Charle navreis en costeit sique li [II, p. 497] sang en coroit à terre, et ont ambdois brisiet leurs lanches. Et Charle sachat son espée Durendal, qu'il conquist à Bramont en Espagne. Et Doon at entente (corr.) mervelheuse, et fiert le roy amont son hayme, si qu'ilh li fause et coeffre et cercle, et entrat en la chair jusques al teste, si que li sanc li coroit par desous le pis. Quant Doon veit le sanc de son saingnour corir de son corps, si at mueit de coleur et en fut mult dolens, et de la piteit ly cuer li remordit. En signe de obedienche prist son espée, et dest al roy : « Sires, je vos rends mon espée et moy rens por conquis, mon sangnour esteis, je vos ay jureit loialteit que j'ay fasseit, par vostre deffault navreit vos ay, dont je suy dolens. »

[Charles et Doon se battent  l’un l’autre avec honneur] Alors les barons se retirèrent et Doon dit : « Charles, je te mets au défi. » Et aussitôt il éperonne (son cheval) et baisse sa lance, tandis que le roi vient fièrement à sa rencontre. Ils ont frappé des coups sur leurs écus et les ont fendus. Charles fut blessé au côté au point que son sang [II, p. 497] coulait par terre. Tous deux brisèrent leurs lances. Charles tira son épée Durandal, conquise sur Bramont en Espagne. Doon réagit avec une force prodigieuse : il frappa sur le heaume du roi, en endommageant le capuchon et le cercle, et l'atteignit à la tête, au point que le sang lui coulait sous la poitrine. Quand Doon vit ainsi sortir le sang du corps de son seigneur, il changea de couleur et en fut très affligé ; la pitié emplit son coeur de remords. En signe d'obédience, il prit son épée et dit au roi : « Sire, je vous donne mon épée, je me rends et me considère comme vaincu ; vous êtes mon seigneur ; j'ai trahi la loyauté que vous ai jurée ; à cause de votre  défaillance, je vous ai blessé, ce que je regrette. »

Et ly roy croit que Doon soit desconfis, se li dest : « Faux trahitre, ilh ne ty valt riens li gengleir, car ilh toy covint sentir mon espée. » Atant le fiert amont son hyame, si qu'il le trenchat ; mains Doon le trestournat, car ilh savoit plus d'estour que li roy ne fesist al temps de dedont. Et Doon refiert le roy, si qu'ilh li trenchat toutes les armures ; mains li espée esquipat, si ne l'atouchat mie el chaair, mains ilh copat le tieste de son cheval ; adont chaiit Charle si que son espée li volat fours de ses mains. Quant Doon veit chu, ilh salhit à terre et relevat l'espée le roy, et le raporta à li, et soy jette en genol devant li en disant : « Sire, por Dieu ! merchi, rechiveis-moy, je moy renderay à vos, j'ay vostre espée, je le vous rens, si lassons l'estour. » Ly roy l'entendit, son espée reprist et sens respondre en donnat Doon unc coup dont ilh li trenchat le hayme, si avalat sus sespalles si qu'ilh li fausat le habier et le navrat unc pau, si que li sanc en corit jus.

Le roi croit que Doon est battu et lui dit : « Faux traître, cela ne te sert nullement de bavarder ; il faut que tu sentes mon épée. » Alors, il frappa le heaume de Doon et le trancha ; mais Doon détourna le coup, car à cette époque il connaissait mieux l'art du combat que le roi. Doon frappa à nouveau le roi et pourfendit son armure. Mais son épée glissa. Elle ne toucha pas la chair du roi, mais trancha la tête de son cheval. Charles alors tomba et son épée lui échappa des mains. Quand Doon le vit, il sauta à terre et ramassa l'épée du roi, qu'il lui rapporta en se jetant à genoux devant lui et en disant : « Sire, par Dieu ! pitié, acceptez-moi, je me livre à vous, j'ai votre épée, je vous la rends, mettons fin au combat. » Le roi l'entendit, reprit son épée et, sans rien dire, d'un coup il frappa Doon et fendit son heaume. L'épée glissa sur l'épaule de Doon, endommagea sa tunique et le blessa légèrement, en faisant couler son sang.

[Doon at desconfis le roy Charle en champ] Adont dest Doon: « Par Dieu ! se je vowisse, li roy fust mors, pieça (corr.) ; mains honis soit qui l'espargnerat d'or en avant. » Doon court sus le roy, et le fiert teilement qu'ilh le fist engennulhier ; là oit fort batalhe, mains finablement Doon menoit Charle partout là ilh voloit al espée. Sachiés que ilh fisent une forte batalhe, et furent ambdois mult lasseis. Et qu'en valroit ly celeir ? Charle si n'avoit plus de defense en li contre Doon, car en la fin l'at ferut Doon teilement et navreit, que Charle chaiit à terre.

[Doon a vaincu le roi Charles en combat singulier] Alors Doon dit : « Par Dieu ! Si je l'avais voulu, le roi serait mort depuis longtemps ; mais honni soit celui qui, dorénavant l'épargnera. » Il fonça sur le roi et le frappa si fortement qu'il le fit tomber à genoux ; une bataille acharnée se déroula alors, mais finalement avec son épée Doon menait Charles où il voulait. Sachez qu'ils se livrèrent là une bataille féroce, dont ils sortirent tous deux épuisés. Et à quoi bon le cacher ? Charles n'avait plus la force de se défendre, car en fin de compte Doon le frappa et le blessa au point de le jeter à terre.

L'intervention divine et la réconciliation finale : Un nuage épais sépare les combattants, et Dieu, par la voix d'un ange, ordonne à Charles de permettre la conquête de Vauclère et de la céder à Doon, qui pourra épouser Flandrinette - À la satisfaction générale, les deux adversaires se réconcilient et la paix est rétablie

[Miracle que Dieu demonstrat par son angle à Charle et à Doon en campe] Mains Jhesu-Crist at là fait grant myracle, car I nue espesse vient entre eaux deux, si que ly onc ne pot veir l'autre ; et y envoiat uns angle, [II, p. 498] qui dest tot en haut : « Charle, tu as Dieu corochiet par ta felonie et varieteit awec outrequidanche, portant que tu crois trop les trahitours, et n'as nulle cognissanche des proidhommes, dont tu auras encors grieffre damaige et displaisier. »

[Dieu par son ange se manifesta à Charles et à Doon sur le champ de bataille] Cependant Jésus-Christ accomplit là un grand miracle, car un nuage épais sépara les deux adversaires, qui ne se voyaient plus. Alors Dieu envoya un ange [II, p. 498] qui, du haut du ciel, dit  : « Charles, tu as irrité Dieu par ta violence, ton instabilité et ton arrogance, car tu fais trop confiance aux traîtres, sans reconnaître les sages et, à cause de cela, tu subiras encore graves dommages et désagréments. »

[Vision d’angle à Charle qui li fist donneir à Doon Vaucleir et presist à femme la belle Flandrinette] « Or toy mande Dieu que tu as grandement mespris envers Doon, quant tu li as escondis Vaucleir où tu n'as riens, et si at loialment servi à toy et à ton peire ; or toy commande Dieu que tu del forfait prie Doon merchis et li pardonne chu qu'ilh t'a meffait, et li otroie chu qu'ilh toy demande ; et puis mande Garin et ses hommes, et tous tes barons, si en vas à Vaucleir que tu conqueras ; et à Doon donne Flandrinet, de laqueile ilh aurat XII fis qui pluseurs terres conqueront sus les Sarasins ; et de plus anneis serat engenreis li champion de Dieu. Ors fais tout chu, ou tu moras subitement. »

[Un ange apparut à Charles et le poussa à donner Vauclère à Doon et à le laisser épouser la belle Flandrinette] « Maintenant, Dieu te fait savoir que tu as commis une grave erreur envers Doon, en lui refusant Vauclère, où tu n'as rien, alors que lui vous a loyalement servis, toi et ton père. Maintenant Dieu t'ordonne de demander pardon à Doon pour ton forfait, de lui pardonner le mal qu'il t'a fait et de lui attribuer ce qu'il te demande. Désormais convoque Garin et ses hommes, ainsi que tous les barons ; va conquérir Vauclère et accorde Flandrinette à Doon, à qui elle donnera douze fils qui prendront beaucoup de terres aux Sarrasins. L'aîné sera le père du champion de Dieu [= Ogier]. Fais tout cela maintenant, sinon tu mourras subitement. »

Quant les barons qui estoient là altour oirent chu, plus de milhe sont à terre cheus et rendirent grasce à Dieu ; et l'angle s'envanuit. Et Charle at ses mains tendue vers Dieu en rendant grasce. Et Doon s'en vient, si s'est jetteis aux piés Charle, et le piet li baise et merchi li prie. Et Charle le redrechat et jondit ses mains, et li priat merchis et que paix soit entre eaux dois. En teile manere fut faite le paix, et se soy [sont] baisiés ly unc l'autre. Et les barons en orent trestous grant joie, et ilhs en vont vers le palais. Et mandat ly roy les maistres cyrurgiens, qui les ont ambdois remediés et mis en bon point.

Quand les barons, qui étaient là tout autour, entendirent cela, plus de mille d'entre eux tombèrent à terre et rendirent grâces à Dieu. Puis l'ange disparut. Charles tendit les mains vers Dieu et lui rendit grâces. Doon arriva, se jeta aux pieds de Charles, lui baisa les pieds et implora sa pitié. Charles alors le redressa, lui serra les mains, lui demanda pardon et souhaita que la paix règne entre eux. Ainsi fut conclue la paix, et ils s'embrassèrent. Absolument tous les barons en éprouvèrent une grande joie et se dirigèrent vers le palais. Alors le roi fit venir les maîtres chirurgiens, qui les soignèrent tous les deux et les remirent en bonne santé.


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