Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 498b-512a - ans 755-757

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

[BCS] [FEC] [Accueil JOM] [Fichiers JOM] [Pages JOM] [Table des Matières JOM]


 

LES BATAILLES DE DOON EN SAXE CONTRE LES SAXONS ET LES DANOIS

DOON, AVEC L’AIDE DES SIENS, L’EMPORTE SUR ABIGANT ET DEVIENT DUC DE VAUCLÈRE

 

(Myreur, II, p. 498-512 - ans 755-757)

 


 

Introduction

 

Le présent fichier est la suite naturelle des deux précédents (II, p. p. 489-494 et II, p. 494-498) qui ont essentiellement raconté l'origine et le développement d'une vive opposition entre Doon de Mayence et Charles. Charles, en l'occurrence Charlemagne, avait en effet refusé la demande introduite par Doon, à savoir conquérir le territoire saxon de Vauclère, l'annexer et épouser Flandrinette, la fille d'Abigant, le roi sarrasin du pays. La tension entre les deux hommes avait abouti à un combat singulier féroce dans lequel Doon s'était finalement révélé le plus fort au point de menacer dangereusement Charles. Une intervention divine avait mis fin au conflit. Un nuage épais était venu séparer miraculeusement les combattants et Dieu, par la voix d'un ange, avait ordonné à Charles d'autoriser la conquête de Vauclère et sa cession à Doon qui pourra épouser Flandrinette. Les deux adversaires s'étaient réconciliés et la paix avait été rétablie.

Le fichier actuel ‒ assez long ‒ va raconter en détail les étapes de cette conquête de Vauclère. Le modèle de Jean est toujours le même, la Geste de Doon de Mayence, que nous avons présentée plus haut, mais cette fois dans sa seconde partie, non plus Les Enfances, mais les Batailles de Doon.

Nous présenterons le sujet en trois parties :

    * d'abord (A) les préliminaires (II, p. 498b-502a) sont en quelque sorte une introduction. Nous l'avons intitulée Un faux accord avec Abigant et un vrai mariage de Doon avec Flandrinette. On y explique la ruse mise au point : les Francs proposent d'aider les Saxons de Vauclère en guerre contre leurs ennemis danois, mais leur but est de mettre la main sur Vauclère et d'éliminer Abigant son roi ; Abigant ne peut refuser la proposition des Francs, mais est résolu à les éliminer après leur conquête sur les Danois ;

    * ensuite (B) le coeur de l'histoire (II, p. 502b-508a) raconte, sur le mode épique, les combats de trois groupes.  D'abord les Francs, avec comme protagonistes les trois héros que le narrateur appelle « les barons » (Charles, Doon et Garin) auxquels s'adjoint souvent Robastre, un Géant au statut spécial. Il y a ensuite les Saxons du roi Abigant et ses adversaires, les Danois du roi Gui. Les opérations se déroulent sur plusieurs sites et concernent plusieurs châteaux ;

    * enfin (C) la conclusion (II, p. 509b-512a) présente le succès de Doon, devenu duc de Vauclère, époux de Flandrinette et père de douze enfants.

 


A. LES PRÉLIMINAIRES

Myreur, II, p. 498b-502a - vers an 755

UN FAUX ACCORD AVEC ABIGANT ET UN VRAI MARIAGE DE DOON AVEC FLANDRINETTE

Résumé

Après la réconciliation, Charles rassemble ses barons et ses alliés et, avec eux, gagne Mayence

Là, une vision divine engage Charles à aider le roi Abigant dans sa guerre contre les Danois et à obtenir pour Doon la main de Flandrinette - Il met ses barons au courant et obtient leur accord - Soixante hauts princes, dont Garin et Robastre, ainsi que l'archevêque Éracle partent avec lui pour Vauclère, Mayence étant confiée à la garde du maréchal de l'armée

Après quelques péripéties mineures, Charles, transformé en vieillard par un magicien pour ne pas être reconnu, est finalement reçu avec ses hommes par le roi Abigant à qui il propose le marché : Il l'aide à gagner la guerre contre les Danois, afin d'obtenir en échange pour Doon le comté de Vauclère et la main de Flandrinette

Abigant, mis au courant par un de ses informateurs de la véritable identité des visiteurs, accepte le marché, mais il a l'intention de mettre les Francs à mort, une fois la guerre gagnée

Abigant, méfiant, héberge les Francs dans un vieux palais, où, secrètement, la reine Hélissent et Flandrinette pénètrent par un trou creusé à la demande de la reine par Anquetin, un chrétien à son service - En accord avec les Francs enfermés sont célébrées dans la joie les noces de Doon et de Flandrinette. - Cette nuit-là fut engendré le père d'Ogier le Danois

 

Après la réconciliation, Charles rassemble ses barons et ses alliés et, avec eux, gagne Mayence

[lI, p. 498b] [Doon fut esquevinsaux de Franche] Apres, fist Charle de Doon esquevinschaux de toute Franche, et faite brief escrire, et mandat tous ses barons et Garin de Monglanne. Garin vint à cel mandement et amenat awec li Robastre, qui estoit mervelheusement fors et bons chevalier. Et y vint Turpin li dus d'Ardenne, et Thiri li conte de Lovay, Guys de Poitier, Joffrois de Blois, Beraus de Sainte-Ameir, Richar de Provenche, Herpin de Lengre par-desus Sayne. Et quant ilh furent tous assembleis, se sont partis ; si tournat l'orifflambe vers Allemangne, et tant qu'ilh sont venus à la vilhe de Maienche, qui estoit al archevesque, où ilh dormirent.

[li, p. 498b] [Doon fut échevin de Francie] Par la suite, Charles nomma Doon échevin de toute la Francie et fit écrire une lettre, convoquant tous ses barons et Garin de Monglane. Garin obéit à la convocation et amena avec lui Robastre, un excellent chevalier, prodigieusement fort. Vinrent aussi Turpin, le duc d'Ardenne, et Thierry, le comte de Louvain, Guy de Poitiers, Geoffroy de Blois, Beraus de Sainte-Ameir, Richard de Provence, Herpin de Langres-sur-Seine. Et quand ils furent tous rassemblés, ils se mirent en route ; on tourna l'oriflamme en direction de l'Allemagne, et finalement tous arrivèrent dans la ville de Mayence, qui appartenait à l'archevêque et c'est là qu'ils dormirent.

Là, une vision divine engage Charles à aider le roi Abigant dans sa guerre contre les Danois et à obtenir pour Doon la main de Flandrinette - Il met ses barons au courant et obtient leur accord - Soixante hauts princes dont Garin et Robastre, ainsi que l'archevêque de Mayence, Éracle, partent avec lui pour Vauclère, Mayence étant confiée à la garde du maréchal de l'armée

[Charle oit une vision] Et en dormant oit Charle une vision, qui li semblat qu'ilh veist I angle qui li disoit que Dieu ly mandat qu'ilh laissast là ses grans oust, et si en alast al Abigant, luy et tous les hauls prinches awec li, « et devenrais soldoier à ly contre le roy de Dannemarche ; mains tu ne serais pais soldoier por argent, mains por Flandrinete, que Jhesus otroie à Doon awec [II, p. 499] tout le pay, car elle ayme jà Doom, et at grant delit quant ilh oit parleir de ly, et oussi faite Helissent Fineglay sens faute, la mere Flandrinete. » Atant li angle s'envanouit, et ly roy s'envoilat. Si estoit jour, et soy levat et issit de sa chambre ; et at mandeit tous les hauls barons et leur dest la vision de mot à mot.

[Charles eut une vision] Durant son sommeil, Charles eut une vision : il lui sembla voir un ange lui disant que Dieu lui ordonnait de laisser là ses grandes armées et de se rendre, accompagné de tous ses hauts princes, auprès d'Abigant. « Tu seras, lui dit-il, à sa solde contre le roi de Danemark ; cependant ton salaire ne sera pas de l'argent, mais Flandrinette, que Jésus destine à Doon ainsi que [II, p. 499] tout le pays. En effet elle est déjà amoureuse de Doon et très heureuse quand elle entend parler de lui  ; et c'est aussi indiscutablement le cas d'Hélissent Fineglay, la mère de Flandrinette (cfr II, p. 494). » Alors l'ange disparut et le roi s'éveilla. Il faisait jour ; il se leva, sortit de sa chambre, puis il convoqua tous les hauts barons et leur raconta mot pour mot sa vision.

[Les prinches s’en vont vers Vaucleir] Et tous les barons soy sont acordeis à ly, et se sont mis al chemyn. Et dest à mariscal de l'oust qu'ilh gardast bien ses gens, car li archevesque Eracle s'en aIat awec les prinches, qui estoient bien y LX.

[Les princes s’en vont vers Vauclère] Tous les barons furent d'accord avec lui et se mirent en route. Et (Charles) dit au maréchal de l'armée de bien garder ses hommes, car l'archevêque Éracle (de Mayence) accompagnait les princes, qui étaient au moins soixante.

Après quelques péripéties mineures, Charles, transformé en vieillard par un magicien pour ne pas être reconnu, est finalement reçu par le roi Abigant et lui propose un marché : il l'aide à gagner la guerre contre les Danois afin d'obtenir en échange pour Doon le comté de Vauclère et la main de Flandrinette

[Richars transmuat les visages des prinches par herbes] Et Charle avoit I maistre qui oit nom Richars de Sathalie, qui estoit gran clers en nygromanche ; si soy dobtoit que Charle ne fust cognus des Sarasins : si at en unc forest colhut del herbe qu'il conjurat, puis apres en ondit les crines, et tant fist-ilh qu'ilh transumat CharIe, car ilh avoit les yeux tous roges et la barbe blanche.

[Richard transforma les visages des princes avec des herbes] Charles avait un maître, nommé Richard de Sathalie [cfr II, p. 485 : Guichar de Satalie], grand expert en magie. Celui-ci craignait que les Sarrasins ne reconnaissent Charles ; aussi alla-t-il cueillir dans une forêt une herbe qu'il traita par magie, avant d'en oindre les cheveux de Charles. Et tant fit-il qu'il le transforma, car ses yeux devinrent tout rouges et sa barbe blanche.

Puis s'en alerent, si encontrarent une Sayne, al queile ilh demandont où ilh poroient troveir le roy de Vaucleir. Et chis leur dest : « Veneis awec moy, je vos menray à luy. » Et ilh s’envont awec ly tant qu'ilh vinrent à Vaucleir ; si sont desquendus à palais, et fisent demoreir al hosteit Garin de Monglaine et awec luy Robastre à la cognie, affin, se ly roy Abigant leur voloit faire vilonie, qu'ilh s'en yroient tantost à Maienche quere les oust qui estoient là.

Puis ils s'en allèrent, rencontrèrent une Saxonne, à qui ils demandèrent où ils pourraient trouver le roi de Vauclère. Et celle-ci leur dit : « Venez avec moi, je vous conduirai jusqu'à lui. » Ils partirent avec elle jusqu'à Vauclère. Ils se rendirent au palais, mais firent rester dans un hôtel Garin de Monglane et Robastre à la Cognée (cfr II, p. 486), pour pouvoir, au cas où le roi Abigant voudrait leur nuire, aller aussitôt à Mayence chercher les troupes qui s'y trouvaient.

[Doon jettat le portier de Vaucleir al rivier] Nos barons sont monteis en palais, si trovent le portier qu'ilh les demandat I march d'argent ou ilh les cloroit le porte, et ne les wot oncques lassier passeir por proier qu'ilh fesissent. Et Doon le prist et le jettat en la riviere, où ilh fut noyés.

[Doon jeta le portier de Vauclère dans la rivière] Nos barons montèrent au palais, dont le portier leur demanda un marc d'argent, sans quoi il leur fermerait la porte. Il ne voulut jamais les laisser passer, malgré toutes leurs prières. Alors Doon le saisit et le jeta dans la rivière où il se noya.

[Les Franchois ont dit al roy chu por quoy ilh sont là venus] Puis montent amont, si trovont le roy en son palais seant sour I leson. Et quant ilh les veit armeis, si soy dobtat, si soy levat et les demandat : « Qui esteis-vos, saignours ? » « Sire, dest Doon, nos estons chevaliers qui querons aventure de gangnier ; et nos avons entendut que vos aveis guere al roy dannois, portant estons venus à vostre court, et, se vos nos payés bien, nos vos serverons loialement, tant que nos vos aurons livreit vostre annemis, le roy Guydon, en vostre main. Et quant vostre guere serat finée, je vos tolray vostre pays et vostre filhe awec, et si l'esposeray à femme, dest Doon ; je vos dit la chouse enssi com ilh serat. Je ne suy nient trahitre. »

[Les Francs dirent au roi pourquoi ils étaient là] Puis ils montent et trouvent le roi dans son palais, installé sur un canapé. Quand le roi les vit armés, il prit peur, se leva et leur demanda : « Qui êtes-vous, seigneurs ? » ‒ « Sire, dit Doon, nous sommes des chevaliers qui cherchons l'aventure pour faire du profit ; et comme nous avons appris que vous étiez en guerre contre le roi de Danemark, nous sommes venus à votre résidence. Si vous nous payez bien, nous vous servirons loyalement jusqu'à ce que nous ayons remis entre vos mains votre ennemi, le roi Gui. Et quand votre guerre sera terminée, je vous prendrai votre pays ainsi que votre fille que j'épouserai, dit Doon ; je vous dis comment les choses se dérouleront. Je ne suis pas un traître. »

Abigant, mis au courant par un de ses informateurs de la véritable identité des visiteurs, accepte le marché, mais il a l'intention de mettre les Francs à mort, une fois la guerre gagnée

[Les Franchois sont acuseis al roy cuy ilh estoient] Ly roy Abigant entendit Doon, si fut en grant esmay ; mains unc vilhars sarasins, qui aloit sovent à Paris, [II, p. 500] à Aras et altrepart en habit de marchant, regardat les barons Franchois, si les cognut tous et Charles meismes, jasoiche qu'ilh fust transmueis en vilheche ; si dest al Abigant tou bas : « Sires, tu es en debas et tu deverois avoir grant solas, car tu as tout la fleur de monde en ton palais ; car ly roy de Franche est chis qui est si vilhars, et chis grans, qui at parleit à toy, c'est Doon de Maienche, qui tant at gueroiet le roy Dannois. » Là ly nommat tous les prinches qui là estoient, et li dest « Sire, tu perderas ton pays, se tu ne crois conselhe ; mains se tu me weis croire, je toy conselheray bien à ton profit. » « Comment, dest li roy? » Respondit ly vilhars : « Tu les detenras à soldoier et leurs monstreras toudis beals semblant, et les asseneras por eaux herbegier le vielhe palais, et soient bien proveus de vitalhe, et si les maine awec toy en l'estour, et tu les cognisceras à leurs grans cops. Enssi fineras la guere parmy eaux, et puis les encloras en leur palais et buteras dedens le feux ; et puis s'en yras en Franche à grant gens, si le conqueras et en seras roy. » « Par Mahon, dest li roy, ton conselhe est mult à prisier, et oussi je le prise et le feray enssi. »

[On révéla au roi qui étaient les Francs] Le roi Abigant écouta Doon et fut très troublé ; mais un vieux Sarrasin, qui allait souvent, en tenue de marchand, à Paris, [II, p. 500] à Arras et dans d'autres lieux, regarda les barons Francs et les reconnut tous, même Charles lui-même, qui pourtant avait été transformé en vieillard ; il dit tout bas à Abigant : « Sire, tu t'inquiètes, mais tu devrais être très content, car c'est  toute la fleur du monde qui se trouve dans ton palais. En effet, le vieilllard, c'est le roi des Francs, et l'homme très grand qui t'a parlé, c'est Doon de Mayence, qui a tant guerroyé contre le roi danois. » Il lui nomma alors tous les princes présents et lui dit : « Sire, tu perdras ton pays, si tu n'acceptes pas mes conseils ; mais si tu veux me croire, les conseils que je te donnerai te seront profitables. » ‒  « Comment, dit le roi ? » Le vieillard lui répondit : « Tu les engageras à ta solde ; tu leur feras toujours belle figure ; tu leur attribueras le vieux palais comme lieu d'hébergement ; tu veilleras à ce qu'ils soient bien pourvus en resssources vitales, et si tu les emmènes avec toi au combat, tu les reconnaîtras à leurs exploits. Ainsi tu termineras la guerre avec eux, puis tu les enfermeras dans leur palais, où tu bouteras le feu ; ensuite, avec une armée nombreuse, tu iras en Francie, que tu conquerras et dont tu seras le roi. » ‒ « Par Mahomet, dit le roi, ton conseil est très appréciable ; je le suivrai et ferai ainsi. »

[Ly roy de Vaucleir rechut à soldolier les barons de Franche] Atant est ly Abigans aleis seioir en son leson. Doon le voit, si s'en alat vers luy sy roidement passant, qu'ilh fait tremblier le palais et la saule ; si demandat al roy queile estoit son entention : del retenir ches chevaliers ou nom, parmy les condicions que je ay dit. Adont est leveis l'Abigant, et prist Doon par le main et dest : « Vassal, vos me voleis aidier fineir ma guere, et puis me toureis mon palis et ma filhe, que je ayme bien ; mains se je moy puy de chu gardeir, le comptereis por trahison. » Respondit Doon : « Gardeis-vos de nos partout où vos poreis, je l'otroie. »

[Le roi de Vauclère reçut les barons francs comme mercenaires] Alors le roi Abigant alla s'asseoir sur son canapé. Doon le vit et se dirigea vers lui, marchant si rapidement qu'il fit trembler le palais et la salle ; il demanda au roi quelles étaient ses intentions : allait-il retenir ces chevaliers ou non, aux conditions qu'il proposait ? Alors Abigant se leva, prit Doon par la main et dit : « Chevalier, vous voulez m'aider à finir ma guerre, et puis vous m'enlèverez mon pays et ma fille bien aimée ; toutefois, si je peux éviter de le faire, vous considérerez cela comme une trahison. » Doon répondit : « Gardez-vous de nous en toute circonstance, je vous l'accorde. »

Le roi Abigant, méfiant, héberge les Francs  dans un vieux palais, où, secrètement, la reine Hélissent et Flandrinette pénètrent par un trou creusé à la demande de la reine par Antequin, un chrétien à son service - En accord avec les Francs enfermés sont célébrées dans la joie les noces de Doon et de Flandrinette - Cette nuit-là fut engendré le père d'Ogier le Danois

[Ly roy Abigant de Vaucleir herbegat les Franchois en unc vies palais en sa citeit] Et dest li roi Abigant : « Je vos retieng, car je moy garderay bien de vos. Ors je vos assenne mon vies palais por vos à herbegier. »

[Le roi Abigant de Vauclère hébergea les Francs dans un vieux palais de sa cité] Et le roi Abigant dit : « Je vous tiens enfermés, car je veux me protéger de vous. Maintenant je vous attribue mon vieux palais, pour vous héberger. »

[L’an VIIc et LV] Et ilh y sont tous entreis sour l'an VIIc et LV en mois de septembre, et at la nuit awec eaux soppeit et les plus nobles de ses barons. Apres soppeir, quant ly Abigant soy fut partis, se li ont dit ses barons que les Franchois sont gens fiers et hardis, et mult bien membrus. « C'este voire, dest l'Abigant, mains par Mahon ! je les penderay tous s'ilh m'avoient aidiet achiver ma gerre. »

[L’an 755] Tous entrèrent dans le vieux palais en septembre de l'an 755. Le soir, Abigant soupa avec eux et les plus nobles de ses barons. Après le souper, quand Abigant fut parti, ses barons lui dirent que les Francs étaient des gens fiers, hardis et très vigoureux. « C'est vrai, dit Abigant, mais par Mahomet ! je les ferai pendre tous quand ils m'auront aidé à terminer ma guerre. »

[lI, p. 501] [Ly roy Abigant racomptat à Helissent, sa femme, la venue des Franchois] Et quant ilh alat dormir, ilh racomptat à  Helissent Finaglay, sa femme, chu que j'ay dit. Et la damme li otriat tout sa volenteit et plus qu'ilh ne die, en disant en son cuer : « Faux trahitre, anchois sereis ochis que les Franchois soient perdus. » Et lendemain dest tout chu la damme à sa filhe que li roy Charle et Doon, et mult d'aultres nobles barons de Franche, estoient venus à Vaucleir ; là li racomptat tout chu qu'ilh avoit oit dire son peire.

[lI, p. 501] [Le roi Abigant raconta l'arrivée des Francs à sa femme Hélissent] Et quand il alla se coucher, il raconta ce que je vous ai dit à sa femme  Hélissent Finaglay. Et la dame approuva tout ce qu'il voulait, et plus encore qu'il n'avait dit, tout en pensant en elle-même : « Faux traître, vous serez tué avant la défaite des Francs ». Et, le lendemain, la dame dit à sa fille que le roi Charles et Doon ainsi que de nombreux autres nobles barons de Francie étaient arrivés à Vauclère. Puis elle lui raconta tout ce qu'elle avait entendu dire par son père.

[Flandrinete dest à sa mere qu’elle n’arat jamais joie, s’arat parleit à Doon] De quoy Flandrinet oit grant joie, et dest qu'ilh n'averat jamais joie, s'arat parleit à Doon. Et lendemain ont mandeit Vauquelin de Bealmont, qui estoit cristiens, se li ont dit le faite. Et Helissent ly dest : « Amis, sois loyal à moy, com je t'ay esteit. Ilh at des Franchois de ma cognissanche en vielhe palais : si toy prie, brise le mure, si monteras sus en palais et leurs dis que je veulhe à eaux parleir, et n'aient nulle dobte, car nulle riens n'y perderont. » Et Vauquelin dest qu'ilh le ferat, et vient en sa maison, si le racomptat à sa femme qui en plorant en fut mult liees ; si ont commenchiet à brisier le mure, et y ont fait une grant trau par lequeile Aquelin (Vauquelin ?) entrat en vielhe palais. Si encontrat Charle tout promier, qui li demandat que ilh queroit. Et ilh respondit : « La royne m'at à vos envoliet, qui fut robée en Flandre, qui est vostre cusine : si vos mande par moy qu'elle venrat parleir à vos, lée et sa filhe. » Charle l'entent, si dest à Doon : « Cusins, vos viereis bien tempre vostre amour »

[Flandrinette dit à sa mère qu’elle ne serait jamais satisfaite,si elle ne parlait pas à Doon] Flandrinette, très contente, dit qu'elle ne serait jamais satisfaite, si elle n'allait pas parler à Doon. Et le lendemain, elles firent appel à Vauquelin de Beaumont, qui était chrétien, et le mirent au fait. Hélissent lui dit : « Ami, sois loyal envers moi, comme je l'ai été envers toi. Dans le vieux palais se trouvent des Francs que je connais bien ; je t'en prie, fais un trou dans le mur, tu entreras dans le palais et tu leur diras que je veux leur parler. Dis-leur aussi de ne pas avoir peur car ils n'y perdront rien. » Vauquelin accepte de le faire, retourne chez lui et raconte cela à sa femme, qui en pleura de joie ; ils se mirent à casser le mur et y firent un grand trou, par lequel Vauquelin pénétra dans le vieux palais. D'abord, il rencontra Charles, qui lui demanda ce qu'il cherchait. Vauquelin répondit : « La reine, votre cousine, qui fut enlevée en Flandre, m'a envoyé vers vous pour vous faire savoir qu'elle et sa fille viendront vous parler. » Charles l'entend et dit à Doon : « Cousin, vous verrez bientôt celle que vous aimez. »

 Vauquelin : plus loin, à partir de la p. II, 509, on parle d'Anquetin. Jean dispose-t-il de deux sources ?

[La royne et Flandrinet vinrent parleir as Franchois, où elle fut baptisié, et Doon l’esposat et dormit awec] Et quant Doon entendit chu, de joie tout tressuat. Adont sont venus  Helissente et sa filhe Flandrinete ; Charle les at fiestoiiet, et tous les altres barons leurs fisent grant fiestes. Et  Helissent demandat al roy Iyqueis estoit Doon, li soverain prinche de monde ? Et ly roy li monstrat. Et la damme vient vers ly et li dest : « Doon, vos n'esteis mie vilain, mains de tous hommes vos esteis ly plus noble. Veischi ma filhe que je vos donne, s’en sereis sires d'ors en avant et le defendereis contre le roy dannois, qui le wet avoir à femme. » Respondit Doon : « Le mien doing soverains rechois à vos, douche damme et royne, et si vos jure que ly roy danois n'en averat point. » Atant l'archevesque Eracle at consacreit del aighe et baptizat la pucelle. Et li roy Charle, Turpin et Rollant furent les parins. Et puis si chantat messe, et les espousat solonc la loy cristiene ; et, [lI, p. 502] tout chu faite, la royne soy partit et dest qu'elle en voloit ralleir à souppeir deleis son saingnour.

[La reine et Flandrinette vinrent parler aux Francs ; Flandrinette fut baptisée, puis Doon l’épousa et dormit avec elle] Quand il entendit cela, Doon tressaillit de joie. Ensuite Hélissent et sa fille Flandrinette arrivèrent ; Charles et tous les autres barons leur firent grande fête.  Hélissent demanda au roi qui était Doon, le prince souverain du monde.  Le roi le lui montra. La dame vint alors vers lui et lui dit : « Doon, vous n'êtes pas un vilain, mais le plus noble de tous les hommes. Voici ma fille, je vous la donne ; dorénavant vous serez son seigneur et vous la défendrez contre le roi danois, qui la veut pour épouse. » Doon répondit : « Je reçois de vous cet incomparable don, douce dame et reine, et je vous jure que le roi danois ne l'aura pas. » Alors l'archevêque Éracle bénit de l'eau et baptisa la jeune fille. Le roi Charles, ainsi que Turpin et Roland, furent ses parrains. Et puis Éracle chanta la messe et les unit selon la règle chrétienne ; et [lI, p. 502] une fois tout cela accompli, la reine prit congé et dit qu'elle voulait retourner souper auprès de son seigneur.

[Doon engenrat cel nuit le peire Ogier le danois] Mains elle lairoit Flandrinet deleis Doon, son marit, faire ses noiches, si com ilh afferoit ; et les fisent al vesprée. Et dormirent ensemble cel nuit, et fut en cel promier nuit engenreis Gaufrois, li peire Ogier le danois ; et quant ilh fut jour, sy est leveis Doon. Et Garin de Monglaine, qui estoit al hosteit, at grant mervelhe quant ilh n'oit novelle des barons ; si est venus vers le palais deleis eaux, se li at li roy Charle racompteit tout le faite.

[Cette nuit-là, Doon engendra le père d'Ogier le Danois] Elle dit aussi qu'elle laisserait toutefois Flandrinette près de Doon, son mari, pour célébrer ses noces comme il convenait. Cela se fit à la fin du jour. Ils dormirent ensemble et, au cours de cette première nuit, fut engendré Geoffroy, le père d'Ogier le Danois. Quand il fit jour, Doon se leva. Et Garin de Monglane, qui logeait ailleurs, très étonné d'être sans nouvelles des barons, vint les trouver au palais, où le roi Charles lui raconta toute l'affaire.


 

B. LE COEUR DE L'HISTOIRE

Myreur, II, p. 502b-509a - vers an 756

RENCONTRES ET COMBATS DIVERS IMPLIQUANT FRANCS, DANOIS ET SAXONS - DOON, GARIN, CHARLES ET ROBASTRE, UN TEMPS PRISONNIERS DES DANOIS,  PUIS LIBÉRÉS - DÉFAITE FINALE DES DANOIS ET MORT DE LEUR ROI - ATTITUDE RÉTICENTE D'ABIGANT FACE AU RESPECT DE SON ACCORD

Résumé

 Une vision amène Charles à attaquer, avec Doon et Garin, le roi danois Gui, installé dans un château près de Vauclère, mais les trois hommes,  déguisés en vieillards auxquels s'est joint Robastre, font face sur la route à une importante armée de Danois. Le roi saxon Abigant, sa femme et sa fille observent la scène de loin

Le roi danois, croyant que les Francs viennent lui proposer la paix et la main de Flandrinette, leur envoie trois Danois, que Doon détrompe aussitôt - Des combats singuliers opposent alors les trois Francs aux hommes de Gui qui sont tués - Trois autres Danois, envoyés en renfort par Gui, sont aussi tués - Trois autres encore, des rois païens, sont alors envoyés et également tués, cette fois par Doon seul  - Les exploits de ce dernier font l'admiration de Flandrinette et suscitent le dépit d'Abigant

Gui décide de faire bloquer par ses hommes les accès à Vauclère, pour empêcher les trois Francs d'aller s'y réfugier - Robastre vient alors les rejoindre - Des combats sanglants se déroulent entre les quatre Francs et les Danois, dont Gui a encore augmenté le nombre - De son côté, Abigant, resté jusqu'alors sans réactions, a lancé ses troupes dans la bataille - Charles, délesté de son épée Durandal, est capturé avec Doon et Garin, auxquels se joint ensuite Robastre - Les quatre hommes sont désormais prisonniers du roi danois

Pendant que le roi Gui délibère avec ses chevaliers sur le sort des prisonniers, il est séduit par le chant de l'un d'entre eux et le fait venir à sa table. En l'occurrence, c'est Doon qu'on sort ainsi de prison et qui assiste au repas du roi. Il se distingue en relevant divers défis. Il tue notamment le champion du roi et surtout récupère subtilement l'épée de Charles, Durandal, que rapportait un pêcheur dans un panier de poissons. Avec cette épée, après le départ (inexpliqué) du roi Gui, Doon massacre les 312 personnes restées dans le palais, qu'il ferme et occupe avec ses compagnons sortis de leur prison

Les quatre barons (Doon, Charles, Garin et Robastre qui récupérera sa cognée) se sont retranchés dans le château qu'avait abandonné Gui - Mais le roi danois qui veut le reprendre l'attaque avec deux mille Sarrasins -  Charles appelle à l'aide en sonnant du cor - Les Francs sortent du vieux palais pour attaquer les Danois et les Saxons d'Abigant se joignent à eux - Le combat, terrible, se termine par leur victoire complète sur les Danois dont le roi est tué - Doon rappelle alors au roi Abigant le prix de son intervention (Vauclère et Flandrinette) - Chacun se retire de son côté, mais Abigant est toujours bien décidé à tuer les Francs

 

Une vision amène Charles à attaquer, avec Doon et Garin, le roi danois, installé dans un château près de Vauclère, mais les trois hommes,  déguisés en vieillards et auxquels s'est joint Robastre, font face sur la route à une importante armée de Danois. Le roi saxon Abigant, sa femme et sa fille observent la scène de loin

[lI, p. 502b] [Vision Charle] Et à la nuit, quant ilhs furent cuchiés, si vient à Charle une vision que Dieu ly mandoit que ly roy dannois estoit en unc castel enfermeis, qui seioit sour la roche de Bochident devant Vaucleir, et qu'ilh alast là tous armeis awec Doon et Garin, et nullus plus « et si calengiés le castel. »

[lI, p. 502b] [Vision de Charles] Au cours de la nuit, quand [les Francs] furent couchés, Charles eut une vision par laquelle Dieu lui faisait savoir que le roi danois se tenait enfermé dans un château fort, situé sur le rocher de Bochident devant Vauclère, et lui ordonnait de s'y rendre avec Doon et Garin, tous armés, sans personne d'autre, et, [ajouta-t-il] « battez-vous pour prendre le château. »

[Les trois barons s’en vont vers le castel] Charle s'envoile, si soy sengnat et soy levat tantoist ; si at mandeit Doon et Garin en sa chambre, si les at dit sa vision. Et ilh ly dient : « Ors en alons tantoist. » Charle dest : « Ilh faute anchois que mon maistre Richars nos transmuet en l'eiage de cent ans. » Et enssi fut-ilh fais, puis se sont armeis et adont s'envont ; mains Robastre at pris sa cognie, et s'envat awec eaux malgreit de tous eaux.

[Les trois barons vont vers le château] Charles s'éveilla, se signa et se leva aussitôt ; puis il fit venir dans sa chambre Doon et Garin et leur raconta sa vision. Et ils Iui dirent : « Alors allons-y tout de suite. » Charles dit : « Il faut auparavant que mon maître Richard nous transforme en vieillards âgés de cent ans. » C'est ce qui fut fait. Ensuite ils s'armèrent et se mirent en route. Robastre, armé de sa cognée, partit avec eux, malgré leur réticence.

Ors avint qu'ilh encontrarent, à IIII bonirs pres de la citeit, LXm Danois qui venoient assagier la citeit.  Dont Charle dest : « Par ma foid ! la vision ne moy dest mie que nos III deussiens encontreir celle compangnie des Danois ; ilh ne vint mie depart Dieu ; mains retournons, car chu seroit follie del corir sus teile peuple. » « Sire, dest Doon, je ne vey onques tant songier que vos faite : quant vos aveis bien but al vesprée, si songiés celle nuit que Dieu parolle à vos. Ors l'aveis bien faite à cel fois, mains encor nos voleis plus honir del faire retourneir ; mains par ma foid ! je ne retourneray jamains, sy aray josteit aux Danois. » « Ne moy oussi. » dest Garin.

Il leur arriva alors de rencontrer, à quatre bonniers de la cité, soixante mille Danois qui venaient l'assiéger. Alors Charles dit : « Par ma foi ! La vision que j'ai eue ne m'a pas dit que nous devrions, à nous trois, attaquer cette troupe de Danois ; ce n'est pas Dieu qui me l'a envoyée ; retournons, car ce serait folie d'affronter une telle foule. » ‒ « Sire, dit Doon, je n'ai jamais vu quelqu'un avoir autant de songes que vous : après avoir bien bu le soir, vous avez rêvé cette nuit que Dieu vous parlait. C'est bien ce que vous avez fait cette fois. Mais vous voulez maintenant nous déshonorer en nous faisant faire demi-tour. Foi de moi ! jamais je ne ferai marche arrière ; j'irai me battre contre les Danois. » ‒ « Moi aussi. » dit Garin.

Enssi qu’ilh parloient, est là venus ly roy Abigant aux fenestres de son palais, et deleis luy estoit sa femme et sa filhe ; si regardat les trois barons de Franche armeis qui estoient partis de sa citeit, et dest à sa femme : « Par ma foid ! ches cristiens semblent bien hardis, et veischi oussi les païens sont devant ma citeit venus, mains ilhs seront tost ochis. » Respondit la damme : « Sourcoreis les, beais sires ; ilh sont là aleis por vos aidier. » Respondit ly roy : « Par ma foid! dame je n'y entreray jà. »

Tandis qu'ils parlaient, le roi Abigant apparut aux fenêtres de son palais, avec, à côté de lui, sa femme et sa fille. Il vit les trois barons francs, qui étaient sortis armés de sa cité, et il dit à sa femme : « Foi de moi ! ces chrétiens semblent bien téméraires. Et voici aussi des païens [les Danois] venus devant ma cité, mais ils seront bientôt tués. » La dame lui répondit : « Secourez les barons, beau sire ; ils sont allés là pour vous aider. » Le roi répondit : « Foi de moi ! madame, je ne m'en mêlerai pas ».

Le roi danois Gui, croyant que les Francs viennent lui proposer la paix et la main de Flandrinette, leur envoie trois Danois, que Doon détrompe aussitôt - Des combats singuliers opposent alors les trois Francs aux hommes de Gui qui sont tués - Trois autres Danois, envoyés en renfort par Gui, sont aussi tués - Trois autres encore, des rois païens, sont alors envoyés et également tués, cette fois par Doon seul - Les exploits de ce dernier font l'admiration de Flandrinette et suscitent le dépit d'Abigant

Quant ly roy Guydon et Danemont, son frere, ont aperchuit les Franchois, si ont appelleis trois paiiens por aleir encontre. [II, p. 503] Ly roy danois at huchiet III paiiens, se leurs dest : « Barons, aleis contre ches III vassals, car je cuide qu'ilh m'aportent le paix : si les ameneis devant moy. » Et ches s'en vont et vinrent aux III barons : « Signours, disent-ilhs, apporteis-vos la paix ? donrat li roy Abigant sa filhe al roy danois ? » Et Doon leur respondit : « Vos esteis trop coquars, quant vos quideis avoir la belle, qui estat aux fenestres por veioir comment je saray josteir por lée deffendre, car c'este mon amour, et moy baisat huy à matin. » Quant cheaux l'entendent, à pau qu'ilh ne forsennent. Respondent : « Tres ors vilhars, vos aveis bien cent ans, jamais ne prenderat à vos solas. » Et Doon dest : « Vos y menteis et vos gardeis de moy. »

Quand le roi Gui et son frère Danemont aperçurent les Francs, ils envoyèrent trois païens à leur rencontre. [II, p. 503] Le roi danois les appela et leur dit : « Barons, allez à la rencontre de ces trois vassaux, car je crois qu'ils m'apportent la paix ; amenez-les devant moi. » Ces hommes partirent et abordèrent les trois barons : « Seigneurs, dirent-ils, apportez-vous la paix ? Le roi Abigant donnera-t-il sa fille au roi danois ? » Et Doon leur répondit : « Vous êtes trop niais, si vous croyez obtenir la belle, qui de la fenêtre regardait comment je pourrais combattre pour la défendre, car elle est l'objet de mon amour. Ce matin même, elle a couché avec moi. » Quand ils l'entendirent, ils devinrent presque fous. Ils dirent : « Vous êtes maintenant très vieux, vous avez bien cent ans, jamais elle ne prendra du plaisir avec vous. » Et Doon dit : « Vous êtes dans l'erreur et gardez-vous de moi. »

[Les III Franchois ont ochis le trois Danois] Atant sont eslongiés, et ont esporeneit li uns vers l'autre tous VI. A Doon vient chis qui à luy parloit, sour leur escus se sont asseneis ; mains Doon l'at passeit tout oultre le cuer de son ventre, si l’ochiste, et resachat tantost sa lanche, et dest qu'ilh en aurat encor mestier. Chu veit Flandrinet, si l'at monstreit à son peire. Les aulres ont aussi josteit à leurs champions, se les ont ochis ambdois. Adont quidat li roy dannois enragier. Si apellat Gombas de Montespir, et Bandus de Surie, et Gaufier de Gendre : « aleis josteir, dest-ilh, à ches trois cristiens. » Et ches le fisent, mains ilh furent tantost ochis. Encors y renvoiat Guydon trois paliens : le roy Drohier, et le roy Murgafier, et le roy Danemon. Quant Doon les veit, si dest à Charle : « Sire, vuelhiés moy otroier le joste à ches III roys. » « Volontier » dest Charle.

[Les trois Francs tuèrent les trois Danois] Alors ils s'éloignèrent et tous les six excitèrent leur monture, fonçant les uns sur les autres. Celui qui lui avait parlé se dirigea vers Doon. Ils frappèrent sur leurs écus ; Doon transperça l'écu de son adversaire et enfonça sa lance dans son ventre ; il le tua, puis retira son arme, se disant qu'il en aurait encore besoin. Flandrinette le vit et le montra à son père. Les deux autres aussi joutèrent avec leurs rivaux et les tuèrent. Alors le roi danois croyant devenir enragé, fit appel à Gombas de Montespir, à Bandus de Syrie et à Gaufier de Gendre : « Allez vous battre, dit-il, contre ces trois chrétiens. » Ce qu'ils firent, mais ils furent immédiatement tués. À nouveau, Gui envoya trois païens : les rois Dohier, Murgafier et Danemont. Quand Doon les vit, il dit à Charles : « Sire, permettez-moi de combattre ces trois rois. » ‒ « D'accord » répondit Charles.

[Doon ochist par le vertut de Dieu III roys] Atant brochat avant Doon, et les trois Sarasins voient que nuls ne s'aparelhe de josteir fours que Doon, si brochent tous trois vers Doon et l'assenont en la targe (corr. Bo pour tarche) ; mains Dieu y fist myracle, car la coroie de la tarche rompit, si est chaue enmy le preit. Et Doon assenat Danemon, le frere le roy danois, teilement qu'ilh l'ochist ; puis at traite l'espée, si vat ferir Gafier et le trenchat jusqu'en la selle ; et apres ilh ochist Drohier. Enssi at-ilh ochis III nobles roys.

[Doon tua les trois rois grâce à la puissance de Dieu] Alors Doon avança, éperonnant son cheval. Les Sarrasins, voyant que personne d'autre ne s'apprêtait à combattre, foncèrent tous trois sur Doon, assénant des coups sur son bouclier. Mais Dieu fit un miracle, car son bouclier dont la courroie s'était cassée tomba dans l'herbe du pré. Doon frappa Danemont, le frère du roi danois, et le tua ; puis il tira son épée, alla frapper Murgafier, le pourfendant jusqu'à la selle ; ensuite il tua Drohier. C'est ainsi qu'il tua trois rois très connus.

[Abigant ferit Flandrinet portant qu’elle prisat Doon] Quant li roy Abigant veit chu, se dest que Franchois sont gens de grant hardileche et de grant puissanche. Et Flandrinete dest à sa mere tou bas : « Que vos semble de mon marit ? » Et puis dest à son peire : « Sire, par ma foid, li Franchois n'est pais por refuseir à ceste fois. » Quant li roy Abigant l'olit, se le ferit de sa palme et le vilenat.

[Abigant frappa Flandrinette parce qu’elle fit l'éloge de Doon] Quand le roi Abigant vit cela, il se dit que les Francs étaient d'une grande témérité et d'une grande puissance. Et Flandrinette dit tout bas à sa mère : « Que pensez-vous de mon mari ? » Puis elle dit à son père : « Sire, croyez-moi, cette fois, on ne peut plus refuser l'aide du Franc. » Quand Ie roi Abigant l'entendit, il la gifla et la maltraita.

Gui décide de faire bloquer par ses hommes les accès à Vauclère, pour empêcher les trois Francs d'aller s'y réfugier - Robastre vient alors les rejoindre - Des combats sanglants se déroulent entre les quatre Francs et les Danois, dont Gui a encore augmenté le nombre - De son côté, Abigant, resté jusqu'alors sans réactions, a lancé ses troupes dans la bataille - Charles, délesté de son épée Durandal, est capturé avec Doon et Garin, auxquels se joint ensuite Robastre - Les quatre hommes sont désormais prisonniers du roi danois

Ly roy Guydon, qui estoit [II, p. 504] corochiet, apellat Brandimont et li dest qu'ilh emenast grant gens par la valée devant la citeit, si que les Franchois ne posissent fuyr. Et chis le fist, si furent les trois barons franchois enclois ; et les aultres, qui estoient en la thour de vielhe palais, les ont bien veyut, mains ilhs ne s'osoient movoir, car Charle l'avoit enssi commandeit.

Le roi Gui, [II, p. 504] en colère, appela Brandimont et lui ordonna d'emmener beaucoup de soldats dans la vallée devant la cité [de Vauclère], pour empêcher les Francs de s'y réfugier. Cela fut fait. Les trois barons francs [Doon, Charles et Garin] furent encerclés. Les autres Francs, du haut de la tour du vieux palais, les voyaient bien, mais n'osaient bouger, car Charles le leur avait ordonné.

[Chi commenchont les IIII cristiens franchois grant batalhe contre les Sarasins danois] Mains Robastre, quant ilh veit l'assemblée, ilh jurat Dieu, qui fist ciel et terre, de commandement Charle ilh ne donroit unc denier, car ilh yroit ; et soy mist al corir, et brochat son cheval fortement, et vient aux Sarasiens et leur dest : « J’ay vostre vie achateit, fis de putains. » Si soy fert en eaux, si en ochist a diestre et a senestre, et les fendoit en dois de sa grant cognie. Et ches li lanchent dars et espirs, mains ilh estoit bien armeis, qui mult li valit ; et finablement ilh les faite vuidier la plache, et les fait fuir devant luy : ilh en at ochis plus de cent. Et tant que Doon veit les fuyans, se dest à Charle : «Sires, veeis comment fuient ches Sarasins, je ne say qui les cache ferans à eaux. » Et Charle dest : « Je l'otroie. » Atant se sont ferus en eaux les barons : là oit tant de mors que ly sanc coroit à grans ris.

[Les quatre Francs chrétiens engagent alors une grande bataille contre les Sarrasins danois] Cependant, quand Robastre vit la foule des Danois, il jura, devant Dieu, créateur du ciel et de la terre, qu'il ne donnerait pas un denier de l'ordre de Charles, et qu'il irait (aider les Francs). Alors il se mit à courir, éperonna son cheval, s'approcha des Sarrasins et leur dit : « Je suis maître de votre vie, fils de putains. » Et se portant au milieu d'eux, il tuait à droite et à gauche, les pourfendant en deux de sa grande cognée. Les Sarrasins lui lançaient des flèches et des épieux, mais Robastre était bien équipé, ce qui lui fut très utile. Finalement il les obligea à quitter la place et à fuir devant lui. Il en tua plus de cent. Quand Doon vit fuir les ennemis, il dit à Charles : « Sire, voyez comment ces Sarrasins fuient, je ne sais pas qui les frappe et les chasse. » Et Charles dit : « C'est vrai. » Alors les barons foncèrent sur eux et les morts furent si nombreux que le sang coulait à flots.

Mains quant Guydon, li roy de Danemarche, veit ses hommes rafuyr, si fut mult corochiés, si desquendit vers la citeit por lée assegier ; mains nos trois barons li vorent le siege calengier : là oit sens nombre de gens ochis et pluseurs affolleis. Et Robastre est deleis eaux, qui en ochist plus qui ne fachent les III altres, si les faisoit fuyr partout où ilh soy tournoit.

Mais quand Gui, le roi de Danemark, vit ses hommes revenir en fuyant, il descendit vers la cité pour l'assiéger ; mais nos trois barons [Charles, Doon, Garin] voulurent lui disputer le siège. Là il y eut d'innombrables tués et beaucoup furent gravement blessés. Aux côtés des barons, Robastre tua plus de Danois que les trois autres, et partout où il se tournait, il les mettait en fuite.

[Les IIII barons franchois furent mis en prison] Et quant l'Abigant voit chu, ilh at fait armeir XXm hommes et s'en vat vers l'estour. Et nos barons, qui estoient en vies palais, voient l'Abigant aleir, si se sont armeis et s'en vont awec luy vers la batalhe ; mains ilh targerent trop, car les IIII barons furent departis en la batalhe et tous atrappeis, car ilh avoient tant sangneit qu'ilh en estoient si fIaibles, qu'ilh ne soy poloient plus aidier. Et là prist unc Sarasin Durendal, l'espée Charle, se le jettat en la riviere ; et puis ont les barons franchois meneis en castel en prison.

[Les quatre barons francs furent mis en prison] Et quand Abigant vit cela, il fit armer vingt-mille hommes et partit au combat. Et nos barons, qui étaient dans le vieux palais, voyant Abigant partir, s'armèrent et rejoignirent avec lui la bataille. Mais ils tardèrent trop. Les quatre barons furent séparés et tous capturés : ils avaient tellement saigné et étaient si affaiblis qu'ils ne pouvaient plus combattre. Là un Sarrasin saisit Durandal, l'épée de Charles, et la jeta dans la rivière ; ensuite, les barons francs furent menés en prison, dans le château [près de Vauclère, occupé par Gui].

[Robastre li cristiens ochist mult de Sarasins] Mains l'Abigant et ses hommes, awec l’evesque Eracle de Maienche, corurent sus les Danois et recommenchont une grant batalhe. Et Robastre, qui encor soy combatoit, veit la batalhe, si alat cel part, et si ochist les gens l'Abigant enssi bien com les altres ; et quant ons li blamoit, si respondoit : « Chu sont tos Sarasins et mes anemis. » Enssi durat la batalhe jusqu'à la nuit, qui les departit. Adont cascons retrahit ses gens. Et Robastre cachoit fortement les Sarasins, et vint al roy danois et ly dest : « Roy, je [lI, p. 505] toy prie que tu moy rende mes trois compangnons franchois, ou tu moy met awec eaz. » Et li roy dest que chu furoit-ilh volentier.

[Robastre le chrétien tua beaucoup de Sarrasins] Cependant Abigant et ses hommes, ainsi que l'évêque Éracle de Mayence, foncèrent sur les Danois et recommencèrent une grande bataille. Robastre, qui se battait encore, voyant cela, s'y mêla et tua les hommes d'Abigant comme les autres ; et quand on lui reprochait cela, il répondait : « Ce sont tous des Sarrasins et mes ennemis. » La bataille dura ainsi jusqu'à ce que la nuit les sépare. Alors chacun retira ses hommes. Robastre poursuivit les Sarrasins avec ardeur puis, se rendant auprès du roi danois, il lui dit : « Roi, [lI, p. 505] rends-moi, je te prie, mes trois amis francs, ou enferme-moi avec eux. » Et le roi accepta volontiers.

[Ly roy Abigant (sic) fist metre Robastre en prison avec ses III conpangnons] Ly roy fist prendre Robastre, et le fist meneir en prison awec ses trois compangnons franchois, où ilh alat volentier ; mains quant ilh vient à trau de la prison, si dest ly roy : « Desquendeis chi, compas. » ‒ « Volentier, dest Robastre. » Atant salhit si roidement qu'ilh jostat le roy à terre, si l'estordis si fort que, al retourneir qu'ilh se fist, ilh est chaus en trau deleis les altres ; la ilh fut moqueis de Robastre qui le prist, et le rejettat chà desus si roidement, que li sanc li issit de la bouche.

[Le roi Gui (corr.) fit mettre Robastre en prison avec ses trois compagnons] Le roi fit saisir Robastre et le fit mener en prison avec ses trois compagnons francs. Robastre se laissa faire. Mais quand il arriva dans le trou de la prison, le roi dit : « Descendez ici, compagnon. » ‒ « D'accord, dit Robastre. » Mais il fit un mouvement si rude qu'il jeta le roi à terre et l'étourdit si fort que le roi, voulant se retourner, tomba dans le trou à côté des autres. Alors, Robastre se moqua de lui, le prit et le rejeta vers le haut, avec tant de rudesse que du sang s'écoula de sa bouche.

Pendant que le roi Gui délibère avec ses chevaliers sur le sort des prisonniers, il est séduit par le chant de l'un d'entre eux et le fait venir à sa table. En l'occurrence, c'est Doon qu'on sort ainsi de prison et qui assiste au repas du roi. Il se distingue en relevant divers défis. Il tue notamment le champion du roi et surtout récupère subtilement l'épée de Charles, Durandal, que rapportait un pêcheur dans un panier de poissons. Avec cette épée, après le départ (inexpliqué) du roi Gui, Doon massacre les 312 personnes restées dans le palais, qu'il ferme et occupe avec ses compagnons sortis de leur prison

[Le roy Guydon at conselhe comment ilh ferat morir les IIII Franchois - Doon chanta mult douchement] Atant assemblat ly roy Guydon toute sa chevalerie, pour avoir conselhe de queile mort ilh ferat morir les lili prisoniers franchois ; mains, tout enssi qu'ilh parloient là, si commenchat Doon de Maienche une mult bonne chançon à chanteir, à sa vois plaine qu'ilh avoit plus plaine et plus douche que une sarayne.

[Le roi Gui demanda à son conseil comment faire mourir les quatre Francs - Doon chanta très doucement] Alors le roi Gui rassembla tous ses chevaliers pour délibérer avec eux de la manière de mettre à mort les quatre prisonniers francs ; mais pendant qu'ils délibéraient, Doon de Mayence se mit à chanter une très belle chanson, avec sa voix claire, plus claire et plus douce que la voix d'une sirène.

[Doon fut mis fours de prison] Les Danois l'entendent bien, si dest Guydon : « Où est cel douche melodie ? Je n'oiis onques si douche chouse. » Respondent les altres : « Chu est ly uns de ches prisonniers. » Et dest ly roy : « Aleis le queire, qu'ilh vengne disneir deleis moy. » - Adont fut fours sachiet Doon, et l'amenent en palais devant le roy où ilh seioit à tauble ; ly roy le regarde, si voit sa barbe qu'ilh demonstroit qu'ilh ait bien cent ans, et estoit mult legier : « Compas, dist ly roy, dont es-tu? » « Sire, je fuy neeis à Poitier, dest Doon. » Adont ons l'aseiit à une tauble bas, et li donnat-ons à boire et à mangier, puis ly fist le roy chanteir li chanchonetes et le prisat mult.

[Doon fut sorti de prison] Les Danois entendent bien cette voix, et Gui dit : « D'où vient cette douce mélodie ? Je n'ai jamais entendu si douce chose. » Les autres répondent : « C'est un des prisonniers. » Le roi dit : « Allez le chercher, pour qu'il vienne dîner près de moi. » Doon fut alors sorti de prison, amené au palais et installé à la table du roi ; celui-ci le regarda et vit sa barbe, qui le faisait paraître âgé d'au moins cent ans, alors qu'il était très vif. « Compagnon, dit le roi, d'où es-tu? » ‒ « Sire, je suis né à Poitiers, dit Doon. » Alors on l'installa en bout de table et on lui donna à boire et à manger. Puis le roi le fit chanter deux chansonnettes, qu'il apprécia beaucoup.

[Doon ochist le champion le roi] Quant les tables furent osteis, si est venus unc grand agoiant devant le roy, qui desiroit à lutier, et estoit mult fort, et s'en alat luitier à unc Danois si le jetat à terre. Adont l'at regardeit Doon. Ly roy l'aporchut se li demandat : « Amis, vos regardeis mult bien mon champion, oiseriés-vos luitier à luy ? » « Oilh, par ma foid, dest Doon. » Et soy levat à cel parolle : et unc des Danois soy levat, sy dest à Doon : « Vilhars, ilh vos conbriserat tout, que meschanche vos avengne. » A che mot, le prend par le barbe, si enportat plain son pongne. Doon le sentit, et le ferit de son pongne emmy le visaige, sy qu'ilh ly espandit son cervelle et l'ochist. Ly roy le voit, si soy corochat et dest al agoiant : « Se tu n'estrangle Doon, ilh toy [II, p. 506] tuera. » Doon l'entendit, si s'en esmaiat pau. L'ajoiant le prist et Doon l'abrechat ; et le tournat l'agoiant unc tour a pou qu'ilh ne le reversat ; et Doon aux bras le strandit et le sachat à ly [si] fort que ly agoiant chaiit terre, pasmeit, et, de la doleur qu'ilh sentit la langue li issit hours de la bouche. Doon salhit en piés, et le vin demandat ; et ly roy li donnat son hanape, et ilh le bevit tou fours.

[Doon tua le champion du roi] Quand les tables furent enlevées, un grand géant, qui était très fort et désireux de lutter, se présenta devant le roi ; il lutta contre un Danois et le jeta à terre. Doon le regardait. Le roi l'aperçut et lui demanda : « Ami, vous regardez avec intérêt mon champion, oseriez-vous lutter avec lui ? » ‒ « Oui, par ma foi, dit Doon. » Et sur ces mots, il se leva : un des Danois se leva aussi et dit à Doon : « Vieillard, il vous brisera complètement, et puisse malheur vous advenir. » En disant cela, il le saisit par la barbe, qui lui resta dans la main. Doon le sentit, le frappa en plein visage d'un coup de poing qui lui répandit la cervelle et le tua. Voyant cela, le roi se mit en colère et dit au géant : « Si tu n'étrangles pas Doon, il te [II, p. 506] tuera. » Doon l'entendit et ne s'en inquiéta guère. Le géant le saisit et Doon l'embrocha ; le géant le fit tourner sur lui-même et fut près de le renverser ; alors Doon le serra dans ses bras et le tira vers lui avec tant de force qu'il tomba par terre, sans connaissance, et de la douleur qu'il ressentit, la langue lui sortit de la bouche. Doon se redressa et demanda du vin ; le roi lui donna son hanap, et il le but à fond.

[Doon at ochis le Sarasins por jetteir le piere] A roy danois plaisit mult li jeux Doon. Adont est en palais venus unc Sarasins grans et fors, qui soy melloit de jetteir pieres pesantes ; et at pris unc grant pire, si l'at mis à son coul et l'at jetteit de si ruste forche si lonche, que cascon s'enmervelhat. Atant l'at ly roy levée, si le jettat asseis long derier ; plus de LX ont le piere jetteit, mains riens n'y font. Adont Doon le prist, qui le jettat une olne plus long et oultre tous les cops. Quant ly roy le voit, si donnat Doon I buffe, et Doon li rendit une altre ; atant l'assalhent les Danois, mains ilh prist unc levier de bois, si soy deffent à grant visaige, si en at espateit les cervelles plus de X.

[Doon tua le Sarrasin en jetant la pierre] Le roi danois apprécia beaucoup les jeux de Doon. Alors arriva au palais un Sarrasin, homme grand et fort, habile à lancer de très lourdes pierres ; il prit une grosse pierre, la plaça à hauteur de son cou et, avec une très grande force, la lança si loin qu'il étonna tout le monde. Alors le roi souleva la pierre et la lança, mais beaucoup moins loin ; plus de soixante hommes la lancèrent à leur tour, mais sans aucun succès. Alors Doon saisit la pierre et la lança une aune plus loin que tous les autres. Voyant cela, le roi gifla Doon, qui le gifla à son tour ; alors les Danois l'attaquèrent, mais saisissant une poutre de bois, Doon se défendit avec beaucoup de détermination ; il écrasa les cervelles de plus de dix hommes.

[Doon ochist le sorgant en champ] Atant vint là unc sorgant, qui portoit une escut et unc baston à roy, si voit qu'ilh estoit corochiet : « Sires, dest-ilh, je dis que chis cristien at murdrit mon peire malvaisement en bois de Caldruc, et chu li welhe-je proveir. » Ly roy apellat Doon, se dest : « Que wes-tu respondre à cheli ? » Doon dest qu'ilh soy defenderoit, « mains que moy donneis à boire ». Ly roy li fist donneir de vin, et ilh bevit, puis dest que ons li donnast escut et I baston, et ons le fist. Atant s'envat Doon vers Buffairs le sorgant, qui estoit mult fors : et là se sont corus, et jowent en esquermissans ; mains Buffairs en savoit plus que Doon, si ferit Doon II fois. Quant Doon le sentit, si jettat l'escut sour le pavement, et prent son baston à li mains, et fiert Boffars sour son escut, si qu'ilh l'at navreit, et puis le refiert l'autre coup sour le chief, si qu'ilh li brisat le cervelhe et l'abattit mors à terre ; et puis demandat le vin, et ons l'en donnat à fuison.

[Doon tua un serviteur en combat singulier] Alors arriva devant le roi un serviteur, portant un bouclier et un bâton. Le roi vit qu'il était en colère : « Sire, dit-il, je dis que ce chrétien a cruellement blessé mon père dans le bois de Caldruc, et je veux le défier. » Le roi appela Doon et dit : « Que veux-tu répondre à cet homme ? » Doon dit qu'il se défendrait, « mais donnez-moi à boire », dit-il. Le roi lui fit donner du vin. Doon le but, puis demanda un bouclier et un bâton, ce qui fut fait. Alors il se dirigea vers Buffairs le serviteur, un homme très fort : ils coururent l'un vers l'autre et se battirent comme des escrimeurs, mais Buffairs était plus expert que Doon, qui fut touché deux fois. Quand Doon sentit le coup, il jeta son bouclier sur le pavement, prit son bâton à deux mains et frappa sur le bouclier de Buffairs qu'il blessa ; il lui asséna ensuite un second coup sur la tête si fort qu'il lui brisa la cervelle et le terrassa, le laissant mort ; après quoi il demanda du vin qu'on lui donna en grande quantité.

[Comment Durendal, l’espée Charle, fut retrovée] Atant entrat en la saule unc vilain, qui aportoit en des panier des peissons qu'ilh avoit tantost pessiet, et en pessant avoit troveit une espée qu'ilh tenoit en sa main ; si presentat les peissons al roy. Et ly roy li demandat : « Dont vint chis brans ? » Chis respondit : « Je l'a troveit en la riviere où je pessoy mes peissons, et en at [II, p. 507] esteit fortement copée la reuse. » Doon le regardat, si dest entres ses dens : « C'este Durendal, li brans Charle ; ravoir le faut tantoist. » Puis commenchat à museir, en regardant le pavement, comment ilh le poroit ravoir. Et quant ly roy le voit, se li demandat : « Amis, que museis-vos ? » « Je muse à unc jeux, dist-ilh, que je say qui est mult noble, et s'il vos plaisoit, je vos l'aprenderoy ou altruy. » Atant soy levat li roy et issit de palais, ne say porquoy. Et Bughedes, son neveur, vient à Doon et li priat qu'ilh ly monstrat son jeux. Et Doon dest : « Volentier ; aporteis moy cel espée maiour que chis vilain tient. » Et chis le fist. Et Doon l'apongne, puis faite son court parmy le saule et racourt, et, en salhant, jostat la porte si roidement qu'ilh le fermat. Quant Boghedoir voit chu, se li blamat et li dest: « Haste-toy del demonstreir ton jeux, tu ne seis que tu fais. »

[Comment Durandal, l’épée de Charles, fut retrouvée] Un paysan entra alors dans la salle, portant dans des paniers des poissons qu'il venait de pêcher et tenant en main une épée qu'il avait trouvée en pêchant. Il présenta les poissons au roi, qui lui demanda : « D'où vient cette épée ? » Il répondit : « Je l'ai trouvée dans la rivière où je pêchais, et elle a [II, p. 507] fort endommagé mon filet. » Doon regarda l'épée et dit entre ses dents : « C'est Durandal, l'épée de Charles ; il faut la récupérer tout de suite. » Il se mit alors à regarder le pavement en réfléchissant à la manière dont il pourrait récupérer cette épée. Voyant cela, le roi lui demanda : « Ami, à quoi pensez-vous ? » « Je pense, dit-il, à un jeu très répandu que je connais. Si cela vous agréait, je vous l'apprendrais, à vous ou à quelqu'un d'autre. » Alors le roi se leva et sortit du palais, je ne sais pourquoi. Son neveu Boghedoir vint alors près de Doon et le pria de lui faire connaître son jeu. Et Doon dit : « Avec plaisir ; apportez-moi la grande épée que tient ce vilain. » C'est ce qu'il fit. Doon empoigna l'épée, s'en alla en courant à travers la salle, puis revint et en sautant il heurta la porte si rudement qu'il la ferma. Quand Boghedoir vit cela, il le blâma et lui dit : « Hâte-toi de montrer ton jeu, tu ne sais pas ce que tu fais. »

[Doon at ochis IIIc et XII hommes, et gagnat le castel et delivrat les prisons] Et Doon respondit : « Voschi le plus beal de jeux : ors le retien bien. » Atant le fiert teilement, qu'ilh le fendit en deux ; puis court sus les altres sens attendre, si en ochist IIIc et XII. Apres ilh fermat le palais et tout le casteal noblement, et mist le cleifs en son sens, et jettat les mors fours par les fenestres, et apres s'en vient à la prison, si mettit fours ses compangnons ; et puis mist la tauble, si burent et mangnarent asseis, et puis leurs racomptat Doon tout chu qu'ilh avoit bresseit, si en orent grant joie.

[Doon tua trois cent douze hommes, gagna le château et délivra les prisonniers] Doon répondit : « Voici le plus beau des jeux : retiens-le bien. » Il le frappa alors si  fort qu'il le pourfendit ; puis, sans attendre, il tua trois cent douze personnes. Après quoi, il ferma solennellement le palais et tout le château, mit les clefs sur son sein, jeta les morts par les fenêtres, puis s'en alla vers la prison et en fit sortir ses compagnons. Ensuite, ils dressèrent la table, burent et mangèrent beaucoup. Doon leur raconta tout ce qu'il avait fait. Ils en éprouvèrent beaucoup de plaisir.

Les quatre barons (Doon, Charles, Garin et Robastre qui récupérera sa cognée) se sont retranchés dans le château qu'avait abandonné Gui - Mais le roi Danois qui veut le reprendre l'attaque avec deux mille Sarrasins -  Charles appelle à l'aide en sonnant du cor - Les Francs sortent du vieux palais pour attaquer les Danois et les Saxons d'Abigant se joignent à eux - Le combat, terrible, se termine par leur victoire complète sur les Danois dont le roi est tué - Doon rappelle alors au roi Abigant le prix de son intervention (Vauclère et Flandrinette) - Chacun se retire de son côté, mais Abigant est toujours bien décidé à tuer les Francs

[II, p. 507b] Atont vient ly roy Guydon à palais ; si faite bussier mains nullus ne respondit. Si alat en bas castel, car ilh quidoit que ses gens fussent endormis ; si dormit la nuit là. Et Charle, Doon et Garin et Robastre ont dormit bien aise cel nuit, et lendemain ont requise leurs armes, si les ont toutes retroveez, fours que la cognie Robastre que les Danois avoient mis en bas castel ; et se le portoient tos les jours en la plache por remoweir la cognie, et n'avoit si fort Sarasins en la plache qui le posist leveir ne faire perdre terre.

[II, p. 507b] Alors le roi Gui revint au palais ; il fit frapper (à la porte), mais personne ne répondit. Croyant que ses gens s'étaient endormis, il alla dans la partie basse du château où il passa la nuit. Charles, Doon et Garin ainsi que Robastre dormirent bien à l'aise durant cette nuit-là. Le lendemain, ils cherchèrent leurs armes et les retrouvèrent toutes, à l'exception de la cognée de Robastre que les Danois avaient laissée dans la partie basse. Ils s'y rendaient  tous les jours pour déplacer la cognée, mais aucun Sarrasin n'était assez fort pour la soulever et la détacher de la terre.

Or avient que Robastre alat I jour à la fenestre apoier, si voit sa cognie ; quant ilh l'aporchoit, ilh devient vermeaux com cherise, et jurat Dieu qu'ilh le raverat ; si soy armat de sa cureche, puis vint à Doon et li dest : « Sires, ouvreis la porte ; je ay veyut ma cognie, ilh le me covint ravoir. » Doon li ovrit la porle, et chis salhit fours, I levier en ses mains, et vient en la plache et fiert à diestre et à [II, p. 508] senestre, et at plus de cent fait fuyr leur voie. Et quant tous les altres veirent chu, si sont enfuys, et ilh at repris sa cognie et revient en palais ; et les Sarasins sont entreis en bas palais, si ont dit al roy danois comment ilh est.

Un jour que Robastre alla s'appuyer à la fenêtre, il vit sa cognée. Quand il l'aperçut, il devint rouge comme une cerise et jura par Dieu qu'il la reprendrait. Il s'arma de sa cuirasse, s'approcha de Doon et lui dit : « Seigneur, ouvrez la porte ; j'ai vu ma cognée, et il faut que je la récupère. » Doon lui ouvrit la porte, et Robastre sortit, avec un gros bâton dans ses mains, se rendit sur place et, frappant à droite et à [II, p. 508] gauche, mit en fuite plus de cent hommes. Quand ils virent cela, tous les autres prirent la fuite. Robastre reprit sa cognée et revint au palais. Quant aux Sarrasins, ils revinrent dans la partie basse du palais, et décrivirent la situation au roi.

[Les Sarasins assalhent le castel où les IIII barons franchois sont] Et quant ly roy entendit chu, si est tos forsanneis : « Mahons, dest-ilh, li vilhars at ochis toutes mes gens et si at gangniet mon castel. » Et commenchat à criier aux armes, si at assegiet la thour où les barons franchois estoient, qui n'y acontent riens, car li palais estoit bien garnis de tout chu qu'ilh leur poloit fallir. Mains lendemain sont armeis IIm Sarasins, si ont assaillit le castel à piques et à marteals, et à des altres instrumens, et ont traweit le mure ; mains les IIII barons les ont jetteit à fuison de pieres et de calheais, tant qu'ilh en ont ochis IIIIc. Si ont lassiet l'assalt et s'en sont refuys.

[Les Sarrasins assaillent le château où se trouvent les quatre barons francs] Quand le roi danois entendit cela, il devint vraiment enragé : « Par Mahomet, dit-il, ce vieillard a tué tous mes hommes et s'est emparé de mon château. » Il se mit à crier aux armes et assiégea la tour où se trouvaient les barons francs. Ceux-ci n'y attachèrent pas d'importance, car le palais était bien pourvu de tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Le lendemain, deux mille Sarrasins prirent les armes et assaillirent le château avec piques, marteaux et autres outils. Ils percèrent le mur, mais les quatre barons leur jetèrent à profusion pierres et cailloux et en tuèrent quatre cents. Les Sarrasins mirent fin à l'assaut et s'enfuirent à nouveau.

[Charle sonat son cor por avoir sorcour des cristiens] Nos barons franchois sont en la saule, et dient qu'ilh ne puelent demoreir là longement, mains se Charle montoit en plus hault de la thour, si sonast son oliphant, que les barons qui sont en vielhe palais les venroient sorcorir. Et dest Charle : « je le soneray volentier. » Atant montat à plus hault et sonat son cor, et resonat si fort que Turpin d'Ardenne, et Rollant d'Angleir, et l'archevesque Eracle, et tos les aultres ont entendut le son de cor ; si ont crieit : Aux armes, et dessent que nos barons franchois ne s'ont mie mors, mains ilh ont mestier d'aiide.

[Charles sonna du cor pour obtenir le secours des chrétiens] Nos barons francs, qui se trouvaient dans la salle, dirent qu'ils ne pourront pas rester là longtemps, mais que si Charles montait tout en haut de la tour et faisait sonner son olifant, les barons occupant le vieux palais viendraient les secourir. Et Charles dit : « je le ferai sonner avec plaisir. » Alors, il monta tout en haut et fit sonner son cor, qui résonna si fort que Turpin d'Ardenne, Roland d'Angleir, l'archevêque Éracle et tous les autres l'entendirent. Ils crièrent : Aux Armes, en se disant que nos barons francs n'étaient pas morts, mais qu'ils avaient besoin d'aide.

[Les cristiens vont sorcorir les IIII barons] Et l'archevesque Eracle at les barons rengiés. L'Abigant les voit, si demandat où ilh vuelent aleir ; quant ons li dest, se fist ses gens armeir, et s'en vont vers les Danois. Et Turpin chevalchoit devant et portoit le baniere Charle ; et Charle l'aporchoit, se le dest à Doon : « Veischi le socour qui vient. »

[Les chrétiens vont secourir les quatre barons] L'archevêque Éracle rangea les barons. Abigant les vit et demanda où ils voulaient aller ; quand on le lui eut dit, il fit armer ses gens, et ils partirent pour attaquer les Danois. Turpin chevauchait à leur tête et portait la bannière de Charles. Charles l'aperçut et dit à Doon : « Voici les secours qui arrivent. »

[Mult terrible batalhe. Rollant ochist le roy danois] Quant Guydon, roy danois, voit les Franchois et les paiiens de Vaucleir enssi venant rengiés, si fait armeir ses gens et vient contre eaux : là se corurent sus. Là oit terrible batalhe, et ferut et ochis et abatus d'ambedois pars ; mains Rollant d'Angleir encontrat le roy Guydon, se le ferit par teile manere qu'ilh li copat le diestre bras ; et morit là meisme, si l'ont ses gens enporteis fours del estour et ont nagiet vers Malgarnie.

[Bataille extrêmement dure. Roland tua le roi danois] Quand Gui, le roi danois vit les Francs et les païens de Vauclère arriver rangés en bataille, il fit armer ses gens et marcha contre eux : ils foncèrent les uns sur les autres. Une terrible bataille se déroula alors et, dans les deux camps, on frappa, on tua et on terrassa. Ainsi Roland d'Angleir rencontra le roi Gui et le frappa si fort qu'il lui coupa le bras droit ; le roi mourut sur place. Ses gens l'emportèrent loin de la bataille et regagnèrent Malgarnie par bateau.

[XLm Danois sont ochis] Charle, Doon et Garin sont desquendus et sont entreis en la batalhe par teile vertut, que entres IIII font les Danois mervelheusement recolleir arrier. Que vos diroit-ons tant de [II, p. 509] parolles ? Les Danois sont desconfis, si en est mors XLm.

[Quarante mille Danois sont tués] Charles, Doon et Garin [et Robastre] descendirent et s'engagèrent dans la bataille avec une telle force qu'à eux quatre ils firent tellement reculer les Danois que c'en était merveille. Mais pourquoi vous en parler [II, p. 509] si longuement ? Les Danois furent vaincus, et il y eut quarante-mille morts.

Et Doon donnat al Abigant les clefs de castel, et li dest : « Sires, vos convens vos ay bien tenus. » Dest ly Abigant : « Vos dite veriteit, lassons chu enssi esteir, et en alons aux hosteis repoisier. » « Ors en alons, dest Doon. » Atant sont rentreis en Vaucleir, et nos barons Franchois rentrent en viel palais, où les prisonniers furent fiestoiiés. Et l'Abigant est en son palais, si at jureit Mahon que lendemain sieront tous les Franchois pendus ; puis apellat firement son cusin, et li dest qu'ilh presist IIm hommes, et les ordinast teilement que, se nuls des Franchois s'en issoit, que tantost ilh fust ochis. Et fut enssi fait.

Alors Doon donna à Abigant les clefs du château en lui disant : « Sire, j'ai bien respecté vos conditions. » Abigant répondit : « Vous dites vrai, laissons les choses en l'état, et allons nous reposer dans nos logis. » ‒ « Alors, partons » dit Doon. Ils rentrèrent à Vauclère, et nos barons francs regagnèrent le vieux palais, où on fit fête avec les prisonniers. Abigant se retrouva dans son palais et jura par Mahomet que, le lendemain, tous les Francs seraient pendus. Puis il appela avec fermeté son cousin pour lui dire de lever deux mille hommes et de les disposer de manière à ne laisser à aucun des Francs la possibilité de sortir du palais sans être aussitôt tué. Ce qui fut fait.


C. LA CONCLUSION

Myreur, II, p. 509b-512a - vers ans 755-757

VICTOIRE TOTALE DES FRANCS SUR LES SAXONS D'ABIGANT - RÔLE IMPORTANT DE LA REINE HÉLISSENT ET DE ROBASTRE - DOON SEIGNEUR DU DUCHÉ DE VAUCLÈRE, ÉPOUX DE Flandrinette ET PÈRE de douze fils

Résumé

La reine  Hélissent, passant par la maison d'Anquetin, propose aux Francs enfermés dans une salle du vieux palais, de sortir par le trou et de venir attaquer Abigant - Mais de son côté l'épouse d'Anquetin a révélé à Abigant les accords de la reine avec les Francs - Abigant, après avoir emprisonné sa femme, sa fille et Anquetin, va avec ses hommes attaquer les Francs du vieux palais - Mais ceux-ci les ont vus venir et, grâce notamment à Robastre et à Roland d'Angleir, déjouent la manoeuvre - On assiste ensuite à une série de durs combats

Hélissent, grâce à Anquetin, parvient à s'échapper et à communiquer avec les Francs, qui délivrent les prisonniers -  Hélissent remet aux Francs le trésor du roi et son château

Les Francs, aidés cette fois par les renforts venus de Mayence, s'emparent à force de combats du château de Vauclère, tandis que Roland défait Abigant dans un combat singulier - Dans sa fuite, Abigant rencontre Robastre qui le tue - Charles récompense Robastre en lui donnant le comté du Poitou

Doon resta à Vauclère, seigneur d'un duché dépendant du roi Charles - Il vécut heureux à Vauclère, qu'il agrandit en conquérant des terres soumises à Mahomet

 

La reine Hélissent, passant par la maison d'Anquetin, propose aux Francs enfermés dans une salle du vieux palais, de sortir par le trou et de venir attaquer Abigant - Mais de son côté l'épouse d'Anquetin a révélé à Abigant les accords de la reine avec les Francs - Abigant, après avoir emprisonné sa femme, sa fille et Anquetin, va avec ses hommes attaquer les Francs du vieux palais - Mais ceux-ci les ont vus venir et, grâce notamment à Robastre et à Roland d'Angleir, déjouent la manoeuvre - On assiste ensuite à une série de durs combats

[II, p. 509b] [La royne vint parleir au Franchois] Si furent les Franchois en leur saule enfermeis, dont Helissent at asseis ploreit. Si est venue en la maison Anquetin, et alat parleir à trau à nos barons, et leur dest le faite. Helissent muchat en trau de mure, si alat aux barons et leur dest : « Saiggnours, ly roy at jureit que vos sereis tous pendus demain, et at mis IIm hommes entour vostre palais, por gardeir que vos ne li escappeis. Or vos diray que vos fereis : parmy le trau vos passereis, et venreis en nostre palais, où vos trovereis le roy Abigant desgarni, si en fereis vostre profit. » Et dest Robastre : « Taiseis, damme, car l'Abigant et ses paiens passeront tous parmy ma cognie. »

 [II, p. 509b] [La reine vint parler aux Francs] Les Francs furent donc enfermés dans leur salle, ce que déplora beaucoup Hélissent. Elle se rendit dans la maison d'Anquetin et, par le trou, alla parler à nos barons et leur dire ce qui se passait. Elle s'avança dans le trou du mur, et leur dit : « Seigneurs, le roi a juré que demain vous serez tous pendus, et il a installé deux mille hommes autour de votre palais, pour vous empêcher de lui échapper. Maintenant, je vais vous dire ce que vous devez faire : vous passerez par le trou et vous viendrez dans notre palais où vous trouverez le roi Abigant sans défense et pourrez profiter de la situation. » Et Robastre dit : « Cessez de parler, Madame, car Abigant et ses païens passeront tous par ma cognée. »

[La male femme racusat les cristiens] Puis avient que celle nuit la femme Anquetin, par mesqueanche, ochist I petit chien que Anquetin mult amoit ; si en fut corochiet, et donnat sa femme une buffe. Et celle, qui fut une male femme, s'en alat al matine à l'Abigant, et li dest qu'ilh estoit trahis, car la royne avoit faite traweir le mure par son marit par où elle alloit parleir aux cristiens ; et tout chu qu'ilh avoient bresseit racusat tout, et comment Flandrinet avoit pris baptemme, et esposeit Doon, et dormit awec li, et comment la royne fut là herseur et racusat tous les secreis aux Franchois.

[La méchante femme dénonça les chrétiens] Il arriva que cette nuit-là la femme d'Anquetin, par méchanceté, tua un petit chien que son mari aimait beaucoup ; il en fut irrité et la gifla. Celle-ci, qui était une méchante femme, alla le matin dire à Abigant qu'on le trahissait, et que la reine avait chargé Anquetin de faire un trou dans le mur, par où elle allait parler aux chrétiens. Elle révéla au roi tout ce qui avait été combiné, comment Flandrinette avait été baptisée et avait épousé Doon, puis dormi avec lui, et comment la reine, la veille au soir, était allée révéler aux Francs tout ce qui avait été projeté en secret.

[L’Abigant mist en prison sa femme, sa filhe et Anquetin] Quant l'Abigant l'oiit, si oit paour, si prist XXX hommes et s'en vat en la maison Anquetin, et par le trau en la saule muchat, et prist Anquetin et puis soy retournat, sa femme et sa filhe en leur chambre trovat, se les at mis tous trois en une thour. Apres mandat tous ses hommes et leurs comptat la trahison, et puis s'avisat que, par le trau, yrat awec tout ses gens prendre les barons en dormant. Mains ilh avient que Charle estoit à la fenestre, se regardoit la citeit, si veit les Sarasins venir tos armeis vers [II, p. 510] l’osteit Anquetin ; si appellat ses barons et dest : « Saingnours, nos estons ensereis chi ens, et ay veyut les paiiens entreir en le maison Anquetin. »

[Abigant mit sa femme, sa fille et Anquetin en prison] Quand Abigant entendit cela, il eut peur et, accompagné de trente hommes, se rendit dans la maison d'Anquetin, entra dans la salle par le trou et saisit Anquetin. Puis il revint sur ses pas, alla chercher dans leur chambre sa femme et sa fille et les enferma tous les trois dans une tour. Après, il convoqua ses hommes, leur fit part de la trahison, puis décida qu'il passerait par le trou avec ses gens pour capturer les barons pendant leur sommeil. Mais justement Charles était à la fenêtre et regardait la cité ; il vit les Sarrasins tout armés arrivant à [II, p. 510] la demeure d'Anquetin. Il appela ses barons et leur dit : « Seigneurs, nous sommes enfermés ici à l'intérieur du palais, et j'ai vu les païens entrer dans la maison d'Anquetin. »

[Les Franchois ont ochis IIIIm Sarasins] A chi mot sont venus III prinches parmi le trau, qui vinent à nos barons Franchois et dient, s'ilh se welhent mettre en la subjection del roy, qu'ilh les lairat venir en acort à li. Nos barons dient qu'ilh le penderont anchois. Et cheaux s'en vont, si ont enssi respondut à l'Abigant. Et ilh jurat Mahon qu'ilh les penderat eaux-meismes. Adont criat : A l’assault, et nos barons se sont bien defendus, car ilh jettent gros calheweais, si ochient à fuison de ches Sarasins, qui reclamoient Mahon : ilh ont bien ochis IIIIm hommes, et ilh ont à traire ochis XIIII Franchois de nos barons.

[Les Francs ont tué quatre mille Sarrasins] Sur ce, trois princes [saxons] passèrent par le trou, s'adressèrent aux barons francs et leur dirent que s'ils voulaient se soumettre, le roi les laisserait venir s'accorder avec lui. Nos barons dirent qu'ils le pendraient avant cela. Les princes allèrent transmettre cette réponse à Abigant, qui jura, par Mahomet, de les pendre lui-même. Alors il cria : À l'assaut. Nos barons se défendirent bien, en jetant de gros cailloux et en tuant à foison de ces Sarrasins, qui invoquaient Mahomet : ils en tuèrent au moins quatre mille et eurent à déplorer la mort de quatorze barons francs.

[Robastre at ochis IIc Sarasins] Quant Robastre voit chu, si desquendit et vient à la porte, et l'ovrit ; et les paiens vinrent avant, qui quident ens entreir. Robastre vat sa cognie leveir et fiert sour les paiens, et les abat à terre plus menut que chu soit esclaide ; cascon le fuyt. Et li Abigant voit chu, se dest à ses hommes qu'ilh le prendent ou ilh les ferat tous morir. Atant assalhent Robastre et ilh soy deffent, et at bien ochis IIc Sarasins ; mains al derain le covient reculeir et rentreir en la porte, si sont awec luy rentreis plus de cent.

[Robastre tua deux cents Sarrasins] Quand Robastre vit cela, il descendit, se dirigea vers la porte, et l'ouvrit ; les païens s'avancèrent, voulant  pénétrer à l'intérieur. Mais Robastre souleva alors sa cognée, les frappa et les terrassa, les taillant plus menus que des grelons ; tous le fuirent. Voyant cela, Abigant dit à ses hommes de s'emparer de Robastre, qui risque de les tuer tous. Ils attaquent alors Robastre, qui se défend, tuant au moins deux cents Sarrasins. Finalement il est contraint de reculer et de repasser la porte, mais plus de cent Sarrasins rentrent avec lui.

[Rollant at ochis cent Sarasins] Et Rollant d'Angleir estoit sus la porte qui lassat alleir la coliche porte, si furent les cent Sarasins tous ochis par Rollant ; et acorurent aussi al estour Robastre, Doon, Turpin et les altres Franchois ; enssi lasserent l'estour et l'assalt.

[Roland tua cent Sarrasins] Roland d'Angleir, près de la porte, en laissa retomber la coulisse. Il tua la centaine de Sarrasins. Robastre, Doon, Turpin et les autres Francs accoururent aussi pour se battre. Ainsi mirent-ils fin au combat et à l'assaut.

Hélissent grâce à Anquetin, parvient à s'échapper et à communiquer avec les Francs, qui délivrent les prisonniers - Hélissent remet aux Francs le trésor du roi et son château

Si en oit l'Abigant grant duelhe et maneche sa femme et sa filhe et Anquetin qui tout chu ont bresseit. Et la royne estoit en palais en prison, si at esralhiet (pour esrachiet, Bo) une planche de planchier, si at veyut Anquetin l'aval, si l'at huchiet : « Amis monte cha sus, si moy aideras à brisier la sere de la sale. » Et chis montat et ostat la sere de son coutel, si vient en la grant sale, se n'y trovat personne fours que le portier.

Abigant, très affecté, menaça sa femme, sa fille et Anquetin qui avaient machiné tout cela. La reine, qui était emprisonnée dans le palais, arracha une planche du plancher, vit en bas Anquetin et l'appela : « Ami, monte ; tu m'aideras à briser la serrure de la salle. » Anquetin monta, enleva la serrure avec son couteau,  arriva dans la grande salle et n'y trouva personne, sauf le portier.

[Anquetin escapat de prison et ochist le portier, et gardat la royne et sa filhe] Puis retournat à la damme et s'armat, si est aleis cloire la porte par où l'Abigant et les altres devoient ens entreir, et le fermat et butat les clefs en son sain ; ly portier l'oiit, si vient avant, et quant ilh voit Anquetin se le corit sus ; mains Anquetin l'ochist, puis jettat son corps fours aux creteais. Si voit les barons franchois qui soy estoient bien defendus, et estoient encors là ; si at escript une lettre qu'ilh trahit à eaux à [II, p. 511] une saiet dedens l'escut del evesque Eracle, qui tantost l'at pris et luit. Si apellat nos barons et les dest tout chu qu'ilh avoit en la lettre, assavoir que Flandrinete mandoit salut à Doon, et li prioit qu'ilh rompist le mure entre les dois palais, se le troverat dedens.

[Anquetin s'échappa de prison, tua le portier, et veilla sur la reine et sa fille] Anquetin retourna alors près de la dame et s'arma. Il se dirigea vers la porte par où Abigant et les autres devaient entrer et la ferma, puis il plaça les clefs sur son sein. Le portier l'entendit, s'avança vers lui, et quand il le vit, l'attaqua ; mais Anquetin le tua et jeta son corps par-dessus les créneaux. Il aperçut les barons francs qui s'étaient bien défendus et étaient encore là ; alors il écrivit une lettre [II, p. 511], l'attacha à une flèche qu'il envoya sur l'écu de l'évêque Éracle. Celui-ci aussitôt prit la lettre et la lut. Il appela alors nos barons et leur communiqua le contenu de la lettre, à savoir que Flandrinette envoyait son salut à Doon, qu'elle le priait de percer le mur entre les deux palais et qu'il la trouverait à l'intérieur.

[Les Franchois ont traveit le mure, si ont la royne et Flandrinet delivreit de prison] Adont ont tant tous depiqueis le mure, qu'ilh y fisent I gran trau : Turpin y vient promirs, et les altres apres.

[Les Francs percèrent le mur, et délivrèrent la reine et Flandrinette] Alors tous frappèrent le mur à coups de piques et y percèrent un grand trou : Turpin passa le premier, et les autres le suivirent.

[La royne donnat tot le tresoir del roy Abigant à Doon] Et les dammes et Anquetin vinrent à eaux, et la damme donnat les clefs del tresour le roy à Doon, et li dest : « Beais fis, je toy donne la terre et le tresoir awec, si moy delivre del roy qui moy roubat et m'at tenue en mue deis puis sens avoir messe. » Doon rechut le don à bon greit, et nos barons ont regardeit que li palais estoit sour une roche seant mult fort et bien garnis ; si avoit aighe corant altour, et desus le palais avoit une volte de plonc qui estoit diherlée et estoit toute plaine d'aighe où ilh se nourissoient des bons pessons, et estoit la maison garnie de vin, de bleis, de chare et de toutes necessiteit por VlI ans ; si ont meneit grant joie entre eaux.

[La reine donna à Doon tout le trésor du roi Abigant] Alors les dames et Anquetin vinrent vers eux, et la dame donna à Doon les clefs du trésor du roi et lui dit : « Beau fils, je te donne cette terre et son trésor, si tu me délivres du roi qui m'a enlevée et m'a tenue depuis lors en prison, privée de messe. » Doon accepta très volontiers ce présent. Nos barons remarquèrent que le palais se trouvait sur un rocher, très fortifié et bien pourvu en ressources ; il y avait de l'eau coulant tout autour et, en haut du palais, une citerne de plomb entourée de terre glaise, pleine d'eau, où étaient nourris de bons poissons. De plus, la demeure avait des réserves de vin, de blé et de tout le nécessaire pour sept années. Ils s'en réjouirent beaucoup.

Les Francs, aidés cette fois par les renforts venus de Mayence, s'emparent à force de combats du château de Vauclère, tandis que Roland défait Abigant dans un combat singulier - Dans sa fuite Abigant rencontre Robastre qui le tue - Charles récompense Robastre en lui donnant le comté du Poitou

[L’an VIIc et LVI - Les oust franchois assegarent Vaucleir - Les Franchois ont gangniet Vaucleir] Puis ont envoiet l'evesque Eracle à Maienche por faire venir les oust ; et vinrent à Vaucleir l'an VIIc et LVI en mois de jule, et assegarent Vaucleir, et fisent les mures par piques quasseir à terre VI verges à une fois, dont l'Abigant fut pres forsenneis.

[An 756, les armées des Francs assiégèrent Vauclère - Les Francs s'en emparèrent] Ensuite ils envoyèrent l'évêque Éracle à Mayence, pour faire venir les armées ; elles arrivèrent en juillet 756 et assiégèrent Vauclère ; à l'aide de piques, elles démolirent en une fois les murs sur une longueur de six verges, ce qui rendit Abigant presque fou furieux.

Et les Franchois sont entreis en la vilhe tous rengiés, et les Sarasins sont venus contre eaux, si se sont sus corus ; et les barons Franchois, qui estoient en palais, sont desquendus. Et quant Robastre vint à la porte, si est lanchiés entre les Sarasins eaux ochiant à tasse, et nos aultres barons oussi ochiant fortement : là oit fort estours, mains ly plus fort fut entre Rollant d'Angleir et le roy Abigant, corps à corps, hors de la batalhe, qui durat asseis longement ; et por l'absenche del Abigant furent les paiens desconfis et mors. Et Robastre encachat les Sarasins, qui fuyoient fours de la citeit : si revenoit si lasseis qu'ilh herchoit sa cognie apres ly.

Les Francs entrèrent dans la ville, tous rangés en bon ordre. Les Sarrasins vinrent à leur rencontre et ils foncèrent les uns sur les autres. Les barons francs, qui étaient dans le palais, descendirent. Et quand Robastre sortit, il se lança parmi les Sarrasins, les tuant en masse. Nos autres barons aussi tuaient à qui mieux mieux. Là on se battit avec acharnement, et le combat le plus violent opposa Roland d'Angleir au roi Abigant : ils luttèrent corps-à-corps, en dehors du champ de bataille, et cela dura fort longtemps. En l'absence d'Abigant, les païens furent vaincus et moururent. Robastre pourchassa les Sarrasins qui fuyaient hors de la cité ; il en revint si fatigué qu'il traînait sa cognée derrière lui.

Et l'Abigant qui soy combatoit à Rollant, ne pot plus, si soy met al fuyr. Et Rollant en rallat à palais, si racomptat aux barons le fait, si en orent grant joie. Et l'Abigant s'en vat fuiant de rue à rue, et vient vers une porte por fuir [II, p. 512] fours de la citeit. Là li avient grant contraire, car ilh encontrat Robastre qui enherchoit sa cognie ; et quant ilh voit l'Abigant, vers li s'en vat ; et l'Abigant soy wot muchier en une maison, mains Robastre l'escrie : « Avant, sires, ilh vos convient le hardi contrefaire. Se vos voleis croire en Dieu, qui est vraie secretaire, por l'amour de vostre filhe Flandrinete je vos laray vivre. » Et ilh respondit que luy ne son Dieu ne voloient I denier.

Abigant, n'en pouvant plus de se battre contre Roland, se mit à fuir. Roland retourna au palais, raconta la chose aux barons, qui en éprouvèrent une grande joie. Abigant s'en alla, fuyant de rue en rue et se dirigeant vers une porte pour quitter [II, p. 512] la cité. Là il subit une grande contrariété, car il rencontra Robastre traînant sa cognée. Dès qu'il vit Abigant, Robastre se dirigea vers lui ; Abigant voulut entrer dans une maison, mais Robastre lui cria : « Avant cela, sire, il convient de vous montrer brave. Si vous voulez croire en Dieu, le vrai dieu digne de confiance, je vous laisserai vivre par égard pour votre fille Flandrinette. » Il répondit que ni lui, ni son Dieu ne valaient un denier.

[Ly roy de Vaucleir fut ochis par les Franchois et li peuple desconfis] Atant le ferit Robastre de sa cognie, si l'ochist, et puis li coupat le chief et l'emportat awec li, et s'en vat le grant pas, car le grant fain qu'ilh avoit le cachoit.

[Le roi de Vauclère fut tué par les Francs et son peuple fut vaincu] Alors Robastre le frappa avec sa cognée, le tua et lui coupa la tête qu'il emporta avec lui ; puis il s'en alla à vive allure, car il était poussé par une grande faim.

[Charle donnat à Robastre le conteit de Poitou por sa proieche] A la court vient Robastre, où ilh at troveit tous les barons franchois, si les at salweit ; et la tieste l'Abigant at presenteit à Doon, qui l'en soit bon greit. Là li ont faite tous grant fieste, et ont chanteit et danseit ; là fut-ilh mult prisiet de roy Charle, et li donnat por sa proieche la conteit de Poitou, où ilh demoroit des males gens ; mains ilh les fist bien bons.

[Charles donna à Robastre le comté du Poitou pour sa prouesse] Robastre arriva à la cour, où il trouva tous les barons francs et les salua ; il présenta la tête d'Abigant à Doon, qui lui en sut gré. Et là ils firent tous une grande fête, chantèrent et dansèrent ; Robastre fut très apprécié par le roi Charles qui, pour sa prouesse, lui donna le comté du Poitou, où vivaient de mauvaises personnes, de qui cependant Robastre fit de braves gens.

Doon resta à Vauclère, dont il fit un duché, dépendant du roi Charles - Il vécut heureux à Vauclère, qu'il agrandit en conquérant des terres soumises à Mahomet - Flandrinette lui donna douze fils

[Doon fut sangnour de Vaucleir et le relevat de roy Charle] Là fiesent grant fiestes et grant joie, I mois en repoisant. Et si dient alcunnes histors que ly roy Charle mandat la royne Gloriande et Garin Mabilhete, et puet bien est veriteit, mains je ne le say. Apres le mois s'en alat Charle et les altres barons, par tout le royalme de Vaucleir, conquere le palis et faire baptisier le peuple. Et quant ilhs orent tout chu faite, et Doon oit releveit de roy Charle la terre, si soy partirent, et ralat cascon en son lieu sour l'an VIIc LVII, en mois de may.

[Doon fut seigneur de Vauclère et détint son fief du roi Charles] Alors on célébra dans la joie de grandes fêtes et on se reposa durant un mois. Selon certains récits, le roi Charles fit venir la reine Gloriande et Garin fit  venir Mabilette ; c'est peut-être vrai, mais je ne le sais pas. Après le mois de repos, Charles et les autres barons traversèrent tout le royaume de Vauclère, faisant la conquête du pays et baptisant la population. Et après cela, quand Doon eut obtenu de Charles la terre de Vauclère, tous se séparèrent et chacun rentra dans son pays, en l'an 757, en mai.

[L’an VIIc et LVII - Doon fit de Vaucleir une ducheit] Et Doon demorat à Vaucleir, si en fist une duchiet, et conquist trois journeez de palis à Sarasins qui estoit entre Vaucleir et Maienche li restorée ; si tenoit grant terre. Et demorat là Doon et Helissent et Flandrinete, et toudis conqueroit entour luy sour la loy Mahon.

[An 757 - Doon fit de Vauclère un duché] Doon resta à Vauclère, dont il fit un duché. Il conquit sur les Sarrasins, sur une distance de trois journées, la terre sise entre Vauclère et Mayence-la-Restaurée. Doon possédait un grand domaine, où il vécut très heureux avec Hélissent et Flandrinette, et il conquit toujours autour de lui des terres soumises à la loi de Mahomet.

[Flandrinete oit XII fis dedens IX ans] Et, dedens IX ans, oit XII beais fis de sa femme Flandrinete, et fondat mult de belles englieses en son palis ; et alloit sovent à Paris, et par especial quant ly roy le mandoit.

[Flandrinette eut douze fils en neuf ans] En l'espace de neuf ans, Doon eut de sa femme Flandrinette douze beaux garçons. Il fonda beaucoup de belles églises dans son pays et il allait souvent à Paris, spécialement quand le roi le convoquait.


[Texte précédent II, p. 494b-498a]   [Texte suivant II, p. 512b-520a]