Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 489b-494a -  ans 752-754

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

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LE COURONNEMENT DE CHARLEMAGNE ET SES CONSEILLERS - SA CONFRONTATION AVEC DOON À PROPOS DE  VAUCLÈRE ET DE FLANDRINETTE

Ans 752-754 - Myreur, II, p. 489b-494a


Ce fichier a été divisé en deux parties :

* La première traite du couronnement de Charlemagne et de ses conseillers (Myreur, II, p. 489b-491a - ans 752-753)

* La seconde de la confrontation entre Charlemagne et Doon à propos de Vauclère et de Flandrinette (Myreur, II, p. 491b-494a - an 754)


Première partie

Le couronnement de Charlemagne comme roi - Ses conseillers

Myreur, II, p. 489b-491a - ans 752-753

 

Résumé

 

Sur le point de mourir, Pépin recommande à Charles de faire confiance à Doon de Mayence - Pépin une fois mort, Charles est couronné comme 25e roi de Francie, charge qu'il assurera plusieurs dizaines d'années selon les sources (33, 42, 44 ans)

Griffon Martel, son oncle, le met en garde contre un traître, Griffon de Hautefeuille, qui voudrait entrer dans son conseil ; il lui recommande de faire confiance à d'autres, en particulier à Doon de Mayence et à Garin de Monglane - Le roi couronné, Doon et Garin restèrent comme conseillers près du roi Charles

Mais Charles se laisse séduire par Griffon de Hautefeuille, ce qui lui attire le blâme de Doon et de Garin qui se séparent de lui

 

Sur le point de mourir, Pépin recommande à Charles de faire confiance à Doon de Mayence - Pépin une fois mort, Charles est couronné comme 25e roi de Francie, charge qu'il assurera plusieurs dizaines d'années selon les sources (33, 42, 44 ans)

[II, p. 489b] [Comment Pipin recommendat Doon à Charle] Quant Pipin alat morir, ilh apellat Charle son fis et ly dest en priant qu’ilh awist fianche en Doon de Maienche et en son linage, car ilh estoit proidhons et loial, « et s'ilh ne fust, je ne fusse jamais escappeis de la prison de Saxongne, et tu n'eusse nient esteit roy tout la vie. » Charles respondist : « Beais pere et sires, vos dit veriteit, j'en suy certain, et certes je suis tous sien en tous cas, et feray vostre volenteit entirement. » Enssi morut Pipin.

[II, p. 489b] [Pépin recommanda Doon à Charles] Sur le point de mourir, Pépin appela son fils Charles et le pria de faire confiance à Doon de Mayence et à son lignage, car Doon était un homme sage et loyal, et, lui dit-il, « s'il n'avait pas été là, jamais je ne serais sorti de la prison en Saxe, et, de toute ta vie, tu n'aurais jamais été roi. » Charles lui répondit : « Beau père et seigneur, vous dites vrai, j'en suis certain. Je lui suis certes totalement acquis en toutes circonstances, et je ferai entièrement votre volonté. » Ainsi mourut Pépin.

[Charle coroneis roy de Franche le XXVe] Et Charle fut coroneis à roy de Franche, tantost apres le dechesse de son peire, liqueis regnat com roy de Franche XLII ans. Et Vincent dist XXXII ans et Giles, qui fut moyne d'Orvauz, dist XLIIII ans et VI mois. Chu fut li plus valhant prinche du monde, et ly plus valhans roy qui oit oncques esteit en Franche, devant luy ne apres, et si oit la plus noble chevalerie à son temps qui oncques fust en monde à I temps. Si oit des belles vertus asseis, et si oit plus de paynes et de travalhes que les altres roys devant luy ; et conquist plus à son temps de terre sour les Sarasins [II, p. 490] que nuls altres roys, voire par ly et ses chevaliers, et oussi ilh regnat plus que nuls aultre. Et oit pluseurs femmes, dont je vos en ay nommeit III, et les altres je vos les nommeray quant ilh sera temps ; et si oit mult de fis et de filhes, sicom vos oreis.

[Charles fut couronné 25e roi de Francie] Charles fut couronné roi de Francie, tout de suite après le décès de son père, et il régna comme roi de Francie durant quarante-deux ans, mais, selon Vincent [de Beauvais], durant trente-trois ans, et selon Gilles, qui fut moine d'Orval, durant quarante-quatre ans et six mois. Charles fut le prince le plus vaillant au monde et le roi le plus valeureux que connut la Francie, avant comme après lui. À son époque, sa chevalerie fut la plus noble au monde. Doté de qualités belles et nombreuses, il connut aussi plus de difficultés et d'épreuves que les rois qui le précédèrent. En vérité, sous son règne, lui et ses chevaliers, conquirent sur les Sarrasins plus de terres [II, p. 490] qu'aucun autre roi. Il régna plus longtemps que nul autre. Il eut plusieurs femmes, je vous en ai cité trois (II, p. 485), et les autres, je les nommerai quand le temps sera venu. Il eut beaucoup de fils et de filles, comme vous l'entendrez (II, p. 529).

Griffon Martel, son oncle, met Charles en garde contre un traître, Griffon de Hautefeuille, qui voudrait entrer dans son conseil et il lui recommande de faire confiance à d'autres, en particulier à Doon de Mayence et à Garin de Monglane, lesquels, une fois le roi couronné, restèrent près de lui comme conseillers

[II, p. 490] [Comment Griffon priat à Charle qu’ilh ne prende nuls trahitre de son conselhe] Griffon MarteI, son oncle, li dest : « Sire cusins, enssi com je puy aporchivoir, Griffon d'Altrefuelhe si est ou wet estre de vostre conselhe : c'este mon filhou et mon cusin, et ly vostre depart Alpaiis, mon ayne ; mains encordont ilh est trahitre et de mal volenteit, et conselhat tout le mal entres les dois bastars, vos freres, et vos. Et maintenant, silh est de vostre conselhe, ilh vos aprenderat des teiles manieres dont vos n'en poreis issir ; et ne vos serat mie honorable, car les prinches trop convoiteux sont pervelheux : si vos gardeis que vos ne les creeis, car ma foid je vos ochiroy à mes mains. Veis-chi Doon et Garin, et les altres nobles prinches loyals et esproveis, qui bien vos serverunt del donneir loial conselhe, et je les donray asseis de terres et de paiis et les aideray conquere. » Et les dois prinches dient qu'ilh demoront volentier et li conselheront son honneur toudis, tant et si longement que croire les voirat.

[II, p. 490] [Griffon pria Charles de ne prendre aucun traître dans son conseil] Griffon Martel, son oncle, lui dit : « Sire mon cousin, ainsi que je puis le voir, Griffon de Hautefeuille est ou veut faire partie de votre conseil. Il est mon filleul et mon cousin, et le vôtre aussi par ma tante Alpaïde ; mais c'est un traître et ses intentions sont mauvaises ; c'est lui qui a conseillé tout le mal survenu entre vos deux frères bâtards et vous. S'il est de votre conseil, il vous apprendra des méthodes dont vous ne pourrez vous défaire et qui vous déshonoreront. Les princes trop avides sont dangereux ; aussi gardez-vous de les croire, sinon, foi de moi, je vous tuerai de mes mains. Vous avez ici Doon et Garin, et les autres nobles princes, fidèles et reconnus, qui vous seront bien utiles pour vous conseiller loyalement. Je leur donnerai en suffisance des terres et des pays que je les aiderai à conquérir. » Les deux princes (Doon et Garin) dirent qu'ils resteraient fidèles à Charles, lui donnant toujours des conseils honorables, autant et aussi longtemps qu'il voudrait les croire.

[La coronation de Charle le Gran, roy de Franche] Grant fieste fut faite à Paris à la coronation de Charlemangne. Et puis s'en alat ly roy et Gloriande, sa premiere femme, et sa grant baronie à Rains, là ly roy et la royne furent enoins ; et puis revient à Paris. Enssi soy departit la court, et cascon s'en ralat en son paiis ; mains Doon et Garin, et cheauz qui estoient de conselhe le roy, demorarent deleis li en grant solas unc pau de temps.

[Le couronnement de Charles le Grand, roi des Francs] Une grande fête fut célébrée à Paris pour le couronnement de Charlemagne. Ensuite, le roi et sa première femme, Gloriande, ainsi que ses grands barons, se rendirent à Reims, où le roi et la reine reçurent l'onction. Après cela, Charles revint à Paris, la cour se sépara et chacun retourna dans son pays. Mais Doon et Garin, et ceux qui faisaient partie du conseil du roi, restèrent près de lui quelque temps, à sa grande satisfaction.

Mais Charles se laisse séduire par Griffon de Hautefeuille, ce qui lui attire le blâme de Doon et de Garin qui se séparent de lui

[II, p. 490] [L’an VIIc et LIII - Charle rechut à son conselhe le trahitre Griffon d’Altrefuelhe] Mains l'an VIIc et LIII, en mois de may, estoit Doon aleis à Maienche veioir ses gens. Si avient que Griffon d'Altrefuelhe s'en alat deleis Charle, et li presentat tant de riches joweals, qu'ilh fut si enyvreis de convoities que depuis ne ly fallit ; car ilh creit trop les trahitres, si en oit honte et damaige pluseurs fois à Rencheval et oussi altre part.

[II, p. 490] [An 753 - Charles reçut dans son conseil le traître Griffon de Hautefeuille] Mais en mai 753, alors que Doon était allé à Mayence voir ses gens, Griffon de Hautefeuille se rendit auprès de Charles et lui présenta tant de riches joyaux que Charles fut enivré par une convoitise qui ne le quitta plus. En effet, il fit trop confiance aux traîtres, ce qui lui causa honte et dommage plusieurs fois, à Roncevaux et aussi ailleurs.

[Charle se fist grant blame por les trahitres] Et à chesti fois soy fist-ilh blamme mult grant ; car se chis fust unc petis hons, diroit-ons et disoient les prinches entre eaux qu'ilh alloit del tout contre les convens qu'ilh avoit fait par seriment à Griffon, son oncle, et à Doon et Garin, car ilh fut dechus si fort des trahitres, qu'ilh les fist demoreir deleis li sicom ses priveis amis. Garin li blamat fortement. Et, quant Doon revient, [II, p. 491] se ly priat oussi humblement qu’il soy vosist abstenir de la compangnie Griffon d’Altrefuelhe et de ses enfans, car ilh ne le poroit souffrir ne porteir, et ne les amoit nyent. Et Charle respondit que ilhs ne ly conselhoient fours que tou bien, si ne les poroit lassier qu'ilh ne les creist, maiement portant qu'ilhs estoient de son sanc, car chu estoient bien pres ses parents.

[Charles s'attira beaucoup de blâme à cause des traîtres] Et cette fois, on le blâma très vivement. En effet, s'il avait été un homme sans importance, on aurait dit (et en fait les princes le disaient entre eux) qu'il allait complètement à l'encontre des accords conclus par serment avec son oncle Griffon, avec Doon et avec Garin ; il fut trompé par les traîtres au point de les faire demeurer près de lui, comme des amis proches. Garin l'en blâma fortement. Et quand Doon revint, [II, p. 491] lui aussi pria respectueusement Charles de bien vouloir se passer de la compagnie de Griffon de Hautefeuille et de ses enfants, car il ne pourrait ni le tolérer ni le supporter, et il ne les aimait pas. Mais Charles lui répondit que ses amis ne lui conseillaient que de bonnes choses et qu'il ne pourrait s'empêcher de les croire, d'autant plus aussi qu'ils étaient de son sang, car ils étaient bien ses proches parents.

[Garin soy coroche à roy Charle por les trahitres qu’ilh amoit] Adont dest Garin : « Sire, salve vostre grasce, oussi pres sont-ilh mes parens qu'ilh sont à vos ; mains ilh ne moy apartinent en VIIe degreit et vostre peire le roy Pipin et ma meire furent soreur et frere, et d'altre costeit Doon fut ly fis Guys roy de Navaire, li fis roy Gaufrois de Navaire, frere à l'emperere Tybier de Romme, dont ly emperere Lyon Sanson vostre ayon desquendit, cusiens remueis de germain ; ors regardeis lesqueiles vos puelent mies servir à honneur et à conselhe » A chu respondit ly roy Charle et dest : « llh est veriteit chu que vos dittes, et por chu ne weulhe-je pais que vos ne Doon moy lassiees, car toudis voray-je plus faire par vostre conselhe que par le leur. » Et Doon dest : « Mon saingnour, tant qu'en moy, je ne demoray mie de vostre conselhe tant qu'ilh y ait nuls des trahitres. Dieu vos donst bien et honneur. »

[Garin s'irrite contre le roi Charles, parce qu'il aimait les traîtres] Alors Garin lui dit : « Sire, sans vous offenser, ils sont mes proches parents autant que les vôtres ; mais ils ne me sont liés qu'au septième degré. Votre père le roi Pépin et ma mère étaient frère et soeur et, par ailleurs, Doon est le fils de Guy, le roi de Navarre, fils du roi Geoffroy de Navarre, frère de l'empereur Tibère de Rome, dont est issu l'empereur Léon Samson, votre aïeul, cousin issu de germain. Voyez maintenant quels sont ceux de vos proches qui peuvent le mieux vous honorer et vous conseiller. » À cela, Charles répondit en disant : « Ce que vous dites est vrai, c'est pourquoi je veux que ni vous, ni Doon, ne m'abandonniez, car j'agirai toujours en suivant vos conseils plutôt que les leurs. » Et Doon dit : « Mon Seigneur, moi, je ne resterai pas dans votre conseil aussi longtemps qu'un seul traître en fera partie. Que Dieu vous accorde bien et honneur. »

[Doon et Garin soy sont par coroche departis de roy por les trahitres] Atant sont departis Doon et Garin del roy, et s'en sont raleis envoie.

[Doon et Garin, de colère, se sont séparés du roi à cause des traîtres] Alors Doon et Garin se sont séparés du roi et s'en sont allés.

 


 

Seconde partie

La confrontation entre Charlemagne et Doon à propos de Vauclère et de Flandrinette (Myreur, II, p. 491b-494a - an 754)

 

Résumé

Doon, à la recherche d'une épouse de haute noblesse, songe à Flandrinette, la fille d'un Sarrasin, propriétaire d'une terre très riche, Vauclère - Il pense demander cette terre à Charles : s'il en fait la conquête, il obtiendra ainsi la terre et la fille - Pour appuyer sa demande, il compte sur ses relations, en particulier son gendre Roland d'Angleir

Mais avant même la demande de Doon concernant Vauclère,  Charles, vexé d'apprendre que Doon était passé par Paris sans le saluer, blesse violemment Roger, seigneur de Mons qui avait pris la défense de Doon en vantant ses titres et ses qualités. Doon, apprenant cela, se rend avec ses troupes auprès de Charles qu'il terrifie, lui rappelant la supériorité de son propre lignage, l'accusant de mensonge et menaçant de le tuer.

Un des assistants ramène le calme. Charles, sentant qu'il a offensé Doon, veut se réconcilier avec lui, en lui proposant de fixer la réparation de son choix - Doon demande que lui soit attribuée la terre de Vauclère, dirigée par le roi Sarrasin Abigant, dont il souhaite épouser la fille - Sur le conseil du traître Griffon de Hautefeuille, Charles refuse

 

Doon, à la recherche d'une épouse de haute noblesse, songe à Flandrinette, la fille d'un Sarrasin, propriétaire d'une terre très riche, Vauclère - Il pense demander la terre à Charles : s'il en fait la conquête, il obtiendra ainsi la terre et la fille - Pour appuyer sa demande, il compte sur ses relations, en particulier son gendre Roland d'Angleir

[II, p. 491b] [Doon quire apres I femme por li qui soit de grant linaige] Item, l'an VIIc et LIIII commenchat Doon à querir et demandeir apres I femme qui fust de grant linage, sicom ilh afferoit à li. Tant enquist et demandat qu'ilh estoit unc jour à Tulenchie, une vilhe en la conteit d'Angleir, aleis veioir Rollant, qui avoit sa filhe à femme ; si vient là unc Lombars chevalier qui avoit à nom Gautier Benche, qui at dit à Doon qu'ilh avoit I roy à Vaucleir qui estoit Sarasins, liqueis avoit une filhe qui estoit nommée Flandrinete, qui estoit de la filhe le conte de Flandre qui li roy Abigant avoit faite robeir, laqueile filhe estoit mult belle et de peire et de meire, et estoit la plus belle damoisel qui fust en monde ; et avoit chis roy la plus belle terre, craise et fructueuse et plantiveuse, qui fust en monde par tout Austrie ; se Doon aloit demandeir la terre al roy Charle et le conquesist, il auroit la terre et la filhe.

[II, p. 491b] [Doon recherche pour lui une femme qui soit de grand lignage] En l'an 754, Doon se mit à la recherche d'une femme qui soit de grand lignage, convenant à son rang. Il chercha beaucoup et, un jour qu'il se trouvait à Tulenchie, une ville du comté d'Angleir, en visite chez Roland, l'époux de sa fille, il rencontra un chevalier lombard nommé Gautier Benche, qui lui dit qu'à Vauclère un roi sarrasin avait une fille appelée Flandrinette. Elle avait pour mère la fille du comte de Flandre, que le roi Abigant avait fait enlever. Elle était de grande noblesse par son père et par sa mère, et c'était la plus belle demoiselle qui existât au monde. Son père, le roi, possédait la terre la plus belle du monde, la plus grasse et la plus fertile de toute l'Austrasie. Si Doon allait demander cette terre au roi Charles et s'il en faisait la conquête, il obtiendrait ainsi et la terre et la fille.

Vauclère : Première mention dans le Myreur du royaume sarrasin (saxon) d'Abigant, situé du côté de la Frise et du Danemark. Il est déjà très présent dans la Geste de Doon du XIIIe siècle.

[Doon demandat à Charle Vaucleir] Atant dest Doon, en jurant grant seriment, qu’ilh s'en yrat à Paris à roy Charle, qui roy estoit d'Allemangne com [II, p. 492] de Franche, et li demanderoit la terre. Et s'apparelhat, si s'en alat à Paris. Quant ilh vient là, si dest à Rollant d'Angleir, son genre, qu'ilh amenast awec li tous les hauls barons qu'ilh poroit avoir, et ilh escriroit lettres à ses amis, car plus y aroit de gens, mies vauroit. Atant en alerent à Soison de Paris.

[Doon demanda Vauclère à Charles] Alors Doon jura solennellement et déclara qu'il irait à Paris chez Charles, roi d'Allemagne et [II, p. 492] de Francie, pour lui demander la terre de Vauclère. Il s'équipa et s'en alla à Paris. Une fois arrivé, il dit à son gendre, Roland d'Angleir, d'amener tous les hauts barons qu'il pourrait ; il écrirait aussi des lettres à ses amis, car plus nombreux ils seraient, mieux cela vaudrait. Ils quitèrent ensuite Paris pour Soissons.

Mais avant même la demande de Doon concernant Vauclère, Charles, vexé d'apprendre que Doon était passé par Paris sans le saluer, blesse violemment Roger, seigneur de Mons qui avait pris la défense de Doon en vantant ses titres et ses qualités. Doon, apprenant cela, se rend avec ses troupes auprès de Charles qu'il terrifie, lui rappelant la supériorité de son propre lignage, l'accusant de mensonge et menaçant de le tuer

[II, p. 492] [Charle ferit Rogier por Doon] Et ons le dest al roy Charle que Doon de Maienche estoit passeit parmy Paris à grant compangnie, plains de felonie. De chu soy corochat Charle qu'ilh passoit enssi parmy Paris sens parleir à luy, et dest qu'ilh estoit trop orgulheux, mains ilh ne valoit mie del faire teile orgulhe. Là fut Rogier, li sires de Mons en Henau, qui respondit que Doon estoit proidhons et extrais de roys et d'emperreur, et estoit li miedre del espée de monde, et vray droturieres et loial justichier, sens croire les losengieres. Et Charle, quant ilh entendit Rogier, si fut teilement corochiet, qu'il ferit Rogier si fort qu'ilh le fist le sanc lanchier à terre.

[II, p. 492] [Charles frappa Rogier à cause de Doon] On rapporta alors au roi Charles que Doon de Mayence était passé par Paris en grande compagnie, en manquant clairement à ses devoirs de vassal. Charles, irrité de ce que Doon passait ainsi par Paris sans venir le saluer, dit qu'il était trop orgueilleux, mais qu'il n'avait pas de raison de manifester autant d'orgueil. Roger, le seigneur de Mons en Hainaut, qui se trouvait là, répondit que Doon était un homme sage, issu de rois et d'un empereur, qu'il était la meilleure épée du monde, un justicier véritablement respectueux du droit, loyal, insensible aux flatteries. En entendant cela, Charles se fâcha contre Roger au point qu'il le frappa et fit couler son sang par terre.

Et chis s'en vat apres Doon, si le raconsuit en chemien, se li dest le faite et ly monstrat la plaie. Doon l'entendit, si fut yreis et jurat Dieu que Charle avoit tort ; si fait retourneir ses gens, dont il en estoit VIIIxx, et Rollant en oit la chire yrée. Atant vinrent à Paris, si misent leurs chevals ens estables, et puis montèrent à palais où ilhs troverent le roy.

Roger courut après Doon, le rattrapa en chemin, lui raconta ce qui s'était passé et lui montra sa plaie. En entendant cela, Doon se fâcha et jura devant Dieu que Charles avait tort. Il fit faire demi-tour à ses gens, qui étaient cent-soixante ; Roland, lui, portait la colère sur son visage. Arrivés à Paris, ils mirent leurs chevaux aux étables, puis montèrent au palais où ils trouvèrent le roi.

[Les armes Doon] Ly roy voit Doon, si le recognut tantost à son escut qui estoit d'or à une noire crois dentée, et aux IIII angleez IIII crois d'azure, dont les piés estoient de geules ; et en la potrine fut une roise d'argent à verdes fuelhes de synable. Enssi s'en vat devant le roy. Charle le voit, si perdit manere, car Doon fut li plus redobteis chevalier qui fust en cristiniteit ; et les trahitres furent mult espaenteis.

[Les armes de Doon] Le roi vit Doon et le reconnut aussitôt à son écu qui était d'or portant une croix noire dentée et, aux quatre angles, quatre croix d'azur, dont les pieds étaient de gueules ; et sur la poitrine il y avait une rose d'argent avec des feuilles vertes. Doon se présenta ainsi devant le roi. Quand Charles le vit, il perdit contenance, car Doon était le chevalier le plus redoutable de toute la chrétienté. Les traîtres, eux, eurent très peur.

[Doon parlat mult crueusement à Charle] Adont dest Doon en halt : « Nuls ne soy mue, ne uns ne altre, car qui se moverat je li fenderay le chief. » Et ly roy dest : « Dit, Doon amis, que demandeis ? encontre cuy esteis si embraseis ? » « Dans roy, dest Doon, je le vos diray : je suis Doon, cuy vos ne congnisseis, et c'est raison, car je suy unc troveis, je ne doy estre regardeis des halts prinches ; mains ons seit bien qui le dist qu'ilh ment, car ilh n'at en monde homme neis de tous costeis de si noble sanc com je suy, se vos le diray.

[Doon parla très durement à Charles] Doon dit alors d'une voix forte : « Que personne ne bouge, ni les uns ni les autres, car à celui qui bougera, je fendrai la tête. » Le roi dit : « Doon mon ami, que demandez-vous ? Contre qui êtes-vous si excité ? » ‒ « Seigneur roi, dit Doon, je vais vous le dire. Je suis Doon. Vous ne me connaisssez pas, et c'est normal car je suis un enfant trouvé, qui n'est pas censé devoir mériter la considération des hauts princes. Mais il est clair que celui qui dit cela ment, car, nulle part au monde, il n'existe un homme d'un sang aussi noble que le mien. C'est ce que je vais vous dire. »

[Doon demonstrat son linage à Charle] Justiniens l’emperere oit II fis, Tyberius, qui enssi fut emperere, et Gaufrois, qui oit Blanche, la filhe le roy de Navaire ; et oit Guys de sa femme Blanche qui fut mon peire, qui soy mariat [II, p. 493] à Andelis, filhe à Martin qui fut conte de Maienche, lyqueis Martin estoit extrais del royal linaige de Franche, et sa femme Audeline fut filhe al roy d'Engleterre. De teile sanc je suy issus, et nient de laurons trahitres.

[Doon présenta son lignage à Charles] « Justinien l'empereur eut deux fils, Tibère qui fut aussi empereur, et Geoffroy, qui épousa Blanche, la fille du roi de Navarre. De sa femme Blanche, Tibère eut Guy, mon père, lequel épousa [II, p. 493] Andelis, la fille de Martin. Martin était comte de Mayence et descendait directement du lignage royal de Francie, tandis que sa femme Andelis était la fille du roi d'Angleterre. C'est de pareil sang que je suis issu, et non pas de traîtres canailles.

Mains, sires roy, vos saveis bien que Char-Martel fut vostre ayon, qui fut ly fis Alpaïs la soreur Dodo, et les altres trahitres qui de leur paiis estoient crieis banis por murdreurs trahitres ; et encors ilh murdirent l'evesque Lambers, dont ilh s’estranglarent al chief del an. Et Pipin li grosse tenoit Alpays à sourgant, si en oit Char-Martel qui fut awoutron, qui fut bon chevalier et de bon sanc depart son peire Pipin ; c'est vostre sanc de part vostre peire, mains vostre meire est de sanc mult gentilh : elle est estraite d'emperere, et se suy son cusin bien prochains. Ors dont fust mal enfourmeis, quant enssi desdengnest mon sanc en mon absenche. Se tu ne l'amende, tu es faux, disloiaux et malvais, ou tu sieras fineis. »

Par ailleurs, sire roi, vous savez bien que votre aïeul était Charles Martel. Ce Charles Martel était le fils d'Alpaïde, la soeur de Dodon et des autres traîtres qui furent bannis de leur pays comme meurtriers, et, qui plus est, meurtriers de l'évêque Lambert, ce qui leur valut d'être étranglés en début d'année. Mais Charles Martel était le fils adultérin de Pépin le Gros dont Alpaïde était la maîtresse : le bon chevalier qu'il était avait donc du sang noble par son père Pépin. Telle est, du côté paternel, la noblesse de votre sang. Votre mère, elle, est de sang très noble, puisqu'elle descend d'un empereur, dont je suis un très proche cousin. Vous avez donc été mal informé, quand, en mon absence, on méprisa mon sang. Si tu n'as pas un meilleur avis, tu es un homme faux, déloyal et mauvais, et tu en mourras. »

Un des assistants ramène le calme. Charles, sentant qu'il a offensé Doon, veut se réconcilier avec lui, en lui proposant de fixer la réparation de son choix - Doon demande que lui soit attribuée la terre de Vauclère, dirigée par le roi Sarrasin Abigant, dont il souhaite épouser la fille - Sur le conseil du traître Griffon de Hautefeuille, Charles refuse

[II, p. 493] [Doon et Charle soy ramponent] Adont salt sus Guys, ly conte de Poitier, et dest : « Doon, chier cusins, weulhiés mettre en respis vostre coroche, amende aureis à vostre plaisier ; sachiés que monsangnour ly roy estoit yreis de chu que vos esteis enssi passeis parmy son paiis sens parleir à luy, qui esteis son gran amis. »  « Par ma foid, Doon, dest li roy, li conte dist voire, et je le weulhe amendeir tout à vostre plaisier. »

[II, p. 493] [Doon et Charles se calment] Alors le comte Guy de Poitiers se lève et dit : « Doon, cher cousin, veuillez mettre fin à votre colère ; réparation sera faite, selon votre plaisir ; sachez que monseigneur le roi était fâché parce que vous étiez passé dans son pays sans lui parler, vous qui êtes son grand ami. »  « Par ma foi, Doon, dit le roi, le comte dit vrai, et je veux faire réparation, à votre entière satisfaction. »

[Charle dest à Doon qu’ilh demandast por amende chu qu’ilh voloit, car ilh ly donroit] « Doon, dest ly roy Charle, tu as ameneit grant gens armeis devant moy et en mon palais, sens ma volenteit ; tu pues, se tu weez, ochire asseis de gens ; mains se tu m'assais dessarmeis, tu en aras reprovier. Se j'ay dit une parolle mal seant, chu fut coroche qui moy sourprist. Je say bien que tu es ly plus noble de monde - mains par coroche ment-ons bien à la fois - et que nuls ne me pot onques servir de plus grant serviche que tu as ; mains talhe l'amende, car je suy repentans, et si toy suy jurant par ma coronne que teile amende que tu voras talhier, tu l'aras, se je en puy fineir. »

[Charles dit à Doon de demander ce qu'il voulait comme réparation, car il le lui donnerait] « Doon, dit le roi Charles, tu as amené un grand nombre de gens armés devant moi, dans mon palais, sans mon accord ; tu peux, si tu le veux, tuer beaucoup de monde ; toutefois, si tu m'attaques alors que je suis désarmé, tu seras blâmé. Si j'ai dit une parole inconvenante, c'est la colère qui m'a surpris. Je sais que tu es le plus noble du monde ‒ mais on ment bien souvent, quand on est en colère et je sais aussi que personne ne peut m'offrir de plus grands services que toi. Maintenant fixe le montant de la réparation, car je me repens, et je te jure sur ma couronne que la réparation que tu voudras fixer, tu l'auras, si je peux en finir avec cette affaire. »

Quant Doon entendit chu, si soy rafrenat. Adont parlat Bertran, li sire de Sain Florain, et dest al roy : « Vos aveis bien dit, et j'ay aviseit que ly roy d'Athennes est mors, qui at une belle filhe. Donneis à Doon la terre. » Respont ly roy : « Et je li weulh otriier. » Et Doon respondit : « Je l'escondis par dois raisons : l'une si est que ly doins apartint à l'emperere de Constantinoble ; l'altre est que ons y croit [II, p. 494] en Dieu, et j'ay voweit que je ne tenray jà terre, se je ne cache fours les Sarasins. » « Ors nommeis une, se vos le saveis et vos l'oreis par ma foid, dest ly roy. »

Quand Doon entendit cela, il se calma. Alors Bertrand, seigneur de Saint-Florian, prit la parole et dit au roi : « Vous avez bien parlé. J'ai pensé que le roi d'Athènes était mort et qu'il avait une fille très belle. Donnez cette terre à Doon. » Le roi répond : « Je veux bien la lui donner. » Mais Doon répliqua : « Je la refuse pour deux raisons : la première, parce que ce don est une prérogative de l'empereur de Constantinople ; la seconde, parce que ce pays croit [II, p. 494] en Dieu, alors que j'ai fait voeu de ne jamais tenir une terre dont je n'aurais pas chassé les Sarrasins. » Le roi dit : « Alors, citez-en une si vous la connaissez et, par ma foi, vous l'aurez. »

[Doon demandat à Charle Vaucleir et ilh ly escondit] « Et je demande, dest Doon, la terre le roy Abigant de Vaucleir, qui marchist à Effrenay vers Frise et Danemarche. Char-Martel quant ilh conquist Orvay se le mist en son tregut ; lyqueis Abigant si robat Fireglay, la filhe le conte de Flandre, il at XVII ans, si en at une filhe qui at à nom Flandrinet. Chu vos demande en nom de Dieu, car ilh siet en vostre royalme d'Austrie, si le moy donneis, et je le conqueray. »

[Doon demanda Vauclère à Charles, qui la lui refusa] « Je demande, dit Doon, la terre du roi Abigant de Vauclère, qui se trouve à la marche d'Effrenay, du côté de la Frise et du Danemark. Quand Charles Martel conquit Orvay, cette terre devint sa tributaire. Dix-sept ans plus tôt, cet Abigant avait enlevé Fireglay, la fille du comte de Flandre, il en a maintenant une fille, nommée Flandrinette. Au nom de Dieu, je vous demande cette terre, sise en Austrasie, votre royaume, et si vous me l'octroyez, j'en ferai la conquête. »

[Griffon d’Altrefuelh, ly trahitre, desconselhat à Charle d’avoir Doon Vaucleir] Quant le roy l'entendit, si musat unc pau, et Griffon d'Aultrefuelhe li dest en bas à son orelhe enssi : « Sire roy, por Dieu, ne li otriiés mie, car chu est une grant terre qui tient bien X journeez de paiis, et s'amaine bien en ost LXm hommes bien armeis. » Charle entendit Griffon, si dest en respondant à Doon enssi : « Vostre demandie est mal raisonable, car je n'y ay riens, chu sont Sarasins. » « Sire, dest Doon, puisque vos n'y aveis riens, quiteis donc le tregut que Char-Martel y conquist, et moy lassiés convenir del remanant. Et quant vos aures quiteit le tregut, je vos quitteray l'amende que je doy demander. Mains creeis Griffon, qui vos sermonne al orelhe, ilh fait bien ma besongne et je le quide bien payer ; or me l'otriiés, car Guydon ly roy dannois wet avoir la pucelle, et si en at esmut guere et batalhe. »

[Griffon de Hautefeuille, le traître, déconseilla à Charles de donner Vauclère à Doon] Quand le roi entendit cela, il resta songeur, et Griffon de Hautefeuille lui dit tout bas, dans le creux de l'oreille : « Sire roi, par Dieu, ne la lui attribuez pas, car c'est une grande terre, d'une étendue d'au moins dix journées (de marche), et qui fournit facilement une armée de soixante mille hommes bien armés. » Charles écouta Griffon et répondit à Doon : « Votre demande est peu raisonnable, car je n'y possède rien, ce sont des Sarrasins. » ‒ « Sire, dit Doon, puisque vous n'y avez rien, renoncez donc au tribut que Charles Martel a conquis sur eux, et laissez-moi décider du reste. Et quand vous aurez renoncé à ce tribut, je vous laisserai quitte de la réparation que je dois demander. Mais croyez Griffon qui vous souffle à l'oreille, il me rend service, et j'imagine bien le payer (?). Maintenant, attribuez-moi cette terre, car le roi danois Gui veut avoir la pucelle (Flandrinette) et a engagé la guerre et la bataille. »


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