Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 241b-250a

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

[BCS] [FEC] [Accueil JOM] [Fichiers JOM] [Pages JOM] [Table des Matières JOM]


ENCORE LA LÉGENDE ARTHURIENNE ET LE MONDE MÉROVINGIEN - L'EMPIRE ROMAIN ET LES BARBARES - LA PAPAUTÉ - L'ÉVÊCHÉ DE TONGRES (Domitien)

(Ans 541-552)

Texte et traduction


 

A. Ans 541 = Myreur, II, p. 241b-244a : Légende arthurienne (suite et presque fin) : Arthur fait annoncer un tournoi - Mort et funérailles solennelles de Tristan - Le roi Marc, jaloux, fait mourir Tristan et la reine Yseut - Douleur du roi Arthur et obsèques grandioses de Tristan - Lancelot venge Tristan en tuant le roi Marc - L'empereur de Rome attaque les Bretons à la demande d'un fils de Marc - Arthur le vainc et devient seigneur des Romains - Apprenant l'infidélité de son épouse, il rentre en Bretagne et se retire à Avalon - Lancelot remet la Bretagne à Constantin, venge Arthur par la mort de la reine Guenièvre et de Modred, puis devint ermite

B. Ans 542-545 = Myreur, II, p. 244b-246b : Les Mérovingiens et l'empire romain de Justinien : On retrouve le personnage fictif et énigmatique de Gertrans/Gontran (9e roi de Francie), à qui Jean attribue notamment trois victoires en Espagne - Divers - Guerres de Bélisaire contre les Vandales d'Afrique et de Justinien contre les Ostrogoths installés en Italie - Mort à Paris de Gertrans/Gontran, auquel succède comme 10e roi de Francie son fils Sidebert, fictif lui aussi, âgé de 4 ans et qui ne régnera que 3 ans - Reprise des guerres en Italie : Bélisaire, le patrice de Rome, et les Francs de Wambolus chassent les Ostrogoths qui assiégeaient Rome

C. Ans 546-552 = Myreur, II, p. 246b-250a :  Divers : Miracles accomplis par saint Domitien - Le pape Vigile et l'impératrice Théodora hérétique - Wambolus est tué dans une bataille contre les Frisons, les Hongrois - Son fils Agapet lui succède à Paris

D. Ans 551-552 = Myreur, II, p. 249b-250a : Divers : Agapet, prévôt des Francs, vainqueur contre la Frise, la Hongrie, le Danemark - Papauté : mort du pape Vigile, remplacé par Pélage - Miracle en Syrie : l'enfant juif et les chrétiens

 


A. Ans 541 = Myreur, II, p. 241b-244a

La légende arthurienne (suite et presque fin)

Arthur fait annoncer un tournoi auquel participa le roi Tristan avant d'être tué, avec la reine Yseut, par le roi Marc - Douleur du roi Arthur et description détaillée des funérailles solennelles de Tristan - Lancelot venge la mort de Tristan en décapitant le roi Marc, ce qui entraîne l'entrée en guerre de l'empereur romain qui attaque la Bretagne à la demande d'un fils de Marc - Arthur le vainc et devient seigneur des Romains -  Mais il doit rentrer d'urgence en Bretagne : Modred a enlevé sa femme Guenièvre et s'est approprié son pays - Battu et blessé, Arthur se réfugie dans l'île d'Avalon, dans un château de sa soeur Morgane, d'où les Bretons croient encore qu'il va revenir - Lancelot, seul survivant des Chevaliers de la Table Ronde, retourne en Grande-Bretagne et se venge cruellement de Guenièvre et de Modred - Il reconquiert le pays, sans retrouver Arthur, nomme Constantin roi et se retire dans un ermitage en Cornouailles

 

Annonce par le roi Arthur d'un très noble tournoi auquel participa le roi Tristan avant d'être tué, avec la reine Yseut, par le roi Marc

[Artus fist crier I tornoy] [p. 241b] Item, l'an Vc et XLI fist li roy Artus proclameir I tornoy en son paiis al Loresoppe, qui fut ly plus noble tornoy qui onques fust fais en son paiis, et oit tant de chevaliers là que chu fut mervelhe.

[Arthur fit annoncer un tournoi par un crieur] [p. 241b] En l'an 541, le roi Arthur fit proclamer qu'un tournoi aurait lieu à Loresoppe. Ce fut le tournoi le plus noble qui se passa en son pays, avec un nombre prodigieux de chevaliers [cfr le tournoi de Caerleon, décrit en II, p. 182, et fort important lui aussi]

[La mort le roy Tristant] Si y fut ly bons roy Tristant, qui morut en cel an meisme mult crueusement, et le fist morir son oncle ly roy March de Cornualhe, frere à sa mere, portant qu'ilh estoit jalos de li et de la royne Yseut sa femme. Et morut la royne Yseut awec Tristant, si furent mis en unc sepulcre, dont ses armes et son espée furent apres sa mort portée en la court le roy Artus.

[La mort du roi Tristan] Le bon roi Tristan y participa. Il mourut la même année dans des conditions très cruelles, victime de son oncle le roi Marc de Cornouailles, frère de sa mère, qui était jaloux de lui et de la reine Yseut, sa femme. La reine Yseut mourut avec Tristan, ils furent mis dans un tombeau. Les armes et l'épée de Tristan furent transportées après sa mort à la cour du roi Arthur.

Douleur du roi Arthur et description détaillée des funérailles solennelles de Tristan

[Artus plorat Tristant XL jours – Les premirs noires vestimens] Si fut grandement plains et regreteis, et fut ploreis XL jours par le roy Artus et ses chevaliers de la Tauble Reonde, et fisent tous noires cottes, chapirons et manteais que ilh portarent XL jours, et chu furent les promiers noires vestimens que onques fussent fais par tout le monde.

[Arthur pleura Tristan durant quarante jours - Les premiers vêtements noirs] On plaignit et on regretta beaucoup Tristan.  Arthur et ses chevaliers de la Table Ronde le pleurèrent quarante jours durant. Ils se firent tous des tuniques, des chaperons et des manteaux noirs, qu'ils portèrent pendant ce temps. Ce furent les premiers vêtements noirs jamais fabriqués au monde.

[Des nobles exeques Tristant] A la messe de roy Tristant et à ses exeques fut chevalchiet sour unc chevail, ly plus poissans qui posist estre troveis, et estoit coviers des armes Tristans, assavoir la champangne d'or à II personnes d'homme et de femme seant en une nave, et qui soy donnoient à boire ly unc l'autre en jowant as escas et estoient d'asure ; et les chaiirs estoient de synable, les escargier enssi de synable, et les escas de geule et de sable, et ly godés où ilh bevoient estoit figureit en la champangne meismes, par noires trais siqu'ilh estoient d'oir.

[Les nobles obsèques de Tristan] Lors de la messe et des obsèques  du roi Tristan, son corps fut transporté sur un cheval, le plus puissant que l'on put trouver, couvert des armes de Tristan, à savoir le drap d'or, représentant deux personnes, un homme et une femme, assis sur un bateau, qui se donnaient mutuellement à boire, en jouant aux échecs. Ils étaient d'azur. Les chaises étaient de sinople, les échiquiers également de sinople ; les pièces d'échecs de gueules et de sable, et les godets dans lesquels ils buvaient étaient représentés dans le drap même par des traits noirs, comme s'ils étaient d'or.

Et enssi chevalchoit le cheval unc chevalier grans de XII piés, qui oit nom Galaide de Banoch, et wet-ons dire qu'ilh estoit fis natureis à Lanchelos del Lac ; por le plus suffisans chevalier de monde li fut ly cheval livreit, si portoit le pointe de son escut devers le chiel et le pointe de l'espée en sa main, armeis des propres armes Tristant, que II chevaliers avoient aportait al court, à cuy Tristant les avoit rechargiet à lit morteil ; si furent les II chevaliers nommeis Segurades et Sagrenoir.

Un chevalier haut de douze pieds, nommé Galaide de Banoch, menait le cheval ; on le disait fils naturel de Lancelot du Lac. Étant le chevalier le plus noble du monde, il s'était vu confier le cheval. Il levait la pointe de son écu vers le ciel et tenait dans sa main la pointe de son épée, armé qu'il était des propres armes de Tristan, apportées à la cour par les chevaliers à qui Tristan les avait confiées sur son lit de mort. Ces deux chevaliers s'appelaient Segurade et Sagrenoir.

[Exemple de nobles exeques] Apres, quant li cheval fut meneis à l'engliese, [II, p. 242] Lanchelos del Lac et Blioberis de Gaudre condusoient le cheval par le frein, et li vasseais de bire covert d'on paile d'Orient, semeit des escus des armes le roy Tristant, lyqueile fut porteis à diestre par Gawain, Ywain et Estor dez Mares et de Banoch ; et al senestre fut Erech, Percheval et Palamedes ; et ly roy Artus aloit devant, entre le roy de Scoche et le roy d'Yrlande, tous vestis noires. Et enssi estoient noires vestis IIIc altres chevaliers, et esquewiers, et jovenecheaux, qui portoient IIIc torches de chire ardantes.

[Exemple de nobles obsèques] Quand le cheval fut mené à l'église, [II, p. 242], Lancelot du Lac et Bliombéris de Gaudres (cfr II, p. 210, p. 214, p. 216, p. 237, p. 243) le tenaient par les rênes, tandis que le cercueil, couvert d'un linceul d'Orient parsemé des blasons de Tristan, était  porté, à droite par Gauvain, Yvain et Hector des Mares et de Banoch, et à gauche par Érec, Perceval et Palamède. Le roi Arthur marchait devant, entre le roi d'Écosse et le roi d'Irlande, tous vêtus de noir. En outre, trois cents autres chevaliers étaient eux aussi vêtus de noir, de même que des écuyers et des jouvenceaux portant trois cent torches de cire allumées.

 Puis vinrent en l'egliese, si fut mis li vasseal desus unc hordement de bois tout noire, qui estoit fais tout emmy l'engliese, à la fachon d'on casteal, sour lequeile ilh avoit ardant XXIIIc candelles de chire. Enssi furent faites les exeques le roy Tristant, et fut ly promiers por cuy ches sollempniteis furent faites. Apres les exeques furent li escus, le hayme et ly espée pendue en l'engliese, où li roy Artus et les altres chevaliers aloient tous les jours, les XL jours durant, ploreir Tristant, en regretant mult pitiveusement al heure qu'ilh devoient mangier. Enssi finat ly roy Tristant por ses amours, sicom dit est.

Après l'arrivée dans l'église, le cercueil fut placé sur un catafalque de bois tout noir, installé au milieu de l'église, comme un castel, sur lequel étaient allumées deux mille trois cents chandelles de cire. Ainsi se déroulèrent les obsèques du roi Tristan, le premier pour qui furent organisées ces solennités. Après les obsèques, l'écu, le heaume et l'épée de Tristan furent suspendus dans l'église, où se rendirent quotidiennement le roi Arthur et les autres chevaliers, durant quarante jours, pour pleurer Tristan, au grand regret de le quitter à l'heure où ils devaient manger. Ainsi finit le roi Tristan, à cause de ses amours, selon ce qu'on raconte.

Lancelot venge la mort de Tristan en décapitant le roi Marc, ce qui entraîne l'entrée en guerre de l'empereur romain qui attaque la Bretagne

[La venganche le roy Tristant] En cel an meismes, alarent pluseurs chevaliers de la court le roy Artus en Cornualhe, et prisent le roy March ; se li coupat Lanchelos del Lac le chief. Chis roy March avoit I fis natureis de la femme Bron de Cornualhe, unc chevalier, et oit nom Galopes. Chis s'en alat à Romme à l'emperere, et li dest comment les chevaliers le roy Artus avoient ochis son pere et tollut son rengne ; mains se li emperere li voloit aidire que ilh fust d'eaux vengiet, ilh tenroit sa terre de luy en tregut. Adont li otriat ly emperere, et mandat ses hommes et vint en Bretangne.

[La vengeance du roi Tristan] Cette même année [541], plusieurs chevaliers de la cour du roi Arthur en Cornouailles allèrent s'en prendre au roi Marc. Lancelot du Lac lui coupa la tête. Ce roi Marc avait eu, avec l'épouse de Brunon de Cornouailles, un fils naturel, un chevalier nommé Galopes. Celui-ci s'en alla à Rome trouver l'empereur et lui dit comment les chevaliers du roi Arthur avaient tué son père et l'avaient dépouillé de son royaume. Cependant, si l'empereur voulait l'aider à se venger d'eux, il se ferait son tributaire. L'empereur fut d'accord, rassembla ses hommes et partit pour la Bretagne.

Arthur défait les Romains qui vont jusqu'à le considérer comme leur seigneur, mais il doit rentrer d'urgence en Bretagne : Modred a enlevé sa femme Guenièvre et s'est approprié son pays

[Artus desconfis l’emperere et les Romans] Mains quant ly roy Artus le soit, si vient contre luy et le corut sus : et là fut ochis Ywain, le fis le roy Uric, Percheval, Bendus et Bron, Estor de Mares et tant des altres que chu fut mervelhe ; mains encordont furent les Romans desconfis, si s'enfuit l'emperere vers Romme.

[Arthur défit l'empereur et les Romains] Quand le roi Arthur le sut, il marcha contre lui et l'attaqua. C'est là que furent tués Yvain, le fils du roi Urien, Perceval, Bendus et Brunon, Hector des Mares et tant d'autres, ce qui était prodigieux ; mais pourtant, les Romains furent défaits, et l'empereur s'enfuit à Rome.

[Artus fut rechus à saignour des Romans] Adont montat ly roy Artus sour mere, et assegat Romme ; et les Romans orent entre eaux teils conselhe, et desent que ly roy Artus estoit bien digne d'eistre emperere de Romme, car [II, p. 243] chu estoit li miedre chevalier de monde. Adont les Romans ovrirent leurs portes, et vinrent al roy Artus et le rechurent à saingnour, et ly roy Artus l'otriat ; mains, le thier jour apres, ly vinrent des novelles pesantes et obscures que unc sien cusin, qui avoit nom Mordrech, le frere Gawain, ly avoit la royne Genevre, sa femme, robée et son paiis tollut, et ses gens, que ilh avoit lassiet por son paiis gardeir, ly avoient faite omaige por les grans dons que Mordrech les avait donneit del tresoir le roy ; chu fist Artus renunchier al empire.

[Arthur fut reçu comme le seigneur des Romains] Alors le roi Arthur prit la mer et fit le siège de Rome. Les Romains se réunirent en conseil et déclarèrent que le roi Arthur était bien digne de devenir l'empereur de Rome, puisqu'il [II, p. 243] était le meilleur chevalier du monde.  Alors les Romains ouvrirent leurs portes, vinrent au-devant du roi qu'il reçurent comme leur seigneur. Arthur accepta. Mais trois jours plus tard, lui parvinrent des nouvelles pesantes et sombres, annonçant qu'un de ses cousins, nommé Modred, frère de Gauvain (cfr II, p. 198), avait enlevé sa femme, la reine Guenièvre, s'était approprié son pays et avait reçu l'hommage des gens chargés de garder le royaume. Modred leur avait donné de riches présents, tirés du trésor royal. Cette nouvelle poussa Arthur à renoncer à l'empire romain.

Arthur, revenu battu et blessé dans son pays , se réfugie dans l'île d'Avalon, dans un château de sa soeur Morgane, d'où les Bretons croient encore qu'il va revenir

[Artus revint en Brutangne] Adont revint Artus et ses hommes en Bretangne, où ilh trovat tout chu que ons li avoit dit en veriteit. Mult grant duel oit Artus quant ilh veit chu ; si oit batalhe à Mordrech, mains Artus fut desconfis et navreis, si fut ochis Blioberis de Gaudres et Palamedes le païen ; mains quant ilh veit bien qu'ilh ne poroit escappeir, si soy fist baptisier et oit nom Mauris.

[Arthur revint en Bretagne] Alors, Arthur avec ses hommes revint en Bretagne, où il constata l'exactitude de ce qu'on lui avait dit et en éprouva une très grande souffrance. Il se battit contre Modred, mais fut défait et blessé ; Bliombéris de Gaudres (cfr II, p. 210, p. 214, p. 216, p. 237, p. 242) et le païen Palamède furent tués. Ce dernier, quand il vit qu'il ne pourrait échapper, se fit baptiser sous le nom de Maurice.

 [Artus escapat del batalhe, et s’en alat en l’isle de Avalon où ilh est encore] Atant entrat Artus en unc bateal, ly et Gawain, et s'en alarent en l'isle de Avalon, en casteal Morgaine, sa soreur, pour garir ses plaies. Et welt-ons dire que c'est feierie, et encors les ratendent les Brutons qui quident qu'ilh doie revenir.

 [Arthur, rescapé de la bataille, s’en alla en l'île d'Avalon où il est encore] Alors Arthur embarqua sur un bateau et, accompagné de Gauvain, se rendit dans l'île d'Avalon, dans le château de sa soeur Morgane, pour guérir ses blessures. Et on peut dire qu'on est dans le monde de la féerie : les Bretons attendent encore Arthur, croyant qu'il doit revenir.

Lancelot, seul survivant des Chevaliers de la Table Ronde, retourne en Grande-Bretagne et se venge cruellement de Guenièvre et de Modred

[Artus et ses chevaliers sont mors - Lanchelos vengat Artus, et soy vengat de ses anemis] Ors sont tous mors les chevaliers de la tauble reonde, ilh ne s'en faut que Lanchelos del Lac qui s'en alat en la royalme de Banoch, dont ilh estoit sire ; si assemblat ses gens et mandat le roy Carados de la Petit-Brutangne, cuy Lanchelot avoit donneit la royalme de Cornualhe ; et puis vient en la Grant-Bretangne, en lieu de la batalhe où Artus fut desconfis le XIIIe jour de junne Vc et XLII. Et velt-ons dire que chis fais tochoit plus à Lanchelos qu'à nuls altre, car ilh amoit et avoit longtemps ameit la royne Genevre ; si assegat Londre, où Mordrech et la royne Genevre estoient. Et welt-ons dire que chu avoit esteit fait de greit et de conselhe la royne, car elle amoit Mordrech, portant qu'ilh estoit beais chevalier et jovenes, et se n'estoit pointe chevalereux, sique ilh sorjournoit plus sovent deleis la damme.

[Arthur et ses chevaliers sont morts - Lancelot vengea Arthur, et se vengea de ses ennemis] Maintenant tous les Chevaliers de la Table Ronde sont morts, sauf le seul Lancelot du Lac, qui se rendit dans le royaume de Banoch, dont il était le seigneur. Il rassembla ses gens et fit venir le roi Carados de Petite-Bretagne, à qui Lancelot avait donné le royaume de Cornouailles. Ensuite il se rendit en Grande-Bretagne, à l'endroit de la bataille où Arthur fut défait, le treize juin 542. On peut dire que cet événement touchait Lancelot plus que nul autre, car il aimait et avait longtemps aimé la reine Guenièvre ; aussi il assiégea Londres, où se trouvaient Modred et la reine. Et on souhaite dire aussi que cette situation  résultait de la volonté et de la décision de la reine, car elle aimait Modred, parce que c'était un beau et jeune chevalier, qu'il n'était pas toujours en train de chevaucher et qu'il séjournait le plus souvent auprès de sa dame.

[Lanchelot at desconfis les Brutons, et at pris Londre la citeit] Devant Londre seit Lanchelos XIX jours ; puis vint fours Mordrech à grant gens, et soy combatirent ensemble ; et commenchat là fort batalhe et dure, mains Lanchelos et ly roy Carados de la Petite-Brutangne et de Cornualhe, et Constantin son fis et tous les altres chevaliers y fisent tant de fais d'armes, que les Brutons sont reculeis et desconfis.

[Lancelot a défait les Bretons et s'est emparé de la cité de Londres] Lancelot fit le siège de Londres durant dix-neuf jours. Puis Modred en sortit avec une grande foule de gens et une bataille sévère et dure commença. Mais Lancelot, le roi Carados de Petite-Bretagne et de Cornouailles, son fils Constantin, et tous les autres chevaliers y accomplirent tant d'exploits que les Bretons furent repoussés et vaincus.

[Lanchelot decolas la royne, et le fist mangier Mordrech] Atant fut la citeit rendue à Lanchelos, et ilh entrat dedens : se trovat la royne Genevre, se ly coupat le chief, car ilh dest chu que Mordrech [II, p. 244] avoit fait, elle li avoit fait faire et estoit sa volenteit. Puis prist Lanchelot Mordrech, et le mist en unc chartre petit où ilh ne soy poioit estendre. Et mist la royne tout mort deleis ly et fermat le huys, s'en gardat les clef, ne onques ne volt soffrir que ilh awist à mangier, si qu'ilh enragat de fain et mangnat à grant planteit de la royne ; car al XVIe jour, quant ons l'ostat, ons trovat que la royne estoit mangniet les bras et les jambes et le viare mult laidement.

[Lancelot décapita la reine et força Modred à la manger] Alors la cité se rendit à Lancelot, et il y entra : il trouva la reine Guenièvre, lui trancha la tête, car elle avait expliqué (?) ce que Modred [II, p. 244] avait fait, et que c'était elle qui le lui avait fait faire et que telle était sa volonté. Alors, Lancelot saisit Modred et l'enferma dans une geôle exiguë, où il ne pouvait s'étendre. Il plaça le cadavre de la reine près de lui, ferma la porte, en garda la clef et ne lui permit jamais de recevoir à manger. Ainsi rendu enragé par la faim, Modred mangea une grande partie du corps de la reine. En effet, quand on le retira seize jours plus tard, on trouva qu'il avait affreusement mangé les bras, les jambes et le visage de la reine.

Lancelot reconquiert la Bretagne, sans retrouver Arthur, nomme Constantin roi et se retire dans un ermitage en Cornouailles

[Lanchelot reconquestat Brutangne] En teile manere reconquestat Lanchelos Brutangne, si revoiat messagier apres le roy Artus par tout paiis, mains ons ne le pot onques troveir.

[Lancelot reconquit la Bretagne] Alors Lancelot refit la conquête de la Bretagne et envoya un messager dans tout le pays à la recherche du roi Arthur, mais on ne put jamais le trouver.

[Lanchelot donnat Brutangne à Constantin] Adont fist Lanchelos roy de la Grant-Bretangne de Constantin, le fis le roy Carados deseurdit, qui fut bon chevalier ; et de son regne de Banoch ilh fist roy Jaspar, le frere Constantin, par teile condition se Lanchelot avoit prochain qui le vosist avoir, qu'ilh l'awist.

[Lancelot donna la Bretagne à Constantin] Alors Lancelot nomma comme roi de Grande-Bretagne Constantin, le fils du roi Carados mentionné ci-dessus ; et il nomma Jaspar, le frère de Constantin, roi de son royaume de Banoch, sous réserve que si Lancelot avait un proche désireux d'avoir ce royaume, il l'aurait.

[Lanchelot devint heremitte] Apres chu s'en alat Lanchelot habiteir en Cornualhe, en unc bois sicom heremite et awec luy I bon chevalier qui oit nom Dromars ly Galois.

[Lancelot devint ermite] Finalement, Lancelot alla habiter en Cornouailles, comme un ermite, dans un bois, et il avait avec lui un bon chevalier, dénommé Dromars le Gallois.

Tout enssi et si chaitivement finat ly noble roy Artus son temps, quant ilh oit regneit XXXVIII ans com roy mult puissamment.

C'est ainsi que se termina misérablement l'époque du noble roi Arthur, qui avait régné en roi très puissant durant trente-huit ans.

Ce n'est pas la fin de la légende arthurienne dans le Myreur. En II, p. 251, il sera encore question du sort de l'épée de Tristan qui avait été conservée à Londres. La notice servira de prétexte à un développement de Jean d'Outremeuse sur des épées célèbres. Mais c'est surtout le récit de l'arrivée de Lancelot à Paris en l'an 677 qui y mettra fin (II, p. 357-358). Âgé de 177 ans et seul survivant des Chevaliers de la Table Ronde, Lancelot évoquera devant Thierry III et Pépin II des épisodes de sa vie et de la vie de Tristan. Il mourra en Flandre où Pépin lui offrira un refuge.


 

B. Ans 542-545 = Myreur, II, p. 244b-246b

 

Les Mérovingiens et l'empire romain de Justinien

 

On retrouve le personnage fictif et énigmatique de Gertrans/Gontran (9e roi de Francie), à qui Jean attribue notamment trois victoires en Espagne - Divers - Guerres de Bélisaire contre les Vandales d'Afrique et de Justinien contre les Ostrogoths installés en Italie - Mort à Paris de Gertrans/Gontran, auquel succède comme 10e roi de Francie son fils Sidebert, fictif lui aussi, âgé de 4 ans et qui ne régnera que 3 ans - Reprise des guerres en Italie : Bélisaire, le patrice de Rome, et les Francs de Wambolus chassent les Ostrogoths qui assiégeaient Rome

 

On retrouve le personnage fictif et énigmatique de Gertrans/Gontran (9e roi des Francs), à qui Jean attribue notamment trois victoires en Espagne

[p. 244b] [De roy Francois Gertans] En cel an meisme fondat ly roy Gertans  de Franche, en la citeit de Chalon, une engliese en l'honneur sains Marcel, et l'arentat mult suffisamment. Item, l'an Vc et XLIII s'en alat en Espangne Gertans li roy franchois, et conquestat une grant partie d'Espangne, et desconfist les Espangnois trois fois en batalhe, anchois qu'ilh retournast.

[p. 244b] [Le roi des Francs Gontran] Cette année-là [542], le roi de Francie Gertrans/Gontran (II, p. 234) fonda dans la cité de Châlons une église en l'honneur de saint Marcel et la pourvut d'une rente très confortable. En 543, il partit pour l'Espagne, conquit une grande partie du pays et défit les Espagnols au cours de trois batailles, avant de revenir dans son pays. [mort de Gontran, en II, p. 245]

On lit ici la prolongation de l'épisode présenté en II, p. 239-241, où Jean d'Outremeuse avait inventé et mis en scène un personnage fictif et énigmatique (Gertrans alias Gontran) que lui inspire manifestement le dernier fils survivant de Clotaire Ier et auquel il fait jouer dans l'épisode de Brunehaut une partie du rôle assuré dans les chroniques médiévales par Clotaire II. Une note de Bo, ad locum, fait observer ceci : « Gontran, qui reparaît ici, fut le dernier survivant des quatre fils de Clotaire Ier. Si Jean d'Outremeuse était resté conséquent avec sa première chronologie, il l'eût fait mourir déjà depuis plusieurs années, car cette mort est de dix-juit ans antérieure à celle de Brunehaut, qui est rapportée p. 240 ». Bo ajoute : « Gontran n'alla pas en Espagne ; mais en 586, il y envoya une armée qui revint, Infecto negotio, dit Aimoin. ».

Divers

[De sains Mors] A cel temps regnoit en grant auctoriteit en Franche Maurus, qui fut disciple à sains Benoit.

[Saint Maur] En ce temps-là, en Francie, Maur jouissait d'une grande autorité ; il fut disciple de saint Benoît.

[Diverses signes] En cel an s'aparurent en diverses lieu en Franche diverses signes, entre lesqueis s'apparut l'estoile cavelue le jour del Pasque ; si sembloit que li ciel ardist, et si pluit une nuiée de sanc.

[Signes divers] Cette année-là [542], en divers endroits de Francie, apparurent plusieurs signes, parmi lesquels, le jour de Pâques, l'étoile chevelue ;  le ciel semblait en feu ; une nuée de sang tomba en pluie.

Guerres de Bélisaire contre les Vandales d'Afrique et de Justinien contre les Ostrogoths installés en Italie : le géant Galatris

(résumé "singulier", écrit Bo ad locum, que nous ne tenterons pas de commenter)

[Beliazar desconfist les Wandaliens] En cel an revinrent en la terre de Surie les Wandaliens, si envoiarent les Suriens à Romme à l'emperere proiier qu'il leur envoiast sourcour ; et les envoiat Beliazar, le patris de Romme, awec XXm hommes qui les gardat, et soy combatit aux Wandaliens et les desconfist, et gangnat tot le tressoir que ilh avoient [II, p. 245] aporteit, entre lequeile tressoir ilh avoit une crois de fin or qui pessoit cent libres, lequeile crois ilh donnat à l'engliese Sains-Pire à Romme, quant ilh fut revenus arriere ; mains ilh ne revint mie si toist, car une maladie li prist qui ly durat une an et plus, sy soy cuchat en la citeit de Antyoche.

[Bélisaire défit les Vandales] Cette année-là [543], les Vandales revinrent en Syrie, et les Syriens envoyèrent à Rome des gens pour prier l'empereur de leur envoyer des secours. L'empereur [Justinien] leur envoya le patrice Bélisaire avec vingt mille hommes qu'il garda avec lui ; il se battit contre les Vandales et les vainquit, s'appropriant tout le trésor [II, p. 245] qu'ils avaient emporté. Dans ce trésor se trouvait une croix d'or fin qui pesait cent livres ; à son retour, il donna cette croix à l'église Saint-Pierre à Rome ; mais il ne retourna pas chez lui de sitôt, car il fut atteint d'une maladie qui dura plus d'un an. Il resta alité dans la cité d'Antioche.

[Ly roy d’Espangne assegat Romme] L'an Vc et XLIIII en avrilh assemblat ly roy d'Espangne et de Gothie ses hommes, si assegat Romme ; mains li emperere Justiniain, que les Romans avoient remandeit quant ly roy Artus oit renunchiet, sicom dit est, yssit fours de Romme et les corut sus. Si avoit en l'oust des Sarasins unc grant agoiant de XIIII piés qui portait une faux acherée, et avoit nom lidit agoiant Galatris, qui abatoit et ochioit tant des Romans que chu estoit mervelhe del veioir ; et par chu furent les Romans desconfis et s'en refuirent en la citeit de Romme, et les Sarasins firent siege devant qui durat XIII mois tous plains.

[Le roi d’Espagne assiégea Rome] L'an 544, en avril, le roi d'Espagne et de Gothie rassembla ses troupes et assiégea Rome ; mais l'empereur Justinien que les Romains avaient rappelé quand le roi Arthur eut renoncé à l'empire, comme cela a été rapporté (II, p. 243), sortit de Rome et courut leur faire face. Dans l'armée des Sarrasins, un grand géant, de quatorze pieds, portait une faux acérée ; il avait pour nom Galatris. Il abattait et tuait les Romains en si grand nombre que c'était incroyable à voir. À cause de lui, les Romains furent vaincus et refluèrent vers la cité de Rome, dont les Sarrasins firent le siège, un siège qui dura treize mois entiers.

Mort à Paris de Gertrans/Gontran (9e roi des Francs), auquel succède comme 10e roi son fils Sidebert, fictif lui aussi, âgé de 4 ans et qui ne régnera que 3 ans

[Sidebers, li Xe roy de Franche] En cel an en mois de jule, morut à Paris ly roy Gertans de Franche, si fut porteis à Chalon et ensevelis en l'engliese Sains Marcel qu'ilh avoit fondeit, et furent faites ses exeques mult noblement, sicom ilh afferoit. Apres fut fais roy de Franche Sidebers son fis qui jovene estoit, lyqueis regnat III ans, et si en avait IIII d'eage, chu furent VII ans quant ilh morut.

[Sidebert, le Xe roi des Francs] Cette année-là [544], au mois de juin, le roi de Francs Gontran (cfr II, p. 244) mourut à Paris, fut transporté à Châlons et enseveli en l'église Saint-Marcel, qu'il avait fondée. Ses obsèques furent célébrées très solennellement, comme il convenait. Après lui, son jeune fils Sidebert devint roi de Francs ; âgé de quatre ans, il régna trois ans, et mourut à l'âge de sept ans (cfr la suite II, p. 248).

Reprise des guerres en Italie : Bélisaire, le patrice de Rome, et les Francs de Wambolus chassent les Ostrogoths qui assiégeaient Rome

[Li patris sorcorit les Romans awec les Franchois] L'an Vc et XLV en mois de marche, soy remist Beliazar, li patris de Romme, sor mere, si arivat à Brandis et vient à chevalchant vers Romme, et faisoit porteir la crois devant luy, qui estoit d'or, et encontrat li patris les forieres qui aloient forant mult long, et veit que ilh estoient Sarasins, si en ochist tant que chu en fut mervelhe ; et les fuians s'en vinrent en l'oust en criant aux armes, car les cristiens venaient à forche, si soy corurent tous à armeir.

[Le patrice avec les Francs au secours des Romains] En l'an 545, au mois de mars, Bélisaire, le patrice de Rome, reprit la mer, et arriva à Brindes, d'où il chevaucha jusqu'à Rome. Il faisait porter devant lui la croix qui était en or (cfr supra la croix d'or fin). Le patrice rencontra des gens qui fanaient sur de grandes étendues. Voyant que c'étaient des Sarrasins, il en tua un nombre incroyable. Les fuyards se dirigèrent vers leur armée en criant de prendre les armes, car les chrétiens arrivaient en force. Tous alors coururent pour s'armer.

Bo, ad locum, note qu'ici les dates sont moins incorrectes, la guerre de Justinien contre les Ostrogoths ayant commencé en 536 et s'étant terminée en 553 de notre ère. Il relève aussi que Jean d'Outremeuse ne semble pas avoir utilisé le de bello Gothico de Procope.

[Wanbolus li prevoste de Franche et li patris ont desconfis les Sarasins devant Romme] A cel temps avait oiit dire Wambolus, le prevoste de Franche, que les paiens de Gothie avoient assegiet Romme ; si s'en allat cel part à grans gens. Et fist Dieu aux Romans teile myracle, que Wambolus li prevoste [II, p. 246] et Beliazar corurent sus les Sarasiens en une seule heure, ly unc devant et li altre derier. Et là furent les Sarasins laidement pilhiés, et fussent tantoist tous desconfis, si ne fust Galatris li agoiant qui portoit le fasilh, et ochioit tant des Franchois que la terre en estoit toute covierte ; mains Wambolus, qui estoit uns des hardis chevalier qui fust à son temps, vint contre ly et le ferit de son espée amont son hayme, par teile manere qu'ilh li coupat la diestre bras ; apres le ferit teilement qu'ilh le fendit jusqu'en dens. Et chil chaiit mort à terre si roidement, qu'ilh semblat que tout la terre tremblast.

[Wambolus, le prévôt franc, et le patrice ont vaincu les Sarrasins devant Rome] En ce temps-là [545], Wambolus, le prévôt franc avait entendu dire que les païens de Gothie avaient assiégé Rome ; il partit dans cette direction avec un grand nombre d'hommes. Et Dieu fit en faveur des Francs un grand miracle : le prévôt Wambolus [II, p. 246] et Bélisaire attaquèrent les Sarrasins simultanément, l'un par devant et l'autre par derrière. Les Sarrasins furent vilainement malmenés et ils auraient été tous immédiatement battus, si  le géant Galatris n'avait pas été là, portant sa faux et tuant tant de Francs que la terre en était complètement couverte. Mais Wambolus, un des plus hardis chevaliers de son époque, marcha contre lui, frappa avec son épée le haut de son heaume et lui coupa le bras droit ; puis il le frappa si fort qu'il le fendit jusqu'aux dents. Et Galatris tomba si rudement sur le sol qu'on eut l'impression que toute la terre tremblait.

Puis escriat Wambolus : Franche, et fiert en l'estour : si consuit Agraciaux le roy de Gothie, siqu'ilh en fist le chieft envolleir. Apres il ochist ses dois fis Jocab et Validas, et plus de XX altres, et abatit l'estandart anchois qu'ilh retournast ; et nuls ne poroit racompteir la proieche que ilh fist là.

Alors Wambolus s'écria 'Francie' et s'engagea dans la mêlée : il affronta Agraciaux, le roi des Goths, et le décapita. Ensuite il tua ses deux fils, Jocab et Validas, et plus de vingt autres, et il abattit leur porte-étendard avant qu'il ne se replie. Personne ne pourrait raconter la prouesse qu'il accomplit là.

Et d'aultre costeit ly patris et ses gens y fisent mervelhe, et tant que tous les Sarasins furent desconfis, si soy misent al fuir ; mains ilhs furent teilement cachiés des Franchois que en fuant en fut ochis XVIIIm, et si en estoit en la batalhe ochis XXVIm ; et fut cel batalhe en may l'an deseurdit.

Par ailleurs, le patrice et ses gens firent merveille, au point qu'ils vainquirent et mirent en fuite tous les Sarrasins. Les Francs les pourchassèrent tant et si bien que les fuyards eurent dix-huit mille tués, après avoir perdu vingt-six mille hommes dans la bataille elle-même qui se déroula en mai de cette même année [545].

Et li emperere, quant ilh oiit dire comment Romme estoit dessegié, ilh vient awec tout sa chevalerie, et oussi fist-ilh venir le pape Virgile awec sa clergerie, encontre les Romans et Franchois ; se fisent grant fieste le patris et encors plus grant le prevoste, qui de sa bone volenteit avoit enssi sourcorut Romme. Adont presentat li patris la crois d'or à l'englise Sains-Pire, et ly prevoste soy partit et revint en Franche.

Quand l'empereur apprit que le siège de Rome avait cessé, il arriva avec toute sa chevalerie, et fit venir aussi le pape Vigile avec ses clercs pour rencontrer les Romains et les Francs. Tous firent grande fête au patrice et plus encore au prévôt, qui avait accepté de bon coeur de porter secours à Rome. Alors le patrice offrit la croix en or à l'église Saint-Pierre ; le prévôt quitta les lieux et retourna dans le royaume franc.


 

C. Ans 546-550 = Myreur, II, p. 246b-249

 

 

Divers : Un miracle de saint Domitien à Halois - Le pape Vigile (537-555 de notre ère) meurt du traitement infligé à l'impératrice Théodora (527-548 de notre ère), acquise à l'hérésie d'Anthime - Mort de Sidebert (fictif 10e roi de Francie), remplacé par Herbert (fictif 11e roi de Francie) - Wambolus, prévôt de Francie, tué dans une guerre contre les Frisons, les Hongrois et les Danois, est remplacé dans sa charge par son fils Agapet pendant 33 ans - Deux miracles accomplis par saint Domitien

 

Un miracle de saint Domitien à Halois

[II, p. 246b] [Sains Domitiain fist chi myracle à Halois en Condros] L'an Vc et XLVI en mois de junne, avoit I homme en la vilhe de Cynée deleis Dynant qui s'en alloit fours aux champs, et voloit alleir à Dynant ; si passat asseis pres de unc casteal qui est nommeis Halois. Mains XII murdreurs li vinrent al devant, por li mourdrir por son avoir embleir ; si le corurent sus, mains chis hons, qui estoit fors et possans, soy defendit tant de son espée qu'ilh en ochist VIII, et oussi ilh fut grandement navreit, et les IIII altres s'enfuirent. Mains li sires de casteal vint là, si fist prendre le proidhomme et mettre en prison à grant tourment, car ons voloit dire que les murdreres estoient manans en son casteal : si estoit à luy chu qu'ilh poioient derobeir.

[II, p. 246b] [Saint Domitien accomplit un miracle à Halois en Condroz] En l'an 546, au mois de juin un homme vivait dans la ville de Ciney, près de Dinant ; voulant se rendre à Dinant  à travers champs, il passa près d'un castel nommé Halois. Alors douze meurtriers vinrent vers lui pour le tuer et lui enlever ce qu'il possédait ; ils l'attaquèrent, mais l'homme, qui était fort et puissant, se défendit avec son épée et réussit à tuer huit de ses agresseurs, lui-même fut grièvement blessé, tandis que les quatre autres prirent la fuite. Alors le seigneur du castel vint sur les lieux, fit emprisonner l'homme et lui infligea de grands tourments ; cela signifiait que les meurtriers étaient des habitants du castel : ce qu'ils pouvaient dérober revenait au seigneur.

Enssi com chi proidhons, qui oit nom Jaquemart le sorgant, [II, p. 247] estoit en prison et soy dementoit fortement, atant commenchat à penseir comment ilh avoit oyut racompteir les myracles, que Dieu faisoit par l'evesque sains Domitiain qui gisoit à Huy ; se le commenchat à reclameir de cuer qu'ilh vosist proiier et impetreir à Dieu, que ilh posist escappeir de la prison où ilh estoit, car le fait que ilh avoit fait estoit en defendant son corps, et encordont ilh estoit si povre hons, que jamais ne seroit rachateis de cel faite, se Dieu par sa grasce ne l'en getoit.

Ainsi, tandis que cet homme, nommé Jaquemart le serviteur, [II, p. 247], était en prison et se lamentait beaucoup, il se souvint d'avoir entendu raconter des miracles accomplis par Dieu par l'intermédiaire de l'évêque Domitien, inhumé à Huy ; il commença par lui demander instamment de consentir à prier et à implorer Dieu, afin qu'il lui permettre de sortir de la prison où il se trouvait, car ce qu'il avait fait, il l'avait fait pour se défendre, et comme il était un homme  pauvre,  jamais aucune rançon ne pourrait le délivrer, si la grâce de Dieu ne le faisait pas sortir de prison.

[Sains Domitiain delivrat le prisonnier]] Or avint que ly glorieux confesse sains Domitiain s'apparut à cheli proidhons enssi qu'ilh dormoit, en disant : « Je suy Domitiain cuy tu as appelleit de bon cuer, si toy ving delivreir. Ors toy-lieve sus et mes ta main sour tes loiiens, et tu seras delivreis et t'en poras alleir ; mains garde-toy, quant tu seras aux champs, que tu ne retourne parmy le bois qui est deleis le casteal de Halois, mains vas à la deforaine voie desous le bois, sy en yras segurement. » Atant s'envanuit ly sains evesque, et li proidhons s'envoilat, si prist ses loiiens, se Ies sengnat et ilh fut tantost delivreis ; si prist ses fiers et ses loiiens, si Ies emportat awec luy, et alat droit à Huy où ilh requist le sains evesque à sa tumbe, et ly presentat les fiers et loiiens ; et puis fist faire I homme tout de chire, que ilh presentat oussi.

[Saint Domitien délivra le prisonnier] Alors  le glorieux confesseur saint Domitien apparut à l'homme pendant son sommeil, lui disant : « Je suis Domitien à qui ton bon coeur a fait appel, et je viens te délivrer. Maintenant lève-toi, mets la main sur tes liens ; tu seras délivré et tu pourras t'en aller ; et, quand tu seras dans la campagne, garde-toi bien de retourner par le bois voisin du castel de Halois, mais passe par la route extérieure, en-dessous du bois ; ainsi tu t'en iras en sécurité. »  Alors le saint évêque disparut et l'homme s'éveilla, prit ses liens, les signa de la croix et fut aussitôt délivré ; il prit ses fers et ses liens, les emporta avec lui, et se rendit directement à Huy, où il chercha la tombe du saint évêque et lui offrit ses fers et ses liens ; ensuite, il fit façonner un homme en cire, qu'il offrit  aussi.

Le pape Vigile (537-555 de notre ère) meurt du traitement infligé à l'impératrice Théodora (527-548 de notre ère), acquise à l'hérésie d'Anthime

[Status papales]] Apres, l'an Vc et XLVII, en mois de may le XXIIIIe jour, ordinat à Romme ly pape Virgile que, dedont en avant, fussent toutes les messes celebreez et tous les alteis tourneis vers Orient, que ons tournoit adont desqueiles costeis que ons voloit.

[Décisions papales] Après, à Rome, en l'an 547, le vingt-quatrième jour du mois de mai, le pape Vigile ordonna que désormais, lors de la célébration des messes, les autels devaient être tournés vers l'Orient. Jusqu'alors, on les orientait comme on voulait. 

[Theodora, l’emperres, envoiat le pape en exilhe]] En cel an s'en allat ly emperere à grans oust en Espangne. Si avient en chi temps que ly emperres, sa femme Theodora, fist prendre le pape Virgile et le fist meneir en exilhe en la citeit de Racuse, portant qu'ilh ne voloit restituer Anthenas, l'evesque de Constantinoble, en l'evesqueit ; et le fist prendre en l'engliese Sainte-Sophie en Constantinoble où ilh estoit fuis, car ilh excommengnoit l'evesque Anthenas et l'emperres, et tous leurs aherdans por leurs heresies ; et estoit ly heresie teile qu'ilh disoit que la Virgue Marie avoit simplement conchuit I homme, et nient Dieu et homme.

[Théodora, l’impératrice, envoya le pape en exil] Cette année-là [547], l'empereur se rendit en Espagne avec une grande armée. Il arriva qu'à cette époque l'impératrice fit arrêter et envoyer en exil à Syracuse le pape Vigile parce qu'il refusait de replacer dans son évêché Anthime, l'évêque de Constantinople (cfr II, p. 231). Elle le fit arrêter dans l'église Sainte-Sophie à Constantinople, où il s'était réfugié. C'est que Vigile avait excommunié l'évêque Anthime, l'impératrice et tous leurs disciples, pour hérésie. Selon eux, la Vierge Marie avait conçu seulement un  homme, et non pas un Dieu et un homme.

[La royne fist traieneir le pape par la citeit] Theodora estoit del heresie Anthenas plainnement, si fist le pape trahaire fours del engliese malcortoisement, et ly fist loiier entour le coul une grosse chayne de fier, et le fist herchier (traîner ?) et traieneir par les ribaux par tout la [II, p. 248] citeit, del matinée jusques à vespres, et faisoit jetteir myerdre et buwée à fuison apres luy, et à la nuyt elle le fist dormir en unc fumier entre les porcheaux ; mains onques por chu li sains proidhons ne volt rappelleir son jugement ne sa sentenche, si fut renvoiés en exilhe où ilh morut depuis mult sainctement.

[La reine fit traîner le pape à travers la cité] Théodora était pleinement acquise à l'hérésie d'Anthime. Sans aucun ménagement, elle poussa le pape hors de l'église, une grosse chaîne de fer autour du cou, et elle le fit tirer et traîner par les bourreaux à travers toute la [II, p. 248] cité, du matin jusqu'aux vêpres, faisant jeter à profusion sur lui des ordures et de l'eau sale. La nuit, elle le fit dormir sur un fumier parmi les pourceaux. Mais jamais malgré cela le saint homme ne voulut revenir  sur son jugement et sa sentence, et il fut renvoyé en exil où il mourut ensuite très saintement.

Mort de Sidebert (fictif 10e roi franc), remplacé par Herbert (fictif 11e roi franc) qui règne 13 ans

[Herbers, XIe roy de Franche] Sour l'an Vc et XLVIII, en mois de junne, morut à Paris li jouene roy Sidebers, qui n'avoit que VII ans d'eaige, si fut ensevelis en l'englise Sains Vincent es Preis.  Apres, chis Sidebers avoit II freres, dont ly anneis oit nom Herbers qui avoit VI ans d'eiage, et li altre oit nom Peris qui avoit V ans d'eiage ; si fut Herbers coroneis à roy de Franche, et regnat XIII ans, et fut ly XIe roy de Franche.

[Herbert, XIe roi franc] En l'an 548, au mois de juin, mourut à Paris le jeune roi Sidebert (cfr II, p. 245), qui n'avait que huit ans, et qui fut enseveli en l'église Saint-Vincent-des-Prés. Ce Sidebert avait deux frères, dont l'aîné s'appelait Herbert et était âgé de six ans et l'autre dénommé Péris, âgé de cinq ans ; Herbert fut couronné roi franc ; il régna treize ans et fut le onzième roi franc  (cfr II, p. 252).

Wambolus, prévôt franc, tué dans une guerre contre les Frisons, les Hongrois et les Danois, est remplacé dans sa charge par son fils Agapet pendant 33 ans

[Li prevoste de Franche fut desconfis] En cel an entrat li privoste de Franche à grant gens en la terre de Frise, car les Frisons avaient fait assemblée por entreir en Austrie ; si conquist et gastat mult de leurs pays. Mains enssi qu’ilh soy devoit retraire, les vint ly roy Anthanas de Frize à grant gens ; et estoient awec luy Hongrois et Danois, qui les corurent sus et follarent mult les Franchois al promier ; mains li prevoste ne les espergna riens, ains les assalhit teilement qu'ilh li font voie, si ferit le roy si qu'ilh le fendit jusqu'en la poitrine. Et là meismes ilh ochist les trois fis le roy et le marit de sa filhe, si abatit l'estandart et ochist le roy de Hongrie son cheval desous ly, et coupat le roy de Dannemarche le senestre bras atout l'escut. Et là ilh en abatit XLIX mors ou navreis, mains unc Sarasins prist une lanche, si l'asennat al derire si qu'ilh l'abatit ; et ilh salhit en piés et soy defendit, mains ilh ne pot onques remonteir, si fut ochis par defalt de soucour. Adont furent Franchois desconfis ; si s'enfuirent vers Paris, et esluirent à prevost Agapitus, le fis Wambolus, qui governat Franche de bone estat XXXIII ans. Et fut cel batalhe en avrilh, l'an Vc XLIX.

[Le prévôt franc fut défait] Cette année-là [548] le prévôt franc (Wambolus, cfr II, p. 228) pénétra avec de nombreuses forces en terre de Frise, car les Frisons s'étaient rassemblés pour gagner l'Austrasie ; le prévôt conquit et dévasta une grande partie de leurs terres. Mais, tandis qu'il allait se retirer, le roi Anthanas de Frise arriva avec une grande foule de gens ; il était accompagné de Hongrois et de Danois, qui coururent sus aux Francs et au début les malmenèrent beaucoup ; mais le prévôt les assaillit avec tant de force qu'ils le laissèrent passer, et il frappa le roi en le pourfendant jusqu'à la poitrine. En outre il tua les trois fils du roi et le mari de sa fille, fit tomber leur étendard, et tua le roi de Hongrie sur sa monture ; il coupa le bras gauche du roi de Danemark, bras avec lequel il tenait son écu. Et là il terrassa quarante-neuf hommes, morts ou blessés ; mais un Sarrasin prit une lance, frappa le prévôt par derrière et l'abattit ; alors il se releva et se défendit, mais ne put jamais se remettre en selle, et fut tué, sans être secouru. Alors les Francs furent vaincus ; ils s'enfuirent vers Paris et élurent prévôt Agapet, le fils de Wanbolus, qui gouverna très bien durant trente-trois ans. Cette bataille eut lieu en avril 549.

Jean reparlera plus tard, à plusieurs reprises, de cet Agapet, prévôt franc :  II, p. 249, p. 251, p. 255, p. 260, p. 263-265

Un miracle botanique : des sureaux transformés en vignes

[Les sahus furent convertis en vingnes] En cel an avient en France unc grant myracle, car les grans, les flours et les frus de tous les sahus furent transmueis et convertis en grans, fleurs et fruis de vingnes ; et en fut fait de vin qui mult fut fors et virtueux.

[Les sureaux furent convertis en vignes] Cette année-là [548], un grand miracle eu lieu en pays franc : les fleurs et les fruits de tous les sureaux furent transformés et convertis en grains, fleurs et fruits de vignes ; on en fit du vin très fort et très puissant.

Deux miracles dus à saint Domitien

[Sains Domitiain fist chi myracle] L'an Vc et L, s'en allait unc negociateur et messagier son chemien, si passat parmy unc bois, et quant ilh entrat en bois se li prist une grant paour et [II, p. 249] hisdeur et ne savoit qu'ilh ly faloit ; si sengnat son front et soy mist en le warde de Dieu et de sains Domitiain, qui faisoit à Huy tant de myracIes ; si avoit chu grandement en son memoire. Si avient qu'ilh chaiit entre les laurons qui tout l'ont desrobeit. Mains quant ilh ly orent pris chu qu'ilh avoit, si vorent ovrir sa burse où son argent estoit, mains ilhs ne le porent ovrir ne rompre ; et oussi ilh ly tollirent unc pain qu'ilh portoit, qui avoit esteit mis et froteis sour le tumbe sains Domitiain, si ne porent onques chis pain mangier ne brisier. Et quant les laurons veirent chu, si desent que trop avoient meffait, si apellarent le messagier cuy ilh tenoient loiiet, et li rendirent tout le sien et li donnarent congiet. Et chil s'en alat, qui retournat par Huy où ilh racomptat le myracle, et donnat I homme de chire al glorieux confesse sains Domitiain.

[Miracle accompli par saint Domitien] En l'an 550, un négociant et messager allait son chemin, et passa par un bois. Quand il y entra, une peur vraiment horrible le saisit [II, p. 249]. Ne sachant que faire, il se signa le front et se mit sous la protection de Dieu et de saint Domitien, qui à Huy faisait tant de miracles ; il avait cela profondément ancré dans sa mémoire. Un jour, il tomba au milieu de brigands qui le dévalisèrent complètement. Mais quand ils eurent pris tout ce qu'il avait, ils voulurent ouvrir la bourse qui contenait son argent, mais ils ne purent ni l'ouvrir ni la rompre ; ils lui prirent aussi le pain qu'il transportait, pain qui avait été posé et frotté sur la tombe de saint Domitien, mais ils ne purent jamais ni le manger ni le rompre. Voyant cela, ils se dirent qu'ils avaient trop mal agi, appelèrent le messager qu'ils tenaient enchaîné, lui rendirent tout son bien, et le laissèrent partir. Alors il s'en alla et retourna par Huy, où il raconta le miracle, et offrit un homme de cire au glorieux confesseur saint Domitien.

[Miracle de sains Domitiain] En cel an estoit une molniers sor la rivier de Hoyoul en son molin, où ilh voloit leveir le vental de molin, se li falit le piet et chaiit en l'aughe, et passat desous le rue de molin ; si oit en sa memoire le gorieux confes sains Domitiain, car ilh ne pot parleir, et jut en l'aughe de prime jusqu'à none, puis fut fours mis com mort, mains unc pou apres ilh espirat et ne sentit nulle maile. Et tant de teiles myracles et plus grans demontroit Dieu à le proier de sains Domitiain, que chu estoit mervelhe.

[Miracle de saint Domitien] Cette année-là, un meunier se trouvait  dans son moulin sur la rivière du Hoyoux ; quand il voulut lever la vanne du moulin, le pied lui manqua, il tomba dans l'eau et passa sous la roue du moulin ; il se souvint du glorieux confesseur saint Domitien, mais, sans pouvoir parler, il resta dans l'eau de la première à la neuvième heure, avant d'en être retiré de l'eau, comme mort. Mais peu après il respira sans aucun mal. C'est par tant de miracles de ce genre, et plus grands encore, que Dieu se manifestait quand on priait saint Domitien. C'était extraordinaire.

 


D. Ans 551-552 = Myreur, II, p. 249b-250a

 

Divers : Agapet, prévôt franc, vainqueur contre la Frise, la Hongrie, le Danemark - Papauté : mort du pape Vigile (555 de notre ère), remplacé par Pélage Ier (556-561 de notre ère) - Miracle en Syrie : l'enfant juif et les chrétiens

 

Agapet, prévôt franc, vainqueur contre la Frise, la Hongrie, le Danemark

[II, p. 249b] [Le prevoste de Franche destruit Holande, Zelande et Frise et Hongrie] L'an Vc LI assemblat li prevoste Agapitus de Franche ses hommes, et s’en allat en Frize ; si ardit Holande et Zelande, et Wandefrize et Durenstal, et toutes leurs citeis, et une grant partie del royalme de Frize, et gastat tout por le venganche de son peire, le prevoste Wambolus ; mains les Frisons soy combatirent à luy qui furent laidement desconfis. -- Apres ilh entrat en Hongrie et destruit mult le pays ; et enwalat toute la citeit de Monlusant et cel c'on nommoit Arnestrat. Et oit batalhe à eaux en fevrier, l'an deseurdit ; se les desconfist teilement, que nuls ne l'oisoit atendre, ains en alat ly roy fuiant en Dannemarche et ses gens chi et là, et lasoient le pays et les vilhes toutes vuides. -- Adont prist-ilh et pilhat tout l'or et l'argent et les joweaux qu'ilh y trovat, et le donnat à ses gens. Et puis retournarent en Franche, por le cause de une maladie que li prevoste avoit en son oelh diestre, d'on [II, p. 250] plaie qu'ilh avoit oyut en la batalhe, si l'avoit male gardeit.

[II, p. 249b] [Le prévôt francs détruit la Hollande, la Zélande, la Frise et la Hongrie] L'an 551, le prévôt de Francie Agapet (cfr II, p. 248) assembla ses troupes et partit en Frise. Il incendia la Hollande et la Zélande, Wandefrize et Durenstal, toutes leurs cités, ainsi qu'une grande partie du royaume de Frise. Il faisait cela pour venger son père, le prévôt Wambolus, mais les Frisons le combattirent et furent affreusement défaits. Après cela, Agapet pénétra en Hongrie et dévasta fortement le pays. Il rasa entièrement la cité de Monlusant et celle qu'on nommait Arnstadt. Il mena cette bataille en février de l'an susdit. Il écrasa ses adversaires au point que plus personne n'osait l'affronter. Le roi, qui se réfugia au Danemark, et ses gens, qui fuyaient de tous côtés, laissaient le pays et les villes complètement désertées. Alors Agapet prit et pilla tout ce qu'il trouvait comme or, argent et joyaux pour les distribuer à ses hommes. Ensuite, ils retournèrent en Francie, car le prévôt avait l'oeil droit malade, suite à une plaie [II, p. 250] reçue dans la bataille et mal soignée.

Mort du pape Vigile (555 de notre ère), remplacé par Pélage Ier (556-561 de notre ère)

[Pelages, li LXIIIe pape de Romme] Item, l'an Vc et LII le XXVIe jour de septembre, morut en exilhe en la citeit de Seracuse li pape Virgile ; si fut raporteis à Romme, et fut ensevelis en l'englise Sains-Pire. Et puis fut pape consacreis cel jour meismes unc valhans cardinais qui oit nom Pelage, qui avoit govreneit por le pape Virgile le papaliteit V ans qu'ilh avoit esteit en exilhe, Iyqueis pape Pelage fut de la nation de Romme fis Johans, frere à Beliazar le patris, et tient le siege IIII ans X mois et XVIII jours.

[Pélage, 63e pape de Rome] En l'an 552, le vingt-cinquième jour de septembre, le pape Vigile mourut en exil dans la cité de Syracuse ; il fut ramené à Rome et enseveli dans l'église Saint-Pierre. Ce jour même, un vaillant cardinal, dénommé Pélage, fut consacré pape. Il avait exercé durant cinq ans la papauté à la place du pape Vigile, qui avait été exilé. Ce pape Pélage était originaire de Rome, fils de Jean, le frère du patricee Bélisaire. Il occupa le siège durant quatre ans, dix mois et dix-huit jours.

Miracle en Syrie : l'enfant juif et les chrétiens

[De Juys qui prist le corps Jhesu-Crist awec les cristiens] En cel an avoit en Orient I Juys, qui avoit I fis qui alloit sovent converseir awec les enfans cristiens. Si avient I jour delle Pasque, que les enfans alloient prendre al engliese le corps Jhesu-Crist, et ly petit Juys, par l'ennortement de ses compangnons cristiens, rechuit enssi awec eaux, et avoit bien XVI ans d'eage, puis revient en la maison de son peire et de sa mere ; mains li peire, qui jà savoit chu que son fis avoit fait, le prist et le jettat en I ardant fornais. Et adont y corurent ses compangnons, qui regardoient chu que ly Juys feroit, et sacherent leur compangnons four de feu.

[Le Juif qui prit le corps de  Jésus-Christ avec les chrétiens] Cette année-là [552], il y avait en Orient un Juif, dont le fils allait souvent bavarder avec les enfants chrétiens. Un jour de Pâques, tandis que les enfants se rendaient à église pour recevoir le corps de Jésus-Christ, le petit Juif, sur l'exhortation de ses compagnons chrétiens, le reçut aussi commr eux. Il avait au moins seize ans. Il revint dans la maison de son père et de sa mère ; le père, qui savait déjà ce que son fils avait fait, le prit et le jeta dans un four brûlant. Alors ses compagnons accoururent, et voyant ce que le Juif était en train de faire, retirèrent l'enfant du feu.

[Ly Juyis fut delivreit de feu sens doleur] Chis enfes fut troveis sens et sauf, si que li feu ne ly avoit riens greveit. Atant vinrent les gens acorant à l'enfant, et li demandarent comment ilh n'estoit tous ars ; et ilh dest que ly ymaige de celle damme, qui estoit dedens l'engliese qui tenoit unc enfant en son brache, li avoit aidiet et avoit toudis arrier bouteit le flamme de feu, sique ilh ne li avoit riens greveit. Adont fist li clergerie une procession entour l'engliese, et apres soy firent baptizier le pere et le mere de petit Juys. Et fut de chis myracle teile novelle, que ons en parlat plus de XL liewes Ionche ; et aloient requiere mult de pelerins cel ymaige en grant devotion, et en rechut ly engliese grant avoir. Celle engliese estoit de Nostre-Damme, et seioit en la citeit d'Orient en Surie.

[Le Juif fut retiré du feu sans avoir souffert] On le retrouva sain et sauf, le feu ne lui ayant fait aucun mal. Alors les gens accoururent vers l'enfant et lui demandèrent comment il n'était pas absolument pas brûlé ; il dit que l'image de cette dame dans l'église, représentée tenant un enfant dans ses bras, l'avait secouru et sans arrêt avait repoussé les flammes, si bien que le feu ne lui avait pas fait de tort. Alors les clercs firent une procession autour de l'église, et, par la suite, le père et la mère du petit Juif se firent baptiser. La nouvelle de ce miracle fut telle qu'on en parla à plus de dix lieues à la ronde ; beaucoup de pèlerins allaient invoquer cette image avec grande dévotion et l'église en retira grand profit. Cette église était dédiée à Notre-Dame, et était située dans la cité d'Orient en Syrie.

 


[Texte précédent II, p. 229-241a]     [Texte suivant II, p. 250b-263a]