Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, I, p. 308b-328a

Édition : A. Borgnet (1864) ‒ Présentation nouvelle, traduction et introductions de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2017)

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Ce fichier, proposant une digression de quelque vingt pages, contient trois sections :

Myreur, p. 308b-317a (D'Adam et Ève aux fils de Jacob, I)

Myreur, p. 317b-324a (D'Adam et Ève aux fils de Jacob, II)

* Myreur, p. 324b-328a (D'Adam et Ève aux fils de Jacob, III)

 


 

DIGRESSION : D'ADAM et Ève aux fils de JACOB (I) [Myreur, p. 308b-317a]

Le premier âge du monde

 

Introduction générale à la digression [sommaire] [texte]

Les notices précédentes sur les familles d'Hérode et de la Vierge Marie concernaient les événements des années 17 à 15 a.C.n. Ce qui suit ramène le lecteur bien en arrière, mais Jean n'est pas, on le sait, un modèle d'organisation. Tout au début du Myreur, il avait annoncé une chronique partant de la Chute de Troie alors qu'en réalité, son récit commençait par le Déluge et le peuplement de la terre par les fils de Noé, c'est-à-dire par le deuxième âge du monde. C'était plutôt surprenant, le principe d'une chronique universelle étant en effet de remonter à la création. Jean se devait de combler cette lacune et c'est maintenant seulement, alors que va bientôt commencer, avec l'incarnation, le sixième âge du monde, que le lecteur a droit aux événements principaux du premier âge. Les vingt pages (p. 308 à 328) que avons intitulées : D'Adam et Ève aux fils de Jacob, et divisées en trois sections, constituent donc une une importante digression par rapport au récit et en même temps un énorme retour en arrière.

Pour bien comprendre, il faut savoir que l’antiquité biblique et chrétienne a livré une littérature abondante – apocryphe bien sûr – autour des personnages d’Adam, d’Ève et aussi de leur troisième fils, Seth. On possède notamment « un nombre considérable d’écrits mis sous le nom d’Adam qui, tous, appartenaient à un cycle de légendes très répandues dans les milieux juifs et que les chrétiens n’ont pas manqué d’exploiter à leur tour » (Fr. Morard, L’Apocalypse d’Adam, Québec, 1985, p. 7). On rencontre ainsi des traités intitulés : Vie d’Adam et Ève, Combat d’Adam, Pénitence d’Adam, Testament d’Adam. Ils font partie de ce qu'on appelle les pseudépigraphes de l'Ancient Testament et ils ont fait l'objet de diverses éditions et/ou traductions modernes. Nous avons rencontré cette littérature particulière dans un article consacré à la Prescience des Mages et publié dans le fascicule 31 (2016) des FEC (p. 18-20 notamment).

Le traité en latin sur la « Vie d'Adam et Ève » (Vita Adae et Evae) est l'un de ces épigraphes. Il a eu un très grand succès au Moyen Âge : il a connu en effet plusieurs rédactions ainsi que des traductions dans diverses langues. Son dossier a été magistralement traité à date récente dans l'édition de J.P. Pettorelli, J.-D. Kaestli, A. Frey, B. Outtier, Vita latina Adae et Evae. Synopsis Vitae Adae et Evae Latine, Graece, Armeniace et Iberice, ed. 2 vol. Brepols, 2012, 436 et 544 p. (Corpus Christianorum. Series Apocryphorum, 18-19). Cette édition remplace évidemment celle établie en 1878 par W. Meyer dans les Abhandlungen der königlichen Bayerischen Akademie der Wissenschaften. Philosophische-philologische Klasse, 14, 3, Munich, p. 185-250, mais cette dernière a l'avantage d'être accessible sur la Toile où elle est accompagnée d'une traduction anglaise.

On pourra également voir sur ce sujet B. Murdoch, The Apocryphal Adam and Eve in Medieval Europe : Vernacular Translations and Adaptations of the « Vita Adae et Evae », Oxford, 2009, [308 p.], p. 221, où se trouve analysé le passage de Myreur, I, p. 271. - J.-M. Fritz, Mise en scène de la « translatio » dans les Vies médiévales d'Adam et d'Ève, dans P. Nobel [Dir.], La transmission des savoirs au Moyen Age et à la Renaissance, t. I, Besançon, 2005, [p. 99-118], p. 104-106 (notamment à propos du terme Achabaidas/Achiliacas dans les manuscrits de ce traité apocryphe. La monumentale édition de J.P. Pettorelli et consorts a suscité un regain d'intérêt pour ces traités. Ainsi s'est tenu à Lausanne en janvier 2014 un colloque international entièrement consacré à ce sujet (La vie d’Adam et Ève et les traditions adamiques), dont les Actes, à notre connaissance, n'ont pas encore été publiés.

Si nous avons présenté assez longuement cette Vita Adae et Evae, c'est parce que l'essentiel de la digression de Jean - jusqu'à la p. 324, à savoir le contenu des deux premières sections de ce long fichier - consiste en une traduction française de cet ouvrage latin. La présentation de Jean devrait être étudiée à la lumière des travaux récents sur ce sujet, ce que nous n'avons pas fait. Il n'est d'ailleurs pas certain que leurs auteurs aient pris en compte ‒ voire connaissent ‒ le texte de Jean d'Outremeuse.

Pour la troisième section du fichier (p. 324 à 328), où il est question successivement de Caïn et de Lamech, de Noé et ses descendants, puis des patriarches, le lecteur peut se référer à la Bible, mais ne pas perdre de vue que Jean utilise également Petrus Comestor et son commentaire à la Genèse. On notera que le chroniqueur liégeois avait déjà abordé plus haut différents points sur lesquels il revient ici : le Déluge, la descendance de Noé, Nemrod, la Tour de Babylone, etc.

Sur les huit éléments constitutifs du corps d'Adam et sur son nom tiré des quatre coins du monde, cfr É. Turdeanu, Dieu créa l'homme de huit éléments et tira son nom des quatre coins du monde, dans É. Turdeanu, Apocryphes slaves et roumains de l'Ancien Testament, Leyde, Brill, 1981, p. 404-435 (Studia in Veteris Testamenti pseudepigrapha, 5).

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Sommaire

* La création d'Adam et Ève : Les éléments constitutifs de l'homme - Origine du nom Adam - Adam et Ève au paradis terrestre - Les quatre fleuves du paradis terrestre

Adam et Ève expulsés du paradis terrestre sont confrontés à la dureté de la vie et font pénitence - Nouvelle tentation et nouvelle rechute d'Ève - Satan explique son acharnement contre Adam - Adam poursuit sa pénitence et Ève le quitte

Ève, enceinte, accouche de Caïn et d'Abel - Meurtre d'Abel par Caïn, maudit par Dieu - Seth - Nombreuse descendance d'Adam

Adam raconte à Seth sa rencontre avec Dieu au paradis, la faute originelle, et ses conséquences - Adam transmet à Seth son message et ses prophéties - Dernier message d'Adam

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La création d'Adam et Ève : Les éléments constitutifs de l'homme - Origine du nom Adam - Adam et Ève au paradis terrestre - Les quatre fleuves du paradis terrestre

 

[p. 308] [Dieu format Adam] Promierement est assavoir quant Dieu oit fait le chiel et la terre, le soleal et la lune, et estoiles, planetes, arbres, herbes, et toutes mines de terre, que droit à VIe jour ilh fourmat une ymage de terre en jardin de Damas, et le fist à son semblanche, et apres le sengnat ; et ilh salhit sus en eaige de XXX ans, et fut enssi parfais en tous poins que dont ilh fuist en l'eaige [p. 309] deseurdit.

[p. 308] [Dieu crée Adam] D'abord sachez que quand Dieu eut fait le ciel et la terre, le soleil et la lune, les étoiles, les planètes, les arbres, les herbes, et tout ce qui se trouve sous la terre, le sixième jour précisément, dans le jardin de Damas, il façonna en terre une figure qu'il fit à sa ressemblance, puis qu'il bénit. Elle surgit âgée de trente ans, aussi parfaite en tous points qu'elle devait l'être à [p. 309] cet âge.

[Des complexions de l’homme] Et dist sains Jherome que Adam fut fais de VIII parties des chouses, assavoir : de lymont de la terre, de la mere. de soleal, des nues, des vent, de pires, de Saint-Esperit et de la clarteit de monde. La promier parlie, que nos disons de lymont de la terre, chu est celle dont la chair fut faite. La seconde partie, qui fut de la mere, fut le sanc. La tierche partie, qui fut de solea, furent les oeux. La quarte partie, qui fut des nues, furent les pensées. La Ve partie, qui fut le vent, fut ly alaine. La VIe partie, qui fut pires, furent les osse. La VIIe partie, qui fut de Saint-Esperit, che est celle assavoir l'ame qui est mise en cascon personne, et qui donne vie en chi siecle. Et li VIIIe partie, qui fut de la clarteit de monde senefie tristeure.

[Les éléments constitutifs de l’homme] Saint Jérôme dit qu'Adam fut constitué de huit choses différentes, à savoir : de limon terrestre, de mer, de soleil, de nuages, de vent, de pierres, d'Esprit Saint et de lumière du monde. La première partie, que nous disons faite de limon de la terre, constitua sa chair. La seconde partie, faite de mer, devint son sang ; la troisième partie, provenant du soleil, devint ses yeux ; la quatrième, faite de nuages, ses pensées ; la cinquième, faite de vent, son souffle ; la sixième, faite de pierres, ses os. La septième, provenant de l'Esprit Saint, devint son âme, qui est constitutive de chaque personne et qui donne la vie en ce monde. Et la huitième, faite de la lumière du monde, signifie la propension à la mélancolie (?).

Ors doit-ons savoir que s'ilh at en une homme plus de lymon, ilh serat pirecheux et fastidieux ; et s'ilh y at plus de la partie de la mere, ilh sierat saige ; et s'ilh y at plus de la partie de solea, ilh sierat beais ; et s'ilh y at plus de la partie de nues, ilh sierat pensis ; et s'ilh y at plus des vent, ilh sierat yreux ; et s'ilh y at plus de la partie des pires, ilh serat dures, avers et lers ; et s'ilh y at plus de Saint-Esperit, ilh sera bons bachellihers, et remplis de divine escripture ; et s'ilh y at plus de la clarteit de monde, ilh serat beais et bien ameis des femmes et d'hommes, et sierat luxurieux, legiers et apiers.

Maintenant il faut savoir que, si, dans un homme, il y a plus de limon, il sera paresseux et ennuyeux ; s'il contient plus de mer, il sera sage ; si la part du soleil est plus grande, il sera beau ; si celle des nuages est plus importante, il sera absorbé dans ses pensées ; si la part des vents est plus grande, il sera coléreux ; si c'est le cas de la pierre, il sera dur, avare et félon ; si la part du Saint-Esprit l'emporte, il sera bon bachelier et rempli de la divine Écriture ; et s'il a une plus grande part à la lumière du monde, il sera beau, bien aimé des femmes et des hommes, impudique, léger et agile.

[p. 309] [Porquoy Dieu l’apelat Adam] Et quant nostre sire oit fourmeit Adam de teile chouse, si dest qu'ilh li falloit avoir nom, car ilh n'avoit point ; adont apellat nostre sire IIII angles, et leurs dest : « Aleis et se quereis nom à chist homme. »
[Anatholin] Sains Mychiel allat en orient, se veit une estoile qui astoit appellée Anatholim ; de celle ilh apportat la promier lettre, c'est A.
[Disis] Gabriel allat en occident, si apportat la promier lettre d'onne estole qui fut nommée Disis qu'ilh veit ; s'en apportat la promiere lettre, chu fut D
[Achitus] Raphael allat en septentrion ; si apportat la promier lettre de une estoile qu’ ilh veit, qui oit nom Achitus, chu fut A.
[Musibrion] Et Uriel allal en medis ; si aportat la promier lettre de une estoile qu'ilh veit, qui oit à nom Musibrion, c'est M.

[p. 309] [Pourquoi Dieu l'appela Adam] Quand Notre-Seigneur eut formé Adam à partir de ces éléments, il dit qu'il lui fallait un nom, car il n'en avait pas ; alors Notre-Seigneur appela quatre anges et leur dit : « Allez chercher un nom pour cet homme. »
[Anatholim]
Saint Michel, en Orient, vit une étoile appelée Anatholim. De cette étoile, il retint la première lettre : le A.
[Disis]
Gabriel rapporta d'Occident la première lettre d'une étoile qu'il aperçut et qui était nommée Ditis : c'était D.
[Achitus] Raphaël alla dans le Nord d'où il ramena la première lettre de l'étoile aperçue, appelée Achitus, ce fut le A.
[Musibrion] Uriel alla dans le Midi et en rapporta la première lettre d'une étoile qu'il vit et qui était appelée Musibrion : c'est le M.

Puis furent les IIII lettres adjostées ensembles, et nostre sire commandat à Uriel qu'ilh le nommast, et chis dest Adam. Enssi fut appelleis li promier hons Adam, dont nos astons tous issus.

Les quatre lettres une fois réunies, Notre-Seigneur ordonna à Uriel de prononcer le nom : celui-ci dit Adam. Ainsi Adam fut le nom du premier homme, celui dont nous sommes tous issus.

[Comment Dieu fist Evain] Et puis fist Dieu Evain del coste Adam ; se les mettit en paradis terrestre, qui est I lieu ès parties de Orient raemplis de toutes dhoucheurs et de delis, [p. 310] où ilh at une fontaine qui jette uns fluis, de quoy ilh issent quattres grans fluis de paradis, qui s'espandent en IIII parties de la terre.

[Dieu fait Ève] Après cela, Dieu fit Ève à partir de la côte d'Adam. Il les plaça tous deux dans le paradis terrestre. C'est un endroit en Orient, plein de toutes sortes de douceurs et de délices [p. 310]. On y trouve une source dont le flux fait naître quatre grands fleuves du paradis, qui se répandent dans les quatre parties de la terre.

[Des IIII flus de paradis] [Phison] Ly promier est nommeis Phison : chis court en mult de lis dedens terre et defours jusques en Judée. [Gyon] Ly secons est nommeis Gyon : chis court en Egypte et Etyoppe. [Tigris] Ly thiers est nommeis Tygris : chis court en la terre de Surie. [Eufrates] Et li quars est nommeis Eufrates : chis court parmy la terre de Babylone le maiour.

[Les quatre fleuves du paradis] [Phison] Le premier est nommé Phison : il coule en de nombreux endroits sous terre et hors de terre jusqu'en Judée. [Gyon] Le second est appelé Gyon : il coule en Égypte et en Éthiopie. [Tigre] Le troisième se nomme Tigre ; il coule en terre de Syrie. [Euphrate] Et le quatrième se nomme Euphrate. Il coule à travers le pays de la Grande Babylone.

 

Adam et Ève expulsés du paradis terrestre sont confrontés à la dureté de la vie et font pénitence - Nouvelle tentation et nouvelle rechute d'Ève - Satan explique son acharnement contre Adam - Adam poursuit sa pénitence et Ève le quitte

 

[p. 310] [Adam fut jetteit fours de paradis] [Adam visquit IXc et XXX ans] De chesti plaisant lieu fut fours jetteis nostre promier peire Adam, por le pechiet de inobedienche, et ly fut commandeit depart Dieu qu'ilh alast labureir la terre ; et ilh le fist, car ilh visquit IXc et XXX ans.

[p. 310] [Adam est jeté hors du paradis] [Il vécut neuf cent trente ans] Notre premier père Adam fut chassé de ce lieu agréable à cause du péché de désobéissance. Il reçut de Dieu l'ordre d'aller labourer la terre ; et c'est ce qu'il fit, car Il vécut neuf cent trente ans.

[Adam et Eve orent fain] Chis Adam et Eve, quant ilhs furent jetteis fours de paradis, ilh ploront continuelment VII jours ; et quant ilhs orent ploreit VII jours, ilhs firent I tabernacle por dedens habiteir. Apres les VII jours, ilhs commencharent à avoir fain, et queroient à mangier, et ne trovoient riens. Adont dest Eve à Adam : « Beais sire, j'ay gran fain ; vas se quiere à mangier alconne chouse, jusques atant que nos veirons se nostre sires Dieu aurat merchi de nos, et nous rappellerat en lieu o nos astiemes. »

[Adam et Ève eurent faim] Lorsqu'ils eurent été chassés du paradis, Adam et Ève ne cessèrent de pleurer durant sept jours. Après cela, ils construisirent une tente pour y habiter. Après ces sept jours, ils commencèrent à avoir faim, cherchèrent à manger mais ne trouvèrent rien. Alors Ève dit à Adam : « Beau seigneur, j'ai très faim ; va chercher quelque chose à manger, jusqu'à ce que nous voyions si Notre Seigneur Dieu aura pitié de nous, et nous fera revenir à l'endroit où nous étions ».

[Adam reconfort Eve sa femme] Adam soy levat, et alla par VII jours par toute celle terre, et ne trovat mie teile viande qu'ilh avoit en paradis, et revient à Eve. Et quant Eve le veit, se dest : « Sires, je pense que nos morons de famyne. Plaisist à Dieu que je moris tout seule ! Par aventure toy remetteroit Dieu en paradis, car por la defaute de moy est Dieu yreis à toy ; mains, se tu vues, se moy ochis, car por le cause de my tu es jetteis fours de paradis. » Adam respondit à chu : « Eve, ne dis mie teils parolles, que plus grant malediction ne nos envoie Dieu. Coment poroit eistre que je metteroie mon main à toy ? Je feroie injure à mon propre chair. Lieve-toi, et si querons à mangier, de quoy nos puissons vivre.»

[Adam réconforte sa femme Ève] Adam se leva. Durant sept jours, il parcourut toute la région sans trouver de nourriture comparable à celle qu'il avait au paradis. Il revint alors auprès d'Ève. Quand elle le vit, elle lui dit : « Seigneur, je pense que nous allons mourir de faim. Dieu veuille que je sois seule à mourir ! Peut-être alors te remettra-t-il au paradis, car il est fâché contre toi par ma faute. Si tu veux, tue-moi, puisque c'est à cause de moi que tu as été chassé du paradis ». À cela Adam répondit : « Ève, ne parle pas ainsi, de peur que Dieu ne nous envoie plus grande malédiction encore. Comment pourrais-je porter la main sur toi et faire ainsi injure à ma propre chair ? Lève-toi, cherchons de quoi manger, de quoi subsister ».

[Des viandes Adam et Eve] Adont s'en vont ambdois. Si ont quis par les VII jours, et si n'ont riens troveis, enssi qu'ilh avoient en paradis ; et toutvoies ilhs ont troveit teiles viandes que les biestes mangnoient. Adont dest Adam à Eve : « Chu donne nostre sire aux biestes por vivre, mains li nostre astoit viande d'angeles. Si nous plaindons dignement et justement devant nostre saingnour Dieu qui nos ait fait, et faisons penitanche de forfait que nos avons faite ; par aventure aurat [p. 311] merchis de nos et nos pardonrat, si nos dispoiserat de quoy nos viverons. »

[Les aliments d'Adam et Ève] Ils partirent alors tous les deux. Ils cherchèrent durant sept jours sans rien trouver de ce qu'ils avaient au paradis ; ils avaient seulement les aliments que mangeaient les animaux. Adam dit alors à Ève : « C'est ce que Notre Seigneur donne aux bêtes pour vivre : notre nourriture à nous était celle des anges. Il est digne et juste que nous pleurions devant Notre Seigneur Dieu qui nous a créés, et que nous fassions pénitence pour la faute que nous avons commise ; peut-être alors aura-t-il [p. 311] pitié de nous, nous pardonnera-t-il et nous donnera-t-il de quoi vivre ».

[p. 311] [Eve parolle à Adam] Adont dest Eve à Adam : « Beais sire, or moy dit queile est chel penitanche et comment le porons-nos faire. Se nos entreprendons labeur que nos ne puissons faire, et ne soions mie escuteis à Dieu, se nos tourne sa faiche ; car chu que nos li aviens promis n'avons mie acomplit, mains nientmons, ortant que tu as proposeit de faire penitanche, je le veul oussi faire, car je t'ay amyneit à labeur et al tribulation là tu es, et moy awec. »

[p. 311] [Ève parle à Adam] Alors Ève dit à Adam : « Beau seigneur, dis-moi maintenant quelle pénitence faire et comment la faire. Si nous entreprenions une chose que nous ne pourrions mener à bien, Dieu risquerait de ne pas nous écouter et de détourner de nous sa face, car nous n'avons pas fait ce que nous lui avions promis. Mais néanmoins, puisque tu proposes de faire pénitence, je veux le faire aussi, moi qui t'ai causé la peine et le malheur où nous sommes tous deux ».

[Del penitenche Eve et Adam] Et respondit Adam : « Tu ne porois tant de jour peniteir com je feray, mains fais tant que tu sois salvée, car je juneray XL jours ; et toy lieve, se vas à la riviere de Tygris, se prens une pire, si toy assiés en l'aighe desus jusques au coul el plus profont, et ne parolle nulle mot de monde, car nos n'astons mie digne del faire priier à Dieu, car nos lebres inmonde sont faites de bois de vie ; et si estas XXXIIII jours en l'aighe, et je seray en fluis Jordan XL jours ; par aventure aurat Dieu merchi de nous. »

[La pénitence d'Adam et Ève] Adam dit : « Tu ne pourrais pas faire pénitence autant de jours que moi, mais fais-la dans la mesure où tes forces le permettront. Moi, je jeûnerai quarante jours. Lève-toi et va dans le Tigre, prends une pierre, assieds-toi dessus, enfoncée dans l'eau jusqu'au cou, et ne prononce aucune parole, car nous sommes indignes de prier Dieu : nos lèvres immondes sont faites de bois de vie (?). Tu resteras trente-quatre jours dans l'eau ; moi, je resterai dans le Jourdain quarante jours. Peut-être Dieu aura-t-il pitié de nous ».

Eve s'en allat en Tygris, et fist chu que Adam ly avoit commandeit. Et Adam s'en allat en fluis Jordan, et seit sour une pire en l'aighe jusques à coul, et dest al aighe : « Je toy dis, aighe de Jordan, que tu moy weulhe condoleur, et vos assembleis deleis moy tous les noians qui asteis en fluis. O Jordan ilh moy circuient, et si pleurent awec moy ! Ilh ne soy plandent mie, mains moy plandent, car ilh n'ont mie pechiet. » Tantost vinrent toutes les biestes entour luy, et enssi estut-ilh de cel heure sens movoir XVIII jours.

Ève entra dans le Tigre et fit ce que Adam lui avait ordonné. Adam alla au Jourdain, s'assit dans l'eau sur une pierre, enfoncé jusqu'au cou, et dit à l'eau : « Je te le dis, eau du Jourdain, veuille partager ma douleur, et vous tous, qui nagez dans ce fleuve, assemblez-vous près de moi. Ô Jourdain, ils m'entourent et pleurent avec moi ! Ils ne se plaignent pas, mais me plaignent, car eux n'ont pas péché ». Aussitôt toutes les bêtes vinrent l'entourer et, dès ce moment, il resta là sans bouger pendant dix-huit jours.

[p. 311] [Le dyable vat parleir à Eve] Adont soy transfigurat Sathanas en une angele reluisant, et s'en allat à fluis de Tygris à Eve et le trovat plorante ; mains ly dyable, sicom dolans, commenchat oussi à ploreir, et dest à Eve : « Isse fours de cel fluis et toy apaise, et d'ors en avant ne pleure plus. » Et oussitoist qu'elle l'oït parleir, elle cessat de sa tristeur et de gemir. Et ly dyable li dest : « Porquoy asteis vos si songneux, ty et Adam, del ploreir ? Dieu at oiit vos gemissement, et at accepteit vostre penitanche ; et nos, tous les angeles, avons priiet por vos en depriant Dieu, qui m'at chi envoiet por vos oisteir del aighe, et vos donnasse les alymens et les viandes que vos oyut en paradis : or isse fours del aighe, et je toy monray à lieu qui est [p. 312] apparelhiés de bonnes vyandes. »

[p. 311] [Le diable parle à Ève] Alors Satan prit l'apparence d'un ange brillant et alla vers Ève, dans le Tigre où il la trouva en pleurs. Le diable, comme s'il souffrait, commença aussi à pleurer et dit à Ève : « Sors de ce fleuve, sois rassurée et désormais ne pleure plus ». Dès qu'elle l'eut entendu parler, elle cessa d'être triste et de gémir. Le diable alors lui dit : « Pourquoi, toi et Adam, veillez-vous tellement à pleurer ? Dieu a entendu vos gémissements et a accepté votre pénitence ; et nous, tous les anges, avons prié pour vous en implorant Dieu. C'est lui qui m'a envoyé ici pour vous sortir de l'eau et vous donner les aliments et la nourriture que vous aviez au paradis. Aussi sors de l'eau et je te conduirai dans un endroit [p. 312] qui est très bien pourvu d'excellentes nourritures ».

[Eve fut dechut encor] Quant Eve l'entent se le creit, et se soy partit del aighe ; et quant elle en fut yssue, elle chaiit à terre ; et ly diable le releva et le conduisit à Adam.Mains quant Adam le veit, et awec lée le dyable, si commenchat à crieir en plorant, et dest : « O Eve, où est ly œuvre de ta penitanche ? Coment es-tu de rechief rechaiute par nostre adversaire, par cuy nos avons perdut nostre habitation de paradis et la joie perpetueil ? » Quant Eve oiit chu, si cognut que ch'estoit ly dyable qui l'avoit faite issir del aighe, si chaït jus à terre devant sa fache ; et ly dyable gemissoit et ploroit sa doleur.

[Rechute d'Ève] Quand Ève l'entendit, elle le crut et sortit de l'eau. Mais après elle tomba à terre ; alors le diable la releva et la conduisit auprès d'Adam. Mais quand il la vit avec le diable, Adam commença à crier, à pleurer et à dire : « Ô Ève, où est ton effort de pénitence ? Comment as-tu une nouvelle fois succombé à notre ennemi, celui qui nous a fait perdre notre place au paradis et le bonheur perpétuel ? ». Quand Ève entendit cela, elle sut que c'était le diable qui l'avait fait sortir de l'eau et elle s'affala face contre terre ; et le diable gémissait et manifestait sa douleur.

[p. 312] [Adam parolle à dyable] Et Adam soy escriat et dest : « Elas ! dyable, porquoy tu combas enssi à nos ? Que t'avons forfait ? Porquoy nos fais-tu si grant persécution ? Que avons à faire de ton malisce ? Nos ne t'avons mie osteit ta gloire, et se ne toy avons fait sens honneur, que nos porsuis-tu annemis jusques à la mort ? »

[p. 312] [Adam parle au diable] Adam s'écria : « Hélas ! diable, pourquoi te bats-tu ainsi contre nous ? Quel mal t'avons-nous fait ? Pourquoi nous persécuter tellement ? Qu'avons-nous à voir avec ta méchanceté ? Nous n'avons pas nui à ta gloire, ni traité sans honneur. Pourquoi nous poursuis-tu à mort comme des ennemis ? ».

[Ly dyable respont] [Sains Michiel] Adont respondit ly dyable et dest : « O Adam, tout me maulvaisteit je meteray en toi, portant que por toy je suy osteis de ma gloire et alieneis de clarteit, laqueile je avoy emmy les angles, et par toy je en suy dejetteis. » Adam respondit : « Qu'ay-je donc fait et queile est mon culpe, et quelement es-tu greveis et navreis por moy ? »Ly diable respondit : « Tu qui moy dis : Que t'ay-je fait ? Por toy suy-je dejetteis de paradis. Quant Dieu soufflat en toy l'espir de vie, et que ta faiche et similitude fut fait al ymaige de Dieu, Michiel l'archangle toy conduisit et toy fist aleir en la presenche de Dieu aoreir. Quant Dieu dest proprement : Veischi Adam que j'ay fait al ymaige de nostre similitude ; et Mychiel dest, en huchant tous les angeles : Aoreis le ymaige de nostre sires Dieu, enssi com ilh l'at commandeit. Et Mychiel tout promier toy adorat et moy appellat, et se moy dest : Aore l'ymaige de Dieu ; et je ly respondi: Doy-je dont aoreir Adam ?

[Réponse du diable] [Saint Michel] Alors le diable lui répondit : « Ô Adam, j'exercerai sur toi toute ma méchanceté, parce que par ta faute j'ai été privé de ma vie de gloire et écarté de la lumière dont je jouissais parmi les anges, et dont je suis rejeté à cause de toi. » Adam répondit : « Qu'ai-je donc fait ? quelle est ma faute ? Comment t'ai-je accablé et blessé ? » Le diable répondit : « Tu me demandes ‘’ que t'ai-je fait ? ’’, alors qu'à cause de toi j'ai été rejeté du paradis. Quand Dieu souffla en toi l'esprit de vie, et que ta face et ton apparence furent créées à l'image de Dieu, l'archange Michel te conduisit et te mit en présence de Dieu pour l'adorer. Lorsque Dieu dit exactement : ‘’ Voici Adam que j'ai fait à mon image et à ma ressemblance ’’, alors Michel appela tous les anges et leur dit : ‘’ Adorez l'image de notre Seigneur Dieu, comme il l'a ordonné ’’. Michel fut le tout premier à t'adorer et il m'appela en me disant : ‘’ Adore l'image de Dieu ’’ ; et je lui répondis : ‘’ dois-je donc adorer Adam ? ’’

[Argu entre l’angle et le dyable] Enssi com Mychiel moy destrendoit del adoreir, se ly ay dit : Que moy destrains-tu ? Je ne adoray mie piour de my et le derain de toutes les creatures. Es-tu ignorans que je sui devantrains de chesti, et anchois qu'ilh fuist fais, si qu'ilh s'ensiiet qu'ilh me doit aoreir ? Et Mychiel respondit : Adoir l'ymaige de Dieu ; se tu ne l'adoires, ilh soy [p. 313] corocherat à toy nostre sire. Et je li respondis : S'ilh se coroche à moy, je metteray mon siege desus les estoiles de chiel, et se sieray semblans à Dieu. Porquoy fut Dieu corochiés à moy, et commandat que je, awec mes angeles, fusse mis et constrains del aleir fours de nostre gloire. Et voislà la cause por lequeile nos summes expulhiiés de nostre habitation ; et tantoist je chay en labeur et en doleur, car je suy despulhiiés de tout gloire et cheyut de tous delis, et riceche veioir je ne puy. Et portant je vien à la femme, et se toy fis osteir par lée de tous delis et de joie, oussi com je astoie osteis de ma gloire. »

[Discussion entre l’ange et le diable] Et comme Michel me forçait à adorer l'image de Dieu, je lui dis : ‘’ Pourquoi me contrains-tu ? Je n'adorerai pas un être plus petit que moi, la dernière de toutes les créatures. Ignores-tu que je suis antérieur à lui, que j'ai existé avant qu'il n'ait été fait, et que c'est donc lui qui doit m'adorer ? " Et Michel répondit : ‘’ Adore l'image de Dieu ; si tu ne le fais pas, notre Seigneur sera [p. 313] en colère contre toi. ’’ Et je lui répondis : ‘’ S'il est courroucé contre moi, je poserai mon siège au-dessus des étoiles du ciel et je serai semblable à Dieu ’’. C'est pourquoi Dieu s'irrita contre moi et nous contraignit, mes anges et moi, de sortir loin de notre vie de gloire. Voilà pourquoi nous sommes expulsés de notre demeure. Aussitôt je tombai dans la peine et la douleur, dépouillé de toute gloire, éloigné de tous plaisirs, sans pouvoir entrevoir de richesse. Alors je suis venu vers ta femme par qui je t'ai privé de tout plaisir et de toute joie, tout comme moi j'ai été privé de ma gloire ».

[p. 313] Quant Adam oiit chu, se criat en plorant fortement et dest : « Beais sires Dieu, ma vie est en tes mains ; fais que chis adversaire soit long de moy, car ilh convoit à avoir mon arme et pierdre, et moy donne la gloire qu'il at pierdue. » Et tantoist ly dyable ne comparut plus, ains s'envanuit.

[p. 313] Quand Adam entendit cela, tout en pleurs il cria : « Beau Seigneur Dieu, ma vie est entre tes mains. Fais que cet ennemi s'éloigne de moi, car il cherche à posséder et à perdre mon âme. Donne-moi la gloire qu'il a perdue. » Aussitôt le diable disparut et s'évanouit.

Et Adam, perseverant en bien, demorat en l'aighe de fluis Jordan XL jour ; et Eve li dest : « Sire, vis, car ilh toy est concedeit del vivre, car ne à promier ne al secon tu n'as esteit varians ne dechus ; et j'ay esteit prevaricante et dechuite, et si ay mal gardeit le commandement de Dieu ; et maintenant moy departiray de toy, et se yray vers soleal couchant demoreir jusqu'à la mort. »

Adam, persévérant dans le bien, resta dans l'eau du Jourdain pendant quarante jours. Alors Ève lui dit : « Seigneur, reste en vie, car il t'est accordé de vivre, puisque, ni la première ni la seconde fois, tu n'as dévié ni chuté, tandis que moi j'ai dévié et suis tombée, sans observer le commandement de Dieu. Maintenant je vais me séparer de toi, pour aller vers le soleil couchant et y rester jusqu'à ma mort. »

 

 Ève, enceinte, accouche de Caïn et d'Abel - Meurtre d'Abel par Caïn, maudit par Dieu - Seth - Nombreuse descendance d'Adam

 

[p. 313] [Eve fut enchainte] Et adont soy mist à chemin vers occident, et commenchat à ploreir et gemir ; et at fait I tabernacle , car elle astoit enchainte d'onne enfant de trois mois ; et quant elle approchat le temps d'efanteir, et elle sentit les doleurs et les angousses, si criat : « Vraie Dieu, ayes merchi de moy, et se me veuille oiir et aidier. Heylas ! qui nuncherat chuchi à Adam mon saingnour ! Je vos prie, lumynaire de chiel, quant vous alleis en orient, que vos chuchy anunchiés à Adam. » Adam entendit la plainte par le volenteit de Dieu, si dest : « Je moy dobte que ly serpen ne soy combat à Eve. » Si soy commenchat à alleir, tant qu'ilh vint à lée ; se le trovat en grant travalhe. Eve li dest quant ilh le veit : « Puisque je toy voy, sires, moy arme est refroidie, qui astoit mise en grant doleur de travalhe. Beais sire, prie [p. 314] à Dieu por moy qu'ilh moy veulhe oiir et regardeir, et moy delivreir de ma tres-grant doleur. »

[p. 313] [Ève est enceinte] Alors Ève se mit en route vers l'Occident et commença à pleurer et à gémir. Elle dressa une tente, car elle était enceinte de trois mois. Et quand approcha le moment d'accoucher et qu'elle sentit les douleurs et les angoisses, elle cria : « Vrai Dieu, ayez pitié de moi, et veuillez m'entendre et m'aider. Hélas ! Qui annoncera ceci à Adam, mon seigneur et maître ! Lumière du ciel, je vous en prie, quand vous passerez en Orient, annoncez tout cela à Adam,». Par la volonté de Dieu, Adam entendit la plainte et dit : « Je crains que le serpent ne s'en prenne à Ève ». Et il se mit en route jusqu'à ce qu'il la rejoigne ; il la trouva en grand travail. Quand elle le vit, Ève lui dit : « Puisque je te vois, seigneur, mon âme qui éprouvait de grandes douleurs est soulagée. Beau seigneur, prie [p. 314] Dieu pour moi, pour qu'il veuille m'entendre, me regarder et me délivrer de ma très grande douleur ».

[Dieu envoiat II angles à Eve] Adont priat Adam à Dieu por Eve, et vinrent tantost dois angeles de gran virtus qui stesoient deleis Eve ; et sains Mychiel stesoit à diestre, qui touchat sa fache jusques al pis, et li dest : « Eve, tu es bien awireux por Adam, car ses proiers sont grandes, et por ses orisons suy-je tramis à toy depart Dieu por toy faire aide ; lieve-toy et t'aparelhe por delivreir de unc fis ».

[Dieu envoie deux anges à Ève] Alors Adam pria Dieu pour Ève et aussitôt arrivèrent deux anges très puissants, qui restèrent debout près d'elle. Saint Michel, placé à sa droite, toucha le visage d'Ève jusqu'à sa poitrine et lui dit : « Ève, tu as bien de la chance d'avoir Adam. Ses longues prières ont fait que Dieu m'a envoyé ici pour t'aider. Lève-toi et prépare-toi à accoucher d'un fils ».

[Eve enfantat Caim] Elle le fist ; si oit I fis qui fut nommeis por son nom Caym, qui tantoist qu'ilh fut neis salhit, corit et soy assiet, et fist mult de mervelhes. Adont prent Adam Eve et Caym, et les mynat en Orient. Et Dieu les at tramis par les angeles pluseurs scienches, et leur demonstront le labeur del ahaneir les terres, si qu'ilh ewissent fruis desqueiles ilhs viveroient eaux et leurs generations.

[Ève met Caïn au monde] C'est ce qu'elle fit. Elle eut un fils, qui fut appelé Caïn et qui, aussitôt né, sauta, courut, s'assit et fit de nombreuses merveilles. Alors Adam prit avec lui Ève et Caïn, et les emmena en Orient. Par l'intermédiaire des anges, Dieu leur transmit plusieurs savoirs. Les anges leur montrèrent la manière de cultiver les terres, pour qu'ils aient des fruits pour vivre, eux et leurs descendants.

[Eve enfantat Abel] Apres conchuit Eve, et oit I aultre fis qui fut nommeis Abel ; et demorarent Caym et Abel en I tabernacle. Ors avint I jour que Eve dest à Adam : « Sire, j'ay veyut en dormant une vision al manere de sanc, qui venoit de Abel, nostre fis, et astoit es mains Caym. » Adam respondit : « En aventure que Caym ne tue Abel, deseurans les et leurs fachons singuleirs maisons. »

[Ève met Abel au monde] Ensuite, Ève conçut et mit au monde un autre fils, qui fut nommé Abel. Caïn et Abel habitèrent la même tente. Mais un jour, Ève dit à Adam : « Seigneur, j'ai eu, en dormant, une vision : ce qui ressemblait à du sang de notre fils Abel couvrait les mains de Caïn ». Adam répondit : « Pour que Caïn ne tue pas Abel, séparons-les, construisons-leur des maisons individuelles ».

[p. 314] [Caym ochit Abel son frere] Adont fist de Caym uns ahanier de terre et de Abel uns pastureal, affin qu'ilhs fussent separeis ; por chu ne demorat point que Caym ne tuast Abel. Quant Abel fut ochis, avoit Adam cent et XXX ans, et Abel en avoit XXII. Et quant Adam veit que Caym avoit ochis son frere Abel, si fut mult yreis, et dest : « Tous mals moy vinent par cesti femme ; je ne le cognisceray jamais carneilement. » Adont soy tient bien Adam de sa femme à cognoistre IIc ans continueis.

[p. 314] [Caïn tue Abel son frère] Alors Adam fit de Caïn un laboureur et d'Abel un berger, afin qu'ils vivent séparés. Mais il ne se passa pas longtemps avant que Caïn ne tuât Abel. Quand Abel fut tué, Adam avait cent trente ans et Abel en avait vingt-deux. Quand Adam vit que Caïn avait tué son frère Abel, il fut très irrité et dit : « Tous les malheurs me viennent par cette femme ; je cesserai à jamais de la connaître charnellement ». Alors Adam se garda bien de connaître sa femme durant deux cents ans sans interruption.

Eve enfentat Seth et apres Calmana] Apres lesqueils, par le commandement de Dieu, ilh le cognuit ; si en oit I fis qui fut nommeis Seth : chis Seth lut douls et debonnars, dobtans et siervans son peire com fis obediens. Et Caym, qui oit Calmana sa soreur à lemme, en oit tant d'enfans, desqueis ilh issit pluseurs lignies qui se misent à maul faire ; mains la deluve Noé le coregat apres.

[Ève met au monde Seth et ensuite Calmana] Après toutes ces années, Adam connut sa femme sur l'ordre de Dieu, et il en eut un fils, nommé Seth. Il était doux, bon, respectueux, et servait son père en fils obéissant. Caïn épousa sa sœur Calmana et en eut beaucoup d'enfants, d'où sortirent de nombreuses lignées qui se mirent à faire le mal. Mais dans la suite le déluge de Noé remédia à tout cela.

[Caym ochist Abel] Caym ochist son frere Abel de I ohale d'onc cheval, et se l’ochist portant qu'ilh faisoient sacrifiche ensemble de la deyme des fruis dont ilh usoient cascon, Caym des bleis et Abel des agneals. Si avient que Caym quist une [p. 315] fois le plus chaitif jarbe qu'ilh oit, si en fist sacrifiche ; et Abel le fist de I angneal, le plus beal et melheur qu'ilh avoit. Si fut accepteit de Dieu en greit le don Abel, et refuseit le Caym ; si en oit Caym envie, se tuat son frere Abel.

[Caïn tue Abel] Caïn tua son frère Abel à l'aide d'un os de cheval. Il le tua tandis qu'ils offraient ensemble le sacrifice de la dîme de leurs productions à chacun : le blé pour Caïn, les agneaux pour Abel. Caïn avait choisi [p. 315] la plus minable de ses gerbes, pour l'offrir en sacrifice, tandis qu'Abel lui sacrifiait le plus beau et le meilleur agneau de son troupeau. Dieu accepta de bon gré l'offrande d'Abel et refusa celle de Caïn. Caïn en fut très jaloux et tua son frère.

[Dieu parolle à Caym] Et apres chu s'apparut Dieu à Caym ; se li demandat où son frere Abel astoit. Ilh soy doubtat, se respondit mathement qu'ilh ne savoit, car ilh ne l'avoit mie pris en sa garde. Adont dest Dieu à Caym : « Tu l'as ochis, et ly sanc de ly crie à moy venganche. » Adont le maldit Dieu luy et sa generation.

[Dieu s'adresse à Caïn] Après cela, Dieu apparut à Caïn ; il lui demanda où était son frère Abel. Caïn eut peur et répondit platement qu'il ne le savait pas, qu'il n'avait pas la garde de son frère. Alors Dieu lui dit : « Tu l'as tué et son sang me crie vengeance ». Alors Dieu le maudit, lui et sa descendance.

[Des enfans Adam] Adam oit III fis et II filhes qui oirent à nom sens les aultres. Les fis furent Caym, Abel et Seth ; les filhes furent nommeez Calmana, qui fut la femme Caym, et Delbora qui fut la femme Seth, car Abel n'oit ne femme ne enfans. De Caym issit grant generation, car ilh oit I fis qui fut nommeis Enoch, et Enoch engenrat Yras, et Yras Maniabel, et Maniabel Matusael, et Matusael Lamech, qui fut aveugle, qui tuat Caym à traire d'onne saiete. Adam oit des altres enfans, fis et filhes, car après Seth ilh engenrat XXX fis et XXXI filhes, si que chu furent LXIIII enfans qu'ilh orent Eve et Adam. Et Caym oit oussi pluseurs enfans et fis et filhes, dont je ne fay point de mention fours que des cheaux qui astoient anneis, dont ons posist declareir sa generation. Item, Abel n'oit nulle enfant, car ilh morit jovene. Et Seth engenrat Enos, et Enos Caynam, et Caynam oit Malaleel, et Malaleel oit Jareth, et Jareth oit Enoch, et Enoch oit Matusale, et Matusale oit Lamech, le peire Noé. Seth oit encor des aultres enfans, dont ilh issirent pluseurs aultres que je ne nomme nient.

[Les enfants d'Adam] Adam eut trois fils et deux filles portant un nom, sans compter les autres. Les fils furent Caïn, Abel et Seth et les filles furent appelées Calmana, la femme de Caïn, et Delbora, la femme de Seth. Abel n'eut ni femme ni enfants. Caïn eut une nombreuse descendance. Il eut un fils nommé Hénoch. Celui-ci engendra Irad, Irad Maviaël, Maviaël Mathusaël et Mathusaël Lamech, qui fut aveugle et tua Caïn d'un trait de flèche. Adam eut d'autres enfants, fils et filles, car après Seth il engendra trente fils et trente et une filles. Ève et Adam eurent ainsi soixante-quatre enfants. Caïn aussi eut de nombreux enfants, fils et filles, que je ne mentionne pas, sauf les aînés, dont on peut signaler la descendance. Abel n'eut pas d'enfant, car il mourut jeune. Seth engendra Enos, Enos Caïnam, Caïnam Malaléel, Malaléel Jared, Jared Hénoch, et Hénoch Mathusalem, Mathusalem engendra Lamech, le père de Noé. Seth eut encore d'autres enfants, qui donnèrent le jour à de nombreux autres enfants que je ne nomme pas.

 

Adam raconte à Seth sa rencontre avec Dieu au paradis, la faute originelle, et ses conséquences - Adam transmet à Seth son message et ses prophéties - Dernier message d'Adam

 

[p. 315] [Adam parolle à Seth] Si avient I jour que Adam dest à Seth : « Ors entens, fis, je toy diray chu que j'ay veyut et oyut, apres chu que je fuy jetteis de paradis. Quant je astoie en orison et ta mere Eve venoit à moy, je vey Mychiel l'angele et I chart qui corroit plus toist que le vent, et les rues astoient ardantes, qui moy prisent et moy enportat en paradis de justiche, où je vey Dieu qui avoit regars de feu intollerable, et pluseurs milhirs d'angeles à diestre [p. 316] et à senestre. Quant je vey chu, je trembla tou de paiour ; si commenchay adoreir Dieu sor le fache de la terre. Et adont me dest Dieu : ‘’ Vois chi tu morais, car tu as forpasseit mes commandemens, et as oiit la vois de ta femme, et si as obeit plus à lée que à moy ’’.

[p. 315] [Adam parle à Seth] Vint un jour où Adam dit à Seth : « Maintenant, écoute, mon fils, je vais te dire ce que j'ai vu et entendu après avoir été chassé du paradis. Tandis que j'étais en prières et que ta mère venait vers moi, je vis l'ange Michel sur un char qui roulait plus vite que le vent et dont les roues étaient brûlantes. Il me prit et m'emporta dans le paradis de justice, où je vis Dieu au regard de feu, insupportable, entouré de plusieurs milliers d'anges à sa droite [p. 316] et à sa gauche. À cette vue, tout tremblant de peur, je me mis à l'adorer, la face contre la terre. Alors Dieu me dit : ‘’ Voici que tu mourras, car tu as outrepassé mes commandements ; et tu as écouté la voix de ta femme et tu lui as obéi à elle plutôt qu'à moi ’’.

[Adam parolle à Dieu] Et quant je oii teiles parolles, je chaii à terre en orant Dieu, et ly ay dit : ‘’ Douls sires, Dieu pitieux et misericors, que mes nom ne soit osteit de ta memoire, et garde m'arme quant je moray, et mon esperit iscerat de mon corps ; se ne le jette pais en sus de ta fache, car tu le fesis de lymon de la terre, et l'as nouri de ta grasce ; entens à ma parolle. ’’

[Adam parle à Dieu] Quand j'entendis ces paroles, je tombai à terre en priant Dieu et lui dis : ‘’ Doux Seigneur, Dieu de pitié et de miséricorde, que mon nom ne soit pas effacé de ta mémoire ; veille sur mon âme quand je mourrai, quand mon esprit quittera mon corps ; ne le rejette pas loin de ta face, car tu l'as fait du limon de la terre et l'as nourri de ta grâce : entends ma parole ’’.

[Dieu respont] Adont me dest Dieu : ‘’ La figure de ton cueur ayme la scienche ; portant ne serat mie osteis ly hons de ta semenche de mon serviche, qu'ilh ne moy serve jusqu'en la fin de monde. ’’

[Dieu répond] Alors Dieu me dit : ‘’ La nature de ton cœur aime le savoir. Dès lors, les hommes de ta descendance ne seront pas dispensés de mon service : qu'ils me servent jusqu'à la fin du monde ’’.

[Adam parolle à Dieu] Quant je entendi chu, je moy jetta plus plas à terre, et adora Dieu en disant : ‘’ Tu es Dieu perpetuel et eterneil, et soverains de toutes les creatures ; à toy soit ly loyenge et ly honneur spirituel, tu es deseurs toutes chouses le vray lumire et la vie incomprensible, qui n'at commenchement ne fin, plains de vertus, qui vit et regne par tous les siecles des siecles. ’’

[Adam parle à Dieu] Quand j'entendis cela, je me jetai plus à plat à terre, j'adorai Dieu en disant : ‘’ Tu es le Dieu perpétuel et éternel, le souverain de toutes les créatures. À toi la louange et l'honneur de l'esprit. Tu es au-dessus de toutes choses la vraie lumière et la vie insondable, sans commencement ni fin, plein de vertu, toi qui vis et règnes à travers tous les siècles des siècles’’ .

[p. 316] [De sains Mychiel] Apres chu Mychiel l'angle vient à moy et dest : ‘’ Viens-en awec moy. ’’ Adont moy menat fours de la vision de Dieu, et tenoit I virge en sa main ; si en ferit sus les aighes qui astoient entour paradis, et tantoist conjalarent. Adont je passay sus les aighes, et sains Mychiel passat awec moy et moy remis en lieu où ilh m'avoit pris.

[p. 316] [Saint Michel] Après cela, l'ange Michel vint vers moi et dit : ‘’ Viens avec moi. ’’ Alors il m'emmena hors de la vision de Dieu. Avec le bâton qu'il tenait à la main, il frappa sur les eaux autour du paradis, lesquelles aussitôt se congelèrent. Je passai alors sur les eaux, accompagné de saint Michel qui me ramena à l'endroit où il m'avait pris.

[Adam parolle à Seth] Entens Seth, beais fis, le remanant des misteires futures, et des sacramens à moy reveleis que par le fust de scienche je les ay cognut et entendues, chu que ons doit faire al Createur et que ly Createur doit faire à humaine lignie, et comment Dieu s'apparut en flamme de feu et parloit de majesteit. » Enssi dest Adam à Seth en prophetisant tout le remanant qui astoit advenir jusques al jour de jugement. Et quant Adam oit visqueit IXc et XXX ans, si morut Adam, nostre promier peire en le was Ebron.

[Adam parle à Seth] Entends, Seth, mon beau fils, la suite des mystères et des sacrements futurs qui me furent révélés. C'est par l'arbre de la science que je les ai connus et appris : ce que l'on doit faire pour le Créateur, ce que le Créateur doit faire pour le genre humain et comment Dieu est apparu entouré de flammes de feu et parla en majesté ». Ainsi Adam parla-t-il à Seth en prophétisant ce qui restait à arriver jusqu'au jour du jugement. Et après neuf cent trente ans, Adam notre premier père, mourut dans la vallée d'Hébron.

[p. 317] Adam, quant ilh soit le jour de sa fin, si appellat tous ses enfans, et parlat à eaux et leurs donnat sa benichon. Et Seth, son fis, li dest : « Beais peire, voleis que je voise en paradis terrestre querir de fruis que vos soliiés useir ? » Adam li respondit : « Nenil, fis ; je le desire, mains j'ay grant doleur en mon corps, car je suy fortement malaide. » Et li demandat queile doleur.

[p. 317] Quand Adam connut le jour de sa mort, il appela tous ses enfants, leur parla et les bénit. Et Seth, son fils, lui dit : « Beau père, voulez-vous que j'aille chercher au paradis terrestre des produits que vous aviez l'habitude d'utiliser ? ». Adam lui répondit : « Non, mon fils. Je le souhaite, mais je ressens une grande douleur en mon corps, car je suis fort malade ». Seth lui demanda de quelle douleur il s'agissait.

[Adam parolle à Seth] « Beais fis, quant Dieu me fist et ta mere, ilh nos mist en paradis, et nos donnat por vivre tous les fruis des pommiers qui astoient là-dedens, et nos commandat que nos n'athocassiens les fruis de l'arbre bons et mals, qui est emmy paradis ; et nos devisat paradis à moy le partie vers orient, et à ta mere le partie vers occident, et nos donnat dois angeles por nos à gardeir. Ilh vient ly heure que les angeles montarent en chiel devant Dieu oreir ; tantost vient ly dyable, nostre adversaire, en l'absenche des angeles, et fist tant à ta mere qu'elle mangnat de fruit de l'arbre que Dieu nos avoit defendut, et moy en donnat, et je en mangnay.

[Adam parle à Seth] « Beau fils, quand Dieu me créa, ainsi que ta mère, il nous mit au paradis et nous donna pour vivre tous les fruits des arbres qui s'y trouvaient. Il nous ordonna de ne pas toucher aux fruits de l'arbre du bien et du mal, qui est au milieu du paradis. Il partagea pour nous le paradis : à moi la partie orientale et à ta mère la partie occidentale. Il nous donna deux anges pour nous garder. Aussitôt qu'arriva l'heure où les anges montèrent au ciel pour prier Dieu, en leur absence, le diable, notre ennemi, se présenta. Il influença tellement ta mère qu'elle mangea du fruit de l'arbre que Dieu nous avait défendu, elle m'en donna et j'en mangeai.

[Des maladyes Adam] Adont fut Dieu mult yreis contre nos, et vient à moy et me dest : ‘’ Portant que tu as refuseit mon commandement et ma parolle que je toy avoy dit et commandeit, et mal gardeit, portant je toy donray LXX plaies de diverses doleurs en ton corps, al commenchement de ton chief et des oeux et des orelhes, jusques aux ongles des piés ’’. Chu dest-ilh à nos dois, moy et ta mere, à nous enfans et à tout humaine lignie ; si que je ay et seng les doleurs.

[Les maladies d'Adam] Alors Dieu fut très irrité contre nous. Il vint à moi et me dit : ‘’ Parce que tu ne m'as pas obéi, que tu n'as pas observé l'ordre que je t'avais donné, je t'infligerai soixante-dix plaies te causant diverses douleurs corporelles, touchant la tête d'abord, puis les yeux et les oreilles, jusqu'aux ongles des orteils ’’. Il dit cela pour nous deux, ta mère et moi, pour nos enfants et pour tout le genre humain. C'est pourquoi j'éprouve et ressens des douleurs. »

 


 

DIGRESSION : D'ADAM et Ève aux fils de JACOB (Ii) [Myreur, p. 317b-324a]

 

Introduction]

On se référera à l'introduction générale du fichier précédent. L'Histoire des trois tiges miraculeuses est à mettre en rapport avec les p. 411-412 qui traitent des différents bois dont se compose la Croix du Christ. Les deux textes peuvent avoir été influencés, à des titres divers, par le ch. 64 (L'invention de la Sainte Croix) de La légende dorée de Jacques de Voragine (Ecrits Apocryphes Chrétiens II, 2005, p. 363-365). L'introduction de ce chapitre 64 fournit de précieuses informations sur les sources antérieures. Il est également question du bois de la Croix dans la Vita Adae et Evae, 48, 3, et chez Pierre le Mangeur, Historia Scolastica, Evang., 81 (de probatica piscina). ‒ À propos des légendes sur l'origine du bois de la Vraie Croix, faisant intervenir la tige miraculeuse, la reine de Saba et la piscine qui guérit, on trouvera quelques informations dans l'article Vraie Croix de Wikipédia. Tout n'est pas exact ; ainsi, contrairement à l'affirmation de l'auteur de cet article, l'Évangile de Nicodème (dans la version des EAC II, 2005) ne dit rien sur l'origine lointaine du bois de la Croix. L'article attire toutefois l'attention sur le cycle de fresques de Piero della Francesca, intitulé « La légende de la Vraie Croix » et peint dans la chapelle Bacci de la Basilique Saint-François à Arezzo (seconde moitié du XVIe siècle).

 Le personnage de Seth et la question de l'huile de la miséricorde reviendront dans le récit de la Descente aux Enfers (p. 416-417).

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Sommaire

En quête de l'huile de miséricorde : Adam envoie aux portes du paradis terrestre Seth et Ève, qui conversent avec le diable - L'huile de miséricorde ne sera disponible qu'après l'incarnation - La triple vision prophétique de Seth au paradis

Seth ramène du paradis trois graines et des directives précises - Mort et ensevelissement d'Adam avec les trois graines - Mort et recommandations d'Ève - Le livre de Seth, accessible à Salomon et contenant la prophétie d'Énoch

Histoire des trois tiges miraculeuses de Seth à Moïse : Moïse trouve à Hébron dans la bouche d'Adam trois tiges miraculeuses d'où il fera jaillir de l'eau dans le désert - Moïse plante les tiges au pied du mont Horeb, où il meurt

Histoire des trois tiges sous David et Salomon, mille ans plus tard : David ramène les tiges d'Horeb à Jérusalem - Salomon et les arbres qui servirent à construire le Temple de Jérusalem - Miracles opérés par les arbres d'Adam : Maximilla, la piscine miraculeuse, le pont pour la reine de Saba

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En quête de l'huile de miséricorde : Adam envoie aux portes du paradis terrestre Seth et Ève, qui conversent avec le diable - Seth demande de l'huile de miséricorde, qui ne sera disponible qu'après l'incarnation - La triple vision de Seth au paradis

 

[p. 317] Or toy diray, beais fis Seth, tu yras en paradis, et dirais à Cherubim, qui garde le bois de vie atout une espee de feu, et ly diras qu'ilh moy envoiet del oyle de misericorde qui Dieu moy promist, quant ilh moy oistat de paradis. » Seth soy mist tantost à la voie, et s'en alat vers paradis toute la voie que son peire ly avoit monstreit parmy une verde voie, où astoient encor les pas de Eve et Adam tous seches, por le pechiet d'eaux al venir fours de paradis, que oncques herbes n'y poit depuis croistre par où ilh passarent.

[p. 317] « Maintenant, je te dirai, cher fils Seth, tu iras au paradis et tu parleras à Chérubin, qui garde l'arbre de vie avec une épée de feu. Tu lui diras de m'envoyer l'huile de miséricorde promise par Dieu quand il me rejeta du paradis ». Seth se mit aussitôt en route vers le paradis par le passage que son père lui avait montré au milieu d'un chemin herbu, gardant les traces desséchées des pas d'Ève et Adam. C'est que, depuis leur sortie du paradis suite à leur péché, aucune herbe n'avait jamais pu repousser là où ils avaient marché.

[Adam parolle à Eve] Et Eve ploroit deleis Adam qui disoit : « Beais sires Dieu, tu welhes mettre les doleurs de monsangnour Adam à moy, car j'ay pechiet et vient tout le maul de moy. » [p. 318] Adam li dest adoncques : « Lieve-toy, et vas awec ton fis Seth jusques aux portes de paradis. » Et elle en allat apres, et le seuwit tantoist, car elle savoit mye la voie que ilh ne fesist Seth.

[Adam parle à Ève] Ève pleurait près d'Adam, disant : « Beau Seigneur Dieu, veuille me charger des souffrances de mon seigneur Adam, car j'ai péché et tout le mal vient de moi ». [p. 318] Adam lui dit alors : « Lève-toi et va avec ton fils Seth jusqu'aux portes du paradis ». Elle partit derrière lui et le suivit aussitôt, car elle connaissait beaucoup mieux la route que lui.

[p. 318] Enssi qu'ilh en aloient, si vient ly serpens dyabolique et mordit Seth ; et quant Eve le veit, si commenchat à ploreir et dest : « Elas ! miserables sont tous cheaux qui ne gardent les commandemens de Dieu ! » Et dest Eve à serpent à grant vois : « Hahay ! serpent, bieste maldite, porquoy n'as tu doubteit de mettre tes dens en l'ymaige de Dieu ? »

[p. 318] Tandis qu'ils cheminaient, le serpent diabolique arriva et mordit Seth. Quand elle le vit, Ève commença à pleurer et dit : « Hélas ! misérables sont tous ceux qui ne gardent pas les commandements de Dieu ». Ensuite Ève dit à haute voix au serpent : « Holà ! serpent, bête maudite, pourquoi n'as-tu pas craint de mordre de tes dents l'image de Dieu ? ».

[La bieste parolle à Eve] Respont la bieste à grant vois : « O Eve ! n'est mie contre nos ton malisce et le fereur de nos ! Dis, Eve, comment fut apparelhié ta bouche à mangier del fruit qui toy astoit defendut de part Dieu ? »

[La bête parle à Ève] La bête répond à haute voix : « Ô Ève, ta méchanceté et ta fureur ne doivent pas être dirigées contre nous ! Dis, Ève comment ta bouche fut-elle préparée à manger du fruit défendu par Dieu ? ».

[Seth parolle à la bieste] Adont dest Seth à la bieste : « Blameir toy puist Dieu ! Clouse ta bouche maldite, serpens annemy de veriteit, et si toy pars del ymaige de Dieu, jusques à tant que commandeit te sierat de part nostre sires Dieu. » Et li serpent respont : « Je repereray arier, enssi com tu dis a facie ymaginis Dei. »

[Seth parle à la bête] Alors Seth dit à la bête : « Puisse Dieu te blâmer ! Ferme ta bouche maudite, serpent ennemi de la vérité et éloigne-toi de l'image de Dieu jusqu'au moment où Dieu Notre Seigneur l'ordonnera ». Et le serpent répond : « Je me retirerai, loin en arrière de la face de l'image de Dieu ("a facie imaginis Dei"), comme tu dis. »

[p. 318] [Seth s’en va vers paradis] Adont s'en alat Seth vers paradis ; si fut tous steilis de la grant clarteit que paradis jettoit, qu'ilh creioit estre ardeure de feu ; mains ilh alat avant, tant qu'ilh vient à Cherubim, se li dest : « Mon peire est vies et malaide ; sy m'envoiet à toy en priant que tu ly envoie de l'oyle de misericorde à ly promis de part Dieu. »

[p. 318] [Seth s'en va vers le paradis] Alors Seth se mit en route pour le paradis. Il fut ébloui par la grande clarté qui en émanait, au point de se croire devant un feu ardent. Il alla toutefois de l'avant jusqu'à Chérubin à qui il dit : « Mon père, vieux et malade, m'envoie te demander de lui envoyer de l'huile de miséricorde, promise par Dieu ».

[L’angele parolle à Seth] Ly angele respont : « Seth, entre ens la voie de paradis. » Seth tantoist y entrat, et alat en parties de paradis et si voult prendre de l'oyle de misericorde ; et si furent jusques aux portes de paradis, nient plus avant. Si prisent del pulvre de la terre, et le mettirent sour leur tiestes, Seth et Eve ; et soy cucharent à terre et commenchont à plaindre et à gemir grandement, en priant Dieu que ilh ait merchi de Adam et li veuille aidier en ses doleurs, et qui weulhe envoier son angele qui leurs donne del oyle de misericorde en orant Dieu.

[L'ange parle à Seth] L'ange répondit : « Prends la route du paradis ». Seth la prit immédiatement, entra dans les régions du paradis, désireux de prendre de l'huile de miséricorde. Ils parvinrent aux portes du paradis, mais n'allèrent pas plus loin. Ils prirent de la poussière du sol et la répandirent sur leurs têtes. Puis ils se couchèrent par terre et commencèrent à se plaindre et à gémir abondamment, demandant à Dieu d'avoir pitié d'Adam et d'accepter de l'aider dans ses souffrances, en envoyant son ange pour leur donner de l'huile de miséricorde. Tout cela en priant Dieu.

[p. 318] [Mychiel l'angle parolle à Seth] Adont sains Mychiel l'archangle vient tous appareilhiet et dest : « Je suy envoiiet à vos de part Dieu bien constitueis sor le corps Adam ; et sy toy dis Seth, hons de Dieu, et ty Eve ne velhiés plus ploreir, oreir ne deproier por l'oyle de misericorde ; je toy dis que maintenant [p. 319] tu ne pues avoir jusques al temps noveal, qu'il sierat acomplis de la creation Adam Vm IIc, I seul mons, de années, car adont venrat sour terre ly tres-hauls fis de Dieu, vrai et vief, qui resusciterat Adam, et awec ly mult de corps mors. Adont li douls Jhesus, li fis de Dieu vief, sierat baptiziet en fluis Jordan, si qu'ilh adont ilh l'onderat del oyle de sa misericorde qu'ilh promist à Adam et à tous cheaux qui croiront en luy. Et chu serat l'oyle de misericorde de generation en generation, qui fera renaistre cheaux qui seront baptizeit en aighe, en nom del Sainte-Triniteit, el vie eterneal. »

[p. 318] [L'ange Michel parle à Seth] Alors l'archange saint Michel se présenta en grand appareil, disant : « Je suis envoyé par Dieu, bien informé de l'état d'Adam. Je vous dis, à toi, Seth, homme de Dieu, et à toi Ève, de ne plus pleurer, ni prier ni supplier pour obtenir de l'huile de miséricorde. Je te dis maintenant que [p. 319] tu ne pourras pas en avoir avant l'ère nouvelle, avant que ne soit accompli l'an cinq mille deux cent moins un de la création d'Adam. Alors viendra sur terre le Très Haut, le fils de Dieu, vrai et vivant, qui ressuscitera Adam et avec lui beaucoup de corps défunts. À ce moment, le doux Jésus, fils du Dieu vivant, sera baptisé dans le Jourdain, et alors coulera l'huile de la miséricorde promise à Adam et à tous ceux qui croiront en lui. Et ce sera l'huile de miséricorde, de génération en génération, qui fera renaître dans la vie éternelle ceux qui seront baptisés dans l'eau, au nom de la Sainte-Trinité ».

[p. 319] [Sains Mychiel parolle à Cherubim] Et puis saint Mychiel dest à Cherubim : « Vas al husserie de paradis, et lais dedens buteir le chief de Seth, tant seulement por veoir chu qu'ilh at chaens. » Et chu fut fait ; si buttat Seth son chief dedens paradis terrestre, où ilh veit si grant bealteit que langue humane ne le poroit dire, qu'ilh y avoit en diverses generations de fruis, de fleurs et de douls chans de toutes vois.

[p. 319] [Saint Michel parle à Chérubin] Alors saint Michel dit à Chérubin : « Va à la porte du paradis, et laisse Seth introduire sa tête à l'intérieur, seulement pour voir ce qui s'y trouve ». C'est ce qui fut fait. Seth passa la tête à l'intérieur du paradis terrestre, où il découvrit une très grande beauté, impossible à décrire par une langue humaine, tant abondaient toutes les espèces de fruits et de fleurs, dans la douceur de toutes sortes de chants.

[De l’arbre de paradis] Et veit la fontaine qui nasquoit emmy paradis, dont les IIII fluis deseurdit nasquent ; et astoit deseur la fontaine une arbre qui astoit mult ramus, mains ilh astoit defuelhiés et de la scorche denueis. Si demandat Seth porquoy chist arbre astoit enssi despulhiés? Ilh ly fut respondut : « Por le pechiet de ton pere et de ta mere. » Quant ilh entendit chu, si est retourneis al angele, et se li dest diligemment tout chu que ilh avoit veyut ; et li angele li commandat que ilh retournast à la porte, et diligemment regardast chu qu'ilh vieroit. Et quant ilh y fut retourneis, si veit que li serpen astoit tortelhiés entour l'arbre qui enssi astoit denueis. Quant ilh oit chu veyut, si revient sicom fatueux ; mains ly angele li commandat tirchement que ilh retournast à la porte. Porquen ilh retournat ; se veit l'arbre deseurdit jusques à chiel esleveis, et al sommiteit del arbre avoit sicom une enfant jovenes, qui astoit neis et enwolpeis de drappeals.

[De l’arbre du paradis] Seth vit la source qui naissait au milieu du paradis, donnant naissance aux quatre fleuves cités plus haut (p. 310). Au-dessus de la source on voyait un arbre très pourvu de branches, mais sans feuilles et sans écorce. Seth demanda pourquoi cet arbre était ainsi dépouillé. On lui répondit : « C'est à cause du péché de ta mère ». En entendant cela, Seth revint vers l'ange et lui raconta avec précision ce qu'il avait vu. L'ange lui ordonna ensuite de retourner à la porte et d'observer soigneusement ce qui lui apparaîtrait. Et lorsqu'il y retourna, Seth vit le serpent entortillé autour de l'arbre, qui était ainsi dénudé. Après cette vision, il revint comme fou. Mais l'ange lui ordonna de retourner à la porte une troisième fois. Il y retourna donc. Il vit alors que cet arbre s'était élevé jusqu'au ciel et qu'à son sommet semblait apparaître un jeune enfant, un nouveau-né enveloppé de langes.

[De Seth ce qu’ilh veit en paradis] Quant ilh oit veyut chu sicom enbahis, enssi comme ilh regardoit vers terre, si veit les rachines de chist arbre meisme entreir dedens la terre, et jusques aux infers partir ; et ilh regardat en la parture, si veit l'arme de [p. 320] son freire Abel. Et enssi est retourneis la tirche fois al angele, et chu qu'ilh at veyut ly at demonstreit ; se li dest ly angle : « Chis enfan que tu as veyut, ch'est li fis de Dieu. Et Abel pleure les pechiés de son pere et sa mere. »

[Ce que Seth voit au paradis] Quand Seth, tout ébahi, eut vu cela, il aperçut aussi, en dirigeant son regard vers le sol, les racines de ce même arbre pénétrer dans la terre et descendre jusqu'aux enfers. Il regarda par l'ouverture et vit l'âme de [p. 320] de son frère Abel. Il retourna alors une troisième fois vers l'ange pour lui décrire sa vision, et l'ange lui dit : « Cet enfant que tu as vu, c'est le fils de Dieu. Et Abel pleure sur les péchés de son père et de sa mère ».

 

Seth ramène du paradis trois graines et des directives précises - Mort et ensevelissement d'Adam avec les trois graines - Mort et recommandations d'Ève - Le livre de Seth, accessible à Salomon et contenant la prophétie d'Énoch

 

[p. 320] [L’angle donna à Seth III grains] Adont prist l'angle trois grains de pomier, de quoy Adam mangnat la pomme, et donnat en disant à ly : « Dedens trois jours apres chu que tu seras revenus à ton pere, ilh expirrat ;

[p. 320] [L’ange donne trois grains à Seth] Alors l'ange prit trois graines du pommier dont Adam avait mangé la pomme. Il les lui donna en disant : « Trois jours après ton retour chez ton père, celui-ci expirera.

[Cedre, cypresse, pyns, olivier] adont tu li metteras ches trois grains en sa bouche, de quoy ilh nastront trois verges, de quoy ly une serat cedre, ly aultre cypresse et li tirche pins, qui est aultrement nommeis oliviers. Or vas à ton pere, et fais chu que je t'ay dit, et tu vierras mervelhe. » Et puis saint Mychiel est departis de Seth, et Seth est retourneis awec sa mere ; et si raportarent des espies bien odorant, assavoir nardum, saffran et canelle.

[Cèdre, cyprès, pin/olivier] Alors tu lui mettras les trois graines dans la bouche, d'où naîtront trois tiges : l'une sera un cèdre, l'autre un cyprès et la troisième un pin, aussi appelé olivier. Maintenant, va vers ton père, et fais ce que je t'ai dit, et tu verras une chose étonnante ». Ensuite, saint Michel quitta Seth, qui s'en retourna avec sa mère en rapportant des épices odorantes, c'est-à-dire du nard, du safran et de la cannelle.

[p. 320] [Seth revient à Adam] Quant ilhs furent revenus à Adam, qui astoit mult malaide, Seth ly enfant li racomptat tout chu qu'ilh avoit veyut et oyut depuis qu'ilh en allat. Dont Adam fut mult joieux, et rist ortant qu'ilh avoit oncques fait en toute sa vie, et commenchat à crieir en disant : « Vray Dieu, ilh moy souffiietet ma vie ; oste mon arme de mon corps. »

[p. 320] [Seth revient près d'Adam] Quand ils furent revenus près d'Adam, qui était très malade, son fils Seth lui raconta tout ce qu'il avait vu et entendu depuis son départ. Adam en fut très content et rit comme il ne l'avait jamais fait durant toute sa vie. Il se mit alors à crier en disant : « Vrai Dieu, j'ai suffisamment vécu ; retire mon âme de mon corps ».

[Adam morit] Atant expirat-ilh, et tantost ly soleal et la lune devinrent tout tenebreux, et les estoiles perdirent leur lumiere par VII jours. Atant vient sains Mychiel, et dest à Seth : « Lieve-toy et viens awec moy por regardeir ton pere, et chu que Dieu disposerat de ly et de sa faiture. » Adont regardat Seth, se veit la main de Dieu sus son chief, et le livrat à sains Mychiel en disant : « Je le mes en ta garde jusques à jour de ma disposition ; quant je metteray les pleurs en joie, adont sierat-ilh en siege de cheli qui le supplantat. »

[Adam meurt] Alors il expira. Aussitôt, le soleil et la lune s'obscurcirent et les étoiles perdirent leur éclat pendant sept jours. Ensuite arriva saint Michel, qui dit à Seth : « Lève-toi et viens avec moi pour voir ton père, et savoir ce que Dieu fera de lui et de son image ». Alors Seth regarda, vit la main de Dieu sur la tête d'Adam et confia son père à saint Michel en disant : « Je le mets sous ta garde jusqu'au jour où je serai prêt ; quand je changerai les pleurs en joie, alors il siégera sur le siège de celui qui le fit tomber ». (?)

[Adam fut ensevelis] Et dest apres : « Aporteis IIII sydoines, et se vesteis Adam et Abel, son fis, de dois, et le thier poseis sour eaux, et puis les ensevelisseis en la vauls de Ebron tous les engeles et archangeles, thrones, potesteis et dominations. »

[Adam est enseveli] Seth dit ensuite : « Apportez quatre suaires, revêtez Adam et Abel d'un suaire chacun, posez le troisième sur eux, puis ensevelissez-les dans la vallée d'Hébron, (vous) tous anges, archanges, trônes, puissances et dominations ».

[Des III grains] Adont Seth li mist les trois grains desous la langue, desqueiles nasquirent en brief temps trois vergelet de la longeche d'onne olne.

[Les trois graines] Alors Seth déposa sur la langue d'Adam les trois graines, desquelles naquirent en très peu de temps trois tiges de la longueur d'une aune.

[Eve morit VI jours après Adam - Des II jugement] Et VI jours apres que Adam fut mors, morut Eve, qui à la mort dest à ses enfans que sains Mychiel ly avoit dit que Dieu feroit [p. 321] II jugement, dont ly uns sieroit par aighe et ly aultre par feu ; mains nuls ne savoit liqueis sieroit devant.

[Ève meurt six jours après Adam - Les deux jugements] Et six jours après la mort d'Adam, mourut Ève ; en mourant elle dit à ses enfants que, d'après ce que saint Michel lui avait dit, Dieu ferait [p. 321] deux jugements, l'un par l'eau et l'autre par le feu ; mais nul ne savait lequel aurait lieu d'abord.

[Eve aprent ses enfants] [Eve morit] Et portant Eve conselhoit à ses enfans que ilhs fesissent des taubles et escriassent leurs vies ly uns apres l'autre, et les vies de leurs peires et mere, et chu qu'ilh avoient dit à la mort ; et fesissent II columpnes, l'une de marbre et l'autre de tueles, se metissent dedens leurs escripts, si seroient gardeis de feu et de l'aighe. Quant el oit chu dit, elle jondit ses mains vers le chiel et rendit son espir en orant Dieu ; et ses enfans commencharent à ploreir.

[Ève informe ses enfants] [Ève meurt] C'est pourquoi Ève conseilla à ses enfants de faire des tablettes et d'y écrire leurs vies, les uns après les autres, les vies de leurs pères et mères ainsi que leurs paroles au moment de leur mort. Qu'ils fassent deux stèles, l'une de marbre et l'autre de briques, pour y consigner leurs écrits, les protégeant ainsi du feu et de l'eau. Après avoir dit cela, Ève tendit ses mains jointes vers le ciel et rendit son esprit en priant Dieu. Ses enfants commencèrent alors à pleurer.

[Sains Mychiel parolle à Seth] Adont vient sains Mychiel et huchat Seth, et ly dest : « Hons de Dieu, Dieu ne veult que vos ploreis que VI jours les mors ; car ly VIle jour est la resurrexion de siecle future, et cheli jour soy repoisat Dieu à ses œvres. »

[Saint Michel parle à Seth] Alors saint Michel arriva, appela Seth et dit : « Homme de Dieu, Dieu ordonne de pleurer les morts six jours, le septième étant le jour de la résurrection du siècle futur, et en ce jour, Dieu se reposa de ses œuvres ».

[p. 321] Quant Seth oit visqueit IXc et XII ans, ilh fist les taubles et escript dedens tout chu que dit est, et de jour en jour chu qu'ilh avenoit, qui apres la delueve Noé furent trovées, et furent veues et luttes de pluseurs gens ; mains ilh ne furent mie lehutes de cascon. Ly saige Salmon veit les lettres; se priat à Dieu qu'ilh li demonstraste que ch'estoit, et qu'ilh signifioient.

[p. 321] Quand Seth eut atteint l'âge de neuf cent douze ans, il fit les tablettes et y écrivit tout ce qui est dit ici, et ce qui se passa ensuite, jour après jour. Ces tablettes furent retrouvées après le déluge de Noé ; beaucoup de personnes, mais pas tout le monde, les virent et les lurent. Le sage Salomon vit les textes et pria Dieu de lui expliquer ce qu'ils étaient et ce qu'ils signifiaient.

[Ly angle parolle à Salmon] Atant vient uns angle qui dest : « Je suy chis qui tiene le main de Seth quant ilh escrioit ches lettres, et tu sieras tant sciencheux que tu leiras et cognisceras tout chu qui est dedens escript. » Salomon appellat ches lettres Achabaidas, c'este à dire doctrine sens libre de l'escripture Seth de son doit. En chi libre fut troveis le prophetie, qui prophetisat Enoch, ly VIIe apres Adam de la generation Seth devant la delueve Noé de la venue Jhesu-Crist, en disant enssi : Ecce veniet dominus in sanctis milibus suis facere judicium et arguere omnes impios de malis operibus suis ; c'este à dire en franchois : « Veischi Dieu venrat atout ses sains miles faire le jugement et argueir tous les malvais de leurs mauls œvres. »

[L'ange parle à Salomon] Alors arriva un ange qui dit : « Je suis celui qui a tenu la main de Seth, quand il écrivait ces lettres, et ta grande sagesse te rendra capable de lire et de connaître tout ce qui y est écrit ». Salomon appela ces textes Achabaidas, c'est-à-dire doctrine sans livre (?), de l'écriture de la main de Seth. Dans ce livre, on trouva la prophétie d'Énoch, le septième descendant de Seth, après Adam, avant le déluge de Noé, qui prophétisa la venue de Jésus-Christ, en disant ainsi : Ecce veniet dominus in sanctis milibus suis facere judicium et arguere omnes impios de malis operibus suis, c'est-à-dire en français : « Voici que Dieu viendra avec ses milliers de saints accomplir le jugement et contredire tous les méchants pour leurs méfaits ».

 

Histoire des trois tiges miraculeuses de Seth à Moïse : Moïse trouve à Hébron dans la bouche d'Adam trois tiges miraculeuses d'où il fera jaillir de l'eau dans le désert - Moïse plante les tiges au pied du mont Horeb, où il meurt

 

[p. 321] [Des III verges del boche Adam] Ors je revenray de parleir de Adam. En la bouche de Adam esturent lesdictes verges jusques al temps Moyses, que oncques ne cressirent, ne oncques leurs verdeurs ne perdirent. Et quant Moyses le prophete ramynat le peuple d'Ysrael de Egypte del servitude Pharaon parmy le Roge mere, si noiont tous les Egyptiiens, et Moyses [p. 322] en la terre de promission s'en vient en Ebron, où Adam fut ensevelis,

[p. 321] [Les trois tiges de la bouche d'Adam] Maintenant je reviendrai à Adam. Les tiges dont il a été question (p. 320) restèrent dans la bouche d'Adam jusqu'au temps de Moïse, sans jamais grandir ni perdre de leur verdeur. Et quand le prophète Moïse ramena d'Égypte à travers la mer Rouge le peuple d'Israël, délivré de la servitude de Pharaon, tous les Égyptiens furent noyés, et Moïse [p. 322] arriva en terre promise, à Hébron, où Adam avait été enseveli.

[Moïses prophetizat des III verges] et veit les trois verges qui de la bouche Adam nasquoient ; ilh vat abrechier les III verges, et el esperit de prophetie ilh dest : « Ches trois verges demonstrent la sainte Triniteit. » Et quant ilh les extrahit hours de la bouche Adam, si grant bon odeur de aromatique issit de luy, qu'ilh remplist toutes les gens qui là astoient, si qu'ilh en astoient tous yvres, et qu'ilhs ne savoient où ilhs astoient. De quoy Moyses fut mult liies ; si les prist et les affulat de I drappe bien nette enssi com chu fussent reliques, et les tient deleis ly tout le temps qu'ilh fut en desiers, assavoir XL ans.

[Moïse prophétise sur les trois tiges] Moïse vit alors les trois tiges qui poussaient de la bouche d'Adam. Il alla les couper et déclara, poussé par l'esprit de prophétie : « Ces trois tiges sont le signe de la sainte Trinité ». Et quand il les eut extraites de la bouche d'Adam, un parfum si bon et si fort en sortit que son odeur enveloppa toutes les personnes présentes, les enivrant au point qu'elles ne savaient plus où elles étaient. Cela rendit Moïse très heureux. Il prit les tiges, les enveloppa d'un drap propre, comme des reliques, et les garda près de lui tout le temps qu'il passa dans le désert, c'est-à-dire quarante ans.

[Gran myracle des III verges] Et quant alcuns de son peuple astoit poins ou mors des serpens ou des vermiens, ilhs venoient basier les verges et astoient tantoist saneis. Ilh avienet enssi que al aighe contradictoire, quant les alcuns de peuple Ysrael murmurarent encontre leur saingnour, porquoy Moyses fut promous à yre et leur dest : « Entendeis à moy qui asteis rebelles et incredulles : mes verges, dont vos murmureis si fort, feront issir del aighe de chist pire dure dont vos aveis si grant mesaise. » Atant ferit II fois la verge sus la pire ; si vient tantoist une belle fontaine qui jettat aighe à gran fluis, si que ly pueple et les biestes en bevirent asseis.

[Grand miracle des trois tiges] Les personnes de son peuple qui étaient piquées ou mordues par des serpents ou des insectes, venaient baiser les tiges et elles étaient guéries sur le champ. Il arriva aussi que, à propos de l'eau source de contestation, Moïse fut poussé à la colère, lorsque certains membres du peuple d'Israël murmurèrent contre leur seigneur. Il leur dit : « Écoutez-moi, vous les rebelles et les incrédules : mes tiges, qui vous agacent si fort, feront sortir de cette pierre dure l'eau qui vous manque tellement ». Alors il frappa deux fois la tige sur la pierre et aussitôt en jaillit de l'eau à grands flots, que les gens et les bêtes burent à satiété.

[p. 322] [Dieu s’apparut à Moyses] Et quant chi myracle fut fais, nostre sire Dieu s'apparut à Moyses en disant : « Portant que tu n'as mie sanctifiet mon nom devant les fis Ysrael, tu ne introduiras mie ton peuple en la terre de promission. » Adont respondit Moyses : « Qui les introduirat dont, sires ? » Dieu ly dest : « Nuls de eaux n'y entrerat en la terre de promission, fours que Caleph et Josué »

[p. 322] [Dieu apparaît à Moïse] Après l'accomplissement de ce miracle, Notre Seigneur Dieu apparut à Moïse en disant : « Parce que tu n'as pas sanctifié mon nom devant les fils d'Israël, tu n'introduiras pas ton peuple dans la terre promise ». Alors Moïse répondit : « Qui alors les introduira, Seigneur ? » et Dieu lui dit : « Aucun d'entre eux n'entrera dans la terre promise, à l'exception de Caleb et de Josué. »

[Del mort Moyses, des III verges] Quant Moyses l'entendit, si veit bien que li terme de sa vie approchoit ; se vient al rachine del mont de Oreb, et si plantat là ses verges, et par-deleis le cave fist faire son sepulture, en laqueile ilh entrat, et tantost expirat. Ches verges esturent bien illuc milhe ans, assavoir jusques al temps David le prophete, [p. 323] qui regnat en Judée milhe ans apres la mort Moyses le gran prophete.

[La mort de Moïse, les trois tiges] Quand Moïse entendit cela, il vit bien que le terme de sa vie approchait. Il se rendit au pied du mont Horeb et y planta ses tiges. Puis, près de la grotte, il fit élever sa sépulture, où il entra et où il expira aussitôt. Ces tiges restèrent là au moins mille ans, c'est-à-dire jusqu'au temps de David le prophète [p. 323], qui régna en Judée mille ans après la mort de Moïse, le grand prophète.

 

Histoire des trois tiges miraculeuses sous David et Salomon, mille ans plus tard : David ramène les tiges d'Horeb à Jérusalem - Salomon et les arbres qui servirent à construire le Temple de Jérusalem - Miracles opérés par les arbres d'Adam : Maximilla, la piscine miraculeuse, le pont pour la reine de Saba

 

[p. 323] [Comment David sciat les verges] Amonesteit fut ly roy David par le Sains-Esperit, qu'ilh s'en alaist en Arabe jusques al mont de Oreb, et si coulpaist les verges que Moyses avoit là planteit, el les apportaist en Jherusalem, par lesqueiles Dieu porvieroit le salvement de humaine lignie en la sainte crois. Tantoist y alat David et vient à lieu. Si at troveit les verges à IXe jour, les soiat ; atant en est issus teile odeur que David et ses gens en furent teilement raemplis qu'ilh en orent mult grant ammyration. Adont sonnarent instrumens de musiques, et David commenchat à salhir et à trippeir, et le nom de Dieu appelleir. Et quant ilh revinrent en Jherusalem, ilh accorirent mult de gens malaides de diverses infirmiteis, qui par le vertu de bois de la crois sanoient.

[p. 323] [David scie les trois tiges] Le roi David reçut du Saint-Esprit l'ordre de se rendre en Arabie jusqu'au mont Horeb, de couper les tiges plantées par Moïse et de les rapporter à Jérusalem : par ces tiges, Dieu assurerait sur la sainte croix le salut de la race humaine. David prit immédiatement la route et arriva à l'endroit voulu. Le neuvième jour, il trouva les tiges et les scia. Une odeur en sortit qui imprégna totalement David et ses gens, si forte qu'elle les remplit d'admiration. Alors résonnèrent les instruments de musique, et David se mit à sauter, danser, taper du pied, en invoquant le nom de Dieu. Lorsqu'ils revinrent à Jérusalem, une foule de malades accoururent, atteints d'infirmités diverses : ils furent guéris par la vertu du bois de la croix.

Adont s'apensat David en queile lieu ilh poroit planteir ses verges à honeur ; si les plantat en la cysterne encontre se thour par nuit, affin qu'ilh se posist aviseir lendemain le lieu où ilh les planteroit. Et lendemain les at raiés ; si at troveit les rachines en la cysterne, oussi bien qu'ilh awissent là esteit plantée I an. Quant David veit chu, si les laissat, car ilh veioit bien que ilh plaisoit à Dieu le lieu. Quant David fut mors qui à son temps avoit commenchiet le temple, mains Dieu li defendit portant qu'ilh astoit hommecide par Urie qu'ilh avoit faire ochire por avoir sa femme.

David réfléchit alors à l'endroit où il pourrait dignement planter ses tiges ; il les déposa dans la citerne près de sa tour, la nuit, afin de décider de l'endroit où il les planterait le lendemain. Quand le lendemain il alla les reprendre, il les trouva dans la citerne, aussi grandes que si elles avaient été plantées depuis un an. En voyant cela, David les y laissa, car il comprenait bien que l'endroit plaisait à Dieu. Alors David mourut. De son vivant, il avait commencé la construction du Temple mais Dieu ne lui permit pas de le terminer, parce qu'il avait tué Urie pour s'approprier sa femme.

[p. 323] Des sains arbres cressus des III verges] Si regnat Salmon apres luy en Judée, et parfist le temple. Si avient que les ovriers couparent l'arbre qui astoit cressut de l'une des verges, portant que ilh tenoit bien XXX cubites de long. Et ilh leur falloit à leur ovraige unc plus long que ilhs ne powissent troveir par tos les bois de là entour. Et chis sains arbre astoit plus long une cubite qu'ilh ne falloit à leur ovraige ; mains ilh fut troveis al mettre en l'ovre trop court I cubite. Si fut osteis, et fut talhiés unc des aultres II si long, qu'ilh astoit plus long I cubite que les mairiens qui astoient en l'œvre ; mains quant ilh fut apporteis, si fut trop cours. Et ly thirs fut coupeis, et enssi en avient com des altres, si les ont mis en temple de Jherusalem.

[p. 323] [Les saints arbres issus des trois tiges] Après David, Salomon régna en Judée et acheva le Temple. Un jour, les ouvriers coupèrent l'arbre qui avait poussé de l'une des tiges, vu qu'il faisait bien trente coudées de long. Or, pour leur construction, il leur fallait l'arbre le plus long qu'on puisse trouver dans les bois environnants. Ce saint arbre avait une coudée de plus que nécessaire à l'ouvrage, mais une fois mis en place on le trouva trop court d'une coudée. On l'enleva et on coupa un des deux autres arbres. Il était si long qu'il dépassait d'une coudée les plus grands utilisés dans l'édifice, mais, une fois sur place, il était trop court. On coupa le troisième, et ce fut avec lui comme pour les deux autres. On les mit dans le Temple de Jérusalem.

[p. 323] [Myracle de Maximilla] [De premier martyr par le nom Jhesus] Ilh astoit certains termes constitueis en Jherusalem de venir là adoreir ; si vient ly unc de ches termes qu'ilh y vienet gran peuple. Si avoit une femme qui astoit nommée Maximilla, qui tant seit sour l'arbre que ses vestimens commenchont à ardre. Quant elle veit chu se commenchat à crier par vois de prophete : « Mon [p. 324] Dieu, mon Dieu Jhesus. » Et quant les Juys entendirent que elle huchoit Jhesus, ilh le prisent et l'enhercharent fours del citeit et le lapidarent ; et chu fut le promier martyr qui por le nom de Jhesus morut.

[p. 323] [Miracle de Maximilla] [Premier martyr au nom de Jésus] À Jérusalem il était de règle de venir prier à certaines dates. Il se fit qu'un de ces jours-là il y avait une grande foule. Une femme, qui portait le nom de Maximilla, resta assise si longtemps sur l'arbre que ses vêtements commencèrent à brûler. Quand elle vit cela, elle commença à crier avec une voix de prophète : « Mon [p. 324] Dieu, mon Dieu Jésus ». Quand les Juifs l'entendirent appeler Jésus, ils s'emparèrent d'elle, l'entraînèrent hors de la cité, puis la lapidèrent. Elle fut le premier martyr à mourir pour le nom de Jésus.

[p. 324] [Mervelhe de sains arbre] Adont trahirent l'arbre fours de la citeit et le jettarent en une piscyne, où ons lavoit les mortes biestes que ons offroit au temple ; mains Dieu fist le nobleche de chi bois perdre unc jour entre tirche et medis por les angeles osteir de la pischine, en movant l'aighe par teile manere que quiconques se bangnoit dedens ilh astoit garis apres le movement, de queilconque maladie que ilh fust entachié. Et les gens de peuple, quant ilh veirent le myracle, se prisent le bois où les angeles l'avoient mis, et le misent tout parmy l'aighe al manere de unc pont.

[p. 324] [Prodige du saint arbre] Alors on emporta l'arbre hors de la cité et on le jeta dans une piscine, où on lavait les animaux morts que l'on offrait au Temple. Mais Dieu fit disparaître l'illustre présence de ce tronc, un jour entre tierce et midi, en le faisant enlever de la piscine par les anges, qui agitèrent l'eau ; dès lors, n'importe quel malade qui s'y baignait était guéri par le mouvement de l'eau, quelle que soit sa maladie. Quand ils virent le miracle, les gens présents prirent l'arbre où les anges l'avaient placé et le mirent sur l'eau à la manière d'un pont.

[De la royne Saba] Et là jut-ilh tant que la royne Saba de Austrie vient en Jherusalem oiir la sapienche Salmon, et entrat en la citeit par la partie où li pont astoit. Et quant elle veit le pont, elle s'enclinat et l'adorat, et rewastat ses vestimens, et le passat à nuis piés, et à vois de prophete escriat en disant : Judicii signum tellus sudore madescet, etc. Et quant elle oit veyut et oyut la sapienche et le nobleche Salmon, si s'en rallat la royne en son paiis. Enssi demorat chis arbre jusques al temps del passion JhesuCrist.

[La reine de Saba] L'arbre resta là jusqu'au moment où la reine de Saba, venue d'Orient à Jérusalem écouter la sagesse de Salomon, entra dans la cité par le côté où se trouvait le pont. Quand elle vit ce pont, elle s'inclina, l'adora, retira ses vêtements et passa pieds nus. Puis elle s'écria d'une voix de prophète : Judicii signum tellus sudore madescet, etc. Ensuite, après avoir constaté la sagesse et la noblesse de Salomon, la reine s'en retourna dans son pays. Cet arbre resta ainsi jusqu'à l'époque de la passion de Jésus-Christ.

 


 

DIGRESSION : D'ADAM et Ève aux fils de JACOB (Iii) [Myreur, p. 324b-328a]

 

Introduction [sommaire et texte]

On quitte ici l'histoire d'Adam et d'Ève, qui a occupé les deux sections précédentes. Jean revient à Caïn. Il avait déjà présenté plus haut (p. 313-314) ce fils d'Adam et sa descendance : sa naissance, le meurtre d'Abel, la réaction de Dieu. Dans la descendance de Caïn, il avait cité un Lamech, « qui fut aveugle et tua Caïn d'un trait de flèche », à distinguer d'un autre Lamech, appartenant lui à la descendance de Seth et qui sera le père de Noé (p. 314-315). Ces deux Lamech sont bien présents dans la Genèse (IV, 18-24 et V, 25-31), mais ce livre ne raconte pas l'histoire de Lamech l'Aveugle qui aurait tué accidentellement Caïn. Il serait toutefois possible qu'un passage du « Chant de Lamech » (Genèse, IV, 24) ait donné à la tradition médiévale l'idée d'une responsabilité de Lamech dans la mort de Caïn. Quoiqu'il en soit, au XIIe siècle, Petrus Comestor, dans son commentaire à la Genèse (ch. XXVIII, De generationibus Caïn, chez Migne, Patrologia Latina, t. 198, 1855, col. 1079), donne un récit circonstancié de la mort de Caïn par Lamech. Il semble bien que Jean l'ait suivi, en ajoutant toutefois quelques détails, par exemple le nom du garçon (Balach) qui servait de guide à Lamech.

 Quant à la suite du récit sur la bigamie de Lamech et le lien des membres de sa famille avec la musique et les premiers outils, elle peut provenir de la Genèse (IV, 19-22), directement ou par l'intermédiaire de Petrus Comestor. Beaucoup d'informations sur les deux Lamech sont rassemblées dans l'article Lamech du vieux Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle (fin XVIIe siècle) (Tome IX, nouvelle édition, Paris, p. 33-37). C'est évidemment fort ancien. Beaucoup plus récemment, la question des deux Lamech a fait l'objet d'un chapitre entier dans B. Murdoch, The Medieval Popular Bible : Expansions of « Genesis » in the Middle Ages, Woodbridge, 2003, p. 70-95.

L'histoire de Noé, du Déluge et de ses descendants, déjà abordée au début de la Chronique (p. 4-9), s'inspire de la Genèse (IX-XII), y compris l'épisode de l'ivresse de Noé et celui de Cham se moquant de la nudité de son père (Genèse, IX, 20-25). La Bible ne dit évidemment pas, comme le fait Jean (p. 326), que le Déluge marqua la fin du premier âge et le début du second ! Elle ne dit pas non plus que la langue parlée à l'époque de la Tour de Babel était l'hébreu ! Avec les descendants directs de Noé, la Tour de Babel, la Confusion des Langues, Éber et Nemrod, Jean d'Outremeuse revient très rapidement sur quelques événements qu'il avait évoqués au début de sa chronique (p. 4ss).

La dernière partie de cette section parle, très brièvement, d'événements du troisième âge du monde, signalés précédemment comme de simples marqueurs chronologiques (comput d'Abraham, comput de Joseph). Il s'agit des patriarches et des douze fils de Jacob, à l'origine des douze tribus d'Israël. L'histoire d'Abraham, d'Isaac et de Jacob est un résumé de la Genèse (XII-XXXVI). Jean dit très peu de choses sur Jacob, et, plus curieusement, ne dit rien sur le sort de son fils, Joseph, vendu par ses frères et destiné à devenir un des hommes les plus puissants d'Égypte, aux côtés du Pharaon (Genèse, XXXVII-L). C'était pourtant un très beau récit.

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Sommaire

Descendance de Seth : Caïn, involontairement tué par Lamech l'aveugle, son dernier descendant - Les inventions de Lamech et des membres de sa famille - Autres descendants de Seth

Histoire de Noé et de ses descendants : Noé et le déluge, fin du premier âge du monde - Trois lignées de Noé, dont celle de Cham, père de Nemrod, maudite par Noé, victime de moqueries pour son ivresse - Autres descendants de Noé, dont Héber et Nemrod

Histoire d'Abraham : Abraham et sa famile jusqu'au sacrifice d'Isaac - Isaac et Rebecca, parents d'Ésaü et Jacob/Israël - Les douze fils de Jacob, dont Judas, ancêtre de Marie et de son époux Joseph

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Descendance de Seth : Caïn, involontairement tué par Lamech l'aveugle, son dernier descendant - Les inventions de Lamech et des membres de sa famille - Autres descendants de Seth

 

[p. 324] [Del generation Seth et de ses enfans] Or vos avons compteit de Adam et de sa mort. Si est raison que nos retournons à nostre mateire de Seth et de ses enfans deseurs nommeis. Et toutvoie de la generation Caym fut li dierain nommeis Lamech, li avoigle ; et del generation Seth fut li derain nommeis Lamech, qui fut ly pere Noé.

[p. 324] [Descendance de Seth et de ses enfants] Après avoir parlé d'Adam et de sa mort, il faut maintenant que nous retournions à notre sujet, à savoir Seth et ses enfants, nommés plus haut (p. 315). Or donc le dernier descendant de la génération de Caïn était Lamech l'aveugle ; le dernier de celle de Seth s'appelait aussi Lamech : c'était le père de Noé.

Mains Lamech li avoigle fut longtemps devant ; ilh alloit par les forestes et se soy faisoit myneir par I garchon ; car ilh ne veioit gotte, et savoit si bien traire que escappeir ne ly povoit nulle savesine. Si avient que sor l'an del origination de monde M et IX ans astoit aleis chis Lamech en I forest. Se le mynoit I garchon qui fut nommeis Balach, et Caym [p. 325] habitoit en ceste foreste ; si aparchut Lamech, si s'enfuit en I buson, sicom chis qui astoit honteux de la presenche des gens por le malediction Dieu.

Lamech l'aveugle, qui vécut longtemps avant le père de Noé, parcourait les forêts et se faisait guider par un valet. Il n'y voyait goutte, mais était si habile tireur qu'aucun gibier à plumes ne lui échappait. Un jour, en l'an 1009 de l'origine du monde, ce Lamech se trouvait dans une forêt, guidé par un valet nommé Balach. Caïn [p. 325] habitait cette forêt ; il aperçut Lamech et se réfugia dans un buisson, comme s'il était honteux de se trouver en présence de gens, vu la malédiction divine.

[Del mort Caym] Lamech entendit alconne chouse en busson remueir. Si demandat à Balach queile part celle savesine astoit que ilh oioit, et chis li assengnat droit le busson où Caym se hontrissoit ; et Lamech prent se sagette et trait en celle busson et le consuit ; mains Caym meismes fut ochis, devant le delueve Noé M ans. Et doit-ons savoir que Caym visquit M ans et plus apres chu que Dieu l'oit maldit, et fut al derain ochis par une homme qui astoit issus de son linaige meismes.

[Mort de Caïn] Lamech entendit remuer quelque chose dans le buisson. Il demanda à Balach où se trouvait le gibier qu'il entendait ; le garçon lui indiqua avec précision le buisson où Caïn cachait sa honte. Lamech alors prit sa flèche et la lança sur le buisson qu'il atteignit. Caïn fut tué exactement mille ans avant le déluge de Noé. Il faut savoir que Caïn avait encore vécu plus de mille ans après avoir été maudit par Dieu et qu'il fut finalement tué par un homme issu de son propre lignage.

Et quant Lamech trahit Caym parmy le ventre, ilh commenchat à braire por le grant doleur qu'ilh sentit. Quant Lamech l'oit, si fut mult enbahis, portant qu'ilh oiit le cry d'unne homme. Se vient à Caym et ly demandat cuy ilh astoit ; et chis li respondit : « Je suy Caym, li chatis et confus par le malediction de mon Createur, portant que je tua mon frere Abel. » Quant Lamech l'entendit, si en fut mult dolans, car ilh astoit issus de sa lignie : enssi morut Caym.

Quand Lamech l'eut touché en plein ventre, Caïn se mit à crier, à cause de la grande douleur qu'il ressentait. Quand Lamech l'eut entendu, il fut abasourdi, parce que c'était le cri d'un homme. Il s'approcha de Caïn et lui demanda qui il était. Caïn lui répondit : « Je suis Caïn, misérable et confondu par la malédiction de mon Créateur, parce que j'ai tué mon frère Abel ». Quand Lamech l'entendit, il en fut attristé, car Caïn était issu de sa lignée. C'est ainsi que mourut Caïn.

[p. 325] [Lamech, ly promirs begamus, Olda et Sella ses femmes - Les promirs concordanches de musique - Les promirs instrumens de metails] Item, chis Lamech fut li promiers bigamus, car ilh oit II femmes : la promier oit il nom Olda, de cuy ilh oit I fis qui fut nommeis Jubalcaym ; chu fut chis qui promirs trovat les concordanches de musique et de tous instrumens et de chant de bouche. La seconde femme Lamech oit nom Sella ; de cel oit Lamech I fil que ons nommat Tubalcaym : chis trovat promirs la subtiliteit de ovraige de fier et de tous metailes, et fist par nygromanche les promirs ustilhes, de tenalhes, marteals, englomes et tous aultres instrumens.

[p. 325] [Lamech, le premier bigame, Ada et Sella, ses femmes - Les premiers accords musicaux - Les premiers instruments en métal] Ce Lamech fut le premier bigame, car il eut deux femmes : de sa première femme, Ada, il eut un fils, qui fut nommé Jabel. Ce Jabel fut le premier à découvrir les accords de la musique, de tous les instruments et du chant. La seconde femme de Lamech fut Sella ; Lamech eut d'elle un fils, que l'on nomma Tubal-Caïn. Il fut le premier à inventer la manière de travailler le fer et tous les métaux. En recourant à la magie, il fabriqua les premiers outils : tenailles, marteaux, enclumes et tous les autres instruments.

[Comment l’art de musique fut troveit] Si avint une fois qu'ilh ovroit et frappoit de son marteal sour une englome l'une fois plus fort que l'autre, si que li martel sonnoit diverses sons ; et là astoit presens Jubal, son frere, qui les sons des marteals entendoit, et là prist-ilh la subtiliteit solonc les sons des marteals, ilh trovat l'art de musique.

[Comment est inventé l'art de la musique] Un jour où Tubal-Caïn travaillait et frappait avec son marteau sur une enclume, tantôt plus, tantôt moins fort, le marteau renvoyait des sons différents. Son frère Jabel, qui était présent, entendit les sons des marteaux : c'est ainsi qu'il comprit la nature des sons et découvrit l'art de la musique.

[p. 325] [De Enos, le fis Seth - Enos fist la promier ymage de Dieu] Ors voray parleir de Seth qui oit I fis qui fut nommeis Enos, sicom j'ay dit desus. Chis Enos à son temps commandat à reclameir Dieu en tous fais, et faire orisons à ly ; et fut ly promier qui fourmat ymagene en la ramembranche de Dieu.

[p. 325] [Enos, fils de Seth - Enos fit la première image de Dieu] Maintenant, je vous parlerai de Seth, qui eut un fils, Enos, comme je l'ai dit plus haut (p. 315). Durant sa vie, Enos recommanda d'invoquer Dieu en toutes circonstances et de le prier. Il fut aussi le premier à faire une image à la ressemblance de Dieu.

[Enoch fut ravis en paradis] Chis Enos oit I fis qui oit nom Caynam, qui fut li pere Malaleel, lyqueis Malaleel engenrat Jareth, et Jareth engenrat Enoch, qui visquat IIIc et LXV ans, et puis fut ravis et translateis en paradis terrestre, dont Adam fut dejeteis par-devant : c'est chis qui en la fin de [p. 326] monde sourtenrat awec Helie la loy de Dieu, à l'encontre d'Antecrist.

[Énoch est emporté au paradis] Cet Enos eut un fils Caïnan, père de Malaléel, qui engendra Jared. Jared à son tour engendra Énoch, qui vécut trois cent soixante-cinq ans, puis fut enlevé et transporté au paradis terrestre, d'où Adam avait précédemment été expulsé. C'est lui qui, à la fin du [p. 326] monde, défendra avec Élie la loi de Dieu contre l'Antéchrist.

 

Noé et ses descendants : Noé et le déluge, fin du premier âge du monde - Trois lignées de Noé, dont celle de Cham, père de Nemrod, maudite par Noé, victime de moqueries pour son ivresse - Autres descendants de Noé, dont Eber et Nemrod

 

[p. 326] [La nativiteit Noé] Anchois que Enoch fust ravis, ilh avoit des enfans entre lesqueis ilh avoit I qui oit nom Matusale, qui fut ly pere Lamech. Chis Lamech que je dis engenrat Noé, sour l'an de origination de monde milh VIc et XL.

[p. 326] [La naissance de Noé] Avant qu'Enoch ne soit enlevé, il avait eu des enfants, dont l'un était nommé Mathusalem, le père de Lamech. Le Lamech dont je parle engendra Noé, en l'an 1640 de la création du monde.

[Le delueve Noé, l’an del origination de monde IIm IIc et XLII] Chis Noé fut I justes hons et poissans, et fut amis à Dieu ; et bien li monstrat Dieu qu'ilh l'amat, car à son temps, assavoir l'an del origination de monde IIm IIc et XLII ans, qui astoit ly an de la nativiteit Noé VIc et II ans, fut tous li monde destruis et peris par le delueve des grandes aighes qui, dedens XL jours, ne cessarent de croistre, si que toutes les plus haultes montangnes de monde en furent couvert. Et misent enssi XL jours al retraire et plus. En che perilh salvat Dieu Noé por la bonteit de luy, sa femme et ses enfans, qui tous furent neis cent ans devant la delueve.

[Le déluge de Noé, l'an 2242 de la création du monde] Noé fut un homme juste et puissant. Il fut aimé de Dieu, et Dieu montra bien qu'il l'aimait, car en ce temps, soit en l'an 2242 de la création du monde, soit en l'an 602 après la naissance de Noé, le monde entier fut détruit. Il périt dans le déluge des grandes eaux qui ne cessèrent de gonfler durant quarante jours, au point de recouvrir les plus hautes montagnes du monde. Les eaux mirent également quarante jours et même plus à se retirer. En raison de la bonté de Noé, Dieu le sauva de ce péril avec sa femme et ses enfants, tous nés cent ans avant le déluge.

[La promier eage de monde finat alle delueve] Item, à celle delueve finat ly promier eage de monde, et commenchat li secons.

[Le premier âge du monde prend fin au déluge] Ce déluge mit fin au premier âge du monde, et marqua le commencement du second.

[p. 326] [Des III generations les fils Noe] Et deveis savoir que, apres la delueve, ne demorat al monde nuls gens fours que Noé et sa femme et leurs trois enfans awec leurs trois femmes ; desqueils trois fils ilhs issirent trois grandes generations, car ses trois fils multipliont mult fort.

[p. 326] [Les trois lignées des fils de Noé] Vous devez savoir qu'après le déluge, il n'y avait plus personne au monde, sauf Noé, sa femme, leurs trois enfants avec leurs épouses. De ces trois fils sortirent trois lignées, car ces trois fils eurent beaucoup d'enfants.

[De Nemproth] Apres la mort de Noé fut la terre partie en trois, enssi com j'ay aultrefois deviseit. Si oit cascon de ses fis une parchon, qui furent nomeis : Sem, Cham et Japhet. Et promirs Sem oit I fis qui oit nom Arfaxat, et pluseurs altres apres ; et Japhet I qui fut nommeis Jabam, et pluseurs altres apres ; et Cham oit I fis qui fut nommeis Chus, qui fut ly pere Nemproth, l'ajoiant, qui fut ly promier roy de monde, qui commenchat à fondeir la thour de Babylone.

[Nemrod] Après la mort de Noé, la terre fut divisée en trois, comme je l'ai expliqué précédemment. Ses fils, Sem, Cham et Japheth, en reçurent chacun une partie. Sem eut tout d'abord un fils, nommé Arphaxad, et plusieurs autres ensuite ; Japheth eut un aîné, appelé Javam, et plusieurs autres après lui ; enfin Cham eut un fils, nommé Chus, père du géant Nemrod, qui fut le premier roi du monde et commença à construire la tour de Babylone (p. 8).

[p. 326] [Dont les diverses gens nasquirent] [Noé fut le promier qui fut yevre de vin] Awec les femmes de la generation Cham se venoient mult sovent cuchier les anemis d'infier ; si engenroient diverses figures et monstres : les alcuns sens tiestes, les altres à grant oreilles, les aultres à I oreille et à I piet, les altres à piet de porc ou de cheval, les aultres ajoians et de teiles figures qui sont par les ysles de Aisie, qui tous desquendirent de Cham ; car sa lignie fut enssi en pechié par Cham, qui fut maldis de son pere Noé ; car ilh se moquat de son pere, quant Noé son pere oit planteit la vingne, et fut ly promier qui fut yevre de vin.

[p. 326] [Les diverses races nées de Cham] [Noé le premier homme enivré par le vin] Les ennemis infernaux venaient très souvent coucher avec les femmes de la génération de Cham. Des monstres de plusieurs sortes furent ainsi engendrés : les uns sans tête, d'autres avec de grandes oreilles, d'autres avec une oreille et un pied, d'autres avec des pieds de porc ou de cheval, d'autres qui étaient des géants et des êtres comme ceux qu'on trouve dans les terres d'Asie (p. 282). Tous descendaient de Cham. qui amena sa descendance dans le péché : Cham fut maudit par son père, dont il s'était moqué et qui le premier s'enivra après avoir planté la vigne.

[Ons ne cachoit nuls braies] Si avient I jour que Noé avoit buit de vin, si astoit endormis en I jardin, et ons ne cachoit adont nuls braies ; si avient I jour [p. 327] que les paneas ou les baiier de la robe Noé astoient oviertes, si c'on veioit son membre natureile. Et ses trois fils passoient là. Si regardat Cham son pere enssi gisant ; si dest en riant et en moquant, et li monstrat aux dois aultres en disant : « Veieis comment Noé giest enyvreis. » Et Japhet tournat son visage d'altre part, et Sem estopat ses œux et le recovrit.

[On ne portait pas de braies] Un jour où Noé avait bu du vin, il s'était endormi dans un jardin. À cette époque, on ne portait pas de braies. Un jour [p. 327] les pans de la robe de Noé s'étaient ouverts, si bien qu'on voyait son membre naturel. Ses trois fils passèrent par là. Cham regarda son père ainsi couché ; en riant et en se moquant, il le montra aux deux autres en disant : « Voyez comment Noé ivre est couché ». Japhet tourna la tête de côté ; Sem ferma les yeux et recouvrit son père [cfr Genèse, X, 20-27 un peu différent].

[Sale - Heber - Hebreu - Phalech - Babylone] Apres vos dis que Arfaxat, qui fut ly fis Sem, oit I fis qui oit nom Sale, lyqueis fut ly pere Heber, qui fondat pluseurs citeis, et apellat son pays apres son nom Hebries. Item, chis Heber engenrat Phalech, à cuy temps ly roy Nemproth commenchat à faire la thour de la grant Babylone, en Orient.

[Salé - Héber - Hébreu - Phaleg - Babylone] Je vous parlerai ensuite d'Arphaxad, fils de Sem, qui eut un fils, dénommé Salé. Celui-ci fut le père d'Héber, le fondateur de plusieurs cités, qui appela son pays Hébreu, d'après son nom à lui. Cet Éber engendra Phaleg. C'est du vivant de ce dernier que le roi Nemrod commença à construire la tour de la Grande Babylone, en Orient.

[I seul lengaige] Et n'astoit à cel temps que I seul lengaige, chu estoit hebrie ; mains Dieu muwat leur lengaige ou les langues des ovrieres en diverses lengaiges, sicom nos avons dit aultresfois desus, où nos avons parleit de ladit fondation plainnement.

[Une seule langue] À cette époque il n'existait qu'une seule langue, qui était l'hébreu ; mais Dieu transforma leur langage, soit celui des ouvriers, en diverses langues, comme nous l'avons dit jadis plus haut, en parlant en détail de la construction en qestion (p. 8).

[Phalech - Rogam - Sarug - Nacor - Thare - Abraham] Item, Phalech oit I fis, qui oit nom Rogam, liqueis engenrat Sarug, et Sarug engenrat Nacor, et Nacor engenrat Thare, qui fut li pere Abraham le patriarc

[Phaleg - Réü - Sarug - Nachor - Tharé - Abraham] Phaleg eut un fils, qui eut pour nom Réü ; celui-ci engendra Sarug, et Sarug engendra Nachor, et Nachor engendra Tharé, le père du patriarche Abraham.

 

Histoire d'Abraham : Abraham et sa famile jusqu'au sacrifice d'Isaac - Isaac et Rebecca, parents d'Ésaü et Jacob/Israël - Les douze fils de Jacob, dont Judas, ancêtre de Marie et de son époux Joseph

 

[p. 327] [Abraham, l’an del origination de monde IIIIm cent IIIIxx et IIII - Ly seconde eage finat à Abraham] lyqueis fut neis l'an del origination de monde IIIm cent IIIIxx et IIII, qui fut ly an del delueve Noé IXc et XLII, et fut li thirs eage de monde.

[p. 327] [Abraham, l’an 3.184 de la création du monde - Le second âge finit à Abraham] Abraham naquit en l'an 3184 de la création du monde, correspondant à l'an 942 du déluge de Noé, qui commença le troisième âge du monde

[Hur - L’an de remission] Abraham fut neis en une ville que ons nommoit Hur, en la terre de Caldée. A cheli Abraham s'apparut Dieu, et ly promist que de ly isteroit grant lignie, et que Dieu ameroit mult sour toutes les aultres. Et chu fut sor l'an de la nativiteit Abraham LXXV ans, et chis an fut appelleis dedont en avant l'an de remission.

[Ur - L'an de rémission] Abraham naquit dans une ville, qui se nommait Ur, en terre de Chaldée. Dieu apparut à Abraham et lui promit qu'il donnerait naissance à une grande lignée, de loin préférée par Dieu à toutes les autres. Ce fut en l'année 75 après la naissance d'Abraham, qui fut désormais appelée « l'année de la rémission ».

[Abraham, Sara, Agar, Ysmael] Chis Abraham avoit one femme, qui fut nomée Sara. Item, Abraham oit, sour l'an de sa nativiteit IIIIxx et VII, d'unne sien ancelle qui oit nom Agar, I fis qui fut nommeis Ysmael, dont les Sarasiens sont yssus, enssi com dit est par-deseurs.

[Abraham, Sara, Agar, Ismaël] Abraham avait une épouse, nommée Sara. En l'an 87 de sa naissance, il eut aussi, d'une de ses servantes dénommée Agar, un fils qui fut appelé Ismaël, dont sont issus les Sarrasins, comme on l'a dit plus haut (p. 141).

[La circoncision] Item, l'an del nativiteit Abraham cent I moins, fut commandeit à Abraham et à cheaux qui isteroient de luy la circoncision ; ch'est le baptemme des Juys.

[La circoncision] En l'an 99 de sa naissance, la circoncision fut imposée à Abraham et à tous ses descendants : c'est le baptême des Juifs.

[Loth - Aram - Ysaac] Item, l'an Abraham cent, furent ars les citeis des Sodomittes, dont Loth escappat, qui astoit li fis Aram, le frere Abraham. En cel an meisme engenrat Abraham I fis qui fut nommeis Ysaac.

[Loth - Aram - Isaac] En l'an 100 furent incendiées les cités des Sodomites, dont réchappa Lot, le fils d'Aram, frère d'Abraham. Cette même année Abraham engendra un fils, nommé Isaac.

[Le sacrifice Abraham] Item, l'an Abraham C et XXVI, commandat Dieu à Abraham que ilh ly fesist le [p. 328] sacrifiche de son fis Ysaac. Quant Abraham l'oiit, si prist Ysaac, et l'enmynat en une montangne où Dieu ly avoit dit, puis trahit l'espée pour coupeir le chief de son fis ; mains ly angele ratient l'espée et li monstrat une agneal que ilh sacrifiat.

[Le sacrifice d'Abraham] En l'an 126 d'Abraham, Dieu ordonna à Abraham de lui [p. 328] sacrifier son fils Isaac. Quand il entendit cet ordre, Abraham prit Isaac et l'emmena sur la montagne que Dieu lui avait indiquée. Ensuite il tira son épée avec l'intention de couper la tête de son fils ; mais un ange retint l'épée et lui désigna un agneau qu'il offrit en sacrifice.

[Sara morit - Abraham soy remariat à Cetura] Apres chu, l'an Abraham cent et XXXVIII, morut Sara, la femme Abraham et mere à Ysaac ; si fut ensevelie en Ebron, en la terre de Chanaan ; mains Abraham, en l'an apres, prist une aultre femme, qui fut nomée Cetura.

[Sara meurt - Abraham se remarie avec Cétura] Après cela, en l'an 138 d'Abraham, mourut Sara, femme d'Abraham et mère d'Isaac ; elle fut ensevelie à Hébron, au pays de Chanaan ; mais l'année suivante, Abraham prit une autre femme, appelée Cétura [= Ketourah].

[p. 328] [Ysaac oit à femme Rebecca, la filh Batuel] Item, l’an Abraham C et XLV, prist Ysaac à femme Rebecca, la filhe Batuel, dont Abraham astoit oncle, car ch'astoit li fis Nacor, son frere.

[p. 328] [Isaac prend pour femme Rebecca, la fille de Bathuel] En l'an 145 d'Abraham, Isaac prit pour épouse Rebecca, la fille de Bathuel, neveu d'Abraham, qui était le fils de son frère Nachor.

[Des enfans Rebecca] Item, l'an de Abraham C et LXI, engenrat Ysaac en sa femme II fis à une fois, et fut chu le L jour de l'an. Lesqueis enfans soy combattoient en ventre de leur mere, anchois qu'ilhs fussent neeis ; mains quant leur mere sentit chu, se priat à Dieu qu'ilh ly donnast à cognoistre que chu signifioit, et Dieu li mandat que elle portoit II fis desqueils ilh isseroit II peuples, dont ly plus grant serveroit le mynoir.

[Les enfants de Rebecca] En l'an 161 d'Abraham, Isaac eut de sa femme deux fils jumeaux, ce qui se passa le cinquantième jour de l'année. Ces enfants se battaient dans le ventre de leur mère, avant leur naissance ; mais quand leur mère s'en aperçut, elle pria Dieu de lui indiquer ce que cela signifiait, et Dieu lui fit savoir qu'elle portait deux fils de qui sortiraient deux peuples dont le plus grand servirait le plus petit.

[Esaii et Jacob furent neis - Jacob fut nommeis Ysrael] Et ly promier qui nasquit de ches dois enfans fut nommeis Esaü, et li secons Jacob ; mains longtemps apres ly fut son nom mueis, et fut appelleis Ysrael, et portant fut ly peuple qui issit de luy nommeis Ysrael.

[Naissance d'Ésaü et de Jacob - Jacob est appelé Israël] Le premier à naître de ces deux enfants fut nommé Ésaü, et le second Jacob ; mais longtemps plus tard, le nom de Jacob fut transformé, et Jacob s'appela Israël ; c'est pourquoi le peuple issu de lui fut nommé Israël.

[p. 328] [Jacob eut de sa femme Lia : Ruben, Symeon, Levi, Judas, Ysacar, Zabulon et Dyna] Chis Jacob oit II femmes : Lia et Rachel, soreurs, filhes de son oncle Labam, frere à sa mere Rebecca. Si oit Jacob de sa promier femme Lia I fis, qui oit nom Ruben, et I altre qui oit nom Symeon, et I altre qui oit nom Levi, et I aultre qui oit nom Judas. De queile Judas issit le royal lignie, dont sainte Anne, mere à la benoite virge Marie, issit, et Joachim son maris et Joseph le maris Nostre-Damme.

[p. 328] [Jacob a de sa femme Lia : Ruben, Siméon, Lévi, Juda, Issacar, Zabulon et Dina] Jacob eut deux femmes : Lia et Rachel, deux sœurs, filles de son oncle Laban, frère de sa mère Rebecca. De sa première femme Lia, il eut quatre fils : l'un nommé Ruben, un autre Syméon, un troisième Lévi, et un quatrième, Judas. De Judas sortit la lignée royale, dont sont issus sainte Anne, mère de la bienheureuse vierge Marie, son mari Joachim, et Joseph, l'époux de Notre-Dame (p. 308).

Bala oit II fis de Jacob : Dan et Neptalim] Apres oit Jacob dois fis à une fois de Bala, l'ancelle Rachel, sa seconde femme, dont ly promier fut nommeis Dan, de cuy lignie isterat Anticrist, solonc l'Escripture ; et ly aultre fis oit nom Neptalim.

[Bala a deux fils de Jacob : Dan et Nephthali] Dans la suite Jacob eut deux fils jumeaux, nés de Bala, servante de Rachel, sa seconde femme. Selon l'Écriture, l'Antéchrist sortira de la lignée de l'aîné Dan. Le cadet eut nom Nephthali [cfr Genèse, XXXV, 25, où il n'est pas question d'Antéchrist].

[Jacob oit de Celpha Gad et Azer] Item, Jacob oit de Celpha, le ancelle Lia, sa promier femme, II fis : ly promier oit nom Gad et li secons Azer. Item, oit encor Jacob de sa promier femme Lia, II fis, qui furent nommeis Ysacar et Zabulon, et une filhe qui oit nom Dyna.

[Zelpha donne à Jacob Gad et Aser] Jacob eut deux fils de Zelpha, la servante de Lia, sa première épouse : le premier eut pour nom Gad, et le second Aser. En outre, il eut encor de Lia sa première femme, deux fils nommés Issacar et Zabulon, et une fille, appelée Dina.

[Jacob oit de Rachel Joseph et Benjamyn] Item, Jacob oit de sa femme Rachel Il fis : Joseph et Benjamyn ; de cheli morit Rachel.

[Jacob eut de Rachel Joseph et Benjamin] Jacob eut de son épouse Rachel deux fils, Joseph et Benjamin ; Rachel mourut à la naissance de Benjamin.

Ors vos avons (dit) de cuy desquendirent les XII lignaiges Ysrael, assavoir des XII fis Jacob, et vos ay dit de cuy lidit Jacob descendit ; si voray revenir à ma droit matere deseurdit.

Je vous ai dit d'où descendaient les douze tribus d'Israël, c'est-à-dire des douze fils de Jacob ; je vous ai dit aussi de qui descendait Jacob. Je voudrais maintenant revenir à mon sujet.

 

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