La
Fuite de la Sainte-Famille en Égypte chez Jean d’Outremeuse.
Un épisode
de l’Évangile vu par un chroniqueur liégeois du XIVe siècle
par
Jacques
Poucet
Professeur émérite de
l'Université de Louvain
Membre de l'Académie
royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
[Note liminaire: Une sélection de textes apocryphes figure dans l'Introduction, accompagnée de quelques informations bibliographiques et chronologiques.]
DeuXième partie : COmmentaire
Chapitre II : Le miracle du champ de blé et le destin du semeur (§ 13-19)
Fig. 2. « Le champ de blé ». Miniature sortant de l’atelier de Jean Colombes, région de Bourges, avant 1486 et décorant un manuscrit de la Vita Christi de Ludolphe de Saxe
(Paris, BnF, département des Manuscrits, Français 177, fol. 45.
Source
Après le massacre des enfants, la Sainte-Famille fuit vers l’Égypte. Et sur la longue route entre les deux pays, beaucoup de choses peuvent se passer.
Les apocryphes ont comblé le vide laissé par les textes
canoniques. Ainsi l’Évangile du
pseudo-Matthieu (XVIII-XXII) racontait entre autres que des dragons étaient sortis de leur grotte
pour venir adorer l’enfant au passage ; que des lions et des léopards
l’avaient escorté et lui avaient montré le chemin, « inclinant la tête
avec une profonde révérence et remuant gentiment la queue » ; qu’un
palmier, à l’ombre duquel Marie se reposait, avait fait jaillir de ses racines
une source d’eau et s’était incliné pour lui offrir ses fruits, et même que
l’enfant Jésus avait ramené à une seule journée de voyage un trajet qui devait
normalement durer trente jours.
Quant à la version du Livre arménien de l’enfance, éditée par
P. Peeters (Paris, 1914, p. 161-162), elle conçoit, en son chapitre XV, 2-3, un
voyage en plusieurs étapes : d’abord Ascalon, puis Hébron, « où ils
demeurèrent cachés pendant six mois ». Mais dans ces villes de Judée, les
voyageurs n’étaient pas en sécurité. Ils furent dénoncés à Hérode, lequel
ordonna aux chefs de la ville de s’en emparer. Nouvelle fuite du groupe dans la
précipitation et « nombreuses étapes », non détaillées par le
rédacteur, avant d’arriver enfin « en terre égyptienne ».
Rien de tout cela ne transparaît chez
Jean d’Outremeuse, qui a comblé autrement le vide du récit évangélique, preuve
une nouvelle fois de son souci d’originalité.
L’épisode du semeur et de la moisson miraculeuse.
Il a utilisé pour cela ce qu’on appelle le miracle du champ de blé, ou encore l’épisode du semeur et de la moisson miraculeuse, qu’illustre la miniature qui ouvre le présent chapitre.
Bibliographie : À notre connaissance, la seule étude
importante parue sur le sujet est celle de J. Vendryès, Le miracle de la moisson en Galles, dans Comptes Rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 92e
année, n° 1, 1948, p. 64-76 [accessible sur
Persée]. Cet
article, que nous utiliserons abondamment dans les pages qui suivent, aborde les
deux aspects du sujet, l’iconographique et le textuel. C’est essentiellement le
second qui nous retiendra.
Cette miniature qui date du XVe siècle n’est qu’un exemple parmi bien d’autres. En effet, la scène de la moisson miraculeuse est courante dans l’iconographie [Note additionnelle], dès le XIIIe siècle et jusqu’au XVIe siècle, qu’il s’agisse de sculptures, de verrières, de peintures, de miniatures. Mais dans la littérature – au centre de notre exposé, rappelons-le –, la situation n’est pas du tout la même. C’est là un paradoxe qu’à sa manière l’illustration choisie met d’ailleurs bien en évidence. Pour orner le manuscrit de Ludolphe de Saxe, le miniaturiste du XVe siècle a choisi un épisode que l’auteur, écrivant un siècle plus tôt, n’abordait pas, même d’une manière allusive, dans son récit de la Fuite en Égypte.
Mais commençons par rappeler les données
essentielles du récit de Jean d’Outremeuse.
Talonnée dans sa fuite par les soldats d’Hérode, la
Sainte-Famille passe devant un paysan occupé à semer son champ. Marie lui
demande le chemin de l’Égypte, que lui indique très aimablement le semeur. En
le quittant, Jésus lui fait dire par Joseph de répondre aux gens d’Hérode qui
les interrogeraient qu’il avait effectivement vu passer des voyageurs,
« quand il semait son blé ». Mais – miracle – quand les poursuivants
arrivent à la hauteur du paysan, le blé a miraculeusement grandi au point
d’être prêt à être moissonné. Sur la manière dont le miracle a été réalisé,
Jean d’Outremeuse ne donne aucun détail concret. Mais tout se termine
bien : le paysan n’a pas menti, les soldats rebroussent chemin, et la
Sainte-Famille est sauvée.
Voyant le prodige, le semeur comprend que Dieu est
passé devant lui ; et, un peu comme un disciple qui aurait entendu l’appel
d’un maître, il décide « d’abandonner femme et enfants pour le suivre et
le servir » (§ 16). Dès le lendemain matin, il part à la poursuite
des voyageurs, « baisant même les traces de pas de la mule » (§ 17).
Et lorsqu’il les a retrouvés, il se présente à Marie professant sa foi dans le
Dieu sauveur. Marie le garde (§ 18). Devenu « dans la suite le grand
ami de Jésus » (§ 19), il sera ordonné, puisqu’il chantera la messe
et consacrera l’hostie. Jean d’Outremeuse lui donne un nom, « Amadus »,
un futur saint. Cette fin du récit (§ 16-19) surprend et intrigue :
de quel saint peut-il s’agir ? Le chroniqueur liégeois ne donne sur ce
point aucune précision.
Cette légende est absente des apocryphes médiévaux. Ces
derniers proposent bien deux récits rapportant un miracle où Jésus enfant sème
un grain de blé qui, à lui seul, produit dans un cas trois, et dans l’autre
cent mesures de blé. L’un figure dans l’Évangile
du pseudo-Matthieu, ch. XXXIV et l’autre dans l’Évangile de Thomas, ch. XII (édition des Évangiles apocryphes, t. I, de Ch. Michel et P. Peeters, 2e éd., 1924, respectivement p. 144-145 et 178-179 ; accessible
sur la Toile). Mais cette histoire n’a rien à voir avec la
fuite en Égypte et en particulier avec la nécessité d’échapper très rapidement
aux poursuivants. À interpréter comme un pendant au miracle de la
multiplication des pains, elle est loin d’actualiser le motif qui nous
intéresse.
Un récit faisant intervenir des
épis miraculeusement levés figure dans les Actes
de Pierre et André, une œuvre écrite en grec qui doit avoir vu le jour
autour de 400, dans un milieu monastique d’Égypte (Jean-Marc Prieur, EAC II, 2005, p. 525). Trois apôtres en
tournée d’évangélisation, Pierre, André et Matthias, accompagnés d’Alexandre et
de Rufus, fils de Simon de Cyrène (Marc,
XV, 21), rencontrent sur leur route un vieillard en train de semer son champ.
Ils lui demandent du pain. Le semeur n’en a pas, mais leur propose très
généreusement d’arrêter son travail et d’aller en acheter à la ville voisine.
Pendant son absence, les cinq membres du groupe conduisent la charrue et les
bœufs, procèdent à quelques prières, et lorsque le laboureur revient avec
quelques pains, il trouve son champ couvert d’épis chargés de blé. Les apôtres
et les disciples envisagent alors d’aller prêcher la bonne parole dans la
ville, où ce miracle, largement commenté par le paysan qui les accompagne,
provoque la stupéfaction, quelques réticences et quelques problèmes (EAC II, p. 528-533).
Ce récit est moins éloigné que les
deux précédents de l’épisode égyptien du semeur. Ce qui est mis en valeur en
effet, ce n’est plus le rendement, mais la rapidité de la récolte. Reste que
les mobiles ne sont pas les mêmes. Dans l’histoire de la fuite en Égypte, le
miracle des épis sert à dissimuler la Sainte-Famille aux soldats
d’Hérode ; dans celui de Pierre et de ses compagnons, il semble constituer
une sorte de « carte de visite » permettant au groupe de pénétrer
dans la ville en bénéficiant d’un apriori favorable. Quoi qu’il en soit, on a
l’impression de se trouver devant le même type de miracle : du blé à peine
semé qui est mûr pour la récolte. S’agirait-il d’un motif existant, susceptible
d’être utilisé dans des contextes différents ?
N’allons pas plus loin pour
l’instant et intéressons-nous au matériel rassemblé par Joseph Vendryès
dans l’article cité plus haut.
Un exemple anonyme de la fin du XVe siècle
Selon ce savant (p. 68), la plus ancienne attestation dans la littérature du miracle de la moisson remonterait à la fin du XVe siècle. J.-P. Migne l’aurait tirée « d’un volume petit in-folio de 29 feuillets, imprimé à Lyon vers la fin du XVe siècle » et retranscrite dans son Dictionnaire des apocryphes ou Collection de tous les livres apocryphes relatifs à l'Ancien et au Nouveau Testament (t. II, Paris, 1858, col. 382-384). En voici le texte que nous reprenons à J. Vendryès, faute d’avoir pu le contrôler sur l’édition Migne. Il signale deux événements censés marquer la fuite des voyageurs.
D’abord l’intervention de larrons, qui, au lieu de les malmener et de les dévaliser, les traitent correctement, allant même jusqu’à les mettre sur la bonne route :
Dans le
trajet de Marie et Joseph avec le Sauveur pour l'Égypte, on rapporte ce qui
suit : Marie et Joseph n'avaient point d'argent et il leur fallait porter
leur enfant et fuir en étrange pays et déserts sa uvages et chemins terribles,
où ils trouvèrent des larrons dont il en eut un qui leur fit bonne chère en les
renvoyant moult doucement et leur montrait le chemin, et dit-on que ce fut le
bon larron qui fut sauvé à la Passion de Notre-Seigneur.
Ces larrons, les apocryphes les font généralement intervenir plus tard, en Égypte même, où nous les retrouverons dans la suite de notre exposé. Notons simplement qu’un rédacteur anonyme du XVe siècle imaginait une rencontre avec les larrons avant l’arrivée des voyageurs à destination.
En fait c’est la seconde partie du texte qui nous concerne ici : elle fait en effet intervenir un semeur et enregistre l’épisode du miracle du blé :
Ainsi après que Notre-Dame cheminait, ils vont trouver un laboureur qui
seminait du blé. L'enfant Jésus mit la main au sac et jeta son plein poing de
blé en chemin ; incontinent le blé fut si grand et si meur que s'il eût
demeuré un an à croître, et quand les gendarmes de Hérodes, qui queraient [=
cherchaient] l'enfant pour l'occire, vinrent à celui laboureur qui cueillait
son blé, si lui vont demander s'il avait point vu passer une femme qui portait
un enfant. « Oui, dit-il, quand je semais ce blé. » Lors les meurtriers
se pensèrent qu'il ne savait ce qu'il faisait, car il avait près d'un an que
celui blé avait été semé, si s'en retournèrent arrière.
On aura relevé, pour ce qui est du contenu, des différences assez importantes entre ce récit et celui de Jean d’Outremeuse. Dans le présent texte, la Sainte-Famille ne demande pas son chemin au paysan ; l’enfant Jésus est censé semer lui-même une poignée de blé miraculeux ; aucune mention d’un Jésus qui, par l’intermédiaire de Joseph, aurait dicté au paysan la réponse à fournir aux poursuivants ; pas question non plus que ce paysan devienne un disciple de Jésus et un saint. Mais, au-delà de ces divergences de détail, le récit présente la même structure : la nécessité pour la Sainte-Famille de se mettre à l’abri ; du blé semé qui mûrit miraculeusement pour protéger sa fuite ; un paysan qui n’a pas à mentir dans la réponse qu’il donne ; des soldats d’Hérode qui abandonnent la poursuite.
Que peut-on conclure en termes d’influence ?
La version de Jean d’Outremeuse, écrite au XIVe siècle, est chronologiquement plus ancienne que le récit anonyme du XVe siècle. Mais cela ne signifie évidemment pas que le chroniqueur liégeois nous fournisse un état de texte plus ancien. Les deux auteurs pourraient avoir trouvé le motif ailleurs dans une version plus ancienne encore, qu’ils auraient reprise, chacun à sa manière, en l’orientant différemment. Comment savoir ? Et en ce qui concerne en particulier les semailles, quelle pourrait être la formule primitive : Jésus a-t-il semé lui-même ou non ? Il faut pousser plus loin l’enquête.
Le miracle de l’avoine dans la Vie de sainte Radegonde
Joseph Vendryès, qui ignore tout de Jean d’Outremeuse, a tenté de retrouver des textes parallèles, voire une source possible, pour le récit anonyme du XVe siècle. Il a ainsi identifié (p. 71-72) dans la Vie de sainte Radegonde un récit de miracle susceptible d’être rapproché de celui de la Fuite en Égypte.
Cette Radegonde est l’épouse du roi franc Clotaire Ier (511-561). Décidée à quitter le monde et son mari, elle s’enfuit pour gagner, à Poitiers, le monastère de Sainte-Croix qu’elle a fondé. Un texte tardif (XVIIe siècle ; cfr l’article de J. Vendryès) fait état d’un miracle qui se serait produit pour protéger sa fuite :
Verita autem ne deprehenderetur, agricolae, in quem
forte iter faciens incidit, auenam serenti imperauit ut interrogatus si quem
uidisset illac iter habentem uere responderet neminem prorsus transisse ex quo
suam seminaret auenam ; statim autem illa stupendo prorsus miraculo in tantam
excreuit altitudinem ut in ea regina tuto posset abscondi (Act. Sanct. Aug.,
III, p. 66).
[Au cours de sa fuite], elle tomba par hasard sur un paysan qui semait de l’avoine. Craignant d’être reprise, elle lui ordonna, au cas où on lui demanderait s’il avait vu quelqu’un prendre cette direction, de répondre en toute vérité que personne n’avait dépassé cet endroit depuis qu’il semait son avoine. Et aussitôt un miracle étonnant se produisit : l’avoine grandit à une hauteur telle que la reine put se cacher dans le champ en toute sécurité.
Et voilà pourquoi, en Poitou, en l’abbaye de Sainte-Croix, au début
du XVIIe siècle, se célébrait, le dernier jour de février, « une fête
particulière qui a tiré son nom de ce miracle et s’appelle Sainte-Radegonde des
aveines » (J. Vendryès, p. 71).
Si des différences
existent entre le miracle de l’avoine et celui du blé, ils se correspondent
indiscutablement. Mais s’il faut songer à une influence, on pensera, vu la date
des attestations textuelles et surtout la diffusion ancienne du thème
iconographique (depuis le XIIIe siècle, rappelons-le), que l’histoire de sainte
Radegonde a dû s’inspirer de celle de la Sainte-Famille. Il ne s’agirait pas
d’une actualisation, mais d’une utilisation du motif, dont l’épisode de sainte
Radegonde n’éclaire donc pas l’origine.
Un exemple dans le folklore gallois
L’article de J. Vendryès propose un
autre exemple, celui d’un poème gallois de caractère religieux, intégré dans le
Livre Noir de Carmarthen. Ce Livre Noir, qui est le manuscrit gallois
le plus ancien, est un recueil poétique composite et disparate. Il date
vraisemblablement du XIIIe siècle, mais les pièces qu’il contient peuvent être
plus anciennes.
Ce poème est de caractère
religieux. « Il débute par des considérations assez banales sur le
jugement dernier, sur la pénitence, sur la nécessité d’adresser des louanges à
Dieu, avec rappel de la soumission de Job. Ensuite, vient la mention d’un
premier miracle que Dieu aurait accompli en faveur d’Ève, lorsqu’elle fut
chassée du paradis. Il est des plus obscurs, et n’a en tout cas aucun rapport
avec le suivant qui est le miracle de la moisson. » (J. Vendryès, p. 73).
C’est ce dernier qui nous intéresse. En voici la traduction donnée par J.
Vendryès :
Un second miracle fit le généreux seigneur (il entend sa louange) [=
Dieu] ; quand il voulut éviter qu'on le saisisse, voici la voie par
laquelle il s'enfuit. Il y avait un laboureur labourant sa terre et travaillant
comme il convient ; la Trinité céleste, lui et sa mère sans tache aux
nobles dons, lui dit : « Brave homme, une troupe de gens vont venir,
cherchant où nous logeons ; en hâte, ils te demanderont si tu as vu une
femme avec un enfant. Dis-leur la pure vérité – ma prière n'est pas pour t'en
empêcher, – à savoir que tu nous as vus passer le long de ce champ, que Dieu
bénisse. »
Là-dessus arriva une troupe méprisable, lignée digne
de Caïn, troupe brutale aux desseins injustes, chercheurs à la recherche de
Dieu. L'un d'eux, hideux et repoussant, dit à l'homme qu'il voyait :
« N'as-tu pas vu, mon brave homme, des gens passer près de toi sans se
détourner ? » – « Je les ai vus quand j'étais à herser ce champ
de beauté que vous me voyez moissonner. » Alors les enfants de Caïn
n'eurent rien d'autre à faire que de s'en retourner loin du moissonneur. Grâce
à l'intercession de Marie, Dieu reconnut qu'il avait pour le défendre l'esprit
pur et la pureté qui était en elle.
Sans s’arrêter aux aspects de la rhétorique
propre aux traditions celtiques, un certain nombre de différences séparent ce
récit gallois des textes présentés plus haut. Ainsi, Joseph est absent, mais, dans
le voyage en Égypte, son rôle est souvent assez effacé ; Jésus représente à
lui seul la Sainte Trinité, mais, vu l’insistance de la notion (théologiquement
difficile à faire admettre) de Trinité qui apparaît dans le Livre Noir
et plus généralement dans le milieu gallois, la chose n’a rien d’étrange ;
le paysan ne sème pas encore, il herse, c’est-à-dire qu’il prépare le terrain,
mais « le miracle n’en est que plus fort » (J. Vendryès, p. 75).
Quant à la phrase finale évoquant la Vierge et « la pureté qui était en
elle », elle surprend un peu. « Le miracle, se demande J. Vendryès (p.
76), se serait-il produit comme un témoignage de son immaculée
conception ? ».
Quoi qu’il en soit, ce dernier détail, l’importance
de la Trinité, la rhétorique particulière (« les enfants de Caïn »),
s’ils relèvent d’un contexte socioreligieux particulier, ne touchent pas à
l’essentiel. Et l’essentiel, c’est bien sûr l’identité de structure et l’existence
de correspondances telles – jusque dans le souci de ne pas mentir – qu’on ne
peut douter du rapport entre ce poème gallois et les versions continentales.
Nous trouverions-nous en présence du plus ancien
témoignage écrit de cette tradition ? Pour répondre à cette question, il
nous faudra étudier plus en profondeur la finale du récit et l’histoire du
semeur qui, après avoir tout quitté pour servir Jésus et sa mère, est devenu
saint Amadus.
Saint Amadus à Rocamadour
En fait, Ly Myreur contient la suite de
l’histoire de ce saint Amadus, qu’on va retrouver à Rocamadour, mais beaucoup
plus loin dans l’œuvre, là où Jean d’Outremeuse raconte ce qu’il est advenu des
apôtres et des disciples après la mort du Christ (Myreur, I, p. 454).
Au nombre des missionnaires qui partent, chacun de
leur côté, évangéliser les nations, figure un sains Amans ou Amandus. Il
n’est d’ailleurs pas seul, mais accompagné par sa femme, une certaine Vérone, et
par saint Martial. Le chroniqueur liégeois raconte que le petit groupe
s’arrêtera en France, dans le Lot, sur le site de l’actuel Rocamadour. Sains
Amans y fonde en l’honneur de la Vierge Marie un autel qui est consacré par
saint Martial, puis l’ancien semeur de blé décide de rester là en ermite,
tandis que son épouse et saint Martial continuent leur route et leur
apostolat vers la Gironde et Bordeaux :
Sains Amans ou Amandus, qui
fut ly maris Verone, s’en allat en une roche que ons nom maintenant le roche
Amados, et là mynat-ihl vie solitaire, et y fonda une alteit en l’honeur de la
Virge Marie. Et astoit adont uns ors lieu et masier et desers, et maintenant
chu est uns beal et nés lieu et honorable. Et fut lidit alteit consecreis de sains
Marcheals, et sains Amadus com reclus finat là sa vie. – Et sa femme Verone
porsuit toudis sains Marcheal en tou lieu où il alloit prechant la foid, tant
qu’elle vient en terreur de Bordeal sour Geronde. Et adont elle astoit tant
année qu’elle ne poioit plus avant aleir ; si fist là une chelle sor la
mere, et fut ens mise par sains Marceal, etc… (Myreur, I, p. 454)
Saint Amans ou Amandus, qui était
le mari de Vérone, s’en alla dans un rocher qu’on nomme aujourd’hui le rocher
d’Amados [notre Rocamadour]. Il y mena une vie solitaire, fondant là un autel
en l’honneur de la Vierge Marie. L’endroit était alors peu engageant, misérable
et désert ; maintenant c’est un bel endroit, net et honorable. L’autel fut
consacré par saint Martial, et saint Amadus finit là sa vie en reclus. – Sa
femme Vérone continua à suivre saint Martial partout où il allait prêcher la
foi, jusqu’à ce qu’elle arrive en terre de Bordeaux sur la Gironde. Et elle
était alors tellement âgée qu’elle ne pouvait plus aller plus loin ; on
fit là une cellule au-dessus de la mer, où elle fut installée par saint
Martial, etc.
Ainsi donc, selon Jean d’Outremeuse,
le paysan qui aurait aidé la Sainte-Famille à échapper aux sbires d’Hérode avant
de se mettre au service d’abord de Marie, puis de Jésus (cfr les § 18-19),
aurait donné son nom à un toponyme : Rocamadour, en d’autres termes, serait
la roche Amados, « le rocher d’Amadus ».
Il devient dès lors
nécessaire de prendre quelques informations sur ce site célèbre, qui est encore
aujourd’hui un des plus visités de France et qui au Moyen Âge avait vu se
développer un pèlerinage marial.
Sur
Rocamadour et son histoire :
* Edmond Albe, La vie et les miracles de S. Amator, dans Analecta Bollandiana, t. 28, 1909, p. 57-90, accessible sur la Toile chez Gallica.
* Edmond Albe, Notre-Dame
de Roc-Amadour, Paris, 1929, 181 p. (Les grands pèlerinages de France, 3).
* Le Livre des
miracles de Notre-Dame de Rocamadour au XIIe siècle, traduit par Edmond Albe, présenté par Jean
Rocacher et préfacé par Régine Pernoud, Toulouse, 1994, réimprimé 1996,
311 p.
* Henry Montaigu, Rocamadour ou la pierre des siècles, Paris, 1974, 269 p.
(Haut lieux de spiritualité).
Pareille étymologie
n’a rien d’étonnant. Comme l’écrit Edmond Albe (1929, p. 19), « le nom
s’est formé, comme tant d’autres semblables, par la juxtaposition de deux
mots : Roc et Amadour ; en latin Rupes ou Roca Amatoris,
toujours ; en roman Rocamadour ; en patois Recomodou ; écrit dans
les textes français : Roche Amadour, Rochemadou, etc. On peut comparer
avec les noms de La Rochefoucauld, Rochechouart, la Roche-Guyon ; en latin
Rupes Fulcaudi, Rupes Cavardi, Rupes Guidonis. »
Quant à savoir qui était ce personnage, continue
l’historien, et à quelle époque il a vécu, « il est absolument impossible
de le dire au moyen de documents » (ibidem). Une chapelle de
Notre-Dame, très ancienne, a existé sur le site : au VIIIe, peut-être même
au VIe, mais on ne sait rien de précis sur elle avant le XIe siècle.
Le sanctuaire marial et la découverte d’un corps en 1166
Quoi qu’il en soit, à partir du XIIe siècle, le petit
sanctuaire, dont la possession avait fait l’objet de vives tensions entre
l’abbaye de Marcilhac et celle de Tulle, cette dernière l’ayant finalement
emporté, s’était développé tandis que l’endroit – on l’a dit plus haut – devenait un important centre de pèlerinage. Grâce en particulier à sa
Vierge noire, il bénéficiait même d'une renommée européenne, comme l'attestent non
seulement le Livre des Miracles écrit au XIIe siècle par un moine du
sanctuaire mais aussi une liste de visiteurs du XIIe et du XIIIe, aussi célèbres
qu’Henri II d'Angleterre, Simon de Montfort, Blanche de Castille, Louis IX de
France, saint Dominique et saint Bernard.
Le succès s’explique en partie – mais en partie seulement – par une découverte archéologique qui eut lieu en 1166. À cette date, en creusant la terre sous le seuil de la chapelle de Rocamadour pour y ensevelir un habitant du pays, on avait mis au jour un corps parfaitement conservé.
Comme l’écrit J. Rocacher, dans l’introduction de son ouvrage sur Les Miracles de Notre-Dame de Rocamadour, Toulouse, 1996, p. 19), ce cadavre « présentait un triple intérêt. D’abord, il était intact, ce qui faisait automatiquement de lui un saint aux yeux des gens de l’époque. Ensuite, il était absolument anonyme, ce qui permettait de dire ou d’écrire n’importe quoi sans risquer d’être contredit par un document. Enfin, il était enseveli sous le seuil de la chapelle, ce qui paraissait une solide présomption en faveur d’un culte marial, instauré là une époque indéterminée. Tous les ingrédients d’un montage hagiographique parfait se trouvaient réunis… de façon providentielle ».
Sorti de terre, il fut exposé aux pèlerins comme étant celui dont le rocher portait le nom (Amator en latin, Amadour en français). Comme c’est l’habitude en pareil cas, la légende en fit d’abord un ermite qui avait vécu dans la région. Puis, dans un second temps probablement, pour expliquer qu’il ait été enterré sous le seuil de la chapelle, on en fit un familier de la Vierge.
La Chronique de Robert de Torigny (écrite
en 1183)
On ne sait pas avec précision à
quelle date eurent lieu ces développements explicatifs. Peu de temps en tout
cas après la découverte du corps en 1166, si l’on en croit la Chronique de Robert de Torigny, abbé du Mont-Saint-Michel, publiée en 1183. Chroniqueur
des voyages d’Henri II Plantagenet et notamment de son second pèlerinage à
Rocamadour en 1170, il livre ce qu’il avait appris à ce moment-là, et fait état
de l’importante découverte de 1163 :
On dit (quidam dicunt) que le bienheureux Amadour fut le domestique (famulus) de la bienheureuse Vierge Marie
et qu’il eut quelquefois l’honneur de porter et de nourrir le Seigneur (bajulus et nutritius Domini fuit). Après
l’Assomption dans les demeures célestes de la très sainte Mère du Seigneur,
Amadour, averti par Elle, passa dans les Gaules et mena longtemps dans le lieu
susdit la vie d’un solitaire. Quand il mourut, il fut enseveli à l’entrée de
l’oratoire de la bienheureuse Marie. Ce lieu resta longtemps sans gloire (ignobilis). On disait communément que le
corps du bienheureux Amadour y reposait, mais l’on ignorait où il se trouvait.
L’an de l’Incarnation MCLXVI, un habitant du pays, étant à ses derniers
moments, commanda aux siens, sans doute par une inspiration de Dieu,
d’ensevelir son cadavre à l’entrée de l’oratoire. En creusant la terre, on
trouva le corps d’Amadour bien conservé. On le plaça dans l’église, près de
l’autel (juxta altare), et on le
montre, ainsi intact, aux pèlerins. Et là se font, par la bienheureuse Marie,
des miracles sans nombre et jusque là inouïs (et ibi fiunt miracula multa et antea inaudita per beatam Mariam)
(Texte et traduction d’Edmond Albe, repris dans l’introduction de J. Rocacher, Les Miracles de Notre-Dame de Rocamadour,
1996, p. 19-20)
Ce texte de Bernard de Torigny, si intéressant soit-il, fait état d’un saint, qui, après avoir vécu en Palestine dans l’intimité de Jésus enfant et de la Vierge Marie, était passé en Gaule et avait vécu en ermite sur le site. L’extrait suivant, nettement postérieur, va établir un lien formel entre ce saint Amadour et le semeur de l’épisode égyptien.
La Bible des Sept États du Monde, de Geufroi de Paris (1243)
Il figure dans un poème daté de 1243, dû à
Geufroi de Paris et intitulé La Bible des Sept États du Monde. Conservée
dans un seul manuscrit, cette pièce de quelque 20.000 vers compte sept livres,
d’inégale longueur, correspondant chacun à un des « sept états »
envisagés pour le monde par le rédacteur, à savoir l’Ancien Testament, le
Nouveau Testament, l’Enfer, le Purgatoire, la Condition humaine, l’Antéchrist
et la Fin du monde. Il s’agit fondamentalement d’une compilation, l’auteur se
bornant à reprendre, en les adaptant éventuellement à la forme métrique qu’il
utilise, des extraits d’œuvres antérieures, voire des pièces entières. Il n’en
existe pas encore d’édition critique complète, mais Paul Meyer l’a décrit dans
un article de 1908, qui contient d’assez nombreuses citations.
Bibliographie : P. Meyer, Notice sur la « Bible des Sept
États du Monde », de Geofroi de Paris (Tiré des « Notices et Extraits
des manuscrits de la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques », t.
XXXIX), Paris, 1908, 72 p., intégralement accessible, mais en lecture
seulement,
sur
la Toile. Cfr aussi le compte rendu par E. Langlois, dans Bibliothèque
de l’École des Chartres, t. 70, 1909, p. 574-575, accessible sur Persée.
La fin du premier livre (fol. 41a-50b) raconte
ce qu’on pourrait appeler l’enfance de Jésus, jusqu’au baptême du Christ par
Jean-Baptiste. Il contient l’épisode de la Fuite en Égypte avec l’histoire des
larrons Dimas et Gestas et celle – qui nous intéresse ici – du semeur de blé
rencontré par la Sainte-Famille. Il figure dans le chapitre XLIX relatif au
massacre des Innocents.
P. Meyer, malheureusement, ne fait que résumer le
passage. Les voyageurs, écrit-il (p. 287), « poursuivis pas les ‘sergents’
d’Hérode, passent près d’un champ qu’un prudhomme semait. Par la volonté de
Jésus, le blé, à peine tombé en terre, lève, croît et vient à maturité. Le
semeur, frappé par ce miracle, suit les fugitifs et se met à leur
service ». C’est fondamentalement ce que racontait Jean d’Outremeuse.
Mais, par chance pour nous, P. Meyer a retranscrit
textuellement la fin de l’histoire. Son intérêt est qu’elle fait intervenir
saint Amadour et contient une allusion nette au corps découvert en 1166. Nous disposons
donc là de l’histoire complète, sans aucune coupure (comme c’était le cas dans Ly
Myreur) d’un saint qui apparaît sous de multiples noms (Amans, Amadus,
Amandus, Amator, Amadour).
Voici cette finale, accompagnée d’une traduction. On y notera, outre le rôle joué par le saint à Rocamadour et la découverte de son corps intact, un certain nombre de renvois explicites du rédacteur à une œuvre antérieure, sur laquelle il ne donne cependant pas de détails :
Et li preudom a tout guerpi, La Dame et son enfant suivi ; Tant les sivi et tant les quist Qu'il les trouva, ce di l'escrit. O eus se tint tout son aage, Et les servi par bon corage. Diex l'en rendit bon guerredon Qu'il est sains, si com lisons. Ce fut si com dist l'autour Le beneoit saint Amadour. Son corps, ce set on tout de fi, Est entiers, conques ne porri, Encore le voient mainte gent A Rochemadour voirement, Là où il gist, bien le set on. |
Le prudhomme a tout abandonné, suivi la Dame et son enfant. Il les suivit et chercha si bien qu'il les trouva, dit l'écrit. Avec eux il demeura toute sa vie et les servit de tout son coeur. Dieu lui en donna forte récompense, car il est saint, comme nous le
lisons. Ce fut, ainsi que le dit
l'auteur, le béni saint Amadour. Son corps, on le sait de science certaine, est entier et jamais ne pourrit. Aujourd'hui encore maintes gens le voient vraiment à Rocamadour, où il fut enterré, on le sait bien. (Trad.
Ed. Albe, 1919, p. 32-33) |
Il est clair que la légende avait, à cette époque déjà, établi un lien solide entre le site et le nom d’un saint lié à un épisode de la Fuite en Égypte et surtout très proche de la Vierge Marie. Si Rocamadour n’avait pas de reliques mariales proprement dites, elle disposait du corps – intact – d’un familier de la Vierge.
Geufroi de Paris se réfère clairement à un texte antérieur. Il est tentant d’y voir l’influence de la Chronique de Bernard de Torigny et des informations qu’elle contenait sur le pèlerinage d’Henri II en 1170 et la découverte du corps intact en 1166.
Le témoignage de Bernard Guy, au XIVe siècle
Sur le destin de saint Amadour, de sainte Véronique
et de saint Martial, nous disposons encore d’un autre témoignage, plus récent
que celui de Geufroi, car il s’agit d’un contemporain de Jean d’Outremeuse.
Bernard Guy, Frère Prêcheur et Inquisiteur, ami du
pape Jean XXII, évêque de Tuy en Galice (1323), puis de Lodève (1324), parle
également de saint Amadour, de Véronique et de saint Martial :
Le
très bienheureux Martial… eut avec lui un homme de Dieu, appelé Amadour, avec
sa femme Véronique, laquelle avait été l’amie de cœur de la très sainte Vierge
(familiaris et praecordialis amica). […] Quant à Amadour, il aimait la
vie solitaire et demeura longtemps dans les rochers qui, depuis, de son nom,
s’appellent Roc-Amadour. Il y avait élevé un autel qui fut consacré par le
bienheureux Martial en l’honneur de la sainte Vierge, mère de Dieu, lieu et
chapelle alors inconnus, aujourd’hui célèbres dans le monde entier. C’est là
que le bienheureux Amadour, avec son corps que l’on voit encore non touché par
la corruption du tombeau, attend la sainte résurrection. (d’après le Sanctoral,
le Flores Chronicorum et autres ouvrages de Bernard Gui. Voir le livre
de S.E. le Cardinal Bourret sur Saint Martial, 1887, p. 169-170)
Les choses semblent maintenant se mettre en
place. Il est clair que Jean d’Outremeuse a puisé son inspiration dans un récit
qui établissait un lien très précis entre le semeur de blé et le saint dont on
prétendait avoir retrouvé le corps à Rocamadour sur le seuil de la Chapelle de
Notre-Dame. A-t-il utilisé directement Bernard Gui, qu’il connaissait bien
comme le montrera notre discussion sur la vision que le chroniqueur liégeois
donne de Marie-Madeleine ? C’est difficile de l’affirmer d’une manière
certaine. Peut-être l’examen des documents iconographiques qui portent sur le
miracle du blé et qui sont relativement nombreux à partir du XIIIe siècle
pourraient-ils apporter des solutions. Mais c’est là une tout autre enquête que
nous ne sommes pas en mesure de faire. De toute manière, nous disposons déjà de
suffisamment d’éléments pour savoir dans quel sens diriger des études plus
approfondies.
Quelques autres récits, notamment celui des Acta Sanctorum
Tout ce qui précède ne
doit cependant pas faire oublier l’existence d’autres récits légendaires qui tentent d’expliquer la vie et les miracles de ce saint Amator / Amadour, censé avoir donné son nom au site marial. Le lecteur intéressé pourra se référer, pour plus de détails, à
l’ouvrage d’Edmond Albe (Roc-Amadour, 1929, p. 34-35) ainsi qu’à l’article du même auteur sur La vie et les miracles de S. Amator publié dans les Acta Bollandiana (cfr
plus haut l’encadré). Ce dernier
article, essentiellement consacré à l’édition de la légende d'un saint Amator
ermite de Monsanto et vénéré à Lucques (Toscane, Italie), commence par un
résumé des « opinions émises au cours des siècles » (p. 57-58).
On y apprend par exemple que les Acta Sanctorum
(tome IV à la date du 20 août) ont recueilli neuf leçons du
« lectionnaire » de l’Abbaye de Roc-Amadour pour l’office du saint
patron du lieu et que « ces leçons renfermaient un long récit où se
retrouvent quelques-unes des données de Robert de Torigny et de Bernard Gui,
mais avec plus de détails et des différences », précise le Chanoine Albe dont
nous pourrions résumer comme suit la pensée.
Saint Amadour,
véritable hébreu, et sainte Véronique « furent au service de Marie et de
Jésus, service tout d’amour et de désintéressement. » Véronique est aussi
l’hémorroïsse qui fut guérie en touchant la robe de Jésus, celle-là même qui
mérita de recevoir sur son voile l’impression du visage du Christ. Chassés de
la Palestine parce que chrétiens, ils arrivent en Gaule, et se mettent en
rapport avec saint Martial, qui convertit le duc de Bordeaux et son peuple.
« Amadour fait ensuite le voyage de Rome, assiste à la mort de saint
Pierre, et, à son retour, après la mort de Véronique, […] vient en Quercy finir
sa vie au milieu des rochers qui porteront son nom et garderont sa dépouille.
Les Actes ne parlent pas de la dédicace de la chapelle par saint
Martial ». Pour Edmond Albe, ces Actes « seraient antérieurs
au récit de Bernard Gui » et ont dit être écrits dans la seconde moitié du
XIIIe siècle.
On n’oubliera pas non plus qu’il existe d’autres tentatives d’identifier saint Amator / Amadour, tantôt avec Zachée, le publicain de l’Évangile, tantôt avec un saint Amatre d’Auxerre. Mais tout cela ne nous concerne pas directement. On relèvera en tout cas que, nulle part dans ses œuvres, l’historien de Rocamadour qu’est Edmond Albe ne cite le nom de Jean d’Outremeuse, mais nous avons déjà dit à plusieurs reprises que l’auteur du Myreur des Histors était fort peu connu, même des spécialistes. C’était vrai naguère, ce l’est encore aujourd’hui.
*
Nous en resterons là,
car nous nous éloignons de plus en plus de la version de Jean d’Outremeuse,
objet prioritaire de notre commentaire. Mais les considérations qui précèdent ne
sont pas inutiles : elles aboutissent en effet à un résultat solide. En
racontant la légende du semeur et le rôle de saint Amadus, auprès de la
Sainte-Famille d’abord, sur le site de Rocamadour ensuite, notre chroniqueur
liégeois n’a rien inventé. Un siècle avant lui, l’histoire apparaissait déjà,
pour l’essentiel semble-t-il, dans la Bible des Sept États du Monde, de
Geufroi de Paris, écrite en 1243, mais le compilateur de celle-ci se référait
explicitement à des textes plus anciens, peut-être de la fin du XIIe siècle, si
l’on retient comme source (directe ou indirecte) la chronique de l’Abbé du
Mont-Saint-Michel, Robert de Torigny, écrite en 1183 et faisant état
d’événements de 1166.
Ce qui est certain aussi,
c’est que la Bible des Sept États du Monde de 1243 présentait déjà la
légende du semeur et de saint Amand, complète, c’est-à-dire structurée dans ses
deux éléments principaux (la Fuite en Égypte et Rocamadour) que Jean
d’Outremeuse dissociera pour les placer à des endroits différents – et très
éloignés – de son œuvre. Rappelons que Ly Myreur est organisé sur une
base chronologique et que le miracle du champ de blé s’était produit bien avant
la dispersion des disciples chargés d’évangéliser le monde après la mort du
Christ.
Nous n’entreprendrons
pas une comparaison précise des différents récits retrouvés. Cela nous
entraînerait beaucoup trop loin. Contentons-nous de noter ici encore le souci
d’originalité manifesté par Jean d’Outremeuse dans l’épisode de la Fuite en
Égypte. Il aurait eu largement l’occasion de « broder » sur le texte
du pseudo-Matthieu. Il ne l’a pas fait et est allé chercher ailleurs quelque
chose de moins connu. Il ne l’a pas inventé bien sûr, mais il a eu le mérite de
présenter à ses lecteurs quelque chose qu’ils ne pouvaient trouver dans les
évangiles apocryphes de l’enfance.
L’intérêt de Jean d’Outremeuse pour les saints locaux
Le personnage du semeur de blé qui entre en contact avec la Sainte-Famille lors de sa fuite en Égypte est donc indiscutablement un saint qui jouera un rôle important dans le sanctuaire marial de Rocamadour.
Si l’on veut creuser cette question, on constatera très vite que l’évocation d’un saint local n’est pas rare chez Jean d’Outremeuse. Nous verrons un peu plus loin, dans notre chapitre V, que le fils de Dismas, miraculeusement guéri « par l’allaitement de Marie », est le futur saint Sauveur (§ 34).
Un
autre exemple assez significatif porte précisément sur le saint Martial de
Limoges dont il vient d’être question. C’est l’épisode qui intervient dans Ly Myreur (I, p. 404-405) lors de la
Dernière Cène. À ses apôtres qui lui demandent qui est « le plus grand, le
plus saint et le plus loyal d’entre eux », Jésus, sans répondre
directement à la question, leur donne comme modèle un petit enfant qu’il assied
devant lui et leur dit en substance : « Pour parvenir à la
gloire éternelle, devenez semblable à cet enfant petit et humble » (Mains je vos prie que vos soyés petis et
humele, enssi qui est chist enfant, et enssi parvenreis à la gloire). C’est
évidemment un reflet des épisodes évangéliques bien connus (Matthieu, 18, 1-4 ; Marc, 9, 33-37 ; Luc, 9, 46-48). Ils se situent à un
autre moment, mais ce qui nous intéresse ici, c’est que le chroniqueur
liégeois, peut-être influencé par Pierre le Mangeur (Histoire scholastique, ch. XV, col. 1583-1584, PL, t. 198, Paris, 1855), sort le modèle de l’anonymat :
Chis enfes sour cuy
Jhesus mist sa main fut sains Marseal, qui convertit la terre de Lymosin à la
foid Jhesu-Crist, et fut ly disciple saint Pire; et giiest son corps en Lymoge.
Cet enfant sur lequel
Jésus posa sa main fut saint Martial, qui convertit le Limousin à la foi de
Jésus-Christ et fut disciple de saint Pierre. Son corps se trouve à Limoges. (Myreur, I, p. 405).
Un autre exemple, fort détaillé, se trouve dans Ly Myreur, I, p. 396-397. C’est celui d’une certaine Godoza, née en terre de Flandres, qui verra son nom changé en celui de Cristina, et deviendra Sainte Christine, dont, précise le chroniqueur liégeois, « on célèbre la fête le 24 juillet ». C’est une curieuse mystique flamande. Souvent ravie en extase, elle semblait comme morte, au point qu’on célébra un jour son enterrement. Mais pendant qu’on chantait le Requiem, elle se leva de son cercueil ouvert et s'envola jusqu'à la voûte de l'église. Elle mourut – définitivement cette fois – en 1294 au couvent de Saint-Trond, où elle passa les dernières années de sa vie.
Mais tout comme l’histoire de saint
Amand, les histoires de saint Martial de Limoges et de sainte Christine
l’Admirable nous éloignent de notre commentaire du séjour égyptien de la
Sainte-Famille. Revenons à celui-ci et plus particulièrement à son arrivée et à
son séjour au Caire.
[Suite]
Bruxelles, 5 octobre 2014
FEC
- Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) -
Numéro 28
- juillet-décembre 2012
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