La
Fuite de la Sainte-Famille en Égypte chez Jean d’Outremeuse.
Un épisode
de l’Évangile vu par un chroniqueur liégeois du XIVe siècle
par
Jacques
Poucet
Professeur émérite de
l'Université de Louvain
Membre de l'Académie
royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
[Note liminaire: Une sélection de textes apocryphes figure dans l'Introduction, accompagnée de quelques informations bibliographiques et chronologiques.]
DeuXième partie : COmmentaire
Chapitre III : L’arrivée et le séjour au Caire (§ 20-24)
En ce qui concerne le
voyage vers l’Égypte, Jean d’Outremeuse se borne donc à développer un seul
épisode, celui du semeur et de la moisson miraculeuse. Il aurait pu broder sur
beaucoup d’autres événements, liés au voyage de la Sainte-Famille, comme ceux
qui figuraient par exemple dans l’Évangile du pseudo-Matthieu et que
nous évoquions
au début du chapitre II. On a peine à
croire que ce choix du chroniqueur liégeois ne soit pas délibéré. Il n’a pas
voulu répéter ce que ses lecteurs pouvaient lire dans les apocryphes.
Mais, comme on le sait, tout voyage à une fin. Les voyageurs atteignent finalement l’Égypte où d’autres péripéties les attendent.
La chute des idoles
Fig. 3. Miracle des idoles renversées. Miniature d’un
manuscrit du pseudo-Matthieu produit à Rome
XIIIe siècle, Paris, BnF (ms. Latin 2688 f° 17)
Photo BnF : Source : Internet.
Le premier événement que retient le chroniqueur
liégeois est ce qu’on appelle la chute des idoles. C’est un motif très
présent dans l’iconographie et dans les textes. Et, compte tenu de la fréquence
et de la variété de ses apparitions, il est facile d’imaginer que les gens du
Moyen Âge savaient très bien que le passage de la Sainte-Famille en territoire
égyptien s’était traduit par la chute des idoles du pays.
Nous avons consacré
un
article à l’examen de ce motif, qui adopte deux versions
différentes, mais transmettant le même message : la nouvelle religion chasse
l’ancienne. Dans la première version, c’est la présence même de Jésus sur le
sol égyptien qui provoque la chute des idoles ; dans la seconde, c’est le
prophète Jérémie qui, lors de son séjour en Égypte, annonce aux prêtres de ce
pays qu’un Dieu né d’une vierge abattra un jour toutes leurs statues. Comme
c’est le cas dans l’histoire des légendes, chacune de ces versions a donné
naissance à de multiples actualisations, les unes relativement sobres, les autres
exacerbées à l’extrême.
Le lecteur intéressé pourra se reporter à la longue
liste d’auteurs et de textes retenus et analysés dans l'article auquel il vient
d'être fait allusion.
Il y fut notamment question de l’Historia monachorum in Aegypto, de l’Évangile
du pseudo-Matthieu, des Vitae Prophetarum, de Vincent de Beauvais, de
l’Évangile arabe de l’Enfance, du Livre arménien de l’Enfance, de
la Vision de Théophile, de la Légende dorée de Jacques de
Voragine, de la Chronique de Martin d’Opava, de l’Histoire
scholastique de Pierre le Mangeur, du Dolopathos de Jean de Haute-Seille.
C’est, on en conviendra, un large éventail d’œuvres, d’auteurs et de dates.
Rappelons que le témoignage le plus ancien, celui de l’Historia monachorum,
remonte au IVe siècle.
Dans son récit de l’épisode égyptien, Jean
d’Outremeuse se devait d’évoquer cette chute des idoles. Il le fera à trois reprises
(§ 20, § 21, § 45-46), d’une manière relativement discrète
d’ailleurs. Les deux premières apparaissent dans les paragraphes racontant
l’arrivée de la Sainte-Famille au Caire.
La chute des idoles dans les chambres des dames de toute l’Égypte (§
20)
La mention du § 20 renvoie à la première version,
celle qui met en scène la chute des idoles due à la présence même de Jésus en
Égypte. Mais l’actualisation qu’on peut y lire ne se rencontre qu’ici et est
donc tout à fait originale.
Le chroniqueur liégeois explique qu’à l’arrivée de Jésus dans le pays toutes les idoles vénérées par les dammes en Egipte se mettent à crier avant de tomber en morceaux (§ 20). Le phénomène se produit en une fois et dans l’ensemble du pays. Il se développe en deux phases : d’abord les cris, puis la chute ; et les cris sont tels qu’ils effraient tout le peuple.
La
description de Jean d’Outremeuse reste toutefois très sobre, par rapport aux
développements que l’on rencontre dans les textes orientaux et qui sont souvent
le fruit d’une imagination débordante, sinon d’une fantaisie débridée (Chute
des idoles en Égypte, p. 29-39).
D’autres auteurs avant lui, comme Jacques de Voragine (Chute des idoles en Égypte, p. 40) ou Martin d’Opava (Chute des idoles en Égypte, p. 41), avaient déjà élargi à toute l’Égypte la zone des manifestations, mais ils n’envisageaient pas de cris avant la chute. Seuls – à notre connaissance – les auteurs des versions orientales mettaient en scène des statues poussant des cris, parfois épouvantables (Chute des idoles en Égypte, p. 29-30).
La réaction d’un « Juif
très sage » (§ 21)
Le § 20 adapte donc avec originalité la version « Jésus et les statues égyptiennes ». Le paragraphe suivant (§ 21) va proposer, lui, une actualisation de la seconde version, celle de Jérémie annonçant aux prêtres égyptiens que leurs idoles tomberont lors de la naissance du vrai Dieu ex Maria virgine.
Mais ici
aussi l’adaptation est originale. Jérémie a disparu pour céder la place à un « Juif
très sage » vivant en Égypte. La modification n’est pas due au hasard ou à
la fantaisie. Un chroniqueur, féru de chronologie comme se piquait de l’être
Jean d’Outremeuse, ne pouvait pas faire de Jérémie un contemporain du Christ. Dans
la version originale, celui qui annonçait la chute des idoles était Jérémie. Mais
si – comme c’est le cas ici – on utilisait le motif, non pour annoncer
l’événement, mais pour le constater et l’interpréter, le personnage central ne
pouvait plus être Jérémie. D’où son remplacement par « un Juif très
sage ».
Ce sage
a compris ce qui se passe dans les maisons d’Égypte, et il va donc annoncer,
non pas aux prêtres égyptiens comme dans le motif original, mais « au
peuple » que le Dieu, né d’une vierge et censé briser les idoles, était certainement
né. Cette
naissance étant une certitude, la question est désormais de savoir où il se
trouve. Le vieux sage suggère au peuple de prier pour que le Dieu attendu se
manifeste. Ce que le peuple fait dévotement tout la nuit.
Mais où
sommes-nous exactement ? En Égypte, bien sûr, mais dans quelle
ville ?
La ville du Caire (§ 22)
Une
précision était devenue indispensable, car l’endroit où se déroulait la scène
précédente n’avait pas encore été mentionné. Les événements se passent donc au Caire,
que Jean d’Outremeuse appelle tantôt Cayr, comme ici, parfois Karean, parfois Chaire ou Caire.
Qu’on nage ici en plein anachronisme ne heurtera aucun
lecteur moderne habitué aux textes du Moyen Âge. Dans les
années qui suivent la naissance du Christ, Le Caire n’existait pas encore. C’est
une ville nouvelle construite au Xe siècle par un chef d’armée fatimide au nord de l’antique Fustât, fondée, elle, en 641 ; et c’est au XIIe siècle seulement
que Saladin réunira les deux cités dans une même enceinte. Résidence des
Fatimides, Le Caire eut beaucoup d’importance à l’époque des Croisades
et des liens de l’Occident avec les petits royaumes chrétiens. Jean
d’Outremeuse, comme l’atteste sa géographie générale, en faisait d’ailleurs une
des grandes cités d’Égypte : En Egypte est la citeit de Babylone, del
Caire et Alixandre et pluseurs aultres vilhes (Myreur, I, p. 286). Rien d’étonnant dans ces
conditions qu’elle ait reçu la visite de la Sainte-Famille.
Mais sur ce point, le chroniqueur liégeois n’innovait pas vraiment. Ainsi, par exemple, le rédacteur du Livre arménien de l’Enfance (XV, 4) faisait du Caire une des premières villes où s’arrêtait la Sainte-Famille. Il la situait – aberration géographique – « près des frontières d’Égypte » et – autre aberration, chronologique cette fois – la rattachait à Alexandre le Grand :
C’est « un grand château de la résidence royale », […] un espace couvert de palais et de forteresses […], très élevé, magnifique, splendidement orné et décoré avec une grande variété, qu’Alexandre de Macédoine avait autrefois élevé, aux jours de sa puissance. (XV, 4, p. 163, éd. Peeters, 1914)
Mais n’insistons pas. C’était évidemment l’importance
géographique et politique de la ville qui expliquait sa présence dans l’épisode
égyptien de la Sainte-Famille, chez les apocryphes comme chez Jean d’Outremeuse.
Un mort ressuscite et
demande l’ouverture des portes (§ 22 et 23)
Même si
la ville n’existe pas encore, nous sommes donc au Caire, dont les portes – vision
bien médiévale des choses – sont fermées pendant la nuit. La Sainte-Famille étant
dans l’incapacité d’entrer, il faudra un miracle pour faire savoir que le Dieu annoncé
et attendu est tout proche.
En
l’occurrence, chez Jean d’Outremeuse, c’est un homme récemment enterré qui sort
de son tombeau, pour informer le peuple : « Saingnours, qu’attendez-vous
pour ouvrir la porte où Dieu attend ? Qu’on le laisse entrer ; c’est
lui qui m’a ressuscité pour vous annoncer cela ». Et après avoir ainsi
parlé, le
miraculé lui-même va ouvrir la porte aux voyageurs. « Et Dieu entra dans
la ville » (§ 23).
Nous
n’avons trouvé nulle part ailleurs un récit analogue à celui de Jean
d’Outremeuse.
La Sainte-Famille s’installe au Caire (§ 24)
Toujours selon Jean d’Outremeuse, la Sainte-Famille s’installe au Caire un certain temps (unc pau de temps tant qu’ilh li plaisit). De nombreux mois en tout cas, car, d’après la chronologie propre à notre chroniqueur, elle est arrivée dans la ville en l’an IV (§ 1) et elle la quittera le 12 octobre de l’an V (§ 25). Mais à part la chute des idoles (§ 20) et la résurrection d’un mort (§ 23), aucun autre miracle n’est mentionné.
Le rédacteur du Livre arménien de l’Enfance est plus précis : la Sainte-Famille y serait restée « quatre mois, jusqu’au moment où l’enfant Jésus atteignit deux ans et quatre mois » (ch. XV, 4, éd. Peeters, p. 163).
Une différence encore sépare les deux récits. Si Ly Myreur ne donne aucun détail sur le séjour de la Sainte-Famille au Caire, le Livre arménien de l’Enfance (ch. XV, § 5) situe dans cette ville un miracle : celui de Jésus chevauchant un rayon de soleil. Ce prodige stupéfiant, expliquera le rédacteur, avait d’ailleurs attiré l’attention des habitants sur la Sainte-Famille qui préférera, pour des raisons de sécurité, quitter la ville sans plus tarder (ch. XV, § 5 in fine). C’est un miracle que Jean d’Outremeuse connaît bien et qu’il introduira beaucoup plus loin (§ 60-62) dans son récit du séjour de la Sainte-Famille au Castel d’Orient. Nous le retrouverons en commentant ces paragraphes.
On ne peut rien tirer de significatif de cette différence. Le
miracle de Jésus et des rayons de soleil est fort répandu, et d’autre part, d’une
manière plus générale, les miracles sont très nombreux dans les écrits
apocryphes (« Et le Seigneur
Jésus accomplit dans le pays de Misr nombre de miracles qui ne sont pas écrits
dans l'évangile de l'enfance ni dans l'évangile complet » : Évangile arabe, ch. XXV, trad. P.
Peeters, 1914, p. 28). En fait, non seulement ils sont très nombreux, mais leur
ancrage – géographique et narratif – est relativement lâche : on pourrait
dire qu’ils « voyagent » d’un auteur à l’autre,
d’un endroit à l’autre et d’un récit à l’autre. Jean d’Outremeuse, par exemple,
pour des raisons qui ne nous sont pas connues, en placera le plus grand nombre
dans le séjour du Castel d’Orient. Par ailleurs le chroniqueur liégeois
« n’abuse pas » des miracles.
[Suite]
Bruxelles, 5 octobre 2014
FEC
- Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) -
Numéro 28
- juillet-décembre 2012
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