FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012


Le Virgile de Jean d’Outremeuse :

le panier et la vengeance (XIV)

 

Conclusion : La spécificité de Jean d'Outremeuse

 

par

 

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet

 

 

1. Une relecture dans une perspective différente

            Le récit du « Virgile berné », accompagné ou non de celui du « Virgile vengé », est largement répandu dans diverses régions de l’Europe médiévale et moderne, à partir du XIIIe siècle, et il survit encore au XX.. De nombreux auteurs l’ont utlisé dans leurs écrits, brodant chacun à sa manière, avec plus ou moins d’imagination, sur un schéma de base bien identifié. Ces écrivains apparaissent plus comme des conteurs imaginatifs que comme des historiens, et il serait vain, voire inutile, de tenter de retrouver leurs sources. Le fait d’ailleurs que les textes se doublent de nombreux documents iconographiques constitue une preuve supplémentaire de la popularité de l’anecdote et de sa diffusion multiforme.

            Concernant Jean d’Outremeuse, notre sujet d’étude, notre intention, en rassemblant les textes parallèles, n’était pas de retrouver la source ou l’influence de ce dernier, mais d’identifier la spécificité de son approche, en d’autres termes son originalité. Seul l’examen des versions conservées antérieures, contemporaines ou postérieures au chroniqueur liégeois permettait d’atteindre cet objectif. D’où l’anthologie qui figure dans les fichiers qui précèdent.

            L’intégralité du « Virgile de Jean d’Outremeuse » a été présentée ailleurs. Il s’agira maintenant de relire l’histoire de Virgile et de Phébille, ans une perspective différente, à la lumière de ce que nous avons retiré des autres versions.

 

2. L’intégration de l’épisode

            Jean d’Outremeuse a intégré les épisodes du panier et de la vengeance dans une chronique, comme d’autres auteurs : c’est chez lui une chronique universelle (cfr Les Chroniques de Jerahme’el, ou la Weltchronik de Jans Enikel, ou encore dls Chronica de Sebastian Franck) ; mais on rencontre aussi l’histoire des amours de Virgile dans d’autres types de chroniques, épiscopale (La Chronique des Evesques de Liege) ou urbaine (La Cronica di Mantova de Bonamente Aliprandi). Le genre de la chronique ayant été longtemps à la mode, cette intégration n’est guère significative en elle-même et ne constitue certainement pas un facteur d’originalité.

            Plus intéressant est le caractère « haché » de la présentation du chroniqueur liégeois dans Ly Myreur des Histors. Il ne livre pas l’histoire de Phébille et de Virgile d’une seule traite comme c’est le cas dans les autres chroniques. Voulant respecter l’ordre chronologique strict des événements, il n’hésite pas à interrompre le récit de la romance de Phébille pour raconter d’autres événements qui se passent à Rome (les « merveilles » de Virgile, par exemple) ou à l’extérieur (les guerres, par exemple). Pareilles ruptures sont susceptibles de déconcerter le lecteur moderne, qui, pour obtenir un récit suivi complet, doit « recoller » quatre ou cinq morceaux séparés. Mais les historiens grecs et romains nous ont habitués à une présentation de ce type, dite « annalistique ».

 

3. Ancrage chronologique et historique

            Plus important peut-être est l’ancrage chronologique et historique. Jean d’Outremeuse semble respecter moins mal que la plupart des autres auteurs (à l’exception de Bonamente Aliprandi, mêlant dans son exposé éléments historiques et éléments légendaires) les données chronologiques concernant le personnage de Virgile. Il le situe grosso modo à la fin de la République et au début de l’époque impériale, correctement donc (cfr FEC, 22, 2011). Il est le seul, avec l’anonyme de la Chronique des Evesques de Liege, à faire de la protagoniste du récit la fille de Jules César. Les autres auteurs versent sans scrupule dans la fantaisie historique : ainsi en ce qui concerne  l’empereur contemporain de Virgile, c'est tantôt Néron (Gesta Romanorum), tantôt Titus (Chroniques de Jerahme’el), tantôt Domitien (Jans Enikel dans sa Weltchronik), tantôt Hadrien (Giovanni Sercambi), à supposer que l’auteur daigne fournir un repère chronologique, ce qui n’est pas toujours le cas (Antonio Pucci ou l’anonyme du Virgilessrímur, par exemple, sont muets à ce sujet). Quant au statut de « la dame de Virgile », il varie lui aussi beaucoup, on l’a dit dans l’introduction.

            Mais que Virgile soit, chez Jean d'Outremeuse, correctement situé dans l’histoire ne cautionne évidemment pas l’historicité de l'aventure qu'il rapporte. Soyons clairs, les historiens de l’antiquité ne nous ont rien transmis sur cet épisode, qui relève donc exclusivement de l’imaginaire.

            La malheureuse protagoniste du récit, qui n’a généralement pas de nom dans les autres textes, reçoit chez Jean d’Outremeuse celui de Phébille, tandis que Sercambi, écrivant un peu plus tard, l’appelle Isifile, l’Hypsipyle grecque, « la Trompeuse », allusion claire à son rôle. Deux autres textes, très tardifs, donnent ainsi Febilla. C'est le cas d'une version anglaise anonyme de 1893, bâtie essentiellement sur Les Faictz merveilleux de Virgille (remontant au XVIe siècle, et sans nom d’héroïne) et d'une adaptation d’Andrew Lang (1901) qui suit ce dernier récit sans toutefois hésiter à en modifier la fin. Les deux auteurs pourraient s’être inspirés, directement ou nom, du chroniqueur liégeois.

            Le nom de Phébille ne semble ni se rencontrer ailleurs ni correspondre à celui d’un personnage historique. Tout porte à croire qu’il a été imaginé par Jean d’Outremeuse, qui n’hésite pas à donner un nom aux nombreux personnages qu’il invente. Cela dit, aurait-t-il une signification particulière ? Aucun élément précis ne peut être avancé, mais il est permis de rêver. Phébé, dans la mythologie est le nom de la lune. Or, lorsque Virgile, chez Jean d’Outremeuse, décrit la position que la victime va devoir prendre à la fenêtre où le panier est resté suspendu, il est très précis (p. 252) : le cuel defour (= le postérieur dehors) tout descouvierte jusques à le cinture, si que (= si bien que) les gens poront clerement veioir le croissant de la jeune fille. Phébille ne serait-elle pas une « petite lune », allusion, ici comme chez Sercambi, à son rôle dans l’histoire : elle devra montrer sa lune à tout le monde !

            Mais revenons sérieux. Vaut-il la peine  peine d’ajouter que Jules César, dans l’Histoire, n’a pas de fille connue, et que, dans l’Histoire toujours, il n’est pas « empereur de Rome », comme l’écrit le chroniqueur liégeois ? Vaut-il la peine aussi de préciser que si les historiens modernes connaissent fort bien les énormes difficultés rencontrées par Octave-Auguste (l’Octovien du chroniqueur) pour s’imposer en tant que successeur effectif de César, ils ignorent tout d’un quelconque conflit dynastique qui, lors de cette succession, aurait opposé son héritier à sa veuve. Pour Jean d’Outremeuse, ce conflit, qui ne se rencontre que chez lui, sert pourtant de toile de fond au récit des amours de Phébille et de Virgile. Toujours sur le plan de l’Histoire authentique, le chroniqueur est également dans l’erreur en considérant Octovien tantôt comme un des trois fils de César (Myreur, p. 239), tantôt comme le fils de la sœur de César, c’est-à-dire son cousin (Myreur, p. 248, après manifestement un changement de sources).

            Mais n’insistons pas lourdement. Il est clair que nous ne sommes pas dans l’Histoire authentique, mais en présence de traits propres au chroniqueur, qui doit avoir beaucoup puisé dans son imagination.

 

4. Originalité profonde dans la peinture des relations de Virgile et de Phébille

              Dans la peinture des relations entre les deux protagonistes, Jean d’Outremeuse se montre particulièrement original.

            Conformes sur ce point au motif médiéval du sage que femme assote et qui perd sa mesure et sa raison, les autres versions présentent généralement un Virgile, tombé éperdument amoureux et berné par une dame qui feint de céder à ses avances, cette dame pouvant être – au choix du narrateur – vertueuse (par exemple chez Jans Enikel) ou perverse (par exemple dans les Gesta Romanorum). Chez les autres auteurs, Virgile a toujours l’initiative : c’est lui qui fait les avances, qui poursuit de ses assiduités l’objet de son amour et le harcèle. Bref, c’est lui qui « commence ».

            Dès le début du récit du chroniqueur liégeois, tout change. C’est Phébille qui, profondément éprise, fait les avances, nettement et sans beaucoup de pudeur d’ailleurs. Elle n’a au départ aucune intention perverse, et son amour s’adresse à un homme de qualité, très occupé par ses travaux et qui ne semble pas être, selon l’expression consacrée, un « coureur de jupons ». Examinons de plus près la situation.

            Phébille est libre (célibataire). Virgile aussi est libre (célibataire). Il occupe une place très enviable dans la société romaine : doté de très grandes qualités que Jean d’Outremeuse détaille presque sans mesure, apparenté à plusieurs sénateurs, il est bien introduit à la cour, et sait se faire accepter et même aimer par tous. Rien d’étonnant dans ces conditions qu’il ait attiré les regards des femmes de haut rang, fût-ce ceux d’une princesse impériale. Le chroniqueur ne dit pas expressis verbis que Virgile avait beaucoup de succès féminins, qu’il allait de femmes en femmes. Ce sur quoi il insiste par contre, et à plusieurs reprises, c’est sur son goût pour l’étude et la recherche. Sans grand risque de se tromper, on peut penser que sa première préoccupation n’était pas d’avoir du succès auprès du beau sexe.

            Cela dit, il n’est pas insensible à cette princesse qui « se jette à sa tête » et lui fait sans détours des propositions très précises. Comme l’écrit F. Desonay (Virgile amoureux, 1930, p. 206), « Virgile, qui n’est pas farouche, se montre fort empressé à couronner une flamme aussi vive, mais ce sera ‘par druerie’ : il n’a pas la vocation d’épouseur ». Et ce qu’il faut ajouter, c’est que, s’il tire largement plaisir et profit de l’occasion intéressante qui s’offre à lui, il reste toujours très clair et très honnête à l’égard de sa maîtresse.

            Ce que veut cette dernière, c’est le mariage et non des relations occasionnelles (le chroniqueur ne les présente pas comme clandestines, mais on peut supposer que c’était le cas). À plusieurs reprises, elle manifeste explicitement ses exigences, mais, à chaque fois, elle se fait éconduire sans détour et avec fermeté, car ilh n’at aultre entente que del studier tous jours, et de monstreir sa scienche aux Romans, dont ilh powist avoir honneur (Myreur, p. 228). Dans l’esprit de Virgile, semble dire le chroniqueur, Phébille, toute fille d’empereur qu’elle fût, comptait manifestement moins que ses études et son souci de se faire valoir aux yeux des Romains par l’étendue de sa science, en l’occurrence l’impressionnante série de mervelhes qu’il commence à installer à Rome. Il doit aussi annoncer le christianisme à venir!

            La jeune femme va se lasser d’être ainsi reléguée au second plan et de voir ses propositions matrimoniales systématiquement repoussées. D’autant plus qu’elle astoit jalotte d’onne aultre femme qu’ehl quidait (croyait) qui amast Virgile (Myreur, p. 231). On notera le quidait : Phébille n’avait peut-être pas de raison objective d’être jalouse. Un peu plus tard, pour forcer en quelque sorte la main de son amant, elle va prétendre que son père veut la marier contre son gré à un autre. En colère, elle exige que Virgile prenne enfin une décision, mais c’est pour se heurter toujours à la même réticence. Son amant lui répond qu’il doit penser à autre chose, qu’il a des choses plus ardues à réaliser, et que Phébille n’a qu’à patienter un peu ; après on verra (Myreur, p. 231-232). Quand on lit Jean d’Outremeuse, on n’a pas du tout l’impression que c’est Virgile qui poursuit et harcèle Phébille : ce serait plutôt le contraire.

            Bien évidemment les refus continuels de Virgile et ses appels à la patience ne calment pas la jeune femme. De plus en plus vexée et pleine d’animosité, elle devient folle d’amour (issoit fours de ses sens d’amour [Myreur, p. 236]). C’est elle, et non Virgile, qui va perdre toute mesure et, par dépit, chercher une manière d’humilier cet homme d’une condition inférieure à la sienne et qui la rejette. Avant de passer à l’acte, elle fait une dernière tentative (Myreur, p. 236-237), racontant à Virgile qu’elle avait envisagé devant son père de devenir son épouse, et suscitant la colère de l’empereur, qui l’aurait, dit-elle, maltraitée et battue. C’est un mensonge bien sûr que Virgile – un magicien, ne l’oublions pas – identifie immédiatement comme tel, mettant les choses au point une fois de plus, et très sèchement : « Je n’ai jamais pensé à vous épouser, et je ne le ferai jamais ; je ne pourrais avoir l’intention de me marier, car cela m’empêcherait d’étudier. Qui femme prend se détruit ». Mais il continue : « Cela dit, si vous le voulez bien, je continuerai à vous servir comme je l’ai fait jusqu’à présent ». En d’autres termes, le sexe oui, le mariage non. C’est, semble-t-il, « la goutte qui fait déborder le vase », et la décide à mettre sur pied la ruse du panier et à proposer à Virgile un rendez-vous nocturne chez elle. À partir de là, Jean d’Outremeuse retombera dans le schéma traditionnel et reprendra les motifs classés.

            Il vaut la peine de rappeler avant de poursuivre que, parmi les auteurs retenus, personne n’avait développé cette vision des choses. Généralement, c’est Virgile qui, tombé follement amoureux, se fait pressant, harcèle et poursuit de ses assiduités une dame qui ne veut pas lui céder et qui, à un certain moment, décide de le berner. On a l’impression que Jean d’Outremeuse a inversé la situation « classique » : chez lui, c’est Virgile qui est harcelé, qui se voit sans cesse poussé au mariage, qui a des choses plus importantes à faire et qui, dans un certain sens, doit se défendre. En disant les choses simplement, il n’est pas l’attaquant, mais l’attaqué.

 

5. « Le coup du panier » et la prescience du magicien

            Mais il reste que, dans le « coup du panier », chez Jean d’Outremeuse comme partout ailleurs, c’est la dame qui a l’initiative. À ce motif classé, personne, semble-t-il, ne peut déroger. Mais très vite l’originalité du chroniqueur liégeois va reprendre le dessus.

            Dans les autres récits, Virgile se précipite tête baissée dans le piège qui lui est tendu, alors que – ne l’oublions pas – c’était un magicien éminent. Cette attitude est conforme au message misogyne du Moyen Âge visant à ridiculiser par l’amour des personnalités hors du commun : il n’est si sage que femme n’asotte. On y a toutefois  vu une forme d’incohérence : comment un magicien aussi doué pouvait-il se laisser prendre aussi facilement et rester suspendu dans une corbeille des heures, voire des jours durant, sans réagir ? Au Moyen Âge déjà, certains ont tenté d’expliquer cette bizarrerie. Ainsi l’auteur des Chroniques de Jerahme’el notait explicitement que si le magicien n’avait pas pu se sortir de ce mauvais pas, c’est parce que, tout à son rendez-vous amoureux, il avait oublié de prendre avec lui ses livres et ne connaissait pas par cœur les formules à utiliser. Et peut-être la nudité totale de Virgile lorsqu’il entre dans la corbeille, attestée dans certaines versions (Gesta Romanorum ; Les Faictz merveilleux de Virgille), était-elle également une sorte de réponse à ce qui était perçu comme une incohérence. Certains Modernes, nous en avons parlé plus haut, ont même cru voir dans cette sorte d’« aveuglement » de Virgile la preuve que les deux épisodes (« le panier » et « la vengeance ») n’étaient pas liés au départ. Mais peu importe ici.

            Ce qui nous intéresse, c’est que, à la différence de ce qui se passe dans les autres versions, le Virgile de Jean d’Outremeuse, n’est, à aucun moment, dupe de la machination de Phébille. Sur ce point précis de la « prescience » de son héros, Jean d’Outremeuse est très cohérent. Il nous explique en effet qu’après avoir entendu Phébille lui proposer ce curieux rendez-vous, Virgile l’avait accepté, tout en prévenant sa maîtresse « qu’elle aura à s’en repentir, si elle lui attire blâme ou déshonneur » (Myreur, p. 237). Il n’est pas assoté lui, et il n’a donc pas perdu ses qualités de magicien. Il a deviné ce que Phébille a en tête mais avec cet avertissement il lui laisse en quelque sorte une chance de ne pas commettre l’irréparable.

            Mais c’est en vain. Phébille persiste. Et, l’heure du rendez-vous arrivée, Virgile va faire intervenir la magie pour se défendre et réduire à néant le plan que Phébille, avec ses suivantes, a machiné contre lui. De grands moyens sont mis en œuvre : Virgile arrive au pied de la tour, accompagné d’un certain nombre de ses amis sénateurs, rendus invisibles par magie. Ayant entendu à l’étage sa maîtresse et ses servantes se réjouir à l’avance de l’affront qu’elles vont lui infliger, il met son escorte invisible au courant de ce qui se trame réellement et, au lieu d’entrer en personne dans la corbeille, il y installe une sorte de mannequin (un maul espir « un mauvais esprit ») à qui, par magie toujours, il a donné son image et un rôle à jouer. Puis il rentre chez lui, à Cassedrue, avec les sénateurs (Myreur, p. 237). C’est une rupture totale avec le schéma habituel.

 

6. Un spectacle « son et lumière » fantasmagorique (Myreur, p. 237-239)

            Jean d’Outremeuse y reviendra toutefois immédiatement, dans sa description du comportement de Phébille. La princesse ne s’est doutée de rien, et c’est le simulacre de son amant qu’elle fait hisser sur la tour dans une corbeille qui sera abandonnée suspendue à mi-hauteur, toute la nuit. Elle se met même à insulter son occupant, comme c’est le cas dans d’autres récits, et l’espir qui joue le rôle de Virgile va jusqu’à implorer sa pitié, comme le fait ailleurs le véritable Virgile.

            On reste dans le schéma habituel lorsque Phébille, au petit matin, mène grand tapage pour attirer l’attention du peuple et ridiculiser son amant. La rumeur publique parvient jusqu’aux oreilles de la famille impériale, qui se rend sur place à cheval. Le chroniqueur liégeois nous montre l’empereur lui-même, Jules César et son épouse Marie (ou Enye), entourés de barons en armes, se frayer un passage dans la foule des badauds.

            Déjà en mentionnant la présence sur le terrain de la mère de Phébille et d’une cavalcade de barons, Jean d’Outremeuse a innové. Mais c’est là peu de chose par rapport à ce qui suit. Que l’empereur ordonne de faire descendre la corbeille est banal, mais aucun autre auteur ne nous a fait assister aux prodiges auxquels va nous convier le chroniqueur.

            Frappé à la tête par l’épée de l’empereur, le mannequin laisse échapper de sa bouche une fumée si épaisse et si malodorante qu’elle fait reculer tout le monde et qu’on n’y voit plus goutte. Puis, le maul espir caché dans le simulacre joue le grand jeu : il fait monter et descendre sans cesse la corbeille, allumant et éteignant continuellement les lumières. Le panier est devenu un ludion, que l’empereur et ses hommes s’épuisent à essayer d’attraper, toujours sans succès, si bien qu’ils y renoncent, persuadés qu’ils ont devant eux un diable. C’est du grand spectacle, avec son et lumière.

            Pendant ce temps, la nouvelle de ce qui se passe à Rome est arrivée à Cassedrue, où Virgile festoie toujours avec ses amis sénateurs. Son alibi est évidemment parfait et une délégation de sénateurs se rend au pied de la tour pour tenter d’expliquer la situation à l’empereur.

            Mais celui-ci, qui n’est ni convaincu ni calmé, cherche toujours à s’emparer de la figure, qui finalement remonte et pénètre dans la tour pour aller se cacher sous une banquette. L’esprit qui l’animait s’évanouit et, en fin de compte, les poursuivants découvrent un simple mannequin d’étoupes.

            On ne trouve absolument rien de comparable dans aucun autre récit, où c’est toujours un Virgile, bien en chair et sérieusement déconfit, qu’on découvre dans la corbeille au petit jour (ou après plusieurs jours d’exposition) et qu’on fait descendre, couvert de ridicule, devant la foule qui s’est rassemblée. Aucun auteur n’avait imaginé une substitution de ce type, bien dans la ligne évidemment du magicien qu’est Virgile.

 

7. Le motif facultatif du jugement et de la punition

            Un certain nombre de versions (Gesta Romanorum, Bonamente Aliprandi, Giovanni Sercambi) connaissent un motif que nous avons appelé facultatif et qui envisage une intervention formelle des autorités dans l’affaire. C’était, il est vrai, le véritable Virgile qui était en cause. Ce qu’il avait tenté était mal, et méritait une sanction. La version imaginée par Jean d’Outremeuse, tout en ne faisant pas formellement de Virgile un coupable, semble avoir conservé la trace du jugement ou de la punition que proposaient d’autres versions. Le chroniqueur n’a probablement pas voulu abandonner complètement le motif, mais il va le gérer d’une manière qui lui sera particulière (Myreur, p. 239-240).

            Il note la perplexité des autorités. Octovien, témoin direct, semble-t-il, de la présence de Virgile à Cassedrue au moment des faits, assure celui-ci innocent. Il tente même de persuader l’empereur de convoquer le sénat pour calmer le jeu. Mais César, influencé par la reine Marie qui ne cesse de réclamer vengeance, se déclare toujours prêt à faire couper la tête de Virgile, contre l’avis des sénateurs qui plaident en sa faveur. Virgile est donc en disgrâce et, dans un certain sens, menacé de mort. L’empereur lui est franchement hostile.

 

8. Une vengeance tenace : ses deux premières étapes

            Mais même César ne peut s’opposer avec succès à un magicien. Virgile avait déjà contré victorieusement le coup tordu de Phébille. Pour avoir le dessus sur l’empereur, Virgile devra une nouvelle fois recourir à la magie. Ce sera le prodige de l’extinction des feux. Motif classé, que nous connaissons bien, mais qui, ici chez Jean d’Outremeuse, n’a pas du tout la même fonction que dans les autres récits. L'extinction va être utilisée comme une simple étape – la première – d’une vengeance de Virgile qui sera multiforme et tenace.

            Elle est dirigée contre l'empereur, à qui Virgile en veut. En effet, malgré son alibi indéniable (il festoyait avec ses amis sénateurs dans sa maison de Cassedrue) et l’intervention d’Octovien, l’empereur influencé par sa femme Marie et sa fille Phébille reste persuadé de sa culpabilité et exige sa mise à mort. Une telle position est insupportable pour notre magicien.

            Sur ce point encore Jean d’Outremeuse manifeste une profonde originalité. Dans les autres versions de l’histoire en effet, la vengeance de Virgile, qui se manifeste après l’épisode du panier sous la forme d’une extinction des feux de Rome, est dirigée contre Phébille, et non contre l’empereur. Or il ne fait aucun doute qu’ici, dans l’esprit de Jean d’Outremeuse, Virgile l’utilise uniquement pour se protéger, lui, et écarter la menace de mort. En privant la ville de feu, il prend en otages, non seulement l’empereur et  la foule qui avait assisté au « prodige » du mannequin, mais l’ensemble des habitants de Rome. La manœuvre est payante : la catastrophe potentielle que représente l'extinction des feux pour la ville entière fait céder César. Il ne négocie toutefois pas lui-même avec le magicien : il charge les sénateurs de le faire. En échange de l’arrêt des poursuites et d’une sorte d’impunité, Virgile, soucieux du bien-être des Romains, accepte de rallumer les feux.

            Mais Phébille n’est pas pour autant tirée d’affaire. Elle a été l’instigatrice de toute l’histoire, et Virgile a la rancune tenace. Il va aussi se venger d’elle. Mais pas de la manière qu’attendrait un lecteur habitué au schéma traditionnel. L’imagination sans limites du chroniqueur liégeois lui permet de mettre en scène une vengeance originale, qui ne figure dans aucune des autres versions. Émanant d’un magicien, elle fait intervenir une fois de plus la magie, mais une magie qu’on pourrait dire « à portée morale ». Qu’on en juge !

            Retiré dans la propriété d’un de ses amis, Virgile charge un autre ami, rendu invisible grâce à une petite pierre magique, d’afficher discrètement à l’entrée des temples une inscription qui ne deviendra lisible que le lendemain, au moment où les dames et les demoiselles viendront prier. Cette inscription – magique bien sûr – forçait les personnes du sexe à révéler leurs secrets d’alcôves, le nom de leurs partenaires, et le nombre de leurs relations. C’est ainsi que Phébille fut forcée de dévoiler publiquement et dans le détail sa liaison avec Virgile : et là fut par Phebilhe publyet clerement comment et quant fois Virgile l'avoit ewe carnelement (Myreur, p. 241). Vengeance un peu curieuse. À nos yeux en tout cas. D’une part parce qu’elle ne touche pas exclusivement Phébille mais concerne aussi les autres personnes du sexe présentes dans le temple. D’autre part, parce que, par rapport au schéma habituel, elle apparaît plutôt anodine. À moins bien sûr que, dans le contexte social, moral et religieux de l’époque, pareille « confession publique » des péchés de la chair ait des conséquences que nous avons du mal aujourd’hui à imaginer. La première manifestation de la vengeance de Virgile était dirigée contre l’empereur et la foule ; la seconde l’était contre Phébille et les dames dont le comportement sexuel n’était pas sans reproche.

 

9. Meurtre de César et conflit de succession

            Arrivé à ce point de son récit, le chroniqueur liégeois abandonne sans transition le sort de Phébille pour reprendre le fil de son histoire universelle et en venir assez vite à évoquer le meurtre de César. Mais il n’oublie pas pour autant la princesse. En effet au détour d’une phrase, il signale que la raison de ce meurtre était discutée : pour les uns la responsabilité en incomberait à Pompée, mais pour d’autres Virgile n’y aurait pas été étranger : n’avait-il pas à se plaindre de l’attitude à son égard du père de Phébille, c’est-à-dire de l’empereur ? Dans Ly Myreur (p. 243), Jean d’Outremeuse ne prend pas nettement parti, mais dans la Geste de Liège (vv. 1568-1574), il désigne directement Virgile comme le conseiller des meurtriers. Une position, rappelons-le, qui n’apparaît que là et dans la Chronique des Evesques de Liege.

            Mais la mort de Jules César ne met pas fin pour autant aux aventures de Phébille et de Virgile. Leur histoire va prendre une tournure résolument politique en devenant partie intégrante d’un long épisode, issu entièrement, lui aussi, de la fantaisie du chroniqueur liégeois et sans aucun rapport avec l’histoire authentique.

            Jean d’Outremeuse a en effet imaginé que Rome était passée du règne de César à celui d’Octave-Auguste (l’Octovien du chroniqueur) après un simple conflit dynastique. Sur ce point, nous l’avons dit plus haut, il a pris de grandes libertés avec l’histoire. Mais ce qui importe pour le récit, c’est que la désignation d’Octovien comme successeur de César est contestée par la veuve de ce dernier, appelée d’abord Marie (Myreur, p. 238-239), puis Enye (Myreur, à partir de la p. 248, indice aussi d’un changement de source). Mais le nom est secondaire, ce qui compte pour nous, c’est que cette impératrice Marie-Enye est la mère de Phébille et qu’elle prétend faire valoir ses droits au trône contre Octovien.

            Dans ce conflit de pouvoir, devenue sous la plume du chroniqueur une tragédie familiale, Virgile va jouer un rôle important. Il se range en effet du côté d’Octovien qu’il va aider des ressources inépuisables de son art. Le piège extravagant qu’il va mettre au point contribuera à détruire Phébille et sa mère. La vengeance de Virgile à l’égard de Phébille n’est manifestement pas encore assouvie.

 

10. Des armées et des combats fantômes (Myreur, p. 248-251)

            L’inventivité du conteur étant débridée, nous ne détaillerons pas l’épisode, et nous irons à l’essentiel, après avoir rappelé au lecteur l'importance des sortilèges et des enchantements dans la littérature médiévale. Le magicien suscite un messager à sa solde qui persuade la crédule impératrice qu’un puissant roi de Chaldée, Mabal, a appris le meurtre de son mari et propose de mettre ses armées à son service pour reconquérir le trône, à condition qu’elle l’épouse. Enye marque aussitôt son accord, que le pseudo-messager doit transmettre à Mabal.

            Les affaires vont alors se dérouler très vite, comme si la Chaldée n’était séparée de Rome que par quelques heures de route. La veuve de l’empereur voit (ou croit voir) se présenter à elle le roi Mabal en personne (en réalité c’est Virgile qui a changé de forme) et son compagnon-confident (en fait c’est Octovien) : ils sont entourés d’une foule de gens en armes magiquement surgie de nulle part. Lors de sa rencontre avec la reine, Mabal-Virgile invite son interlocutrice à tenter de trouver un accord afin d’éviter toute confrontation violente. Jean d’Outremeuse ne le dit pas explicitement, mais Virgile donne en quelque sorte à la reine une « dernière chance », comme il l’avait fait pour Phébille avant l’épisode du panier. Pour le chroniqueur liégeois, nous aurons encore l’occasion de le voir, Virgile est un magicien certes, mais un magicien bienfaisant, « positif ».

            Mais Enye s’emporte, choisissant la guerre et allant jusqu’à traiter son soi-disant soupirant de lâche. Elle exige du pseudo-Mabal les têtes d’Octovien et de Virgile, et renvoie ses interlocuteurs en les priant de se préparer sans tarder au combat. On entre alors en pleine fantasmagorie.

            L’art magistral de Virgile fait apparaître aux deux femmes des tentes dressées et deux armées complètes, prêtes à en découdre : l’une composée de Romains, à la tête desquels se trouvent Virgile et Octovien, l’autre étant bien sûr celle de Mabal. La confrontation a lieu entre ces armées fictives. Les Romains sont vaincus, les faux Virgile et Octovien sont pris et ligotés. La reine réjouie et croyant parler à Mabal dit en fait à Virgile : « Qu’on leur coupe la tête ». Ce dernier répond : « À vos ordres » et prie les dames de le suivre.

            En fait il les entraîne à travers les rues de Rome jusqu’à sa demeure de Cassedrue. Là Enye et Phébille, qui ignorent l’endroit où elles se trouvent et qu’on interroge sur le sort à réserver aux prisonniers, se montrent impitoyables et exigent leur mort immédiate. Virgile alors leur tend une épée. Enye frappe à mort celui qu’elle croit être Virgile en disant « Méchante fripouille, vous avez déshonoré ma fille » tandis que Phébille tue celui qu’elle prend pour Octovien.

            Alors Virgile met fin à l’enchantement, donnant congé à tous les esprits qu’il avait fait intervenir (car ch’astoient tous espirs [Myreur, p. 250]). Les deux femmes prennent brutalement conscience de la réalité lorsqu’elles s’aperçoivent que Virgile et Octovien sont devant elles en chair et en os, bien vivants, et qu’elles n’ont en fait tué que deux grands chiens.

            Ayant révélé la noirceur de leur véritable visage, Phébille et sa mère ne méritent guère de pardon ou de pitié. Pourtant les sénateurs présents, approuvés par l’empereur, plaident en leur faveur devant le maître de maison (on est à Cassedrue), lequel fait alors sonner le dîner pour l’empereur et les barons. Ce n’est qu’après le repas que Virgile demande à ses hôtes ce qu’il faut faire de ces deux femmes méchantes et capables de tuer. Mais, en pleine délibération, on vient annoncer la disparition des prisonnières : les dammes sont emblées (parties) et perdues (Myreur, p. 251). Ce nouvel affront humilie et irrite profondément Virgile, qui fait le serment de quitter Rome pour toujours. Les tentatives de l’empereur et des sénateurs pour le faire revenir sur sa décision restent sans effet ; on lui propose même de lui rendre les deux dames. Rien n’y fait. Il quitte Rome, après avoir reproché à ses interlocuteurs de lui avoir fait beaucoup de tort et après leur avoir recommandé de respecter ce qui est juste. Toujours ce souci de Jean d’Outremeuse de cultiver une image positive de son héros.

 

11. Seconde extinction des feux et ultime vengeance de Virgile

            Et Phébille dans tout cela ? Va-t-elle échapper chez Jean d’Outremeuse au châtiment que décrivent complaisamment tant et tant d’auteurs du Moyen Âge et de la Renaissance ?

            Bien sûr que non ! Le chroniqueur liégeois ne pouvait amputer son récit, par ailleurs si inventif et si personnel, du motif, d’ailleurs classé, du feu à récupérer dans l’intimité de Phébille. Il a toujours eu le souci de présenter Virgile sous un jour très favorable, mais quand on a été injustement humilié, se venger est chose tout à fait louable et, semble-t-il, nécessaire.

            Jean d’Outremeuse va donc remettre sur le tapis l’épisode de l’extinction des feux, qu’il avait déjà utilisé précédemment, dans un autre contexte : il s’agissait alors, non pas de punir Phébille, mais de monnayer la levée de sa condamnation à mort par César. Cette fois l’extinction des feux est replacée dans son cadre original. C’est le motif classé que nous connaissons, avec bien sûr nombre de détails particularisants. Les Romains sont privés de feu pendant trois mois, ce dont ne souffrent ni Virgile (dans son château d’Agensi), ni l’empereur Octovien et les siens (confortablement installés en dehors de Rome). Les démarches se multiplient auprès de Virgile, venant de tous les côtés (peuple, clergie, sénat) ; même l’empereur lui dépêche des messagers, un évêque appelé Milotin, et Cyceron, le philosophe. Après avoir longtemps campé sur ses positions, Virgile témoigne finalement d’une certaine compréhension. Il accepte de restituer le feu aux Romains, sans toutefois transiger sur la nature de la punition : chacun devra individuellement aller se procurer du feu de la manière que l’on sait et là où l’on sait, à ku Phebilhe, comme dit le texte (Myreur, p. 251). Relevons au passage, mais sans insister, quelques particularités du récit de Jean d'Outrameuse : chaque Romain devra renouveller l'opération deux fois ; la victime sera offerte aux regards de tous, non pas sur la place du marché, mais à l'endroit même de l'humiliation de Virgile, c'est-à-dire à la fenêtre où elle avait laissé pendre le panier ; la famille de Phébille tente d'intervenir en sa faveur, mais sans beaucoup de succès, et enfin la pauvre femme ne survit pas à la honte (elle meurt de chagrin).

            Mais dans l'ensemble, même si, comme beaucoup d’autres auteurs, Jean d’Outremeuse manifeste une complaisance un rien malsaine à décrire un rituel burlesque et plutôt misogyne, il ne lâche toutefois pas trop la bride à une imagination que nous savons pourtant très grande. Par rapport à celui du Virgilessrímur par exemple, son récit reste relativement sobre. Notons encore une particularité du chroniqueur.

 

12. En définitive un magicien bienveillant et un homme de paix

            Nous avons déjà eu l’occasion de souligner que Jean d’Outremeuse ne considère pas Virgile comme un personnage malfaisant. Certes notre héros est magicien, et, dans un Moyen Âge officiellement chrétien, la magie est un sujet extrêmement délicat, avec lequel les autorités ne badinent pas.

            On ne sera dès lors pas surpris de la prudence d’un Jans Enikel, lorsque, parlant de Virgile dans sa Weltchronik, il a grand soin de prendre ses distances avec la magie et de mettre ses lecteurs en garde vis-à-vis de Virgile : « c’était un vrai païen, aveugle vis-à-vis de la vraie foi, un fils de l’enfer » (v. 23700-3). On ne saurait être trop prudent ! Dans Ly Myreur des Histors, on ne trouve rien de pareil concernant Virgile. Nous verrons d’ailleurs, lorsque nous étudierons les « merveilles » de Virgile à Rome et à Naples, que, si elles font indiscutablement appel à la magie, elles sont presque toujours inspirées par le bien : le magicien, parfois facétieux il est vrai, vise le plus souvent à apporter la connaissance, à améliorer le sort du peuple et à moraliser la société. En règle générale, les réalisations virgiliennes ne sont pas connotées négativement.

            Rien d’étonnant dès lors - pour en revenir aux épisodes qui nous ont retenus - que Virgile ait donné, si l’on peut dire, toutes leurs chances aux femmes qui l’avaient agressé : dûment avertie par son amant, Phébille aurait pu renoncer au dernier moment au piège du panier, et, tout comme sa mère, elle aurait pu, au dernier moment aussi, renoncer à ses intentions homicides lorsqu’on lui avait mis une épée en main.

            La suite du récit est conforme à ce qui précède. Après la mort de Phébille, sa mère va implorer le pardon d’Octovien, puis celui de Virgile resté dans son château d’Agensi, et la paix revient entre eux. Virgile, tout magicien qu’il soit, est plutôt un homme de paix, même s’il ne peut accepter les affronts et les humiliations.

            Comment expliquer cette image relativement positive que Jean d’Outremeuse veut donner de son héros ? La réponse ne saute pas aux yeux lorsqu’on ne lit que l’histoire de ses amours avec Phébille, mais elle devient évidente si on prend la peine de lire l’intégralité de sa biographie. Pour Jean d’Outremeuse, Virgile est en réalité un chrétien avant la lettre, prophète du Christ, de la Trinité et de la Sainte-Vierge, prêchant à ses contemporains la foi catholique, désireux de recevoir un baptême qui, malheureusement pour lui, n’existait pas encore. C’est tout un pan de la biographie virgilienne que nous aurons l’occasion d’étudier plus tard, mais qui explique sans l’ombre d’un doute les aspects positifs de celui qui restait quand même un magicien.

 

13. Le départ pour Naples

            Après tout cela, Virgile, quittant définitivement Rome, ira fonder la ville de Naples et entamera la seconde partie de sa vie, le séjour napolitain. Jean d’Outremeuse a donc établi lui aussi un lien – relativement lâche, il est vrai – entre l’histoire de Phébille et le passage du magicien à Naples. Il s’agissait, comme nous l’avons dit, d’un motif facultatif.

 

14. En guise de conclusion

            La confrontation de Jean d’Outremeuse aux auteurs des textes parallèles fait bien ressortir sa spécificité. Il a, selon toute vraisemblance, donné un nom à la « Dame de Virgile », généralement anonyme. Mais, surtout, de l’histoire des amours tragi-comiques de Virgile, il nous livre la plus longue de toutes les versions existantes. Son récit est bâti sur un schéma préexistant, qu’il n’a pas inventé, mais qu’il a enrichi, complété, amplifié avec une originalité qui ne se rencontre dans aucun des textes parallèles et qui témoigne d’une imagination féconde, sinon débridée. Il a unifié avec habileté deux épisodes qui pouvaient présenter une certain incohérence, et de deux esquisses, simples exempla à la limite, il a réussi à faire un roman. On ne parlera pas de roman psychologique, encore que la psychologie des deux protagonistes soit plus fouillée que dans la plupart des autres versions, on parlera plutôt d’un roman merveilleux, car dans ce récit comme dans la littérature du Moyen Âge, les enchantements, les sortilèges, le merveilleux et la magie sont bien présents.

            Il est en effet un homme de son temps, non seulement pour le recours au merveilleux, mais aussi pour sa valorisation de la clergie à laquelle il appartient et pour laquelle Virgile, savant en toutes sciences, représente une sorte de modèle.

            Un homme du Moyen Âge aussi pour sa misogynie : « se marier, c’est se détruire » : ilh soy destruit qui femme prent (Myreur, p. 256) ; les figures de femmes qui apparaissent dans le récit ne bénéficient d’aucun trait positif, qu’il s’agisse de la mère, la reine Marie-Enye, ou de la fille, Phébille, ou encore des matrones romaines, obligées « de confesser leur paillardise » (Fr. Desonay, 1930, p. 213). Pas plus que la majorité des autres auteurs, il n’a pas le moindre mot pour plaindre la victime et trouver exagéré le châtiment qui lui est infligé : il n’y aura qu’un moraliste comme Dirc Potter pour lui témoigner une certaine compassion, mais il écrivait au XVe siècle.

            Un homme du Moyen Âge encore (on songera aux Fabliaux) pour l’audace et la verdeur de sa langue, en particulier dans la description du châtiment ultime de Phébille (cfr aussi sur ce plan le texte du Renart le Contrefait), ainsi que pour son effort – très net dans Ly Myreur, mais assez peu présent dans les épisodes retenus ici – de christianiser Virgile.

            Dans l’histoire de la littérature, Jean d’Outremeuse n’apparaît certes pas comme un précurseur, mais sa version des amours de Virgile et de Phébille reste un texte original et savoureux, susceptible de retenir l’attention d’un lecteur moderne.

 

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012

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