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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Historiographie gréco-romaine

 

DIODORE DE SICILE (c. 90 - 30 a.C.n.)

Textes rassemblés et présentés par Jean-Marie HANNICK

Professeur émérite de l'Université de Louvain


L'auteur

Les seules données dont nous disposons pour retracer la vie de Diodore proviennent de son œuvre et elles sont fort minces. Il est originaire d'Agyrion, au centre de la Sicile, où il est né à une date que l'on situe, par conjecture, vers 90 a.C.n. Il y a appris le latin, ajoute-t-il au même endroit (I, 4, 4), en fréquentant les Romains installés dans l'île. On apprend encore qu'il a été en Égypte au cours de la 180e olympiade, soit dans les années 60-56 (I, 44, 1), et qu'il a entrepris d'autres voyages, pénibles et dangereux, en Asie et en Europe, pour préparer son grand ouvrage, lequel lui a demandé trente années de travail (T 3). Ces années, il les a passées principalement à Rome où il pouvait disposer d'une documentation aussi riche que facile d'accès (I, 4, 2-3). La date du décès de Diodore est aussi incertaine que celle de sa naissance. L'événement le plus récent qu'il signale est la fondation d'une colonie romaine à Tauromenium en 36 et il ne fait pas la moindre allusion à la bataille d'Actium : on en conclut qu'il a dû mourir aux alentours de l'année 30.

La Bibliothèque historique

Diodore présente son ouvrage dans une longue introduction (I, 1-5) rédigée après coup, les quarante livres étant écrits mais encore inédits (I, 4, 6). Il commence par un éloge de l'histoire en tant que magistra vitae (T 1) : la connaissance du passé permet de reconnaître les erreurs à ne pas répéter, incite à imiter les actions qui se sont avérées profitables ; elle est utile aux jeunes comme aux vieillards dont elle enrichit l'expérience ; elle a une influence bénéfique dans la vie de la cité, qu'il s'agisse des activités civiles ou militaires. Rien de tout cela, bien entendu, n'est fort original. Mais, poursuit Diodore, l'histoire peut se présenter sous différentes formes, inégales quant à leur utilité pour le lecteur (T 2). Celui-ci va développer son expérience en proportion du nombre et de la variété des événements dont il aura pris connaissance. L'histoire la plus profitable ne se limite donc pas à un seul peuple, une seule cité ou une seule période : elle doit être universelle, ne pas se fixer de limite ni dans le temps, ni dans l'espace. C'est ce qu'a réalisé notre auteur qui commence son récit à la création du monde (I, 6, 3) et le poursuit jusqu'à l'époque contemporaine, concrètement jusqu'au début de la Guerre des Gaules (cf. I, 4, 7), qui, d'autre part, s'intéresse au passé des Grecs, des Romains, des Carthaginois, des Égyptiens, des peuples de l'Asie, bref, à l'ensemble du monde connu.

Diodore évoque ensuite les moyens mis en œuvre pour réaliser un projet aussi gigantesque. Il a, dit-il, beaucoup voyagé en Asie et en Europe car l'ignorance de la géographie est source de bien des erreurs (T 3) et longtemps travaillé à Rome qui lui offrait une abondante documentation écrite (I, 4, 3-4).

Le plan de l'ouvrage se présente comme suit (I, 4, 6). Les six premiers livres traitent des temps mythiques, antérieurs à la guerre de Troie : trois livres sont consacrés aux antiquités des peuples barbares d'Égypte, d'Asie et d'Afrique ; les trois suivants, aux antiquités grecques. Les onze livres suivants (VII-XVII) vont de la guerre de Troie à la mort d'Alexandre. Les vingt-trois derniers (XVIII-XL) couvrent moins de trois siècles, partant des troubles qui ont suivi la mort du Conquérant pour s'arrêter aux prodromes de la guerre des Gaules (60/59). Une bonne partie de cet immense ouvrage est perdue : ne subsistent intégralement que les livres I-V et XI-XX ; pour les autres, il faut se contenter de fragments.

Diodore termine son introduction par une note sur la chronologie (T 4), incertaine, sinon inexistante pour les temps mythiques des six premiers livres. À partir de la guerre de Troie, il suit la Chronique d'Apollodore, jusqu'à son terminus, en 120/119. Pour les soixante dernières années, sa source est indéterminée : il aurait pu se baser sur les tables de Castor de Rhodes. Pour la période historique, la chronologie de Diodore se veut très rigoureuse. Il présente les événements année par année et les date systématiquement selon les olympiades, y ajoutant, dès qu'ils sont disponibles le nom des archontes athéniens et des consuls romains, ce qui ne va pas sans difficulté, les archontes entrant en fonction au milieu de l'été, moment où se célèbrent aussi les jeux olympiques tandis que l'année consulaire commence, d'abord le 15 mars, puis le premier janvier. Il y a toutefois des exceptions à cette construction annalistique. À l'imitation d'Éphore (T 14), Diodore regroupe parfois les faits κατὰ γένος. C'est naturellement le cas dans les six premiers livres où les choses sont présentées dans un ordre géographique. Mais dans les livres suivants aussi, il arrive que l'historien renonce à la méthode strictement annalistique pour regrouper des événements qui se sont étendus sur plusieurs années mais qui constituent un ensemble cohérent. La guerre de Cyrus contre son frère Artaxerxès, par exemple, avec l'expédition des Dix Mille, occupe les chapitres 19 à 31 du livre XIV et est concentrée sur l'année de l'archonte [X]enainetos (401/0) alors que les faits ont débuté à la fin de l'archontat de Micon (mars 401) pour s'achever au début de l'archontat de Lachès (octobre 400).

Quels sont les centres d'intérêt de Diodore ? Que va-t-il nous raconter dans son histoire universelle ? Son introduction générale n'abordε guère ce sujet : c'est la lecture de l'œuvre qui permet de répondre à la question. On ne reviendra pas sur son attrait pour la géographie (T 3). Il convient toutefois d'ajouter que la zoologie retient aussi toute son attention : on trouve chez lui des descriptions du crocodile et de l'hippopotame (I, 35), de l'autruche (II, 50, 3-7) et même de serpents capables d'avaler des éléphants (III, 9) ! Mais il faut s'arrêter quelque peu sur cette curieuse idée de vouloir traiter des temps mythiques dans un ouvrage qui se prétend historique. Diodore est conscient des difficultés auxquelles il va se heurter (T 12) : absence de chronologie, divergences dans les traditions et invraisemblance du contenu. Il semble pourtant croire qu'il y a du vrai dans ce fatras où interviennent demi-dieux, héros et grands hommes d'autrefois, même si la plupart de ses prédécesseurs ont passé toutes ces légendes sous silence. Bien des exploits, pense-t-il, ont été accomplis dans ces temps lointains, de même que quantité d'actions bénéfiques à l'humanité. Il y a donc, dirait-on de nos jours, un « devoir de mémoire » dont il faut s'acquitter. D'ailleurs, on ne peut pas mesurer les réalités d'autrefois à l'aune de celles d'aujourd'hui : l'Asie du roi Ninos était si peuplée par rapport à ce qu'on voit maintenant que les chiffres fantastiques de Ctésias ne sont pas inacceptables (T 6), et la force d'Hercule ne doit pas être comparée à la faiblesse des hommes actuels (T 13). Pour les temps historiques, c'est-à-dire à partir de la guerre de Troie, l'intérêt de Diodore se concentre sur la vie politique et militaire du monde gréco-romain et barbare, avec un accent très marqué sur le rôle des grands hommes auxquels l'auteur distribue félicitations ou blâmes en fonction de leur comportement ( T 16, 20, 22) ; parfois même, c'est toute une cité qui est mise en jugement, Sparte, condamnée pour un impérialisme qui l'a conduite à de terribles échecs (T 19), Athènes louée au contraire pour être venue au secours de sa rivale après sa défaite à Leuctres (XV, 63, 2). Diodore ne peut s'empêcher d'envisager l'aspect moral des événements qu'il rapporte.

On terminera cette brève analyse du contenu de la Bibliothèque en soulignant les réserves de Diodore à l'égard des discours (T 26). Il lui arrive, certes, d'en retranscrire. On retrouve chez lui, par exemple, le fameux discours de Périclès sur les ressources d'Athènes à la veille de la guerre du Péloponnèse (XII, 40), texte manifestement inspiré de Thucydide (II,13, 3-8) ; au livre XIV, 65-69, on peut lire une longue harangue du Syracusain Theodoros contre la tyrannie de Denys l'Ancien. De tels morceaux sont pourtant assez rares car peu compatibles, selon notre auteur, avec le genre historique dont il se réclame. Notons enfin qu'on trouve de-ci de-là, et de manière inattendue, des sortes de parenthèses à contenu culturel, sur la fin de l'Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide (T 17), sur la mort de Sophocle et d'Euripide (T 18), sur quelques auteurs illustres du début du IVe siècle, Isocrate, Anaximène de Lampsaque, Platon et Xénophon (XV, 76, 4). Cela détonne un peu dans une histoire essentiellement politico-militaire.

Méthode de travail de Diodore

La question des sources de Diodore a suscité d'interminables ‒ et souvent infructueux ‒ débats. Un projet aussi ambitieux que cette histoire universelle ne pouvait évidemment se réaliser qu'avec un travail de seconde main. Sans doute arrive-t-il à l'auteur de citer des documents originaux : la lettre d'Alexandre sur le retour des bannis dans les cités grecques (XVIII, 8) ; un décret athénien appelant à la libération de la Grèce après la mort du roi de Macédoine (XVIII, 10) ; un diagramma de Polyperchon en faveur des cités grecques destiné à contrecarrer les visées de Cassandre (XVIII, 56). Mais cela reste exceptionnel et quasiment limité, en fait, au livre XVIII. Ailleurs (T 10), Diodore affirme qu'il a interrogé des prêtres égyptiens, et même des Éthiopiens qui se trouvaient là.  Dans sa description d'Alexandrie, il dit tenir des préposés aux registres publics le chiffre de la population et le montant des revenus que le roi tirait de la ville (XVII, 52, 6). Ses sources habituelles sont toutefois bien différentes : il s'inspire des travaux de ses prédécesseurs, ou les recopie même en les citant parfois, Ctésias, par exemple (T 6), Agatharchide de Cnide et Artémidore d'Éphèse (T 10), Éphore (T 10, 14, 17) ; la plupart du temps sans les nommer. On comprend que la Quellenforschung ait pu se déployer ici dans toute son intensité. Étant entendu que Diodore puise ses renseignements chez ses devanciers, comment procédait-il ? Certains pensent que, pour chaque section de sa Bibliothèque, il il a une source principale, voire une source unique. On a cru découvrir aussi dans de nombreux cas des traces de contamination : Diodore aurait mêlé des données provenant de sa source principale (Hauptquelle) avec d'autres, provenant d'ailleurs (Nebenquellen). Pour compliquer encore les choses, on a supposé que Diodore pouvait utiliser une source, non pas directement, mais à travers un intermédiaire (Zwischenquelle). Inutile de dire qu'on ne va pas prendre ici position face à ces subtilités.

L'esprit critique de Diodore est également difficile à évaluer. Il se montre, par exemple, fort sévère à l'égard d'Hérodote (T 5), mais il semble ou feint d'ignorer que son prédécesseur aussi avait voyagé dans la vallée du Nil (cf. I, 69, 4 ; I, 96, 2) et que son témoignage méritait donc mieux qu'un simple rejet, sans aucune justification. Parlant de Sémiramis, il évoque l'existence en Éthiopie d'un lac aux propriétés extraordinaires, si extraordinaires qu'il ne parvient pas à y croire (T 7) : il consent néanmoins à parler des Amazones (T 8), et même à relater une rencontre entre Alexandre et leur reine Thalestris (T 23). Il est vrai qu'il considère comme légitime d'écrire pour satisfaire la curiosité du lecteur (T 9).

On reste perplexe quand on voit les réactions de Diodore face à des traditions divergentes. C'est ainsi qu'au livre II, à propos du royaume des Mèdes, il commence par noter des discordances entre les auteurs les plus anciens et d'ajouter, sur un ton solennel, qu'il est du devoir de ceux qui « épris de vérité, veulent faire un récit historique des faits, de noter l'opposition entre les historiens en comparant leurs versions » (32, 1). Fort bien, si ce n'est qu'il résume d'abord le récit d'Hérodote, en le déformant complètement, pour passer ensuite à Ctésias, qu'il va suivre, sans dire un mot sur les raisons de son choix. Autre exemple, à propos des origines de la guerre du Péloponnèse (T 17). Diodore connaît évidemment Thucydide et doit savoir que celui-ci a étudié très attentivement les causes du conflit : il ignore pourtant ce témoignage pour adopter la version d'Éphore, de nouveau sans justifier sa préférence. En réalité, Diodore donne l'impression de ne pas avoir de méthode.

Voyons maintenant comment Diodore aborde le problème des causes agissantes dans le cours de l'histoire. Dans certains cas, elles sont, selon lui, purement humaines. La seconde guerre médique, par exemple, trouve son origine dans l'ambition de Mardonios, parent de Xerxès, qui réussit à persuader le roi de partir à la conquête de la Grèce (XI, 4, 3-4). Notons au passage que Diodore ajoute ici un élément intéressant, qu'on ne trouve pas chez Hérodote, mais qu'il n'y a pas de raison de mettre en doute selon bien des historiens (cf. G. Glotz, Histoire grecque, II. La Grèce au Ve siècle, Paris, 1938, p.45 ; H. Bengtson, Griechische Geschichte, Munich, 1965, p.163) : Xerxès aurait conclu un accord en bonne et due forme avec les Carthaginois pour qu'ils attaquent simultanément les Grecs de Sicile et d'Italie. La responsabilité de la guerre du Péloponnèse incombe également à un homme, Périclès, compromis dans des malversations, et qui, pour échapper à la reddition de compte, aurait déclenché le conflit avec Sparte, simple manœuvre de diversion (XII, 38-40 ; T 17). Les succès de Thèbes qui lui ont donné l'hégémonie en Grèce dans les années 370-360 ont aussi leur source dans le talent, la valeur de quelques généraux, en particulier d'Épaminondas (T 20). Pourtant, Diodore voit souvent agir une autre cause dans le déroulement de l'histoire, la divinité, sous la forme de la Chance, du Hasard (Tychè) ou de la Justice qui récompense le bien et punit le mal. C'est ainsi qu'Antipater, assiégé à Lamia, est bien aidé par le sort quand son adversaire, Léosthenès, blessé par une pierre qui le frappe à la tête, meurt peu après, παραδόξον τοῖς Μακεδόσιν εὐκλήρημα, note l'auteur (XVIII, 13, ). On pourrait multiplier les exemples de ce genre. Il suffira de retenir cette sentence de Diodore : la plupart des succès militaires s'obtiennent par la Fortune ou par la Vertu, διὰ τύχὴν ἢ δι' ἀρετὴν (T 22).

Réception

La Bibliothèque historique ne semble pas avoir suscité beaucoup d'enthousiasme au moment de sa parution, ni dans les décennies suivantes. On n'en perçoit aucun écho dans la littérature païenne de l'époque si ce n'est une brève citation dans la préface de l'Histoire naturelle de Pline, lequel se borne à dire que le titre « Bibliothèque » donné à l'ouvrage lui paraît bien choisi. Les auteurs chrétiens manifestent plus d'intérêt pour notre auteur car celui-ci leur fournit des armes dans leur lutte contre le paganisme. N'admet-il pas en effet que bon nombre de divinités sont des hommes d'autrefois qui, en raison de leurs bienfaits, ont été jugés dignes d'être l'objet d'un culte ? Et que les grandes divinités ne sont que la personnification des astres, du feu, de la terre (I, 11-12) ? L'apologétique chrétienne ne pouvait pas ignorer de telles idées, Tertullien, par exemple, qui invoque « Diodorus Graecus » pour rappeler aux magistrats romains qu'à l'origine, Saturne n'était qu'un homme (Apologétique, 10, 7). Ce type d'argumentation se retrouve, avec beaucoup plus d'ampleur, dans la Préparation évangélique d'Eusèbe de Césarée. Ce dernier ne veut pas manifester de complaisance à l'égard de la doctrine qu'il défend ; il ira donc chercher chez les Grecs eux-mêmes les arguments nécessaires à sa démonstration, soit, pour la théologie des Égyptiens, le témoignage de Diodore, « l'auteur le plus connu des érudits hellènes pour avoir rassemblé en un seul ouvrage toute la bibliothèque historique » (I, 6, 9 ; trad. J. Sirinelli). Suit une longue citation de Diodore. Au livre II (Préface, 6), avant une nouvelle citation, Diodore est présenté comme « un homme illustre et qui s'est fait une réputation non médiocre auprès de tous les érudits » (trad. E. des Places). Cet auteur brillant qu'était Diodore, Eusèbe l'a bien entendu utilisé aussi dans sa Chronique dont l'original grec est malheureusement perdu. Des érudits byzantins comme Malalas (VIe s.) apprécient également Diodore dont l'œuvre, notons-le, est conservée dans sa totalité à Constantinople jusqu'aux IXe - Xe siècles, et même au-delà (Cf. L.D. Reynolds - N.G. Wilson, Scribes and Scholars. A Guide to the Transmission of Greek and Latin Literature, 2e éd., Oxford, 1974, p.63).

En Occident, Diodore réapparaît au milieu du XVe siècle, dans une traduction latine de Poggio Bracciolini (Le Pogge), limitée aux cinq premiers livres de la Bibliothèque. Un siècle plus tard, Amyot traduit en français les livres XI-XVII, tandis qu'H. Estienne édite enfin l'ensemble du texte grec ayant survécu (livres I-V XI-XX et fragments), précédé d'une étude où Diodore est célébré en des termes dithyrambiques : « Autant l'astre solaire l'emporte sur les étoiles, autant, parmi tous les historiens qui sont parvenus jusqu'à nous, on peut dire que Diodore... tient le premier rang, si du moins on prend comme critère le profit qu'il apporte et non l'agrément du style » (F. Chamoux, Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, Introduction générale, p. LXVIII). Tous les contemporains ne manifestent pas pareil enthousiasme. J. Bodin, notamment, se montre assez critique (La méthode de l'histoire, trad. P. Mesnard, Paris, 1941, p.53). Les cinq premiers livres de la Bibliothèque de Diodore, dit-il, ne contiennent que des fables ; c'est pourquoi Vivès l'appelle le plus frivole des historiens. Diodore prétend aussi faire une histoire universelle alors qu'il ne traite quasiment que de l'histoire grecque, négligeant l'Italie, sans doute, selon Bodin, parce qu'il connaissait mal le latin. À l'extrême fin du siècle, La Popelinière apparaît également assez réservé. Sans doute reconnaît-il que la lecture de la Bibliothèque « ne laisse d'estre fort agreable et de grand profit en plusieurs choses » (L'histoire des histoires, I, p.271). Il estime toutefois que la valeur de cet ouvrage ne doit pas être surestimée et, visant peut-être H. Estienne parlant de Diodore, il précise : « Je ne trouve pas grande raison en ceux qui le disent avoir le premier des Grecs recogneu le devoir de l'historien, pour ce que calomnians toute l'antiquité, ils donnent à cettui-cy plus de los qu'il ne merite » (ibid., p.272). La Bibliothèque de Diodore serait donc une œuvre de qualité moyenne. Compensons cela par le jugement un peu plus favorable de Lenglet-Dufresnoy. Dans sa Méthode pour étudier l'histoire (1737), il recommande certaines lectures pour aborder le Ve siècle grec, parmi lesquelles les XIe et XIIe livres de Diodore, « pleins d'instructions & de recherches », précise le savant ecclésiastique.

Le crédit de Diodore a beaucoup souffert des résultats de l'intense Quellenforschung menée sur son texte à partir de la fin du XIXe siècle. On n'a plus vu en lui qu'un vulgaire compilateur, empruntant toute sa matière à ses prédécesseurs, sans le moindre sens critique : son seul mérite aurait été de nous transmettre des morceaux d'histoires aujourd'hui perdues. On ne peut pas appeler ce livre une œuvre, tranche E. Schwartz dans son important article de la R.E., t. V, s.v. Diodoros 38, col. 663 : « ein Werk kann man das Buch nicht nennen ».

Les spécialistes d'aujourd'hui sont plus mesurés et, sans promouvoir Diodore au rang de grand historien, lui reconnaissent des mérites : son ambition de composer une histoire universelle, le choix d'un plan privilégiant l'histoire récente, le souci, malheureusement épisodique, d'indiquer les sources utilisées et même une certaine qualité littéraire dont le récit de la mort de Phocion est un bon exemple (T 24). Tout cela est fort bien exposé dans les pages de F. Chamoux consacrées à cet historien mal-aimé qu'est Diodore de Sicile.

 

 

Bibliographie

Éditions -Traductions

Bibliothèque historique, introd., éd., trad. F. Chamoux, P. Bertrac, Y. Vernière e.a., Paris, 1972 -  (12 vol. parus, C.U.F).

Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, trad. F. Hoefer, 4 vol., 2e éd., Paris, 1865.

Naissance des dieux et des hommes. Bibliothèque Historique Livres I-II, trad. M. Casevitz, préface P. Vidal-Naquet, Paris, 1991 (La Roue à Livres).

Mythologie des Grecs. Bibliothèque Historique Livre IV, trad. A. Bianquis, introd. et notes J. Auberger, préface Ph. Borgeaud, Paris, 1997 (La Roue à Livres)

 

Commentaires

‒ Burton Anne, Diodorus Siculus Book I : A Commentary, Leyde, 1972.

‒ Landucci Gattinoni Franca, Diodoro Siculo. Biblioteca storica Libro XVIII. Commento storico, Milan, 2008.

‒ Stylianou P.J., A Historical Comentary on Diodorus Siculus. Book 15, Oxford, 1998.

 

Études

‒ Cassola F., Diodoro e la storia romana, dans ANRW II, 30.1, 1982, p.724-773.

‒ Chamoux F., Un historien mal-aimé : Diodore de Sicile, dans Bull. de l'Assoc. G. Budé, 1990, p.243-252.

‒ Fromentin V., La Tychè chez Diodore de Sicile ou la place de la causalité divine dans la Bibliothèque historique, dans M. Fartzoff - É. Geny - É. Smadja (éds), Signes et destins d'élection dans l'Antiquité, Besançon, 2006, p.229-241.

‒ Green P., Diodorus Siculus Books 11-12.37.1. Greek History, 480-431 BC. The Alternative Version, Austin, 2006.

‒ Hammond N.G.L., Three Historians of Alexander the Great. The so-called Vulgate Authors, Diodorus, Justin and Curtius, Cambridge, 1983.

‒ Hornblower S., Hieronymus of Cardia, Oxford, 1981 [Ch. 2 Diodorus and Hieronymus].

‒ Pavan M., Osservazioni su Diodoro, Polibio e la storiografia ellenistica, dans Aevum, 61, 1987, p.20-28.

‒ Sacks K.S., Diodorus Siculus and the First Century, Princeton, 1990.

‒ Sacks K.S., Diodorus and his Sources, dans S. Hornblower (ed.), Greek Historiography, Oxford, 1994, p.213-232.

‒ Sartori M., Storia, « Utopia » e mito nei primi libri della Bibliotheca Historica di Diodoro Siculo, dans Athenaeum, 72, 1984, p.492-536.

‒ Zecchini G., La conoscenza di Diodoro nel tardoantico, dans Aevum, 61, 1987, p.43-52.

 

Textes choisis

 

T 1 - I, 1, 4-5 (trad. Y. Vernière, C.U.F.)  Car il est beau de pouvoir s'appuyer sur l'exemple des erreurs d'autrui afin de redresser les siennes et, au long des hasards variés de l'existence, de pratiquer moins l'analyse du présent que l'imitation des méthodes qui ont réussi. Si en effet, dans les conseils, nous préférons tous l'avis des vieillards à celui des jeunes gens, c'est en raison de l'expérience qu'ils ont acquise au cours des années. Or l'expérience puisée dans l'histoire surpasse cette expérience individuelle dans la mesure où nous reconnaissons qu'elle l'emporte par l'abondance des données dont elle dispose. Ainsi donc, on ne saurait douter que, dans toutes les situations de la vie, la connaissance de l'histoire soit de la plus grande utilité. À la jeunesse, elle donne les lumières de l'âge ; chez les vieillards, elle multiplie l'expérience acquise ; elle prépare les simples citoyens aux tâches du commandement ; elle pousse les hommes d'État aux plus belles entreprises dans l'espoir d'une gloire immortelle ; enfin, tandis que, par les éloges publiquement décernés aux morts, elle incite les soldats à braver d'un meilleur cœur les dangers pour servir la patrie, par la crainte d'une honte éternelle, elle détourne le méchants de leurs coupables projets.

T 2 - I, 3, 2-3  Le profit que les lecteurs peuvent tirer de l'histoire vient en effet du nombre et de la variété des circonstances qu'elle embrasse. Or la plupart des historiens ont raconté à part les guerres d'un seul peuple ou d'une seule cité. Rares sont ceux qui ont entrepris de narrer, en remontant aux siècles archaïques et en parvenant jusqu'à leur temps, l'histoire universelle. Et même parmi ces derniers, les uns n'ont pas su relier les faits et leurs dates, d'autres ont laissé de côté toute l'histoire des Barbares [Timée]. Il en est aussi qui ont rejeté les anciens mythes à cause de la difficulté que présentait cette recherche [Éphore], et d'autres qui, enlevés par le destin au beau milieu de leur vie, n'ont pu mettre la dernière main à l'œuvre qu'ils avaient entreprise. Enfin, de tous ceux qui se sont attachés à ce genre de travail, il n'en est pas un seul qui ait poussé son histoire au-delà de l'époque macédonienne : les uns ont interrompu leur narration avec le règne de Philippe, d'autres avec celui d'Alexandre, quelques-uns avec les Diadoques ou les Épigones. Malgré le grand nombre de faits importants qui restent à recueillir entre cette époque et celle où nous vivons, aucun historien n'a pris pour tâche de les rassembler dans les limites d'une synthèse unique, à cause de la grandeur de l'entreprise.

T 3 - I, 4, 1  C'est pourquoi, considérant l'utilité de cette entreprise, mais aussi qu'elle exigeait beaucoup de temps et d'efforts, nous y avons consacré trente années et, au prix de bien des difficultés et de bien des dangers, nous avons parcouru une grande partie de l'Asie et de l'Europe, afin de voir de nos propres yeux les régions les plus importantes en aussi grand nombre que possible. En effet, bien des erreurs sont commises du fait de l'ignorance des lieux, non seulement par les historiens ordinaires mais même par tels de ceux que leur réputation place au premier rang.

T 4 - I, 5, 1  Quant aux dates des événements relatés dans cet ouvrage, nous ne pouvons délimiter avec certitude celles qui précèdent la guerre de Troie en l'absence de toute chronologie digne de foi concernant cette période. À partir de la guerre de Troie, nous suivons Apollodore d'Athènes [IIe siècle a.C.n] et comptons quatre-vingts ans avant le retour des Héraclides, puis, de là jusqu'à la première olympiade, trois cent vingt-huit ans, en prenant pour base de nos calculs les règnes des souverains de Lacédémone. Ensuite, de la première olympiade jusqu'au début de la guerre de Celtes, qui clôt notre travail, nous comptons sept cent trente ans. Ainsi, notre ouvrage entier, divisé en quarante livres, embrasse onze cent trente-huit années, sans compter l'époque où se déroulèrent les événements antérieurs à la guerre de Troie.

T 5 - I, 69, 7  Cependant, en ce qui concerne les élucubrations d'Hérodote et de certains historiens de l'Égypte qui ont délibérément préféré à la vérité des contes merveilleux et des fables forgées pour séduire les lecteurs, nous les laisserons de côté, et nous exposerons seulement les faits qui sont consignés dans les archives des prêtres égyptiens, après les avoir soigneusement examinés.

T 6 - II, 5, 3-7 (trad. B. Eck, C.U.F.)  C'est à cette époque que le roi [Ninos], après avoir achevé la fondation de la cité qui portait son nom [Ninive], entreprit de faire campagne contre les Bactriens. Sachant que leurs guerriers étaient très nombreux et vaillants, et aussi que le pays comportait beaucoup de points inaccessibles à cause de leur position forte, il recruta une multitude de soldats parmi tous les peuples qu'il contrôlait... Une fois rassemblée l'armée levée de partout, on dénombra, d'après le recensement de Ctésias dans ses Histoires, un million sept cent mille fantassins, deux cent dix mille cavaliers, et un peu moins de dix mille six cents chars armés de faux. Sans doute les effectifs de l'armée ne sont pas dignes de foi quand on en prend connaissance de but en blanc, mais ils ne paraîtront pas invraisemblables, toutefois, quand on considère de près l'étendue de l'Asie et la multitude des peuples qui l'habitent. Car si, mis à part l'expédition de Darius contre les Scythes avec huit cent mille hommes et le passage en Grèce de Xerxès avec des effectifs innombrables, on examinait les entreprises menées à bien dans un passé plus proche sur le sol de l'Europe, assez rapidement on jugerait digne de foi le propos avancé. Par exemple, en Sicile, Denys emmena pour ses expéditions, de la seule cité de Syracuse, cent vingt mille fantassins, douze mille cavaliers, et, d'un seul port, quatre cents navires de guerre, dont quelques-uns étaient des tétrères et des pentères. Et les Romains, peu avant l'époque d'Annibal, prévoyant l'ampleur de la guerre, enrôlèrent tous les gens d'Italie aptes au service militaire, citoyens et alliés, soit un peu moins d'un million au total ; or, eu égard à l'importance de la population, on ne saurait comparer l'Italie dans son ensemble à un seul des peuples de l'Asie. Voilà donc notre réponse à ceux qui se fondent sur l'actuel dépeuplement des cités pour avancer des conjectures sur l'importance numérique des populations asiatiques d'autrefois.

T 7 - II, 14, 4  Lorsqu'elle [Sémiramis] en eut fini avec cela, sur son parcours elle soumit la majeure partie de l'Éthiopie et vit les extraordinaires spectacles qu'offre le pays. Il s'y trouve en effet, dit-on, un lac de forme quadrangulaire, avec un pourtour d'environ cent soixante pieds et une eau qui, assez proche par la couleur du cinabre et à l'odeur extrêmement agréable, n'est pas sans rappeler le vin vieux ; elle a une vertu extraordinaire : celui qui en boit, dit-on, sombre dans une folie et s'accuse lui-même de toutes les fautes dont on ignorait auparavant qu'il fut l'auteur. On aura toutefois bien du mal à admette une pareille histoire.

T 8 - II, 44, 3  Pour notre part, puisque nous avons fait mention des Amazones, nous ne croyons pas hors de propos de leur consacrer un exposé, même si notre récit, vu son caractère merveilleux, va ressembler de toute évidence à de la mythologie.

T 9 - II, 54, 7  Ce sont ces derniers aussi [les chameaux de course] qui, quand il y a la guerre, sont amenés au combat montés par deux archers qui sont placés dos à dos ; l'un d'eux repousse les adversaires qui se présentent de front, l'autre les poursuivants qui les menacent. Même si, en vérité, à propos de l'Arabie et de ce que la nature y produit, nous nous sommes longuement étendus, nous avons toutefois rapporté beaucoup de choses pour satisfaire la curiosité des amateurs de lecture.

T 10 - III, 11, 1-3 (trad. B. Bommelaer, C.U.F.)  À propos des historiens, nous devons établir des distinctions, parce que beaucoup ont écrit sur l'histoire de l'Égypte et de l'Éthiopie qui, soit pour s'être fiés à des traditions mensongères, soit pour avoir d'eux-mêmes inventé d'innombrables fables afin d'attirer l'intérêt de leurs lecteurs, peuvent légitimement inspirer de la méfiance. Ainsi Agatharchide de Cnide, dans le deuxième livre de son ouvrage sur l'Asie, le compilateur de traités géographiques Artémidore d'Éphèse, dans son huitième livre, et quelques autres qui vivaient en Égypte ont traité de la plupart des sujets abordés plus haut en tombant juste dans presque tous les cas. Et nous-même, à l'époque où nous nous sommes rendu par mer en Égypte, nous avons rencontré beaucoup de prêtres et nous avons aussi conversé avec bon nombre d'envoyés éthiopiens qui se trouvaient là. Et c'est après nous être informé avec précision sur chaque point auprès de ces gens et après avoir vérifié les dires des historiens que nous avons composé notre description, en suivant les opinions les plus généralement admises.

T 11 - III, 20  Mais il existe une race d'Ichtyophages qui a des habitations d'une telle nature qu'elles mettent dans un grand embarras ceux qui se piquent de faire des recherches sur de tels sujets ; en effet, quelques-uns sont établis dans un ravin entouré d'escarpements et où il est impossible que les hommes aient jamais pris pied : vers l'intérieur des terres, ce ravin est dominé par un rocher élevé et abrupt de tous côtés ; latéralement, des escarpements infranchissables interdisent tout accès et le dernier côté est bordé par la mer, que l'on ne peut traverser à pied, alors que les indigènes ignorent absolument l'usage des radeaux et n'ont aucune idée des embarcations qui existent chez nous. Devant une telle énigme, on en est réduit à dire que ces gens sont autochtones, en hommes dont la race n'a pas eu de commencement et qui existent de toute éternité, comme certains philosophes naturalistes l'ont déclaré à propos de tous les phénomènes naturels. Mais, en fait, comme l'intelligence de tels phénomènes est hors de notre portée, rien n'empêche ceux qui déclament le plus d'en savoir le moins, dans la mesure où la vraisemblance du discours peut convaincre l'audience sans rencontrer aucunement la vérité.

T 12 - IV, 1, 1-4 (trad. F. Hoefer, t. I, p.265-266)  Nous n'ignorons pas que ceux qui écrivent l'histoire des temps fabuleux, sont exposés à omettre dans leur description beaucoup de détails ; car il est bien difficile de scruter l'antiquité. Les lecteurs ne font aucun cas de l'histoire qui ne peut être exactement fixée par la chronologie. De plus la tâche de l'historien est rendue difficile par la variété et le grand nombre de demi-dieux, de héros, et d'hommes célèbres dont il a à parler. Mais ce qu'il y a de plus embarrassant, c'est que ceux qui ont écrit sur l'histoire la plus ancienne et la mythologie ne s'accordent pas entre eux. Aussi, par la suite, les principaux historiens n'ont-ils point touché au récit des mythes et ont essayé de raconter des faits plus récents. Éphore de Cumes, disciple d'Isocrate, ayant entrepris d'écrire une histoire universelle, passe sous silence tout ce qui tient à la mythologie ancienne, et il ne commence son ouvrage qu'au retour des Héraclides. De même aussi, Callisthène et Théopompe, contemporains d'Éphore, ont passé sous silence les anciens mythes. Quant à nous, nous avons suivi une route contraire, et nous avons jugé convenable au plan de notre ouvrage de ne pas négliger l'histoire de l'antiquité. Car bien des choses mémorables ont été accomplies par les héros, par les demi-dieux et par beaucoup d'hommes de bien. En reconnaissance des bienfaits reçus d'eux, la postérité a honoré les uns par des sacrifices divins, et les autres par des sacrifices héroïques, et l'histoire leur doit à tous des louanges éternelles.

T 13 - IV, 8 (Hoefer, t. I, p.273-274)  Je n'ignore pas que l'histoire des mythes antiques, et surtout celui d'Hercule, offre de grandes difficultés à résoudre : ce dieu a surpassé par la grandeur de ses exploits tout ce qui s'est jamais fait de mémorable parmi les hommes ; il est donc difficile de raconter dignement chacune de ses actions dont l'immortalité a été le prix. Comme en général on ne croit point aux mythes, en raison de leur ancienneté et de leur invraisemblance, il faut, ou qu'omettant les plus importantes des actions d'Hercule, on amoindrisse sa gloire, ou qu'en les rapportant toutes, on fasse un récit auquel personne n'ajoute foi. En effet, quelques lecteurs, par un jugement injuste, exigent, dans le récit des temps fabuleux, la même exactitude que pour l'histoire de notre époque, et ils estiment la force d'Hercule d'après la faiblesse des hommes actuels ; de là vient qu'on ne croit pas aux choses anciennement accomplies, en raison même de leur immensité. Cependant, il ne faut pas toujours chercher dans les récits mythologiques l'exacte vérité. Dans les représentations théâtrales nous ne croyons pas aux Centaures à deux formes, ni à Géryon à trois corps. Cependant nous les accueillons et nous applaudissons aux hauts faits du dieu. Il n'est pas raisonnable que les hommes envient à Hercule les louanges dues aux bienfaits de la civilisation qu'il a répandus sur la terre par tant de travaux ; et nous devons conserver pour la mémoire de ce dieu la vénération que nos ancêtres ont eue pour lui, en le plaçant d'un commun accord au rang des dieux. Après ces raisonnements, nous allons rapporter par ordre les actions d'Hercule, conformément au témoignage des plus anciens poètes et mythologues.

T 14 - V, 1 (Hoefer, t. II, p.1-2)  Tous ceux qui écrivent l'histoire doivent considérer comme une chose très-utile la disposition des parties ou l'économie des détails. Ce principe d'ordre est aussi avantageux pour l'historien que pour l'économe qui cherche la prospérité de la maison. Quelques écrivains méritant des éloges, pour l'exposition et la variété des faits qu'ils racontent, pèchent cependant par le manque de cette économie. Le lecteur qui apprécie l'exactitude de leurs travaux, censure avec raison le défaut de méthode. Ainsi, Timée met le plus grand soin dans la rédaction de la partie chronologique, et fait preuve d'une grande érudition ; mais ses critiques déplacées et trop longues lui ont fait donner par quelques-uns le surnom d'Épitimée (le critique). Éphore, au contraire, qui a écrit une histoire universelle, se distingue non-seulement par le style, mais encore par l'économie des détails : chaque livre est consacré à un ordre de faits particuliers (κατὰ γένος). Comme nous préférons ce genre de méthode à tout autre, nous tâcherons de le suivre autant que possible.

T 15 - XI, 38, 6 (trad. J. Haillet, C.U.F.)  Il est juste et utile à la fois à la vie en société que, grâce à l'histoire, parmi ceux qui ont exercé le pouvoir, les méchants soient flétris, et qu'on garde un souvenir immortel de ceux qui ont été des bienfaiteurs : c'est là le meilleur moyen d'encourager dans la postérité un grand nombre de personnes à travailler au bien commun.

T 16 - XI, 46, 1-2  Quant à nous, qui tout au long de notre histoire, avons l'habitude d'accroître la gloire des hommes vertueux en leur décernant les éloges que nous y ajoutons et d'adresser aux méchants, au moment de leur mort, des reproches justifiés, nous ne négligerons pas l'occasion de condamner les vices et la trahison de Pausanias. Qui, en effet, ne s'étonnerait de la folie de cet homme qui, devenu le bienfaiteur de la Grèce, vainqueur à la bataille de Platées et auteur de nombreuses autres actions d'éclat, non seulement ne sut pas conserver le prestige dont il jouissait, mais qui, séduit par la richesse et la vie luxueuse des Perses, souilla toute la gloire qu'il avait acquise ?

T 17 - XII, 37, 2 (trad. M. Casevitz, C.U.F.)  C'est à cette date que l'Athénien Thucydide ouvre le récit de la guerre entre Sparte et Athènes, dite du Péloponnèse. Cette guerre dura en fait vingt-sept ans, mais le récit de Thucydide n'en couvre que vingt-deux, en huit livres ou, selon la division adoptée par certains, en neuf.

38, 1  Sous l'archontat d'Euthydèmos à Athènes [431/0], les Romains nommèrent, à la place des consuls, trois tribuns militaires (chiliarques), Manius Aemilianus Mamercus, Gaius Julius, Lucius Quinctius. Cette année-là, s'engagea entre Athènes et Sparte la guerre dite du Péloponnèse, la plus longue des guerres qui aient été relatées. Nous devons d'abord, conformément aux buts de notre récit, en dégager les causes...

41, 1  Voilà donc en gros les causes de la guerre du Péloponnèse, telles que les a relatées Éphore.

T 18 - XIII, 103, 3-5 (Hoefer, t. II, p.396)  Tels sont à peu près les événements arrivés au cours de cette année [406]. C'est ici que l'historien Philistus termine la première partie de son histoire de la Sicile, ouvrage composé de sept livres, qui, depuis la prise d'Agrigente, comprend un espace de plus de huit cents ans. La seconde partie, continuant la première, est écrite en quatre livres. Ce fut dans ce même temps que mourut Sophocle, fils de Sophilus, poëte tragique, après avoir vécu quatre-vingt-dix ans ; il avait dix-huit fois remporté le prix. On raconte que cet homme célèbre, à la nouvelle que sa dernière tragédie avait été couronnée, fut saisi d'une si grande joie, qu'il en mourut. Apollodore, auteur d'une histoire chronologique, rapporte qu'Euripide est mort dans la même année ; d'autres disent qu'Euripide, qui vivait chez Archelaüs, roi des Macédoniens, étant un jour sorti à la campagne, fut attaqué par des chiens et mis en pièces, un peu avant l'époque qui nous occupe.

T 19 - XV, 1, 1-3 (trad. Cl. Vial, C.U.F.)  Au cours de cet ouvrage, nous n'avons jamais cessé de parler librement selon la coutume des historiens, de décerner aux gens de bien l'éloge qui récompense leurs belles actions et d'infliger aux méchants pour chacune de leurs fautes le blâme qu'ils méritent ; de cette manière, nous pensons inciter, par l'espoir d'une gloire immortelle, les âmes naturellement nobles à tenter les plus belles entreprises et détourner, par la crainte de justes reproches, les êtres mauvais de courir au mal. Aussi puisque notre récit est parvenu à l'époque où le désastre inattendu de Leuctres [371] apporta aux Lacédémoniens les plus grands malheurs et où une seconde défaite à Mantinée [362] leur fit perdre contre toute attente l'hégémonie sur la Grèce, croyons-nous devoir nous conformer aux principes de cet ouvrage et infliger aux Lacédémoniens le blâme qu'ils méritent. Qui, en effet, ne condamnerait ces gens qui, héritant de leurs ancêtres une hégémonie assise sur les bases les plus solides et conservée, grâce au mérite de ces mêmes ancêtres, pendant plus de cinq cents ans, l'ont vue détruite parce qu'ils ont agi inconsidérément ? Cela s'explique : les générations précédentes avaient acquis une gloire sans pareille par d'innombrables et périlleux combats et en traitant les peuples soumis avec modération et humanité ; leurs descendants, au contraire, avec leurs actes de violence, leur hauteur à l'égard de leurs alliés, avec leurs guerres injustes, arrogantes contre les Grecs, ont mené une politique inconsidérée qui explique la perte de leur empire.

T 20 - XV, 39  Les Thébains, dont la force physique et les prouesses étaient exceptionnelles et qui avaient déjà vaincu les Lacédémoniens dans de nombreuses batailles, étaient très fiers d'eux-mêmes et prétendaient à l'hégémonie sur terre. Leu espoir ne fut pas déçu, pour les raisons que nous venons de dire et aussi parce qu'il avaient, en ce temps-là, un plus grand nombre de chefs et de généraux de valeur que tout autre peuple. Les plus illustres étaient Pélopidas, Gorgias et Épaminondas. Le courage de ce dernier et son intelligence dans le commandement le rendaient sans pareil dans son pays et même dans la Grèce tout entière. Il avait reçu l'éducation la plus complète et il s'intéressait tout particulièrement à la philosophie pythagoricienne ; il avait, de plus, de grands dons naturels et il est logique qu'il ait accompli les exploits les plus éclatants. Ainsi, lorsqu'il fut obligé de combattre avec une poignée de compatriotes contre toutes les armées des Lacédémoniens et de leurs alliés, sa supériorité sur ces soldats invaincus fut si forte qu'il tua le roi de Sparte Cléombrotos et anéantit presque totalement la masse de ses adversaires. S'il réalisa des exploits aussi extraordinaires, ce fut grâce à la vivacité de son intelligence et à l'excellence morale que lui avait donnée son éducation. Nous parlerons de tout cela un peu plus tard, en détail et avec plus de précision, pour l'instant nous allons revenir au fil de notre récit.

T 21 - XV, 48, 4  On s'est beaucoup interrogé sur ce phénomène [tremblement de terre et tsunami en Achaïe]. Les philosophes naturalistes essaient d'expliquer une catastrophe telle que celle-là non par la volonté divine, mais par des circonstances naturelles, produites par un enchaînement nécessaire ; au contraire, les personnes qui ont de la piété à l'égard de la divinité expliquent l'événement en soutenant avec des arguments plausibles que la colère des dieux contre les impies est à l'origine de ce malheur. Nous allons essayer, nous aussi, de traiter ce point avec exactitude, en lui consacrant un chapitre spécial de notre histoire.

T 22 - XVII, 38, 4-7 (trad. P. Goukowsky, C.U.F.)  Bref, de toutes les belles actions accomplies par Alexandre, je crois pour ma part qu'il n'en est aucune qui soit plus grande et plus digne d'être mentionnée et consignée dans un ouvrage historique que sa conduite en cette occurrence [envers la mère et la femme de Darius]. C'est en effet de la Fortune ou de la valeur que dépendent les sièges, les batailles rangées et les autres succès remportés à la guerre. Mais la part de pitié que l'on accorde au malheureux dans l'exercice du pouvoir ne dépend que de la seule sagesse. Dans le succès, en effet, la plupart des gens sont exaltés par la réussite qui les rend méprisants au point d'oublier la commune faiblesse des hommes. On peut voir ‒ même de nos jours ‒ que la plupart des gens sont incapables de supporter la réussite, comme s'il s'agissait là d'un lourd fardeau. Bien qu'il soit né plusieurs générations avant nous, qu'Alexandre obtienne donc de la postérité les justes louanges que méritent ses vertus.

T 23 - XVII, 77, 1-3  Quand Alexandre fut de retour en Hyrcanie, la reine des Amazones vint le trouver. Elle se nommait Thalestris et régnait sur le pays qui s'étend entre le Phase et le Thermodon. Elle était d'une beauté et d'une force physique exceptionnelles, et son peuple l'admirait également pour sa bravoure. Elle avait laissé le gros de son armée aux frontières de l'Hyrcanie pour se présenter avec trois cents Amazones, équipées de leur armement guerrier. Comme le roi, émerveillé de l'arrivée extraordinaire de ces femmes renommées, s'était enquis auprès de Thalestris du motif de sa visite, elle déclara être venue pour avoir un enfant. Par ses exploits, il était en effet les plus brave de tous les hommes tandis qu'elle-même l'emportait sur le reste des femmes par sa force et sa bravoure. Celui qui naîtrait de parents excellents surpasserait donc vraisemblablement par sa valeur tout le reste de l'humanité. Le roi, charmé, finit par accueillir favorablement sa requête et passa treize jours avec elle. Puis il l'honora de riches présents et la renvoya dans sa patrie.

T 24 - XVIII, 67, 3-6  À la fin, condamnés d'une voix unanime, ils furent conduits à la prison pour y subir la peine de mort. Beaucoup de gens de bien les accompagnaient en se lamentant et en déplorant leur grande infortune. Que des hommes de premier plan par leur gloire et leur noble naissance, qui avaient rendu de nombreux services au cours de leur existence, n'eussent obtenu ni le droit de s'exprimer ni un procès dans les formes légales, voilà en effet qui incitait beaucoup de gens à prendre conscience, non sans inquiétude, de ce que la Fortune, qui régit le sort de tous les hommes, est bien incertaine. D'autre part, beaucoup de démocrates, pleins de haine à l'égard de Phocion, l'accablaient sans pitié de leurs sarcasmes et lui reprochaient amèrement leurs malheurs. C'est que la haine, qui se tait en face de la prospérité, chaque fois qu'elle se déchaîne contre des gens qu'un revers de Fortune a précipités dans le malheur, devient sauvage sous l'effet de la colère. Quand ils eurent terminé leur existence en buvant la ciguë, conformément à la tradition, tous furent jetés sans sépulture hors des frontières de l'Attique. Telle fut donc la mort de Phocion et de ceux qui, en même temps que lui, furent victimes de la calomnie.

T 25 - XIX, 8, 3-5 (trad. Fr. Bizière, C.U.F.)  Après avoir passé la journée à massacrer leurs concitoyens, les partisans d'Agathocle n'épargnèrent pas non plus aux femmes violences et infamies : bien au contraire ils pensaient qu'outrager leur famille était un bon châtiment à infliger à ceux qui avaient échappé à la mort. Selon toute vraisemblance, en effet, des époux et des pères souffriraient pis que la mort à l'idée des violences faites aux femmes et du déshonneur des jeunes filles. Nous devons supprimer ici les effets tragiques affectés habituels aux historiens, avant tout par pitié pour les victimes et aussi parce qu'aucun lecteur ne souhaite entendre détailler ce qu'il imagine sans peine : si ces hommes avaient osé, en plein jour dans les rues et sur l'agora, égorger de parfaits innocents, il n'est pas besoin d'indiquer ce qu'ils firent, livrés à eux-mêmes, la nuit, dans les maisons, ni comment ils se comportèrent vis-à-vis de jeunes filles sans père et de femmes sans défenseur, tombées sous le pouvoir discrétionnaire de leurs pires ennemis. 

T 26 - XX, 1 (trad. F. Hoefer, t. IV,  p.187-188)   On a quelque raison de blâmer les historiens qui intercalent dans leurs récits de longues harangues et de fréquentes déclamations de rhéteur. Ces discours ainsi intercalés mal à propos, non seulement coupent le fil de la narration, mais fatiguent l'attention du lecteur. Sans doute l'écrivain qui vous montre son éloquence est libre de composer, comme il l'entend, des harangues d'orateurs, des discours de députés, des éloges, des critiques ou tout autre exercice de ce genre. L'écrivain qui comprendrait en même temps bien l'économie du sujet qu'il traite, et qui serait également habile dans les deux genres comme orateur et comme historien, mériterait les plus grands éloges. Mais il y a aujourd'hui plusieurs écrivains qui, ne songeant qu'à briller comme rhéteurs, transforment toute l'histoire en un discours de tribune. Dans leurs ouvrages, non seulement le style est mauvais et désagréable, mais encore, à part quelques bonnes qualités, les convenances des temps et des lieux ne sont nullement respectées. C'est pourquoi, parmi les lecteurs de pareils ouvrages, les uns passent ces déclamations de rhéteurs, bien qu'elles soient bien faites ; les autres, ennuyés de la longueur du sujet, mettent tout à fait le livre de côté, et ils ont parfaitement raison. En effet, le genre historique est simple, bien homogène et semblable à un corps vivant, qui perd toute la grâce que donne la vie dès qu'on lui enlève un membre. Une composition historique doit donc offrir un ensemble harmonieux pour que le lecteur saisisse clairement tous les détails.


Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick.

[17 avril 2012]


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