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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


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Historiographie du XVe au XVIIIe siècle

 

Nicolas Lenglet-Dufresnoy (1674-1755)


Texte :

-- Methode pour étudier l'histoire avec un catalogue des principaux Historiens, & des Remarques sur la bonté de leurs Ouvrages, et sur le choix des meilleures Editions, Nouvelle Edition, 4 tomes, Amsterdam, 1737.

-- L'Histoire justifiée contre les Romans, Amsterdam, 1735.

Étude :

-- SPROLL H., Nicolas Lenglet-Dufresnoy: Methode pour étudier l'histoire (1713). Eine historische Methodologie zwischen Dogmatik und aufgeklärten Individualitätsdenken, dans Francia, 9, 1981, pp. 556-583.


Fin qu'on doit se proposer dans l'Etude de l'Histoire

Nous sommes dans un siecle où l'on s'applique avec soin à l'étude de l'histoire ; mais de tous ceux qui s'y adonnent, il en est peu qui s'en forment une juste idée. On la regarde comme une honnête occupation, qui fait passer agréablement quelques heures. D'autres la considerent comme un moyen propre à satisfaire leur curiosité ; ils s'imaginent être fort habiles, quand ils connoissent les hommes de tous les tems & de tous les lieux. Et ceux qui se piquent de litterature & d'érudition, se persuadent qu'ils ont beaucoup fait, quand ils ont remarqué dans les historiens tout ce qui concerne la propriété des termes, l'élégance & la politesse du discours ; les coutumes & les usages des anciens; la description des lieux particuliers, la suite & la vicissitude des empires ; les commencemens de toutes les religions, & les changemens mémorables qui y sont arrivés; l'établissement des villes, l'origine, les richesses & la puissance des peuples ; les prodiges; enfin tout ce qu'il peut y avoir de remarquable dans l'antiquité. Je sai que ces observations ont leur mérite: mais comme la vûe que les historiens ont eue en écrivant, n'étoit pas de nous aprendre à parler, ni de faire connoître seulement les mœurs de chaque nation, on doit avoir égard à leur dessein. Ils prétendent ordinairement donner des règles de conduite, & faire pratiquer la vertu, en representant des personnes qui l'ont possédée en un degré fort éminent ; ou s'ils ne peuvent nous porter à une si haute perfection, ils font en sorte au moins de détourner des vices les plus grossiers, en montrant l'aversion que se sont attirée les impies & les scelerats. C'est pourquoi dans la lecture de l'histoire il faut remarquer les maximes, les actions éclatantes, les sages avis & les événemens particuliers des affaires, qui peuvent servir quand on est engagé dans de pareilles conjonctures.

Il est utile d'examiner sur-tout les portraits que les historiens font des grands hommes : c'est par là quelquefois qu'on cherche à se rendre semblable aux personnes qu'on admire, & à fuir au contraire les actions de ceux dont on desaprouve la conduite. Ainsi sans trop d'application, on peut joindre aux exemples des siécles passés les experiences qu'on fait tous les jours. On doit pour cela rechercher avec soin l'origine & le succès des affaires que les historiens rapportent, & les differens motifs qui ont pû les faire entreprendre. Il faut en examiner les circonstances, & peser mûrement les imprudences que commettoient ceux qui s'y trouvoient engagés ; ou quelle a été leur conduite, lorsqu'ils s'y sont comportés avec sagesse. C'est en cela que consiste l'usage de l'histoire ; faire une égale attention sur le bien & sur le mal, pour imiter l'un, & pour éviter l'autre (Methode, t. I, pp.1-3).

 

Des Sciences qui doivent précéder l'étude de l'Histoire

Il faut se conduire dans l'étude de l'histoire, comme dans celle des autres sciences. L'ordre veut que l'on commence par des principes très-simples, & qui n'exigent point d'abord de grandes connoissances, afin de pouvoir dans la suite s'appliquer plus facilement aux parties qui demandent que l'on ait déja de l'acquis. Autrement, si l'on commençoit par les plus difficiles, on s'exposeroit infailliblement à tomber dans le dégoût que cause une trop grande contention dans les commencemens ; ou l'on augmenteroit la peine sans en tirer quelquefois aucun profit; ou enfin ce dérangement ne pourroit manquer de causer du desordre dans l'esprit & dans les études.

Les sciences qui servent de fondement à l'étude de l'histoire, sont la GÉOGRAPHIE, la connoissance des MŒURS & des COUTUMES, & la CHRONOLOGIE (Methode, t. I, p.5).

 

De la Chronologie

La sécheresse qui se trouve dans cette étude, fait qu'on a longtems négligé les avantages qu'on en peut tirer ; & l'on seroit peut-être encore à l'étudier, si l'on n'avoit reconnu de quelle consequence elle est, pour avoir une exacte connoissance de l'histoire. En effet, pour parler avec un savant prélat [Bossuet], « si l'on n'apprend à distinguer les tems, on représentera les hommes sous la loi de nature & sous la loi écrite, tels qu'ils sont sous la loi évangélique; on parlera des Perses vaincus sous Alexandre, comme on parle des Perses victorieux sous Cyrus ; on fera la Grece aussi libre du tems de Philippe, que du tems de Themistocle ; le peuple Romain aussi fier sous les Empereurs, que sous les Consuls ; l'Eglise aussi tranquille sous Dioclétien, que sous Constantin ; & la France agitée de guerres civiles du tems de Charles IX. & de Henri III. aussi puissante que du tems de Louis XIV. où réunie sous un si grand Roi, elle triomphe seule de toute l'Europe.»

C'est donc pour éviter ces inconvéniens qu'on s'est appliqué depuis près de deux siecles à rechercher avec tant d'exactitude les années, les mois, & souvent même les jours des plus grands évenemens.

Mais cette science, quoique nécessaire, n'en est pas plus certaine pour les principaux faits de l'histoire ancienne. A peine voit-on deux chronologistes s'accorder sur la même époque. Les difficultez naissent de toutes parts, & l'on ne trouve que de foibles conjectures pour y satisfaire. Que l'on cherche dans nos livres, & l'on verra plus de cent cinquante opinions différentes sur la durée du monde jusqu'à Jesus-Christ: toutes néanmoins sont, dit-on, fondées sur les écritures. Mais le peu d'attention qu'on eu tous les écrivains sacrés de marquer le tems de évenemens, devroit nous persuader que leur but est de former des Chrétiens, & non pas des Chronologistes (Methode, t. I, pp.71-73).

 

De la manière d'apprendre l'histoire grecque

Je reprens donc tout ce que j'ai dit ; & pour montrer la facilité de cette étude, j'en marquerai l'ordre en peu de mots. D'abord il faut avoir devant les yeux une Carte Géographique de toute la Grece, & des Tables Chronologiques pour en examiner les regnes paralleles, & voir les rapports des siecles brillans de chaque république, avec l'histoire des autres Rois d'Europe ou d'Asie, qui ont eu affaire avec les Grecs. Si l'on ne veut pas, ou si l'on ne peut pas lire l'Etat des republiques de la Grece dressé par Ubbo Emmius avec beaucoup de soin & d'exactitude, on peut, dès qu'on saura l'origine des Grecs, telle que nous l'avons expliquée après les plus célebres auteurs modernes, lire la première partie de l'Antiquité des Celtes du Pere Pezron, qui donne sur les premiers conquerans de la Grece des choses neuves, mais veritables, ou du moins très-vrai-semblables. On verra que j'ai fait usage de ce qu'il y a d'important dans les remarques de ce savant Religieux. On doit continuer l'histoire par la lecture de l'Explication des Fables de M. l'Abbé Banier, livre lumineux & plein de ces belles découvertes & de ces dénouëmens heureux, qui convertissent les fables en histoire avec plus de raison que n'avoient fait les Grecs, qui convertissoient chaque histoire en autant de fables. Après quoi il faut lire les Vies de Thesée, de Lycurgue & de Solon dans Plutarque. Il se trouve à la verité des vuides qu'il est difficile de remplir; mais enfin on n'est pas obligé de savoir les faits qui sont inconnus, ou dont les histoires se sont perduës. Après le premier livre d'Herodote, on doit donc faire suivre la Cyropedie de Xenophon, en la réduisant cependant aux bornes de l'histoire ; on doit continuer par la lecture des autres livres du même Herodote. Il faut l'accompagner des Vies de Miltiade, d'Aristide, de Themistocle & de Cimon, écrites avec beaucoup d'esprit & d'énergie par Cornelius Nepos, mais avec un plus grand détail historique par Plutarque. Les XI. et XII. livres de Diodore de Sicile, pleins d'instructions & de recherches, doivent préceder le lecture de la Vie de Periclès dans Plutarque : elle doit être suivie de l'histoire de Thucydide, dont il faut que la lecture du IV. livre soit accompagnée de la Vie d'Alcibiade & de Nicias dans Plutarque : les autres livres de Thucydide jusques au VIII. seront suivis de la lecture du XII. & XIII. livres de Diodore de Sicile...

Ceux qui n'entendent pas les langues originales, ont presque aujourd'hui la même facilité que les autres pour cette étude par les traductions, soit Françoises, soit Italiennes, qui ont été faites de tous ces auteurs. Quoiqu'elles ne soient pas toujours dans cette précision & dans cette exactitude que demandent les critiques, elles donnent toujours une connoissance suffisante des verités historiques, quand même elles altereroient quelques circonstances (Methode, t. II, pp.431-433).

 

Fondation de Rome

Remus & Romulus, autant par necessité que par le conseil de Numitor, s'engagerent à former un nouvel établissement. Par-là ils purgerent la ville d'Albe de ce qu'elle pouvoit avoir de gens inquiets & de mauvais sujets. Le Mont-Palatin accompagné d'un terrain proche du Tibre fut le lieu où ils formerent leur habitation. Pallantium, petite bourgade formée au même endroit par Evander, leur fut d'un grand secours. L'ouvrage fut commencé 753. années pleines avant l'Ere chrétienne, & vrai-semblablement ils ne furent pas moins de deux ans à le mettre en état de défense. Le tout fut composé de mille chaumieres: celle de Romulus ne valoit guere mieux que les autres. Cette ville qui ne devoit s'aggrandir que par les armes, commença par les dissensions & par le meurtre de Remus, soit que Romulus, ou quelque autre, en fût l'auteur. Pour perpetuer cette colonie, il falloit des femmes: personne n'en vouloit donner à des gens qu'on regardoit plûtôt comme des brigands, que comme des citoyens d'une nouvelle ville. Ils userent donc de stratagême. L'occasion d'un grand spectacle publié dans tous les environs, en fit venir beaucoup plus qu'il ne leur en falloit; & ils ne manquerent pas l'occasion de s'en pourvoir. Cet enlevement irrita leurs voisins ; quelques-uns en souffrirent, mais les Sabins plus sensés, se reconcilierent avec les ravisseurs par le moyen de ces nouvelles épouses, qui empêcherent le fureur des deux partis. Elles y auroient perdu, ou des peres, ou des maris. Les Sabins firent plus : ils vinrent habiter la nouvelle ville, où leur Roi nommé Tatius ne fit pas difficulté de se retirer, & convint du gouvernement avec Romulus ; mais il fut tué au bout de six ans par les habitants de Lavinie.

Voilà, selon l'opinion la plus reçue, quel fut le commencement de cette grande ville. Cependant les Historiens les plus anciens, & peut-être les plus véridiques, ne conviennent pas de tout ce que nous venons de rapporter. Denis d'Halicarnasse se trouve obligé d'avouer que le tems de la fondation de Rome, aussi-bien que le nom de ses fondateurs, n'est pas également avoué par tous les Ecrivains ; et Plutarque qui a fait des recherches si exactes sur cette origine, est obligé de faire le même aveu. Tite-Live lui-même ne fait pas difficulté de dire, qu'on ne trouve point d'histoire certaine de ces premiers tems. Cluvier tranche la difficulté, en disant que tout ce qui est rapporté de l'origine de Rome est une pure fable. Cependant comme les incertitudes, en matiere d'histoire, sont plus fâcheuses qu'une fable bien colorée, il vaut mieux, dans ce cas, s'en tenir aux sentimens ordinaires, & suivre le torrent, dès qu'on peut en tirer d'ailleurs quelques instructions pour les mœurs, ou pour l'usage de la vie civile (Methode, t. III, pp.144-147).

 

Plaidoyer pour l'histoire nationale

Ces questions étant succinctement examinées, il faut entrer dans notre histoire ; & nous autres François, devons convenir qu'après l'histoire Sainte & l'histoire de l'Eglise, il n'y en a point qui demande plus de soins & d'application que l'histoire de France. S'il est juste que dans nos études la religion precede la nature, il semble aussi qu'il convient que la nature suive la religion. C'est une espece d'insensibilité qui se trouve dans la plûpart des hommes, de rechercher avec ardeur ce qu'il y a de plus commun parmi des peuples étrangers, sans jetter les yeux sur ce qu'il y a de plus extraordinaire dans leur propre Nation. Ils sont presque tous dans cette erreur, de croire qu'ils ne savent rien, quand ils n'ont appris que ce qui regarde leur pays; au lieu qu'un esprit juste se persuade toujours que la raison demande, qu'il connoisse les hommes avec lesquels il est uni par les liens de la parenté & de l'amitié, ou par les devoirs d'une société civile, & que n'ayant point avec les autres tous ces rapports, il ne doit par conséquent les connoître qu'après ces premiers.

Il paroît aussi que l'amour-propre qui est répandu generalement sur tous les hommes, peut avoir quelque part dans ce déreglement. On s'imagine qu'on est au-dessus du commun, quand on s'est appliqué à connoître des peuples, dont les autres savent à peine le nom. On ne fait pas attention à l'inutilité de ces sortes d'études : il suffit qu'on soit regardé comme un homme qui sait des choses universellement inconnuës. Si cet homme n'a point la consolation d'en parler avec les autres, il a du moins le plaisir que, quand on veut savoir un fait inutile, on ne manque point de s'adresser à lui (Methode, t. IV, pp.237-238).

 

A propos du Père Hardouin

Et ne voyons-nous pas encore devant nos yeux ce que produit la bizarrerie de l'esprit, lorsqu'un Pyrrhonisme historique le fait sortir des bornes de la sage humanité ? On sait que le R.P. Hardouin de la Compagnie de Jesus, étoit extrêmement doux dans le commerce de la vie civile ; il joignoit à un savoir immense une conversation liante, qui le faisoit aimer de tous ceux qui l'approchoient. Mais la crainte d'être trompé lui fit prendre des mesures excessives. Il parvint enfin à s'imaginer, qu'à l'exception de six Auteurs profanes, & de la Bible Vulgate, tout ce que nous avons des Monumens anciens étoient autant de supercheries inventées par des misérables & des fripons des XIII. & XIV. siécles, qui vouloient détruire la Religion. Ces Auteurs étoient Homére, Hérodote, Plaute, Pline l'ancien, & quelques parties de Virgile & d'Horace.

A force de ruminer sur ce plan, il le crut si bien, que malgré la rétractation de ces chimériques idées, qui fut prudemment exigée de lui par ses Supérieurs, il ne put s'empêcher avant de mourir, de remettre entre les mains d'un de ses amis les Traitez, où il s'abandonne aux déréglemens & à la séduction de son esprit.

Mais comme le P. Hardouin ne vouloit pas nous laisser sans Histoire, qu'avoit-il donc la bonté de substituer aux Thucydides, aux Xénophons, aux Diodores de Sicile, aux Plutarques, aux Tite-Lives, aux Césars, aux Tacites, & à tant de grands Historiens qu'il avoit impitoyablement dégradez ? Il nous donnoit des Romans, qui avoient pris naissance dans son imagination : telle est l'Histoire Sainte qu'on lit dans sa Chronologie sacrée, contraire même à la Vulgate qu'il daignoit néanmoins conserver : telle est l'Histoire des Medes, des Perses, d'Aléxandre & des Rois de Syrie, qu'on lit dans cette même Chronologie sacrée, supprimée par ordre du feu Roi, dès qu'elle eut commencé à paroître ; réimprimée depuis dans ses Opera Selecta, & adoptée enfin par l'un de ses disciples, qui a bien voulu mettre en François ce que le P. Hardouin a mis en Latin dans ce Livre, aussi bien que dans ses Opera varia, où l'on voit une Histoire Romaine, tirée toute de son propre fond, & dans laquelle il fait la grace au Roi Louïs XIV. par une Généalogie très-singuliére, de le faire descendre en droite ligne du grand Pompée (L'Histoire justifiée contre les Romans, p.110-112).


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