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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Historiographie gréco-romaine

 

QUINTE-CURCE (1er siècle p.C.)

 

Textes rassemblés et présentés par Jean-Marie HANNICK

Professeur émérite de l'Université de Louvain


Vie

Une obscurité quasi totale entoure le personnage de Quinte-Curce. Le début de son œuvre et donc la préface où l'auteur, conformément aux habitudes de l'historiographie antique, présentait sans doute sa personne et son projet a disparu. Aucun texte ancien, d'autre part, ne fait mention d'un Quinte-Curce, historien d'Alexandre. La tradition manuscrite a, il est vrai, conservé ses tria nomina - Quintus Curtius Rufus - mais le personnage reste si mystérieux que la critique l'a fait voyager du règne de Tibère à celui de Théodose. Un passage de ses Histoires permet pourtant de penser qu'il a vécu au début de l'époque impériale. Évoquant, à la fin de son œuvre (X, 9, 1-6 = T.5), le sombre destin de l'empire d'Alexandre après la mort du conquérant, Quinte-Curce l'oppose au bonheur que connaît Rome au temps où il écrit, sous un prince qu'il qualifie d' « astre nouveau », de « lumière de la nuit », un prince qui a « éteint les torches et fait rentrer les épées au fourreau ». L'identification de cet empereur est toujours controversée mais Vespasien est un candidat sérieux, lui qui a mis fin aux guerres civiles consécutives à la mort de Néron (cf. E. Baynham, Alexander the Great. The Unique History of Quintus Curtius, p.201-219).

 

Œuvre

Les Histoires de Quinte-Curce comportent dix livres dont les deux premiers sont perdus: ils racontaient les débuts du règne d'Alexandre. Ont également disparu des parties du cinquième, du sixième et du dixième livre.

Quant à ses sources, Quinte-Curce ne fait que deux très brèves allusions à des auteurs qu'il a consultés. Il cite (IX, 5, 21) Ptolémée, compagnon d'Alexandre, qui deviendra roi d'Egypte, Clitarque, qui n'a probablement pas pris part à l'expédition, et Timagène, historien du 1er siècle a.C. Pour le reste, l'œuvre fourmille d'expressions vagues comme dicitur (on dit), fertur (on rapporte), fama est ut (on s'accorde à penser que). Ce qui complique le repérage, c'est que les textes que Quinte-Curce aurait pu exploiter ont pratiquement disparu ; on sait en effet que si les exploits d'Alexandre ont été racontés par plusieurs membres de l'expédition (Callisthène, Néarque, Ptolémée, Aristobule,...), ces œuvres ne subsistent que dans un état très fragmentaire. Quand on compare Quinte-Curce aux autres historiens d'Alexandre que nous avons conservés (Diodore, Trogue-Pompée - dans le résumé de Justin - et Arrien), on s'aperçoit qu'Arrien (IIe siècle p.C.), qui déclare explicitement s'inspirer de Ptolémée et d'Aristobule, représente une tradition particulière, tandis que Diodore, Quinte-Curce et Trogue-Pompée s'inspirent en partie d'une même source qu'on a appelée la «vulgate», qui remonte à Clitarque et à Callisthène. Il a été longtemps admis que le récit d'Arrien représentait le témoignage le plus digne de foi mais les avis sont aujourd'hui plus nuancés.

 

Méthode

Quinte-Curce s'est exprimé assez nettement sur sa méthode de travail. Comme beaucoup d'historiens anciens, il croit de son devoir de transcrire ce qu'il a trouvé dans ses sources: «nous rapporterons donc la tradition, quelle qu'elle soit, sans l'altérer» (VII, 8, 11). Ceci ne signifie pas qu'il considère comme vraies toutes les informations qu'il a recueillies mais il estime qu'il ne peut en passer aucune sous silence : «quant à moi, j'en écris plus que je n'en crois; car je ne saurais ni affirmer ce dont je doute, ni omettre ce que disent mes sources» (IX, 1, 34 = T.2). Une telle méthode donne parfois de curieux résultats.

C'est sans le moindre scrupule que Quinte-Curce nous raconte l'entrevue d'Alexandre avec la reine des Amazones (VI, 5, 24-32), ou la guérison extraordinaire de Ptolémée, atteint par une flèche empoisonnée (IX, 8, 26-27 = T.4) ou encore l'apparition d'un monstre marin lors du siège de Tyr (IV, 4, 3 = T.1). Manifestement, notre auteur est très sensible au merveilleux.

La précision chronologique, en revanche, n'est pas son fort, ni la rigueur terminologique : chez les Perses, Quinte-Curce ne connaît que des préteurs et des préfets! Sous sa plume, les erreurs géographiques ne sont pas rares. Un seul exemple : dans le discours qu'il tient à ses troupes avant la bataille (IV, 14, 15), Darius s'exprime comme si la plaine de Gaugamèle était située entre le Tigre et l'Euphrate.

S'il manque de rigueur en tant qu'historien, Quinte-Curce brille par ses talents d'orateur. Les discours abondent dans son œuvre et sont en général d'une grande qualité. Cette intrusion de l'art oratoire dans le récit historique choquera évidemment le lecteur moderne, sauf s'il veut bien se souvenir que le procédé est tout à fait commun chez les historiens anciens et que les plus grands (Thucydide, par exemple, ou Tite-Live) y ont eu recours.

Le portrait que Quinte-Curce nous donne d'Alexandre est très contrasté. Le Macédonien est un guerrier courageux, souvent même téméraire; meneur d'hommes payant de sa personne, il conduit ses troupes de victoire en victoire; avide de gloire, confiant en son génie, il se lance dans les entreprises les plus aventureuses. Mais c'est aussi un homme inquiet, qui hésite sur les décisions à prendre et qui consulte les devins avant de se déterminer. Très proche de ses soldats, il compatit à leurs souffrances ; même la douleur des vaincus ne le laisse pas indifférent. D'un autre côté, le roi peut se montrer impitoyable. Ce que Quinte-Curce souligne avec force, c'est la dégradation progressive du caractère d'Alexandre, de plus en plus incapable de dominer ses passions et, en particulier, son goût pour le vin (V, 7, 1). Enfin, si les succès d'Alexandre sont dus à sa valeur militaire, la Fortune a joué aussi un grand rôle, l'historien ne nous le cache pas: «Qui saurait nier que le mérite de la gloire, même la plus haute, ne revienne au hasard plus souvent qu'à la valeur?» (VIII, 10, 18). Le rôle de la Fortune, ou de la Divinité, est, il est vrai, une question lancinante pour les historiens anciens. Quelles sont les causes profondes des événements, l'action des hommes ou l'intervention de forces surnaturelles? Si Xénophon, par exemple, invoque volontiers l'action des dieux, Polybe refuse de croire que les succès des Romains soient l'œuvre de la Fortune, tout en admettant, avec Démétrius de Phalère, que cette Tychè n'est pas étrangère à l'écroulement des empires perse et macédonien. Attitude ambiguë qu'on retrouvera chez un Tacite ou, plus tard, mais en des termes différents puisque l'auteur est chrétien, chez Procope de Césarée.

 

Survie

Peu connu, apparemment, durant l'Antiquité, Quinte-Curce n'a pas eu beaucoup plus d'audience au Moyen Âge. Les exploits du roi de Macédoine occupent certes une place importante dans la littérature narrative médiévale et inspirent des œuvres qui aboutiront, à la fin du XIIe siècle, au Roman d'Alexandre, mais, plus que Quinte-Curce, c'est le Pseudo-Callisthène (textes grecs d'époque hellénistique), traduit par Julius Valérius (IIIe - IVe siècles p.C.), qui constitue la source d'informations. Il faut attendre le XVe siècle pour voir notre auteur atteindre la notoriété. Il est alors traduit en italien, en français et en espagnol. Thomas Basin, évêque de Lisieux et historien de Charles VII et de Louis XI, possédait un manuscrit de Quinte-Curce. Lorenzo Valla le cite à plusieurs reprises dans son traité sur L'Élégance de la langue latine et Mathias Corvin comme Charles le Téméraire lisaient cette histoire d'Alexandre. Mieux encore: Alphonse V d'Aragon aurait recouvré la santé en lisant Quinte-Curce, «alors que les médecins s'étaient reconnus impuissants» (J. Bodin, La méthode de l'histoire, p. XLII).

 

Bibliographie

Texte

Quinte-Curce, Histoires, éd., trad. H. Bardon, 2 vol., Paris, Les Belles Lettres, 1947-1948.

Études

J.E. Atkinson, A Commentary on Q. Curtius Rufus' Historiae Alexandri Magni. Books 3 and 4 , Amsterdam 1980.

H. Bardon, Quinte-Curce; Quinte-Curce historien; La valeur littéraire de Quinte-Curce, dans Les Études classiques, 15, 1947, pp. 3-14; 120-137; 193-220.

E. Baynham, Alexander the Great. The Unique History of Quintus Curtius, Ann Arbor, 1998.

S. Dosson, Étude sur Quinte-Curce. Sa vie et son oeuvre, Paris, 1887.

J.R. Hamilton, The Date of Quintus Curtius Rufus. dans Historia, 37, 1988, pp. 445-456.

N.G.L. Hammond, Three Historians of Alexander the Great: The so-called Vulgate Authors, Diodorus, Justin and Curtius, Cambridge, 1983.

E.I. McQueen, Quintus Curtius Rufus, dans T.A. Dorey (ed.), Latin Biography, p.17-43.

J. Therasse, Le jugement de Quinte-Curce sur Alexandre. Une appréciation morale indépendante, dans Les Études classiques, 41, 1973, pp. 23-45.

 

Textes choisis (trad. H.Bardon)

 

T.1 - Histoires, IV, 4, 1-5 Écœuré, le roi avait décidé d'arrêter le siège et de gagner l'Égypte. Lui qui avait traversé l'Asie à une vitesse inouïe, il piétinait autour des murs d'une seule ville, laissant passer l'heure de bien des exploits. Mais, se retirer sur un échec l'humiliait autant que perdre son temps ; il calculait aussi que sa renommée, à qui il devait plus de succès qu'à ses armes, serait amoindrie, si Tyr abandonnée attestait en quelque sorte qu'on pouvait le vaincre. En conséquence, pour ne rien laisser sans le tenter, il fait avancer des navires en plus grand nombre et y embarque des troupes d'élite. De plus, il se trouva qu'une bête de proportions extraordinaires, dont le dos dépassait même les vagues, appuya son corps énorme au môle jeté par les Macédoniens. Comme elle se soulevait en fouettant les flots environnants, des deux côtés on l'aperçut, puis, à la pointe du môle, elle s'enfonça encore dans l'abîme; et, tantôt dépassant largement la surface de l'eau tantôt disparaissant sous les flots, elle plongea non loin des murs de Tyr. L'apparition de la bête fut agréable aux deux partis: les Macédoniens y voyaient un présage leur indiquant par où mener leur ouvrage ; pour les Tyriens, Neptune, punissant cette mainmise sur la mer, avait entraîné la bête, et le môle, à coup sûr, s'effondrerait vite ; joyeux du présage, ils se laissèrent aller à banqueter et à se gorger de vin ; appesantis de la sorte, ils montèrent, au lever du soleil, sur leurs vaisseaux ornés de fleurs et de couronnes.

 

T.2 - IX, 1, 31-34 Il y a, dans cette région, des chiens réputés pour la chasse ; on dit qu'ils se retiennent d'aboyer, dès qu'ils ont vu les fauves ; ils s'attaquent surtout aux lions. Pour montrer à Alexandre leur agressivité, le roi fit lâcher sous ses yeux un lion d'une taille étonnante et il lança en tout quatre chiens qui, sans attendre, s'attaquèrent au fauve. Alors, un des hommes préposés à ce genre de fonctions tira par la patte un chien qui, avec les autres, s'était fixé au lion; et, comme l'animal ne lâchait pas, il se mit à la lui couper. L'opiniâtreté du chien ne cédant pas pour autant, il entreprit de lui couper quelque membre, et, comme l'autre tenait toujours bon, de temps en temps il taillait. Le chien, bien qu'à l'agonie, tenait ses crocs fixés à la blessure du fauve: tellement, d'après la tradition, la nature a inspiré à ces animaux d'ardeur à la chasse ! Quant à moi, j'en écris plus que je n'en crois : car je ne saurais ni affirmer ce dont je doute, ni omettre ce que disent mes sources.

 

T.3 - IX, 5, 21 Ptolémée, qui fut roi par la suite, était présent à cette bataille [contre les Sudraques, en Inde], d'après ce qu'affirment Clitarque et Timagène; mais lui, qui naturellement n'a pas été l'ennemi de sa propre gloire, il a raconté qu'il n'y était pas : on l'avait envoyé en expédition. Tant il y eut d'indifférence, ou encore, ce qui ne vaut pas mieux, de crédulité chez ceux qui ont réuni les documents historiques du temps passé.

 

T.4 - IX, 8, 25-27 Celui-ci [Alexandre] veillait au chevet de Ptolémée ; mais la bataille et l'inquiétude l'avaient épuisé ; alors il fit apporter un lit pour son repos personnel. Dès qu'il y eut pris place, aussitôt il sombra dans le sommeil. À son réveil, il raconta qu'il avait vu, en songe, lui apparaître un dragon, tenant dans sa gueule une herbe qu'il lui avait indiquée comme un contrepoison ; Alexandre se rappelait même la couleur de l'herbe et affirmait qu'il la reconnaîtrait si on la trouvait. On la découvrit par la suite, car nombreux furent ceux qui la recherchèrent en même temps ; il l'appliqua sur la plaie ; la douleur cessa immédiatement, et, en peu de temps, la cicatrice aussi se ferma.

 

T.5 - X, 9, 1-6 Mais déjà les destins approchaient, pour les Macédoniens, l'heure des guerres civiles, car la royauté ne se partage pas, et plus d'un l'ambitionnait. Ce fut donc d'abord un heurt de forces, puis leur dispersion; et comme le corps de l'État avait à supporter plus de têtes qu'il n'en admettait, les autres membres commencèrent à languir; et quand plusieurs voulurent soutenir un empire qui, sous un seul maître, aurait pu tenir debout, il s'effondra. En conséquence, c'est à bon droit et avec raison que le peuple romain avoue qu'il doit son salut à son prince, astre nouveau, lumière de la nuit qui faillit être notre dernière. C'est lui, par Hercule, et non le soleil, dont l'aurore restitua le jour au monde enténébré, tandis que, sans leur tête, les membres en discorde frissonnaient. Que de torches il éteignit alors! que d'épées il fit rentrer! quel orage il a dispersé par un beau temps soudain! L'empire donc ne reverdit pas seulement; il fleurit. Sauf jalousie des dieux, au règne qui dure actuellement, succédera, sinon pour toujours, du moins pour longtemps, la postérité de la même maison.

 


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[ 24 octobre 2006 ]


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