4. Sénèque (Apothéose) - Traduction française


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Remarque. Les citations explicites ou implicites sont signalées dans la traduction par des guillemets doubles ("..."), les guillemets simples ('...') étant réservés aux paroles en discours direct. Les textes en vers dans l'original latin sont présentés en caractères plus réduits.


Chapitre 1

 

1. Je veux livrer au souvenir la question débattue au ciel le troisième jour des ides d'octobre d'une année inédite, début d'une ère bienheureuse. Rien ne sera concédé à la rancune ou à la reconnaissance. Telle est la vérité. Si on me demande d'où je la sais, d'abord, si je n'ai pas envie, je ne répondrai pas. Qui va m'y forcer? Je sais, moi, que j'ai acquis la liberté depuis qu'est trépassé celui qui avait fait un pur proverbe de l'expression 'il convient de naître ou bien roi, ou bien imbécile'. 2. S'il me plaît de répondre, je dirai ce qui me passera par la tête. Qui a jamais exigé d'un historien qu'il produise des garants assermentés? Pourtant, s'il s'avère nécessaire de fournir un répondant, qu'on questionne celui qui a vu Drusilla aller au ciel: il dira qu'il a vu Claude faire le même chemin "d'un pas inégal". Bon gré mal gré, il faut bien qu'il voie tout ce qui se passe au ciel: il est curateur de la voie Appienne, par où, comme tu sais, le divin Auguste et Tibère César sont allés chez les dieux. 3. Si tu l'interroges, il te racontera la chose en privé. En public, il ne dira pas un mot; car depuis qu'il a juré au Sénat avoir vu Drusilla monter au ciel et que, pour prix d'une si bonne nouvelle, personne ne l'a cru, il a fait, dans les formes, le serment de ne pas rapporter ce qu'il aurait vu, même s'il voyait un homme assassiné en plein Forum. Je livre ce récit sûr et clair, entendu de sa bouche: puisse-t-il être ainsi sauf et heureux!

[Texte latin]


Chapitre 2

 

1. Déjà Phoebus, par une route raccourcie, avait resserré l'arc
de la lumière, et de l'obscur sommeil les moments s'accroissaient;
déjà Cynthie victorieuse agrandissait son royaume,
et Hiver le hideux arrachait les gracieux attributs
du riche Automne et -- Bacchus, selon l'ordre, vieillissait --
arrachait, en tardif vendangeur, les grappes clairsemées.

2. Je crois être mieux compris si je dis: c'était le mois d'octobre, le troisième jour des ides d'octobre. L'heure exacte, je ne peux pas te la dire: on mettra plus facilement d'accord les philosophes que les horloges. Cependant, c'était entre la sixième et la septième heure. 3. 'Paysan que tu es! Tous les poètes, non contents de décrire les levers et les couchers, tombent d'accord pour importuner même le milieu du jour, et toi, tu laisseras passer une heure si favorable?'

4. Déjà Phoebus, de son char, avait divisé en deux son parcours,
et, plus près de la nuit, secouait les rênes fatiguées,
abaissant la lumière par un raccourci oblique.

[Texte latin]


Chapitre 3

 

1. Claude entreprit de pousser dehors son âme, mais il n'arrivait pas à trouver la sortie. Alors Mercure, qui s'était toujours délecté de son esprit, prend à part l'une des trois Parques et lui dit: 'Pourquoi, femme, tant de cruauté? Pourquoi permettre la torture d'un malheureux? Un si long supplice ne s'arrêtera-t-il jamais? Il y a soixante-quatre ans qu'il lutte avec son âme. Pourquoi refuser ce qu'ils demandent, lui et l'État? 2. Souffre que les astrologues, pour une fois, disent vrai: depuis qu'on l'a fait empereur, il n'y a pas d'année, il n'y a pas de jour où ils ne mènent son cortège funèbre. Et d'ailleurs, il n'est pas étonnant qu'ils se trompent et que personne ne connaisse son heure: personne n'a jamais pensé qu'il fût né. Fais ce qu'il faut: "livre-le au trépas, et permets qu'un meilleur règne dans un palais débarrassé de lui". 3. Mais Clotho: 'Moi, par Hercule! je voulais lui ajouter un petit moment, le temps qu'il fasse cadeau du droit de cité aux rares hommes qui ne l'ont pas encore: car il avait décidé de voir en toge les Grecs, les Gaulois, les Espagnols et les Bretons au complet. Mais, puisqu'on juge bon de laisser quelques étrangers pour la graine, et que tu veux qu'il en soit ainsi, soit.' Elle ouvre alors un étui et en sort trois fuseaux. L'un était celui d'Augurinus, l'autre de Baba, le troisième de Claude. 'Je vais les faire mourir tous les trois la même année, à de courts intervalles; je ne le laisserai pas sans escorte. Il n'est pas convenable que quelqu'un qui voyait il y a peu tant de milliers d'hommes le suivre, autant le précéder et autant l'accompagner soit soudain laissé tout seul. Il se contentera pour le moment de ces compagnons-là'.

[Texte latin]


Chapitre 4

 

1. Elle dit, et, enroulant les fils sur un fuseau repoussant,
elle brisa les temps royaux d'une vie stupide.
Lachésis, elle, un bandeau dans sa coiffure bien arrangée,
du laurier de Piérie se couronnant les cheveux et le front,
tire de la toison de neige des fils blancs
pour les guider de sa main heureuse: sous sa conduite,
ils ont pris une couleur nouvelle. Les soeurs s'émerveillent devant leur ouvrage:
l'humble laine se change en en précieux métal;
des siècles d'or descendent du superbe fil.
Point de borne à leur tâche: elles guident l'heureuse toison
et prennent plaisir à s'en emplir les mains; ce sont de douces besognes.
De lui-même le travail se dépêche, et sans aucun effort
les fils souples descendent du fuseau tournoyant:
elles dépassent Tithon, elles dépassent Nestor en années.
Phoebus est là, les aide de son chant, se réjouit de ce qui va venir,
et, tout joyeux, tantôt manie le plectre, tantôt sert les quenouillées.
Son chant les garde attentives et leur fait oublier leur effort;
pendant qu'elles portaient aux nues la cithare et les vers de leur frère,
leurs mains ont filé davantage qu'à l'ordinaire,
et le glorieux ouvrage dépasse la destinée humaine. 'N'enlevez rien, ô Parques'
dit Phoebus; 'qu'il dépasse la durée d'une vie mortelle,
lui, mon semblable par le visage, semblable aussi par la beauté,
et qui ne m'est inférieur ni par le chant ni par la voix. Aux épuisés
il assurera des ères bienheureuses et rompra le silence des lois.
Comme l'étoile du matin, qui fait s'écarter les astres fugitifs,
comme l'étoile du soir, qui se lève quand les astres reviennent,
comme, aussitôt que l'Aurore empourprée a dissipé les ténèbres
et introduit le jour, le Soleil contemple la terre,
lumineux, et lance d'abord son char hors de l'enclos,
ainsi César est là, ainsi Rome va contempler Néron.
Son visage, brillant d'un éclat contenu, resplendit,
comme son cou gracieux où flottent ses cheveux'.

2. Ainsi chante Apollon. Lachésis, pour marquer elle aussi sa faveur à un si bel homme, s'acquitte de sa tâche à pleines mains et offre à Néron de nombreuses années sur ses propres fonds. Quant à Claude, ils demandent que tous "se réjouissent et prononcent des paroles de bon augure en emmenant le cortège". Pour sa part, il ébouillonna son âme et cessa dès lors d'avoir l'air de vivre. Il expira alors qu'il écoutait des comédiens -- sache-le: ce n'est pas pour rien que j'en ai peur. 3. Son mot de la fin se fit entendre parmi les hommes alors qu'il venait de faire un grand bruit du côté où il s'exprimait le plus facilement: 'Aïe! J'ai chié sous moi, je crois'. Je ne sais pas s'il l'a fait. Il a, en tout cas, chié sur tout.

[Texte latin]


Chapitre 5

 

1. Il serait superflu de rapporter ce qui se passa ensuite sur la terre. Vous le savez très bien, et on ne risque pas de laisser s'échapper ce que la joie publique a gravé dans la mémoire: personne n'oublie son bonheur. Écoutez ce qui se passa dans le ciel: j'en laisse la responsabilité à ma source. 2. On annonce à Jupiter l'arrivée d'un homme de bonne taille, aux cheveux bien blancs. Il fait on ne sait quelles menaces, car il remue la tête sans arrêt; il traîne le pied droit. On lui a demandé de quelle nation il était; il a répondu on ne sait pas quoi avec des sons brouillés et une voix indistincte. On ne comprend pas sa langue; il n'est ni Grec ni Romain, ni d'aucun peuple connu. 3. Alors Jupiter charge Hercule, qui avait parcouru le monde entier et passait pour connaître tous les pays, d'aller aux informations, pour savoir à quelle sorte d'hommes il appartenait. Alors Hercule, à première vue, fut très perturbé, comme quelqu'un qui n'aurait pas encore eu à craindre tous les monstres: il vit une face d'un nouveau genre, une démarche inhabituelle, une voix qui n'était celle d'aucun être terrestre, mais, comme l'est d'ordinaire celle des grosses bêtes marines, éraillée et embarrassée, et il pensa alors qu'un treizième travail lui était échu. 4. À y regarder de plus près, il crut voir une sorte d'homme. Il l'aborde donc, et, chose très facile pour un Grécaillon, dit: "Quel homme es-tu, d'où viens-tu? Quelle est ta cité, quels sont tes parents?". Claude est tout content de trouver là des philologues: il espère arriver à placer ses Histoires. Ainsi, voulant indiquer, lui aussi par un vers d'Homère, qu'il est César, il dit: "D'Ilion le vent me poussa chez les Cicones". À vrai dire, le vers suivant était plus vrai, et tout aussi homérique: "là j'ai détruit leur cité et je les ai exterminés".

[Texte latin]


Chapitre 6

 

1. Il avait réussi à impressionner Hercule, qui n'est pas fort malin; mais la Fièvre était là. Elle avait quitté son temple et, seule des dieux, était venue avec lui; les autres, elle les avait laissés à Rome. 'Cet homme raconte de purs mensonges. C'est moi qui te le dis, moi qui ai vécu tant d'années avec lui: il est né à Lyon. Tu vois là un compatriote de Munatius. C'est comme je te dis: il est né à seize bornes de Vienne, un franc Gaulois. C'est ainsi, comme il convenait à un Gaulois, qu'il a pris Rome. Je te réponds de lui comme d'un natif de Lyon, là où Licinus a régné nombre d'années. Mais toi, qui as foulé plus d'endroits qu'aucun muletier de permanence, tu dois savoir ce que sont les Lyonnais, et qu'il y a bien des milles de distance entre le Xanthe et le Rhône.' 2. À cet endroit Claude prend feu et se fâche avec tout le murmure dont il est capable. Ce qu'il disait, personne ne le comprenait; en fait, il ordonnait d'exécuter la Fièvre, de ce geste de sa main flasque, et assez ferme seulement pour cet usage, par lequel il faisait d'ordinaire décapiter les gens. Il avait donné l'ordre qu'on lui coupe le cou; tu aurais cru que c'étaient tous de ses affranchis, tellement personne ne faisait attention.

[Texte latin]


Chapitre 7

 

1. Alors Hercule: 'Écoute-moi, toi: cesse de faire l'imbécile. Tu es venu dans un endroit où les rats rongent le fer. La vérité, et plus vite que ça; sinon, je ferai sauter tes idioties'. Et, pour être plus terrible, il se fait tragique et dit:

'Relate prestement en quel siège on te dit engendré,
de peur d'être par cette souche anéanti et couché sur la terre:
cette massue a souvent immolé des rois féroces.
Quels sons émet cette voix au débit incertain?
Quelle patrie, quelle nation a produit cette tête mobile?
Raconte. Pour moi, quand je gagnais du roi aux trois corps
le lointain royaume, sur la mer d'Hespérie, d'où
je ramenai à la ville d'Inachos un troupeau renommé,
je vis, surplombant deux fleuves, une crête
qu'à son lever Phoebus a toujours vue en face.
Là le Rhône imposant roule des flots impétueux,
et la Saône, doutant dans quel sens diriger son cours,
baigne en silence les rives de ses ondes tranquilles.
Est-ce celle-là, la terre nourricière de ta vie? '

3. Cela, il le dit avec assez de conviction et de façon résolue; il n'a pourtant pas tous ses moyens et redoute "un coup du sot". Claude, voyant un homme fort, oublie les bêtises et comprend que, si personne à Rome ne le valait, il n'a pas ici la même influence: l'oiseau gaulois n'est tout-puissant que sur son fumier. 4. Ainsi, autant qu'on put comprendre, il parut dire ceci: 'Ô Hercule, le plus vaillant des dieux, j'ai cru que tu m'assisterais devant les autres divinités et que si quelqu'un exigeait de moi un témoin d'état civil, je citerais ton nom: tu me connais parfaitement. Car, si tu te souviens, c'était moi qui, à Tibur, rendais la justice devant ton temple pendant des journées entières des mois de juillet et d'août. 5. Tu sais combien de misères j'ai endurées, quand j'écoutais jour et nuit les avocassiers; si tu étais tombé sur eux, tout vaillant que tu crois être, tu aurais préféré nettoyer les écuries d'Augias; j'ai enlevé là bien plus de fumier. Mais, puisque je veux <...>

[Texte latin]


Chapitre 8

 

1. <...> 'Il ne faut pas s'étonner que tu aies fait irruption dans la Curie: rien ne t'est fermé. Dis-nous seulement quelle sorte de dieu tu veux en faire. Il ne peut pas être un "dieu épicurien": ce dieu "n'a pas de soucis et n'en cause pas aux autres". Un dieu stoïcien? Comment pourrait-il être, comme dit Varron, "tout rond, sans tête, sans prépuce"? Il a quelque chose du dieu stoïcien, je le vois maintenant: il n'a ni tête ni corps. 2. Si, par Hercule, c'est à Saturne qu'il avait demandé ce service, lui dont il fêtait le mois toute l'année, en empereur de Saturnales, il ne l'aurait pas obtenu, et de Jupiter moins encore, qu'il a, pour autant que ce fût en son pouvoir, fait condamner pour inceste. Car il a fait tuer son gendre Silanus -- et pourquoi ça, je te le demande? C'est sa soeur, la plus charmante de toutes les filles: alors que tous l'appelaient Vénus, il a préféré l'appeler Junon. 'Sa soeur!' dis-tu; 'pourquoi sa soeur?' Imbécile, va à l'école: à Athènes, c'est permis à moitié, à Alexandrie complètement. 3. Est-ce parce qu'à Rome les souris lèchent les meules qu'il vient faire la loi chez nous? Il ne sait pas lui-même ce qu'il fait dans sa chambre; déjà "il considère les régions célestes"! Il veut être un dieu? N'est-ce pas assez qu'il ait un temple en Bretagne et que les barbares rendent maintenant un culte à ce personnage et lui demandent comme à un dieu "d'avoir un sot favorable"?

[Texte latin]


Chapitre 9

 

1. Jupiter se rend enfin compte que, tant que des particuliers sont présents dans la Curie, ni le vote ni le débat ne sont autorisés. 'Chers collègues, je vous avais donné, quant à moi, la permission de poser des questions, mais vous en avez fait un chaos pur et simple. J'exige que vous respectiez le règlement de la Curie. Cet individu, de quelque nature qu'il soit, qu'a-t-il dû penser de nous?  2. On le fait sortir, et le premier à répondre à la demande d'avis est le père Janus. Il avait été désigné comme consul pour le jour des calendes de juillet, à l'heure de la sieste. C'est un type, aussi loin que va sa rue, qui voit toujours "à la fois devant et derrière". Il parla d'abondance et éloquemment -- évidemment, il habite au Forum. Le secrétaire ne parvint pas à prendre note de tout; je ne rapporte donc pas son discours, pour ne pas exprimer avec d'autres mots ce qu'il a dit. 3. Il parla beaucoup de la grandeur des dieux. On ne devait pas galvauder un tel honneur;'autrefois' dit-il 'c'était une grande affaire de devenir un dieu; tu en as fait la Farce de la fève. Dès lors, afin de ne pas avoir l'air de faire de l'avis que je donne une question de personne et non une question de fond, je propose qu'à dater de ce jour nul ne soit fait dieu parmi ceux "qui mangent le fruit de la terre" ou celles que nourrit "la terre qui donne l'épeautre". Quiconque aura été, contrairement au présent sénatus-consulte, représenté, décrit ou peint comme dieu, il est décidé qu'il sera livré aux Larves et qu'il se fera taper sur les doigts avec les nouveaux engagés lors du prochain spectacle de gladiateurs'. 4. Le suivant à répondre à la demande d'avis était Diespiter, fils de Vica Pota, lui aussi consul désigné; modeste changeur de menue monnaie de son état, il avait pour habitude de vendre de petits droits de cité. Hercule l'aborde avec élégance et touche sa mignonne petite oreille. Il rend donc son avis dans les termes suivants: 'Attendu que le Divin Claude est apparenté par le sang au Divin Auguste, mais aussi à la Divine Augusta, sa grand-mère, dont il a lui-même fait une déesse, et qu'il surpasse de loin tous les mortels en sagesse; attendu qu'il est de l'intérêt de l'État qu'il y ait quelqu'un qui puisse avec Romulus "dévorer des navets brûlants", je suis d'avis que le Divin Claude soit un dieu à dater de ce jour, tout comme quiconque avant lui aurait obtenu ce statut selon les termes prévus par la loi, et que cette décision soit ajoutée aux Métamorphoses d'Ovide.' 6. Les avis étaient partagés, et Claude semblait l'emporter. Car Hercule, voyant son fer au feu, courait d'un côté à l'autre de la salle et disait: 'Ne me refuse pas ça, c'est de moi qu'il s'agit; si tu as besoin de quelque chose après ça, je te rendrai la pareille; un service en vaut un autre.'

[Texte latin]


Chapitre 10

 

1. Alors le Divin Auguste se leva pour dire son avis, son tour venu, et il s'exprima avec beaucoup d'éloquence. 'Pour moi, chers collègues, je vous prends à témoin que, depuis que j'ai été nommé dieu, je n'ai pas dit un mot. Je me borne à m'occuper de mes affaires. Mais je ne peux dissimuler davantage, ni contenir une douleur que la honte rend plus pénible encore. 2. Est-ce pour cela que "j'ai engendré la paix sur terre et sur mer"? Pour cela que j'ai apaisé les guerres civiles, pour cela que "j'ai établi la Ville sur des lois", que je l'ai ornée de monuments? Était-ce pour que... Mes chers collègues, je ne sais plus quoi dire; aucun mot n'est à la hauteur de mon indignation. Il me faut donc en revenir à cette parole de Messalla Corvinus, un homme éloquent entre tous: "Ce pouvoir me fait honte". 3. Cet homme, mes chers collègues, qui vous paraît incapable de faire partir une mouche, faisait tuer des gens aussi facilement que sort le coup du chien. Mais pourquoi détailler le nombre et la qualité de ses victimes? Je n'ai pas le loisir de pleurer sur les désastres publics quand je considère les malheurs de ma famille. Aussi laisserai-je les uns de côté, pour vous rapporter les autres; car, même si mon osselet ne le sait pas, moi je le sais: "le genou est plus près que le mollet". 4. Celui que vous voyez là, qui durant tant d'années s'est abrité sous mon nom, m'en a remercié en tuant deux Julie, mes arrière-petites-filles, l'une égorgée, l'autre morte de faim, ainsi que mon arrière-arrière-petit-fils, L. Silanus: tu auras apprécié, Jupiter, si ce procès était fondé; c'était en tout cas le tien, si tu dois te montrer équitable. Dis-moi, Divin Claude: pourquoi as-tu condamné l'un ou l'autre de ceux et de celles que tu as tués sans vouloir instruire leur procès et sans vouloir les entendre? Où voit-on de tels procédés? Pas au ciel, en tout cas.

[Texte latin]


Chapitre 11

 

1. Voilà Jupiter. Depuis tant d'années qu'il règne, c'est à peine s'il a cassé une jambe à Vulcain, que, "l'attrapant par le pied, il a jeté du haut du divin séjour". Il s'est aussi fâché contre sa femme, et il l'a pendue: l'a-t-il tuée pour autant? Toi, tu as tué Messaline, dont j'étais le grand-oncle aussi bien que le tien. -- Je ne sais pas, dis-tu. -- Que les dieux te maltraitent! Tant il est plus honteux d'avoir ignoré le crime que de l'avoir commis. 2. Caligula une fois mort, il n'a pas cessé de le suivre à la trace. Il avait fait tuer son beau-père: lui a tué, en plus, son gendre. Caligula interdit au fils de Crassus de s'appeler 'Grand'; notre homme lui rendit son nom et lui enleva la tête. Il a tué dans une seule maison Crassus, Magnus, Scribonia: ce n'étaient pas des descendants d'Assaracus, mais c'étaient quand même des nobles, et Crassus était même assez idiot pour pouvoir régner. 3. Est-ce lui dont vous voulez faire un dieu? Mais regardez son corps, né un jour où les dieux étaient fâchés. Bref, qu'il dise les trois mots d'une seule traite, et qu'il m'emmène comme son esclave. 4. Qui lui rendra un culte comme à un dieu? Qui croira qu'il en est un? Si vous faites de tels dieux, personne ne croira que vous êtes des dieux. En résumé, mes chers collègues, si j'ai bien tenu ma place parmi vous, si je n'ai fait à personne de réponse trop tranchante, vengez les torts que j'ai subis. Pour moi, en guise d'avis, voici ce que je décide.' Et il lut d'après ses tablettes: 5. 'Attendu que le Divin Claude a tué son beau-père Appius Silanus, ses deux gendres Pompée le Grand et Lucius Silanus, le beau-père de sa fille, Crassus Frugi, un homme qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau, Scribonia, la belle-mère de sa fille, Messaline, sa femme, et d'autres dont on ne peut évaluer le nombre, je décide qu'on prenne à son égard des sanctions sévères et que la possibilité d'un procès ne lui soit pas laissée; qu'il soit expulsé au plus tôt et sorte du ciel dans les trente jours et de l'Olympe dans les trois jours'. 6. L'assemblée se rangea à cet avis. Sans tarder, le Cyllénien le saisit et le traîne, le cou de travers, vers les Enfers, hors du ciel "d'où, dit-on, personne ne revient".

[Texte latin]


Chapitre 12

 

1. Alors qu'ils descendent par la voie Sacrée, Mercure demande ce que veut dire ce rassemblement: serait-ce l'enterrement de Claude? C'était en effet le plus beau qui fût, et on n'avait pas ménagé les efforts, pour qu'on sache bien que c'est un dieu qu'on menait en terre. Des joueurs de trompette, des joueurs de cor: une masse de cuivres et un tintamarre tels que même Claude pouvait entendre. 2. Tout le monde était gai et joyeux; le peuple romain se promenait en toute liberté. Agathon et un petit nombre d'avocassiers se lamentaient, mais vraiment du fond du coeur. Les jurisconsultes sortaient des ténèbres, livides, maigres, à demi morts, comme si leur résurrection datait de ce moment. L'un d'eux, voyant les avocassiers en plein conciliabule et pleurant leur fortune perdue, s'approche et leur dit: 'Je vous le disais bien: les Saturnales ne dureront pas toujours.' 3. Claude, quand il vit son enterrement, comprit qu'il était mort. Car on chantait, dans un imposant 'grand choral', une nénie... en anapestes:

Répandez des pleurs!
Frappez-vous le sein!
Que d'une sinistre clameur
résonne le Forum.
Il est tombé,
le bien doué,
qu'aucun autre
dans le monde entier
ne surpassait en courage.
Lui pouvait
au pas accéléré
vaincre les Rapides,
lui pouvait disperser
les Parthes reprenant les armes,
de ses traits légers
poursuivre le Perse,
de sa main sûre
tendre la corde
qui, d'une faible blessure,
arrêterait sur place la ruée ennemie
et le dos peinturluré
du Mède amateur de fuite.
Lui donna l'ordre
aux Bretons, par-delà les rivages
de la mer connue,
et aux Scotobrigantes azurés
de tendre le cou
aux chaînes romuléennes,
et à l'Océan en personne
de trembler devant les lois
nouvelles
de la hache romaine.
Pleurez cet homme: nul
plus vite que lui
n'instruisait un procès,
entendant tout au plus
une seule des parties,
souvent aucune des deux.
Quel juge maintenant
durant toute l'année
écoutera plaider?
Il te cédera la place,
il quittera son siège,
celui qui au peuple du silence
donne des lois,
le maître des cent
villes crétoises.
De vos paumes affligées
battez vos poitrines,
ô avocassiers,
engeance vénale!
Et vous, les poètes novateurs,
prenez le deuil,
et vous surtout
qui du cornet agité
tiriez tant de profit!

[Texte latin]


Chapitre 13

 

1. Claude se délectait des louanges à son adresse et mourait d'envie de rester à regarder. Le Talthybius des dieux lui met la main au collet et l'emmène la tête couverte, pour qu'on ne le reconnaisse pas; il lui fait traverser le Champ de Mars, et descend aux Enfers entre Droiterue et le Tibre. 2. L'affranchi Narcisse était passé devant grâce à un raccourci, et tout propre, puisqu'il sortait du bain, vient à la rencontre de l'arrivant et dit: "Quoi! des dieux chez les hommes!". 'Abrège', dit Mercure, 'et annonce notre arrivée'. Narcisse détale en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. 3. Tout est en pente, "on descend facilement". Ainsi, tout goutteux qu'il est, il parvient en un instant "à la porte de Dis", où était couché Cerbère ou, comme dit Horace, "le fauve aux cent têtes". Il est quelque peu troublé: il est habitué à sa petite chienne blanche, l'une de ses compagnes, et il voit un chien noir tout hérissé, du genre qu'on ne voudrait sûrement pas rencontrer dans l'obscurité. Il dit à pleine voix: 'Claude va arriver!'. 4. Battant des mains, ils s'avancent en chantant: "nous l'avons trouvé, nous sommes contents". Il y avait là C. Silius, consul désigné, Iuncus, ancien préteur, Sextus Traulus, M. Helvius, Trogus, Cotta, Vettius Valens, Fabius, tous les chevaliers que Narcisse avait fait exécuter. Au milieu de cette cohue de chanteurs, le pantomime Mnester, que Claude avait raccourci pour lui faire une beauté. 5. On voit voler vers Messaline (le bruit de l'arrivée de Claude se répandit vite) en premier les affranchis Polybe, Myron, Harpocras, Amphaeus, Pheronaotus, tous ceux que Claude avait envoyés d'avance pour n'arriver nulle part sans être attendu, ensuite deux préfets, Iustus Catonius et Rufrius Pollion, puis ses conseillers privés, les anciens consuls Lusius Saturninus, Pompeius Pedo, <Cornelius> Lupus et Asinius Celer, et en dernier la fille de son frère, la fille de sa soeur, ses gendres, ses beaux-pères, ses belles-mères, tous ses parents au complet; ils se forment en colonne et vont à la rencontre de Claude. 6. À leur vue, Claude s'écrie: '"Tout est plein d'amis!" Comment êtes-vous arrivés ici?' Alors Pompeius Pedo: 'Que dis-tu là, scélérat? Tu demandes comment? Qui d'autre que toi nous a envoyés ici, toi, le meurtrier de tous tes amis? Allons en justice: je vais te montrer où se trouvent les sièges des magistrats d'ici.'

[Texte latin]


Chapitre 14

 

1. Il l'emmène au tribunal d'Éaque. Celui-ci présidait des assises en vertu de la loi Cornelia sur les meurtriers. Il requiert l'enregistrement du nom de l'accusé et donne lecture des motifs: 'Meurtres de sénateurs: 35; de chevaliers: 221; autres catégories: "autant que le sable et que la poussière"'. 2. L'accusé ne trouve pas d'avocat. Enfin se présente P. Petronius, un vieux copain à lui, homme d'une éloquence toute claudienne; il réclame un report. On le lui refuse. Pompeius Pedo plaide à grands cris pour l'accusation. L'avocat se met à vouloir répondre. Éaque, le plus juste des hommes, le lui interdit, et après avoir entendu une seule des parties, condamne l'accusé en ces termes: "qu'on lui fasse ce qu'il a fait: ce serait belle et bonne justice". 3. Un profond silence se fait. Tous étaient ébahis, abasourdis par cette chose inouïe: on n'avait jamais fait comme ça. Claude, lui, trouvait la chose plus injuste qu'inouïe. 4. On discuta longtemps de la nature de la peine et de ce qu'il convenait de lui faire subir. Il se trouvait des gens pour dire que Sisyphe faisait depuis bien longtemps son métier de porteur, que Tantale allait mourir de soif si on ne venait pas à son secours, qu'il faudrait un jour freiner la roue du malheureux Ixion. On décida de ne démobiliser aucun de ces anciens, pour que Claude n'aille pas s'attendre à bénéficier un jour d'une mesure analogue. 5. On décida qu'il fallait établir une peine d'un genre nouveau, mettre au point pour lui un labeur inutile et l'illusion d'un désir sans fin ni effet. Alors Éaque lui ordonne de jouer aux dés avec un cornet percé. Et déjà il s'était mis à la recherche des jetons toujours en fuite, sans arriver à aucun résultat.

[Texte latin]


Chapitre 15

 

1. Car chaque fois qu'il allait les lâcher, et que le cornet retentissait,
les deux dés s'échappaient du couvercle enlevé;
Et quand, les dés ramassés, il s'aventurait à les laisser aller,
"pareil toujours au joueur", toujours au poursuivant,
ils trompaient son attente: il lui glisse entre les doigts,
le dé fallacieux, en une esquive perpétuelle.
Ainsi, quand enfin elle touche au plus haut du sommet montagneux,
inutile, la charge de Sisyphe roule de ses épaules.

2. Caligula fait subitement apparition et entreprend de revendiquer la propriété de cet esclave. Il fournit des témoins qui l'avaient vu rosser Claude au fouet, à la férule et à coups de poing. La procédure de restitution s'engage. Éaque l'attribue à Caligula, et celui-ci le remet à son affranchi Ménandre comme employé au bureau des instructions judiciaires.

[Texte latin]


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