Le 13 octobre 54, Claude meurt d'une façon pour le moins suspecte, qui fera dire à Néron que les champignons doivent être un mets divin, pour avoir transformé son prédécesseur en dieu. La mort de l'empereur est tenue secrète par ceux qui l'ont causée, sa femme Agrippine et son médecin Xénophon, le temps de prendre les mesures nécessaires à l'accession sans problème de Néron au pouvoir: on ira jusqu'à organiser, devant le cadavre enfoui sous les couvertures, un spectacle de mimes.
Quelques jours plus tard, lors des obsèques officielles, Néron prononce l'éloge du défunt. Rédigée dans les règles du genre par son précepteur Sénèque, cette laudatio funebris n'en suscita pas moins, à un moment, l'hilarité de l'assistance, comme le rapporte Tacite (Annales, XIII, 3, 1): "tant qu'il énuméra l'ancienneté de sa race, les consulats et les triomphes de ses ancêtres, Néron resta concentré ainsi que ses auditeurs; le rappel de sa culture et du fait que sous son règne l'État n'avait, en politique extérieure, essuyé aucun revers, fut accueilli avec la même bienveillance; mais quand il en vint à son jugement et à sa sagesse, personne ne se retint de rire". L'apothéose de Claude ne dut pas susciter moins de sarcasmes, surtout qu'il n'était que le troisième membre de la famille julio-claudienne, après Auguste et Livie, à bénéficier d'un honneur encore exceptionnel. Sénèque, homme de main d'Agrippine et chantre de l'âge d'or qui devait commencer avec le nouveau règne, dont il publiera un peu plus tard le programme idéologique et politique (le De clementia), dut également prêter la main à cette mascarade. Quels pouvaient être, à cet instant, les sentiments d'un homme qui devait à Claude huit ans de relégation dans une île qui passait alors pour on ne peut plus inhospitalière, la Corse?
Or, dans les semaines qui suivirent les funérailles -- peut-être, plus précisément, à partir du 17 décembre, début des Saturnales -- se mit à circuler dans les milieux dirigeants de la capitale un pamphlet anonyme qui dressait, d'une façon particulièrement féroce, la liste des travers, des ridicules, mais aussi des crimes de l'empereur défunt et donnait de son passage par l'Olympe et de son arrivée aux Enfers une version irrespectueuse et aussi peu conforme que possible à la religion officielle.
Des appellations nombreuses et fort diverses par lesquelles il est désigné dans nos manuscrits -- Diui Claudii apotheosis per satiram, Ludus de morte Claudii, Satira de Claudio Caesare, De morte Claudii Caesaris iudicio poenaque post mortem, Ludi de obitu Claudii... -- on peut conclure que ce texte, sinon clandestin, du moins à diffusion restreinte, ne portait pas plus de titre que de nom d'auteur. Sa désignation traditionnelle chez les modernes, qui ne figure dans aucun manuscrit, provient d'un passage de Dion Cassius (LX, 35, 3): sunethêke men gar kai ho Senekas sungramma apokolokuntôsin, auto hôsper tina apathanatisin onomasas. Ce curieux composé, qui est évidemment un hapax, a fait couler beaucoup d'encre. S'il désigne effectivement une transformation en cucurbitacée, s'agit-il d'une gourde symbolisant la charge de petit fonctionnaire dans laquelle Caligula décide de confiner son successeur (Heller), d'une gourde (nous dirions aussi cornichon) symbolisant la bêtise de Claude (Szilágyi), ou d'une calebasse évoquant le culte de Cybèle qu'il avait été le premier à favoriser (Deroy)? (Il ne s'agit en tout cas pas de la citrouille, inconnue de l'antiquité.) Mais il n'est même pas sûr que le mot comporte la moindre allusion aux coloquintes et autres courges: Verdière, par exemple, propose de couper apo-kolo-kunt-ôsis et comprend "cessation d'une impudence (cf. kunteros) intestinale (kolon)", hypothèse qui a au moins le mérite de faire directement écho au texte et à la manière dont il décrit les derniers instants de Claude.
Ce qui paraît en tout cas clair, mais qu'il n'est peut-être pas inutile de rappeler, c'est que les innombrables tentatives faites pour élucider l'énigme de l' "apocoloquintose" ont leur place dans la bibliographie de Dion Cassius, non dans celle de Sénèque: jamais notre texte n'a porté ce titre...
Quant à l'attribution à Sénèque, qui a été épisodiquement contestée, mais qui paraissait déjà aller de soi à Dion, elle ressort clairement de la lecture du texte. Quelques indications suffiront. Cette satire ménippée, dans la ligne directe de Varron -- qui l'avait de même adaptée à l'invective politique, par exemple dans le Trikaranos --, comporte notamment, comme le voulaient les lois du genre, de sanglantes parodies des genres dits sérieux, comme l'histoire, la poésie épique et la tragédie. Or l'auteur n'hésite pas à pasticher, avec une grande finesse, les tragédies de Sénèque (écrites durant son exil en Corse), et va jusqu'à reprendre des extraits de l'Hercules furens. Le seul passage sérieux du Ludus, l'éloge du jeune Néron présenté comme un dieu solaire et un nouvel Apollon, trahit, tout comme le De clementia qu'il annonce, l'influence de l'Égypte sur le jeune Sénèque. Enfin, l'auteur, qui reproduit la version officielle de la mort de Claude y compris dans l'allusion aux mimes, se garde bien, d'autre part, d'attribuer les crimes de l'empereur défunt à leur vrai responsable, à savoir Messaline, et s'il ne tarit pas de critiques à propos de l'emprise exercée sur Claude par les affranchis, il est muet sur celle qui en est l'indissociable pendant chez Suétone comme chez Dion, celle des femmes. Qui d'autre que Sénèque avait autant intérêt à ménager Agrippine, prenait un tel intérêt à l'avènement d'une royauté solaire, et connaissait aussi bien des tragédies qui commençaient seulement à être diffusées? Qui d'autre pouvait prendre un plaisir aussi raffiné à se pasticher lui-même en composant une inénarrable naenia qui correspond point par point à une laudatio funebris, mais en dimètres anapestiques, comme les choeurs tragiques?
Si le titre traditionnel me paraît donc à rejeter, l'attribution à Sénèque ne fait, elle, guère de doute. Irait-on jusqu'à parler de "Sénèque: Pseudo-Apocoloquintose"? J'ai préféré choisir, parmi les appellations fournies par les manuscrits, celle qui, à la fois, indique clairement qu'il s'agit d'une satire, en reprenant même textuellement les mots d'Ennius, fondateur du genre (per saturam), et qui permet de comprendre l'origine de l'énigmatique "apocoloquintose" dionienne (apotheôsis).
Michel Dubuisson
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