Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, I, p. 190b-197a

Édition : A. Borgnet (1864) ‒ Présentation nouvelle, traduction et introductions de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2017)

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COMBATS ÉPIQUES - LA JUDÉE SOUS LES HASMONÉENS - GUERRES ROMAINES SUR TOUS LES FRONTS [Myreur, p. 190b-197a]

Ans 508-519 de la transmigration = 81-70 a.C.n.

 

Introduction [sommaire] [texte]

Ce fichier est surtout consacré à des opérations militaires menées par Rome sur différents fronts : contre les Numides de Jugurtha, contre les Cimbres, alliés des Gaulois, et surtout, en Gaule même, contre les Gaulois du duc Priam et ses alliés. La place de Tongris, fils du roi de Reims, est particulière. Précédemment (p. 186ss), on l'a vu combattre contre les Romains aux côtés de Priam, duc de Gaule, mais son cheval effrayé avait éloigné Tongris du champ de bataille, d'où la défaite des Gaulois et la colère de Priam. Au cours d'une autre bataille contre les Romains, Tongris vient aider Priam, tue le chef romain Grégoire et délivre Priam tombé dans les mains ennemies. Tongris rentre alors en grâce auprès de Priam. Finalement, Tongris roi de Tongres devient aussi roi de Reims, sa ville d'origine. Pour peupler Tongres, il accorde une série de franchises à ceux qui acceptent de venir l'habiter (p. 192-193). C'est un motif rencontré ailleurs pour le peuplement de Rome (p. 125) et celui de Carthage (p. 166).

Seules les guerres contre les Numides et les Cimbres ont un certain ancrage historique, que ne reflètent d'ailleurs guère les récits de Jean. Les autres guerres, qui mettent en scène Tongrois, Gaulois et Romains, sont imaginées et présentent les traits caractéristiques de l'épopée : combats, violents et meurtriers, racontés avec force détails ; exploits individuels ; duels entre les chefs ; les vassaux doivent fournir des troupes à leur seigneur ; combats pour l'honneur ; le vainqueur pleure et honore son ancien ennemi mort ; des couronnements se font devant un public de rois et de princes. On baigne dans une atmosphère médiévale et pour d'éventuelles comparaisons, voir les passages correspondants de la Geste de Liege (vers 868-1212).

Les brèves notices sur les événements de Judée ont plus de rapports avec l'histoire. On sait déjà (p. 175-178) qu'Aristobule, premier roi Hasmonéen, ne régna qu'un an, supplanté qu'il fut par son frère, Alexandre Jannée. Les notices présentées ici (p. 193) rapportent la mort d'Alexandre Jannée (76 avant notre ère), un roi trop felles et crueux, dira Jean. Il laisse la régence du royaume à sa femme, Salomé Alexandra, laquelle gouverne pendant neuf ans. Après la mort de la reine (67 avant notre ère), ses deux fils, Hyrcan II et Aristobule II, se disputent le trône (p. 202ss). En ce qui concerne les événements de Judée, on pourra comparer la version de Jean avec celle de Flavius Josèphe, au début du premier livre de la Guerre des Juifs.

À Rome même, une fois la paix signée entre Gaulois et Romains, le consul Grégoire, ancien roi de Bil, tué au combat par Tongris, est remplacé comme consul par Pompée, le prince dont la soeur Géda avait épousé le roi Gorgile de Bougie (p. 184). Quand Gorgile sut que son beau-frère occupait ce poste prestigieux, il vint à Rome avec sa femme, alors enceinte de Virgile, lequel naquit peu après leur installation, en 70 a.C.n., une date du comput de Jean, qui correspond exactement à celle du nôtre (70 avant notre ère). Une pareille concordance est trop rare pour ne pas être relevée. Pour un événement presque contemporain comme celui de la mort d'Alexandre Jannée, la différence entre les deux computs est de 2 ans (74 a.C.n. dans le comput de Jean ; 76 avant notre ère). L'écart est plus considérable lorsqu'il s'agit des guerres contre Jugurtha : Jean les date de 81 a.C.n., alors que, dans l'histoire, elles ont duré de 111 à 105 avant notre ère. La naissance de Virgile, la mort d'Alexandre Jannée et les guerres de Jugurtha sont pourtant des événements historiques bien attestés !

De nombreuses autres observations seraient possibles. Entre autres, signalons que la description du consulat romain à la p. 197 est inexacte. Les faiblesses du chroniqueur en matière d'institutions romaines sont connues (sur le consulat, p. 98-99, ici, p. 197, et p. 200 ; sur le triumvirat, p. 209 et p. 217 ). Épinglons aussi un détail amusant dans la présentation de la guerre contre les Cimbres : le nom de la tribu alliée aux Cimbres a été conservée dans les sources classiques : Ambrones. Dans Ly Myreur (p. 191), le terme est utilisé (Ambrones) pour désigner le fils du duc de Gaule, qui conduisait les forces conjointes des Cimbres et des Gaulois.

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Sommaire

* Guerres romaines et divers : Jugurtha - Prodige dans les Pouilles - Ptolémée XI en Égypte - Guerre meurtrière entre Romains et Cimbres, alliés des Gaulois - Victoire finale des Romains - Érection du Cymbrum (81-78 a.C.n.)

Divers : À peu près cinq ans après leur défaite et l'exil de Tongris, les Gaulois défient le roi Grégoire, qui prépare la riposte - Naissance de triplées à Bougie - Tongris s'active à développer son royaume de Tongres, sans rentrer en grâce auprès de Priam - Forte mortalité en Égypte et en Asie - Naissance de jumelles à Bougie (77-75 a.C.n.)

Divers : En Judée, mort d'Alexandre Jannée et régence de Salomé Alexandra (74 a.C.n.) - Succession en Flandre (73 a.C.n.) - Naissance de Caton à Rome (73 a.C.n.) - Partition de la Hongrie (72 a.C.n.)

Guerre en Gaule entre Gaulois et Romains - Grégoire envahit la Gaule mais il est lourdement battu sur le Rhône et mis en fuite par Priam - Grégoire, aidé par ses frères, repart pour la Gaule - Coalition de vassaux (dont Turnus et Tongris) autour du duc Priam, contre les Romains - Lutte meurtrière - Exploits remarquables dans les deux camps - Duel indécis entre Gorgile et Priam - Tongris tue le roi Grégoire et délivre Priam capturé par les Romains - Retour en grâce de Tongris auprès de Priam - Défaite des Romains, privés de Grégoire (72 a.C.n.)

Retour à Rome - Paix entre Gaulois et Romains - Nouveaux sénateurs à Rome - Pompée succède à Grégoire comme consul - Gorgile de Bougie part pour Rome avec sa femme enceinte - Naissance à Rome de Virgile, fils de Gorgile et neveu de Pompée - Priam pleure et honore son ennemi Grégoire - Paix retrouvée avec Rome - Tongris, roi de Reims et de Tongres (71-70 a.C.n.)

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Guerres romaines et divers : Jugurtha - Prodige dans les Pouilles - Ptolémée XI en Égypte - Guerre meurtrière entre Romains et Cimbres, alliés des Gaulois - Victoire finale des Romains - Érection du Cymbrum (81-78 a.C.n.)

 

[p. 190] [Del guerre des Romans encontre Jugurthan] Item, l'an Vc et VIII, envoiarent les Romans Bestiol le consul à grant gens el royalme de Numydie combattre à roy Jugurthan, portant qu'ilh avait ochis son frere qui astoit bons amis aux Romans ; mains, quant [p. 191] ilh fut là venus, li consul ne se voult pas combattre à Jugurthan, anchois fist pais à ly, et si prist grans biens d'or et d'argent et de joweais ; laqueile pais fut par les Romans déroté et anychilée. Si y fut revoiés Cécilien Marcellien, qui soy combatit à Jugurthan par pluseurs fois, et le desconfist, et pilhat tout sa citeit et le départit à ses gens ; et prist Jugurthan et ses II fis, et les fist loiier aux cowes des chevals et troteir apres luy jusques à Romme, où ilh fut mis en prison, en laqueile ilh soy estrenglat.

[p. 190] [Guerre des Romains contre Jugurtha] En l’an 508 [81 a.C.n.], les Romains envoyèrent le consul (Lucius Calpurnius) Bestia avec une grande armée dans le royaume de Numidie (p. 173), pour combattre le roi Jugurtha, qui avait tué son frère, ami des Romains. Mais [p. 191] une fois sur place, le consul ne voulut pas affronter Jugurtha, fit la paix avec lui et mit la main sur de grandes richesses en or, argent et joyaux. La paix fut rompue et annulée par les Romains, qui envoyèrent dans le pays Cécilius Metellus (Quintus Metellus Caecilius Pius), qui combattit Jugurtha à plusieurs reprises, le vainquit, pilla toute sa cité et répartit le butin entre ses hommes. Il captura Jugurtha et ses deux fils, les fit lier aux queues des chevaux et trotter derrière lui jusqu’à Rome. Jugurtha fut mis en prison, et s’y pendit.

[p. 191] [Mervehle] En cel an meismes Elminus, uns borgois de Romme, awec sa femme et sa fiIhe alloit de Romme en Pulhe ; et ly alumure consuit sa filhe, si morut ; et gisoit despoulhé de ses vestimens tout nue, et ses vestimens gisoient d'aultre part sains et entiers, dont chu fut grant mervelhe del veioir.

[p. 191] [Prodige] En cette même année, un bourgeois romain, Elminus (Pompeius Elvius ?), se rendit dans les Pouilles avec sa femme et sa fille. La foudre frappa sa fille, qui mourut. Sa dépouille gisait toute nue, et ses vêtements se trouvaient ailleurs, entiers et intacts. Ce fut un prodige étonnant à voir (cfr Obsequens, Liber prodigiorum, XCVII).

Item, l'an Vc et IX, morut ly Xe roy Ptholomes d'Egypte ; si fut roy apres luy son fis Palamedes, liqueis fut nommeis Ptholomes ly XIe, et regnat XXXIII ans.

En l'an 509 [80 a.C.n.], le roi Ptolémée X d’Égypte mourut. Son fils Palamède fut roi après lui ; il fut nommé Ptolémée XI, et il régna pendant trente-trois ans.

Bataille des Romains contre les Cimbres

[p. 191] [Batalhe des Romans encontre les Cymbrins] Item, l'an Vc et X, assemblat ly roy Grigoirs et Guen Milius, consules de Romme, grant gens et vinrent contres les Cymbre, une nation de gens tissons.

[p. 191] [Bataille des Romains contre les Cimbres] En l’an 510 [79 a.C.n.], le roi Grégoire et Cnéius Mallius (?), les consuls romains, rassemblèrent une grande armée et marchèrent contre les Cimbres, un peuple germanique.

 Sachiés que les Romans aloient combattre Cymbres en leurs tissons pays, et astoient rebelles aux Romans, car ilh astoient aloyés à Sycambiens ; si les conduisoit Ambrones, ly fis al duc de Galle ; et astoit awec ly Alixandre, son frere. Là oit grant batalhe et forte et de grant gens ; mains enssi qu'ilhs soy combattaient, vient ly dus Prian derier les Romans à XXm hommes. Si en ochist une grant partie, ains que les Romans l'aparçussent. Et al derain, quant ilhs se sont apercheus, si soy misent al fuyr com desconfis. Et fut mors des Romans IIIIxx milhes hommes ; et Guens li consule y fut mors, et awec li ses II fis ; et enssi y perdirent les Sycambiens et les Cymbrins XLm hommes.

Sachez que les Romains allèrent combattre les Cimbres dans leur pays, en Germanie. Ces Cimbres étaient ennemis des Romains, car ils s'étaient alliés aux Sicambres. Ils avaient à leur tête Ambron, fils du duc de Gaule, et son frère Alexandre. Là se déroula une grande bataille, violente, impliquant beaucoup de combattants. Pendant la bataille, le duc Priam attaqua les Romains sur leurs arrières avec vingt mille hommes. Il en tua beaucoup avant d'être repéré par les Romains. Quand enfin ceux-ci l'aperçurent, ils commencèrent à fuir, se croyant vaincus. Quatre-vingt mille Romains moururent, ainsi que le consul Cnéius et ses deux fils. Les Sicambres et les Cimbres perdirent quarante mille hommes.

[p. 191] Adont s'en est ralleis fuant ly roy Grigoire à Romme, à pou de gens, et rentrarent en Romme le XIXe jour d'avrilh, l'an Vc et XI, et cloirent les portes, car ilh astoient si desconfis qu'ilh avoient paour que les Sycambiens et les Cymbrins ne venissent apres eaux sicom ilh fisent, car ilhs soy remetirent ensemble, et furent plus de IIc milhes hommes qui ne cessont d'alleir ; se vinrent à Romme. Et quant ilh vinrent [p. 192] là, si faisoit sy froit del fort jalée qu'ilh faisoit, que les gens moroient de froit ; si soy affluboient tout jour. Mains Grigoire et Catuliens consules alarent pasieblement sus corir leurs annemis, si que anchois qu'ilhs fussent ordineis furent desconfis. Et là en fut mors C et LXXm, que mors que pris.

[p. 191] Alors le roi Grégoire prit la fuite et repartit pour Rome, avec peu d’hommes. Ils y arrivèrent le 19 avril 511 [78 a.C.n.] et fermèrent les portes, car ils avaient été si écrasés qu’ils redoutaient d'être poursuivis par les Sicambres et les Cimbres, ce qui effectivement se passa. Ceux-ci en effet avaient fait leur jonction et, forts de plus de deux cent mille hommes, ils ne cessèrent d’avancer jusqu'à Rome. Quand ils y arrivèrent, [p. 192] il faisait si froid, suite à de fortes gelées, que les hommes, s'ils ne mouraient pas de froid, s’affaiblissaient de jour en jour. Alors Grégoire et (Quintus Lutatius) Catulus, les consuls, se mirent sans crainte à courir sus à leurs ennemis, qui furent défaits avant même de s'être rangés en bataille. Et il y eut là cent soixante-dix mille morts et prisonniers.

[p. 192] [Temple mirificum] Et por cel victoire fisent les Romans, à memoire perpetuel, le temple myrificum, c'est li temple de mervelhes, que ons apelle maintenant le Cymbrun, qui siet asseis pres de Nostre-Damme le Maiour, en mont de Exquilien.

[p. 192] [Temple magnifique] Pour célébrer cette victoire, les Romains érigèrent, en souvenir perpétuel, le templum mirificum, ou temple des merveilles qu’on appelle maintenant le Cymbrum, situé près de Sainte-Marie-Majeure, sur le mont Esquilin (p. 67).

 

Divers : À peu près cinq ans après leur défaite et l'exil de Tongris, les Gaulois défient le roi Grégoire, qui prépare la riposte - Naissance de triplées à Bougie - Tongris s'active à développer son royaume de Tongres, sans rentrer en grâce auprès de Priam - Forte mortalité en Égypte et en Asie - Naissance de jumelles à Bougie (77-75 a.C.n.)

 

[p. 192] Item, l'an Vc et XII, oit ly roy Grigoire de part cheaux de Galle deffianche especial, faisant mention qu'ilh astoit bien voire qu'ilh astoient awec les Cymbrins devant Romme, où ilhs avoient esteit trahis, et en trahison assalhis et ochis presque tous ; mains des Sycambiens n'astoit mors que XIm [lacune ?], « porquen nous avons grant poioir, et vowons à Dieu que nos vos coperons les chiefs, et destruirons Romme, se nous poions. »

[p. 192] L’an 512 [77 a.C.n.], les Gaulois lancèrent au roi Grégoire un défi particulier, signalant qu'ils se trouvaient bien devant Rome avec les Cimbres, qui y avaient été attirés, attaqués par traîtrise et presque tous tués, tandis que eux, les Sicambres, ne comptaient que onze mille morts. [Ils disaient] : « c'est pourquoi nous sommes très puissants et promettons à Dieu de vous couper la tête et de détruire Rome, si nous le pouvons ».

Pour cel mandement mandat li roy Grigoire tous ses freres et ses amys, et si leur dict le mandement ; si fut acordeit portant que la diffianche astoit à roy Grigoire, si que luy et nient consule de Romme, ilh devoit maintenir la guerre par luy. Se li pristat cascon d'eaux XXm hommes ; mains quant ly dus Prian soit les novelles que ly roy Grigoire avoit teile peuple, ilh dest que ilh ne ly avoit point escript le terme de la batalhe ; si qu'ilh ne voloit mie encor commenchier. Et enssi remanit la choze longement.

Au reçu de ce message, le roi Grégoire manda tous ses frères et ses amis, pour leur en faire part. On se mit d'accord sur le fait que, le défi étant adressé au roi Grégoire, c’était lui, et non le consul de Rome, qui devait mener la guerre. Chacun lui prêta vingt mille hommes. Mais quand le duc Priam apprit que le roi Grégoire avait une telle armée, il déclara qu’il n’avait pas fixé par écrit le moment de la bataille et qu’il ne voulait pas encore la commencer. Les choses en restèrent là longtemps.

[p. 192] En cel an meisme oit li roy Gorgile de Bugie III filhz de sa femme, à une seule porture, qui furent nomméez Virgilia, Roboana et Saledena.

[p. 192] Cette même année, le roi Gorgile de Bougie et sa femme eurent trois filles, des triplées, qui furent appelées Virgilia, Roboana et Salédéna.

[p. 192] [Tongre fut parfaite] Item, l'an Vc et XIII, fut Tongre parfaite ; et fut le promier jour de may sollempnisié et publiié que li roy Tongris l'avoit nommée Tongre apres son nom. Et à la fieste portat Tongris coronne, et tornoiont tous les saingneurs qui là furent, assavoir : le roy Turnus, le roy Pollux, le roy Hongrois, le roy de Dannemarche Eneas, le conte de Flandre, le conte de Loheraine que ons nommoit adont Germaine, le conte d'Altimont, et tant d'aultres nobles barons qu'ilh ne sont nient à nombreir. Et là publiont ly roy Turnus et li roy Tongris, et envoiarent partout messagiers, que tous hommes sieront frans, qui venront habiteir dedens la citeit de Tongre par III ans, [p. 193] sens reclameir de trestous servaiges ; et s'aroient hosteils, et manandies, et terres por gangnier et à eaux à governeir. Adont y vient teile peuple que, anchois qu'ilh fuist passeis III ans, fust li miés peuplée citeit qu'ilh euwist en Europ ; ilh y vient bien demorer ains les III ans plus de LXXm hommes. Enssi fut Tongre peuplée.

[p. 192] [Achèvement de Tongres] En l’an 513 [76 a.C.n.], Tongres fut achevée. Le premier mai fut célébré avec solennité et on annonça que le roi Tongris l’avait appelée Tongres d’après son nom. Pendant la fête, Tongris porta couronne. Prirent part à un tournoi tous les seigneurs présents : le roi Turnus, le roi hongrois Pollux, le roi de Danemark Énée, le comte de Flandre, le comte de Lorraine, nommée alors Germanie, le comte d’Altimont, et tant d’autres nobles barons qu'il est impossible d'énumérer. Les rois Turnus et Tongris envoyèrent partout des messagers annoncer que tous ceux qui viendraient habiter la cité de Tongres durant trois ans [p. 193] seraient libres, sans aucune obligation de redevance ; qu’ils auraient des logements, des maisons ainsi que des terres à labourer et à gérer pour leur compte. Alors des gens se présentèrent nombreux et, en moins de trois ans, Tongres devint la cité la plus peuplée d’Europe : pendant cette période, plus de soixante-dix mille hommes s'y installèrent. Ainsi se peupla Tongres.

[p. 193] [Le promier roy Tongrois] Et Tongris en fut roy XII ans tant seulement, et ly roy Turnus porcachat fortement le païs Tongris à duc Priant ; mains Priant ne le voloit prendre à excusanche nulement, et le nommoit trahitre et qu'il le penderoit s'il le tenoit.

[p. 193] [Le premier roi de Tongres] Tongris en fut le roi seulement pendant douze ans. Turnus fit de gros efforts pour rapprocher Tongris et son pays du duc Priam, mais celui-ci ne voulait nullement l’excuser. Il l’accusait de traîtrise et disait qu’il le pendrait s’il le tenait.

[p. 193] En cel an fut mult grant mortaliteit en parties d'Asie et d'Egypte.

[p. 193] Cette année-là [76 a.C.n.] une forte mortalité frappa les régions d’Asie et d’Égypte.

Item, l'an Vc XlIII, oit encors li roy Gorgile de Bugie II filhes, qui furent noméez Alexandrina et Phelomena ; et astoient toutes de sa femme Geda, le soreur Pompilion de Romme.

En l’an 514 [75 a.C.n.], le roi Gorgile de Bougie eut encore deux filles, appelées Alexandrina et Philomène ; elles étaient toutes deux de sa femme Géda, la sœur de Pompée de Rome.

 

Divers : En Judée, mort d'Alexandre Jannée et régence de Salomé Alexandra (74 a.C.n.) - Succession en Flandre (73 a.C.n.) - Naissance de Caton à Rome (73 a.C.n.) - Partition de la Hongrie (72 a.C.n.)

 

[p. 193] [Del mort ly roy Alixandre] Item, l'an Vc et XV, prist Alixandre, le roy de Judée, une grant maladie awec laqueile li mixtarent les fievres quartaines. Se quidat que cel maladie ly fust priez, portant qu'ilh avoit son corps repoiseit trop longement et pou travelhiet en armes, car ilh avoit passeit longtemps qu'ilh n'avoit porteir armes.

[p. 193] [La mort du roi Alexandre] En l’an 515 [74 a.C.n.], le roi de Judée, Alexandre (Jannée) contracta une grave maladie, mêlée de fièvres quartes. Il crut que cette maladie lui avait été envoyée parce qu'il était resté trop longtemps au repos et avait peu manié les armes, car il avait passé trop longtemps sans porter les armes.

Adont s'apensat ly roy que ilh yroit en armes. Se commanchat à guerroier et à porteir armes, por le maule à travelhyer ; mains chu ne ly valut riens, car plus enforchoit toudis le mals et tant que ilh en morut. De laqueile mort les Juys ne furent mie dolans ; ains en furent fortement joians, car ilh astoit et avoit esteit, tout le temps qu'ilh avoit sour eaux regneit, trop felles et crueux. Quant ly roy Alixandre astoit malade et gisoit à lit de la mort, et ilh perchuit bien que il moroit, ilh ly ramembrat des grant malvaiseteit que ilh avoit fait, enssi com dit est, à son peuple ; si soy dobtat que ses enfans, dont ilh en avoit II de Salite, sa femme, assavoir : Hircans et Aristobles, ne posissent estre hays por son meftait.

Le roi pensa alors faire une expédition militaire. Il commença à guerroyer et à porter des armes pour lutter contre son mal, mais cela ne lui servit à rien, car son état s’aggravait toujours. Il en mourut. Cette mort n’affligea pas les Juifs ; au contraire, ils en furent très satisfaits, car Alexandre était et avait été exagérément fourbe et cruel pendant tout son règne. Malade et gisant sur son lit de mort, il pressentait bien sa mort très proche. Il se remémora les grands malheurs qu’il avait infligés à son peuple, comme on l'a dit. Il eut peur que les deux enfants qu'il avait eus de sa femme Salomé Alexandra, c'est-à-dire Hyrcan et Aristobule, ne soient en butte à la haine à cause de ses propres méfaits.

Portant ilh apellat sa femme Salite, se li recommendat la terre de Judée, à gardeir et maintenir la royalme, tant que ses dois fis fussent en eiage de tenir terre. Et ilh savoit que sa femme si saige damme astoit, et de peuple si fortement amée et presie, que enssi sierat la choze bien. Enssi fut la royne damme de toute la terre de Judée, et le gouvernat mult loyalment par l'espause de IX ans [p. 194] que ses enfans furent en eaige, qui fisent puis mult de mervelhes et de mauls ly uns à l'autre, enssi com vos oreis chi-a pres.

Aussi il appela sa femme Salomé Alexandra et lui confia le royaume de Judée, pour qu'elle le garde et le dirige jusqu’à ce que ses fils soient en âge de régner. Il savait sa femme si sage, si aimée et si appréciée de la population que cette décision serait une bonne chose. La reine régna sur toute la Judée et la gouverna très loyalement pendant neuf ans, [p. 194] jusqu’à ce que ses enfants aient atteint l'âge de régner. Mais dans la suite, les deux frères se firent l’un contre l’autre quantité de mauvais coups incroyables, comme vous l’apprendrez ci-après (p. 202ss).

[Des VIe et VIIe conte de Flandre] Item, l'an Vc et XVI en june, morut Sargondus le VIe conte de Flandre ; si regnat apres luy Sartagondus son fis XXX ans.

[Les VIe et VIIe comtes de Flandre] En juin 516 , mourut Sargondus, sixième comte de Flandre. Après lui son fils, Sartagondus, régna durant trente ans.

[Caton le philosophe] Item, en cel an, le XXVIIe jour de mois de fevrier, fut neis Caton, uns gran poete et philosophe.

[Caton le philosophe] En cette même année [73 a.C.n.], le 27 février, naquit Caton, grand poète et grand philosophe [né en 93 avant notre ère !].

[Le division de Hongrie] Item, l'an Vc et XVII, le XIIIIe jour d'avrilh, morut Pollux li VIe roy de Hongrie. Chis avoit II fis et I filhe ; si donnat à sa filhe la citeit de Blastet awec Sagon son marit qui astoit Grigois, et la damme astoit nomée Zelada. Item, ilh ordinat à son auneit fis Pollux estre roy de Hongrie, et à son aultre fis Anthenoir estre prinche de Monluisant. Enssi fut dividée et departie la terre de Hongrie, et regnat chis roy XXII ans.

 [Partition de la Hongrie] En l’an 517 [72 a.C.n.], le 13 avril, mourut Pollux, le sixième roi de Hongrie, laissant deux fils et une fille. Il donna la cité de Blastet à sa fille, Zélada, et à son mari Sagon, qui était Grec d'origine. Il ordonna aussi que son fils aîné Pollux soit nommé roi de Hongrie, et Anténor, son autre fils, prince de Montluisant. C'est ainsi que fut divisée et partagée la terre de Hongrie. Ce roi régna pendant vingt-deux ans.

 

Guerre en Gaule entre Gaulois et Romains : Grégoire envahit la Gaule mais est lourdement battu sur le Rhône et mis en fuite par Priam - Grégoire, aidé par ses frères, repart pour la Gaule - Coalition de vassaux (dont Turnus et Tongris) autour du duc Priam, contre les Romains - Lutte meurtrière - Exploits remarquables dans les deux camps - Duel indécis entre Gorgile et Priam - Tongris tue le roi Grégoire et délivre Priam capturé par les Romains - Retour en grâce de Tongris auprès de Priam - Défaite des Romains, privés de Grégoire (72 a.C.n.)

 

[p. 194] [Romans desconfis sus le Royne] En cest an assemblat li roy Grigoire, consul de Romme, LXm Romans. Si vient en Galle, si commenchat fortment à ardre le pays. Mains quant li dus Prian le soit, si assemblat ses gens, et mandat à conte de Flandre qu'ilh ly venist servir ; et ilh vient à XLm hommes, et ly dus Prian en assemblat XLm et plus. Si vient sus le Royne, où ilh trovat les Romans ; si les corut sus, qui laidement furent desconfis ; et là furent des Romans ochis XLm, et ly remannant s'enfuirent.

[p. 194] [Les Romains battus sur le Rhône] Cette année [72 a.C.n.], le roi Grégoire, consul de Rome, rassembla soixante mille Romains, alla en Gaule et se mit à incendier le pays. Le duc Priam l'ayant appris, rassembla ses troupes et envoya dire au comte de Flandre de venir se mettre à ses ordres. Ce dernier se présenta avec quarante mille hommes et de son côté le duc Priam en avait levé plus de quarante mille. Priam partit vers le Rhône, rencontra les Romains, fonça sur eux et les défit lourdement. Il en tua quarante mille et mit les survivants en fuite.

Nos vos deviserons la choze clerement, jasoiche que les croniques en parollent obscurement. Quant li roy Grigoire fut desconfis, sicom dict est, si soy refuioit vers Romme, si encontrat Elymant, le consul, atout LXm hommes qui venoient por aidier le roy Grigoire en sa guere ; car anchois que Grigoire soy partist de Romme por venir en Galle, ilh avoit mandeit tous ses freres por venir awec luy por la grant dobte qu'ilh avoit des Sycambiens. Et puis ilh n'attendit point ses freres ; si vient avant vers Avergne, plus en chà sour la riviere del Roine où ilh fut desconfis.

Nous vous exposerons clairement les faits, car les chroniques en parlent de façon obscure. Quand le roi Grégoire fut défait, comme on vient de le dire, il s’enfuit vers Rome et rencontra le consul Hélinand et soixante mille hommes qui venaient l'aider à mener sa guerre. C'est que, avant de quitter Rome pour se rendre en Gaule, Grégoire avait demandé à tous ses frères de venir avec lui, vu la grande peur que lui inspiraient les Sicambres. Mais il ne les avait pas attendus ; il s'était dirigé d’abord vers l’Auvergne, puis au-delà sur le Rhône, où il avait été vaincu.

[p. 194] [Del roy Grigoire et de ses V frères] Et sour l'an del origination de monde Vm cent et XVII, par I dymengne, en mois de may, qui astoit li an del transmigration Vc et XVII, et enssi qu'ilh s'enfuoit com desconfis, si encontrat Elimant et V roys freres à Grigoire et des senateurs de Romme awec LXm hommes, droit à Salengne. Quant Grigoire aparchut ses freres, se les festiat, et leur racomptat tot son mechief. Quant ses freres l'entendirent, se li ont respondut qu'ilh s'astoit trop [p. 195] hasteit, car les Sycambiens ne sont mie gens com les aultres ; mains nientmoins, s'ilh plaist à Jupiter et Mars, ilh sierat bien vengiet. A tant se sont trais vers Galle.

[p. 194] [Le roi Grégoire et ses cinq frères] Ainsi donc, par un dimanche de mai, en l’an 5117 de l’origine du monde, correspondant à l’an 517 de la transmigration [72 a.C.n.], tandis qu’il fuyait après sa défaite, Grégoire rencontra Hélinand, les cinq rois ses frères, et des sénateurs de Rome, en route pour Salernes avec soixante mille hommes. Dès que Grégoire aperçut ses frères, il leur fit fête et leur raconta ses malheurs. Quand ses frères l’entendirent, ils lui dirent qu’il s’était trop [p. 195] hâté, les Sicambres n'étant pas des gens comme les autres, mais que avec la faveur de Jupiter et de Mars, il serait bien vengé. Alors ils se dirigèrent vers la Gaule.

[p. 195] [Grant batalhe] Ors vos dirons de roy Turnus qu'ilh fist. Quant ilh entendit que les Romans retournoient, ilh at tantoist mandeit Tongris qu'ilh vengne à XXm homme siervir le duc Prian et sorcorir sa terre, et son corps representeir à duc Prian. Quant Tongris entendit le mandement de son ayon Tumus, se vient à XXm hommes. Et là astoit ly dus Prian et Alixandre son fis, et li conte de Flandre, qui astoient trais aux champs droit en Bretangne ; et se sont rengiés les Romans contre les Sycambiens.

[p. 195] [Grande bataille] Maintenant nous vous dirons ce que fit Turnus. Quand il apprit le retour des Romains, il ordonna aussitôt à Tongris de se mettre au service du duc Priam avec vingt mille hommes et d’aider son pays, en se présentant en personne au duc. Quand Tongris entendit l’ordre de son aïeul Turnus, il partit avec vingt mille hommes. Il y avait là le duc Priam, son fils Alexandre, et le comte de Flandre, directement venus de leurs terres en Bretagne. Les Romains se rangèrent pour combattre les Sicambres.

[p. 195] Si se sont tout enssi, sens ordineir batalhes, sus corus ; mains les assemblées des lanches fut si grief, qu'ilh y oit de cascon partie Xm d'abatus. Apres les lanches sacherent les espéez. Si soy tuent de grant cuer, et ly dus Prian coroit par la batalhe, si n'encontroit homme de ses anemis qu'ilh ne l’ochist ou affolast : ilh faisoit plus de fais d'armes que lez plus jovenes, et astoit tant viés qu'ilh rordissoit tout. Alixandre son fis et ly roy Turnus et li conte de Flandre y fesoient mult de fais d'armes. Et les Romans maintenent bien leur estat ; ly roy Grigoire et tous ses freres et Elymant, le consul, et leur gens soy deffendent mult vaillamment.

[p. 195] Ils s'affrontèrent ainsi, sans organiser la bataille. Les coups de lances furent si violents qu’il y eut dix mille tués dans chaque camp. Après les lances, on tira les épées. On se tuait avec acharnement. Le duc Priam parcourait la bataille et ne rencontrait aucun de ses ennemis sans le tuer ou le blesser. Il accomplissait plus d’exploits que les plus jeunes ; il était pourtant si vieux qu’il était tout raide. Alexandre son fils, le roi Turnus et le comte de Flandre accomplirent de nombreux faits d’armes. Mais les Romains tenaient bien leur position ; le roi Grégoire et tous ses frères, Hélinand le consul et leurs gens se défendaient très vaillamment.

[p. 195] Ly dus Prian at ochis saingnour Gombart, uns senateur, et Androc le prevost de Boliart. Là est sorvenus li roy Gorgile de Bugie ; si firt le duc Prian, si qu'ilh li copat le neis et la balevre, et l'abatit tout à terre. Quant li dus se sentit enssi navreit, ilh at ferut Gorgile, si qu'ilh ly rasat les chevels, et li ochist son cheval, si chaït à terre ; mains tantoist ilh resalhit sus, et ses freres l'ont socorut et remonteit. Adont fut corochiés ly roy Grigoire, quant ilh veit son frère anneit à terre ; se dest : « Je vowe à Dieu Jupiter, se je soy à chest fois desconfis, je ne moie armeray jamais ; car je voy que nos en avons del piour, ne jamais ne seray consul de Romme. » Puis rentrat en l’estour, et commenchat à ferir si despereement, qu'ilh at les Sycambiens reculeis. Ly dus Prian le voit, si escrie ses hommes ; mains chu ne li vault, car toudis reculent vers le bois por fuyr en bois à salveteit.

[p. 195] Le duc Priam tua le seigneur Gombart, sénateur, et Androc, prévôt de Boliart. Alors le roi Gorgile de Bougie survint, frappa le duc Priam, lui coupa le nez et le menton puis le terrassa. Le duc, se sentant ainsi blessé, frappa Gorgile, lui arracha les cheveux, tua son cheval et tomba lui-même sur le sol. Mais aussitôt Gorgile se releva ; ses frères lui portèrent secours et le remirent en selle. Alors le roi Grégoire, très en colère en voyant son frère aîné terrassé, dit : « Je prends à témoin Dieu Jupiter, si je suis vaincu cette fois, je ne prendrai plus jamais les armes, car je le vois, nous sommes au plus mal et jamais plus je ne serai consul de Rome ». Puis il se jeta dans la bataille et se mit à frapper si désespérément qu’il fit reculer les Sicambres. Le duc Priam le voit, appelle ses gens à grands cris, mais en vain, car ils reculaient sans cesse vers le bois, pour fuir et se sauver.

 Atant vient à ferant le roy Tongris à XXm hommes, qui se fiert en la batalhe. Tongris at aperchut Grigoire, si broche vers luy, si le connuit bien et le haioit plus que nule [p. 196] aultre, se prent une lanche et vient vers luy ; là oit fiere joste ; car ilhs ont fendus leurs escus, et ont brisiet leurs lanches, puis ont trait les espéez, si se sont assalhis asprement, car ilh sont convoiteux de ochir li uns l'autre.

 Alors le roi Tongris arrive à cheval avec vingt mille hommes et se jette dans la bataille. Tongris, qui a aperçu Grégoire, pique vers lui : il le connaît bien et le hait plus que [p. 196] tout autre. Il s’empare d’une lance et fonce vers lui. Alors se déroula un violent combat : ils fendirent leurs boucliers, brisèrent leurs lances, puis dégainèrent leurs épées. Ils se battaient avec acharnement, car chacun désirait tuer l'autre.

[Comment Tongris tua Grigoire] Là se sont mains colps ferus et donneis, car ilhs astoient bons chevaliers ; mains en la fin at Tongris ochis le roy Grigoire et jettat sa tieste atout le hayme à terre. Aussitoist qu'ilh chaiit, le Romans furent desconfis, et Tongris prist son chief, se l'at fichiet en une lanche, se l'envoie le duc Prian. Ly roy Tongris at ochis le roy Grigoire ; si at envoiet le chief al duc Priant, puis at regardeit al treversant de la batalhe ; sy voit le duc Prian que les senateurs avoient pris et loyet, et l'emynoient à prisonirs. Adont les corut sus li roy Tongris ; si at ochis Gondras, Gombart, Juchart, Flegons, Ydoneas, Cossadroch, tous senateurs, et mult d'aultres ochist, et les jettat tous à terre.

[Tongris tue Grégoire] Ainsi ils se frappèrent et se donnèrent force coups, car ils étaient bons chevaliers. Mais finalement Tongris tua Grégoire et jeta sa tête et son heaume sur le sol. Aussitôt Grégoire tombé, les Romains furent vaincus. Tongris ramassa la tête de Grégoire, la ficha sur une lance et l’envoya au duc Priam (disant) : « Le roi Tongris a tué le roi Grégoire et envoie sa tête au duc Priam ». Mais en traversant le champ de bataille, il vit que le duc Priam avait été capturé par les sénateurs, lié et emmené comme prisonnier. Alors le roi Tongris courut vers eux, tua Gondras, Gombart, Juchart, Flegons, Ydoneas, Cossadroch, tous sénateurs, et beaucoup d’autres, les terrassant tous.

[p. 196] Et puis at remonteit le duc Prian, et li presentat le tieste le roy Grigoire et dest : « Sires, veis chi le chief le roy Grigoire vostre annemis, de quoy je Tongris de Rains vos ay vengiet. A l'autre fois par mon cheval furent vous gens desconfites : chu ne fut mie par mon culpe, mains le defalt de mon cheval que li vief dyable conduisoit, car oncques n'y pensay folhe ; et de chu je suy preste del jureir sour sains ». Quant ly dus Prian l'entent, si en oit grant joie, et dest : « Sires Tongris, Jupiter vos donne joie ; je vos veulh tenir por excuseit, et aveis bien amendeit le meffait de vostre cheval. »

[p. 196] Puis il redressa le duc Priam, lui présenta la tête du roi Grégoire et dit : « Sire, voici la tête du roi Grégoire votre ennemi ; ainsi, moi, Tongris de Reims, je vous ai vengé. Autrefois, à cause de mon cheval, vos troupes furent défaites. Ce n'était pas ma faute ; c'était dû à une défaillance de l'animal conduit par le diable en personne. Jamais je n'ai envisagé de manquer à mon devoir. Et je suis prêt à le jurer sur les saints. » En l’entendant, le duc Priam éprouva une grande joie et dit : « Sire Tongris, que Jupiter vous bénisse ; je vous considère justifié : vous avez bien réparé la faute de votre cheval. »

Atant se sont departis, et ont rassalhis les Romans. Adont Tongris at ochis Galadu et Ebroch, et tant des altres qu'ilhs se misent al fuyr ; si lassent là grant nobleche des mors et grant avoir d'or et d'argent, de pieres precieux et d'aultres joweals, car là ilh fut mors li roy Grigoire et XXXVIII senateurs, desqueiles les VI astoient freres à roy Grigoire, assavoir sont : Casdus, Ebroch, Virgile, Yborus et Sadoneus et Amadoneus.

Alors ils se quittèrent et se remirent à attaquer les Romains. Tongris tua Galadu et Ebroch, et tant d’autres si bien que les Romains prirent la fuite. Ils laissèrent tués sur place de nombreux notables, un grand trésor d’or et d’argent, de pierres précieuses et d’autres joyaux. Là trouvèrent la mort le roi Grégoire et trente-huit sénateurs, dont les cinq frères de Grégoire : Casdus, Ebroch, Virgile, Yborus, Sodoneus et Amadoneus trouvèrent la mort (p. 184).

 

Retour à Rome - Paix entre Gaulois et Romains - Nouveaux sénateurs à Rome - Pompée succède à Grégoire comme consul - Gorgile de Bougie part pour Rome avec sa femme enceinte - Priam pleure et honore son ennemi Grégoire - Paix retrouvée entre Rome et Gaule - Tongris, roi de Reims et de Tongres (71-70 a.C.n.)

 

 [Le père Virgile] Et quant ilhs revinrent à Romme, ilhs fisent des noveals senateurs del sanc le roy Grigoire, et en y oit pluseurs. Puis fut eslus consul, en lieu de roy Grigoire, Pompeyon I noble prinche de Romme, la cuy [p. 197] soreur Geda avoit à femme li frere le roy Grigoire li roy Gorgile de Bogie, ly peire Virgile qui fut si gran clers. Chis Pompeyus fut XXV ans consul, assavoir qu'ilh astoit I an consul, et l'autre apres non, et le thier le rastoit, et le quart non.

[Le père de Virgile] Revenus à Rome, les Romains nommèrent plusieurs nouveaux sénateurs du même sang que le roi Grégoire. Puis, pour remplacer Grégoire, Pompée, un noble prince de Rome, fut élu consul ; [p. 197] sa sœur Géda était l’épouse du frère du roi Grégoire, le roi Gorgile de Bougie, le père de Virgile, qui fut si savant. Ce Pompée fut consul durant vingt-cinq ans. En fait, un consul était en fonction un an et ne l’était plus l’année suivante, il l'était la troisième année et ne l'était plus la quatrième.

[p. 197] Quant li roy Gorgiel soit que Pompeyon son seroige astoit soverain consule de Romme, sicom avoit esteit son frere li roy Grigoire, adont apparelhat-ilh mult de naves, et montat luy et Geda sa femme, qui astoit enchiente de l'enfant Virgile ; et s'en alat à grant chevalerie à Romme, où ilhs mynarent grant fiestes.

[p. 197] Quand le roi Gorgile sut que Pompée, son beau-frère, était consul suprême à Rome, comme l'avait été son frère le roi Grégoire, il équipa un grand nombre de navires et embarqua avec sa femme Géda, alors enceinte de Virgile. Avec de nombreux chevaliers, il partit à Rome, où ils donnèrent de grandes fêtes.

[Virgile fut neis] En cel an meismes, car ilhs sorjournarent illuc II ans, fut neis Virgile qui fut si soffisans clers, assavoir l'an Vc et XIX, le VIe jour de may, et fut neis en palais à Romme.

[Naissance de Virgile] En cette même année ‒ car ils séjournèrent là deux ans ‒ naquit Virgile, qui devint un érudit très compétent. C’était le 6 mai 519 [70 a.C.n.], et la naissance eut lieu dans un palais à Rome.

Paix retrouvée entre Rome et Gaule

[p. 197] [Mervelhe] Item, l'an de la disconfiture, s'en ralat à Lutesse ly dus Prian, où ilh plorat la bonteit le roy Grigoire, jasoiche qu'ilh ly ewist faist maintes desplaisanches ; et disoit, en jurant ses dieux, qu'ilh astoit la flour de tous les chevaliers dont ilh avoit oiit parleir. Et n'y oit adont si orgulheux, qu'ilh ne plorast de piteit. Si ont pris sa tieste, et là fist li dus Prian une grant gentilheche, car ilh fist ensevelir le corps Grigoire, et fist le chief encasseir en or et en argent et prechieux pieres de grant valeur, puis l'at revoiiet à Romme. De chu ont faite les Romans grant fieste, et dient entres eaux : « Et qui quidasse Prian si proidhomme et loial qui nos at renvoiet le chief de nostre consule enssi aournée, qui astoit l'homme en monde qu'ilh haioit le plus ! » Pompeyus li consul devoit rasembleir gens por revenir destruire Galle, mains ilh at sa pensée muweit, car celle grant bonteit et cortosie li roistat la felonie de son cuer.

[p. 197] [Merveille] L’année de la défaite, le duc Priam retourna à Lutèce, où il pleura sur les qualités du roi Grégoire, malgré tous les désagréments qu'il avait subis. Il disait, en jurant sur ses dieux, que Grégoire était la fleur de tous les chevaliers dont il avait entendu parler. Personne n'eut le cœur assez dur pour ne pas avoir pitié de lui et retenir ses larmes. On prit la tête de Grégoire, et le duc Priam très généreusement fit ensevelir le corps de Grégoire, placer sa tête dans une châsse d’or, d’argent et de pierres précieuses de grande valeur. Il la renvoya ensuite à Rome. Les Romains organisèrent une grande cérémonie, se disant : « Qui aurait cru Priam sage et loyal, au point de nous renvoyer avec tant d'honneur la tête de notre consul, l’homme qu’il haïssait le plus au monde ! » Le consul Pompée, qui devait rassembler des troupes pour détruire la Gaule, changea d’avis, car cette grande bonté et cette courtoisie avaient enlevé la violence de son cœur.

Quant tout chu fut faite, Tongris li roy soy departit de Lutesse par le greit de duc Prian, et en allat à Rains ; là l'ont ses barons mult fiestoiiet, et li prient que ilh demeurt awec eaux et les governasse sicom leur saingnour. Et ilh leur respondit qu'ilh avoit une aultre regne à governeire ; mains ambdois les governeroit si bien com I loial saingnour doit faire. Et puis soy partit et en rallat vers Tongre.

Quand tout cela fut terminé, le roi Tongris quitta Lutèce, avec l’agrément du duc Priam, et se rendit à Reims. Là ses barons lui firent grande fête. Ils le prièrent de rester chez eux pour les gouverner comme leur seigneur. Il répondit qu’il avait un autre royaume à gérer, mais pourrait très bien les diriger tous les deux, comme doit le faire un seigneur loyal. Ensuite il prit congé et s'en retourna à Tongres.

 

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