FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013
Le motif de la destruction de « l’arme
magique » de Rome par
certains de ses ennemis apparaît solidement ancré dans la tradition du Roman
des Sept Sages de Rome. Mais tout au début de cette tradition,
c’est-à-dire dans la seconde moitié du XIIe siècle, l’arme secrète
censée assurer la supériorité romaine était un miroir
magique.
Le miroir magique est un motif folklorique, bien connu et largement
répandu (cfr la liste d’exemples de la très longue note 58 de
A. Graf, Roma, p. 166). Dans le cas précis qui nous occupe, il a dû pénétrer
dans la littérature occidentale au sein d’une quelconque version du conte
oriental à l’origine lointaine du Roman des Sept Sages (cfr
plus
haut).
En tout cas, dès les témoignages les plus anciens de la tradition des
Sept Sages (milieu du XIIe siècle), le miroir est conçu par Virgile. Placé sur
une haute tour, construite elle aussi par le célèbre magicien, il permettait aux
Romains de voir tout ce qui se passait autour d’eux, non seulement à l’intérieur
de la ville, mais aussi très loin au-delà des murs ; il veillait ainsi,
magiquement, à la sécurité intérieure (il repérait des voleurs, même la nuit) et
extérieure (il voyait approcher des ennemis de très loin). C’était une arme
particulièrement efficace et, pour expliquer le déclin et la chute de Rome, elle
devait être détruite.
La légende a donc imaginé sa destruction. Des récits racontent ainsi que la tour qui l’abritait fut détruite par un procédé dont le schéma, est bien connu :
Les adversaires de Rome envoient incognito dans la Ville un tout petit groupe d’hommes, des gens très rusés, qui se présentent comme d’éminents devins capables dans leurs rêves de découvrir l’or caché. Quelques démonstrations truquées – ils avaient caché eux-mêmes l’or qu’ils étaient censés découvrir – persuadent les Romains et leur assurent la confiance de l’empereur (en général Octavien).
Ils font croire à ce dernier que d’énormes trésors sont cachés sous la tour du miroir. La passion de l’empereur pour l’or est telle qu’ils obtiennent assez facilement son autorisation de fouiller dans le plus grand secret, pour éviter les indiscrétions. Ils creusent alors de nuit, sapent les fondations de la tour, qui, le matin, dès qu’ils auront quitté la ville, s’écroulera, entraînant le miroir dans sa chute. Coupable d’une cupidité irrépressible qui a en réalité privé la puissance romaine d’un instrument majeur de sa puissance, l’empereur sera mis à mort par ses concitoyens. Ces derniers feront bouillir de l’or dans un bassin : on l’y précipitera ou on le forcera à ingurgiter du métal en fusion.
De très nombreuses variantes contribuent à l’actualisation de ce récit. La composition du commando, le nombre et le détail des démonstrations truquées, le contenu des dialogues entre les prétendus devins et l’empereur, les modalités précises de la mise à mort de l’empereur coupable, les commanditaires de l’opération aussi. Pour prendre l’exemple de ce dernier point, A. Graf (Roma, p. 164) a dressé une liste des ennemis de Rome qui ont voulu détruire le miroir. La voici, sans les références qui l’accompagnent. On verra que le choix est vaste : « des Carthaginois, trois rois qui avaient eu beaucoup à souffrir de la supériorité romaine, le roi des Pouilles, le roi de Sicile, les princes de Germanie, un roi de Hongrie ». Dans la liste, on a même la surprise de découvrir un Ménélas qui, selon Guiraut de Calanson – c’est un troubadour qui vécut vers 1215-1220 et que nous avons rencontré dans les épisodes virgiliens du panier et de la vengeance –, Fel mirail de Roma fremir « fit se casser le miroir de Rome » (éd. W. Keller, 1906, p. 151-152, vers 163-165, avec note de commentaire p. 209).
Dans la tradition du Roman des Sept Sages de Rome, ce récit de la
destruction du miroir, riche en variantes, est toujours intégré dans un des
discours – tantôt le cinquième, tantôt le septième, peu importe pour nous – que
la « méchante » reine tient à son époux pour le mettre en garde contre
les conseillers qui le poussent à postposer l’exécution de son fils. Chaque
discours porte dans la tradition un titre qui correspond à un élément
significatif du récit (p. ex. Senescalcus, Aper, Sapientes, Roma, Gaza).
Celui qui nous intéresse est intitulé Virgilius, précisément parce qu’il
est question de Virgile et de ses réalisations magiques.
En fait, Virgile
est simplement le constructeur de
la tour et du miroir. L'essentiel se joue entre le tresriche et convoiteux
Octavien, incapable de résister à l’attrait de l’or, et les prétendus devins qui
tablent sur son avidité démesurée pour obtenir le droit de fouiller sous la tour
afin de lui ramener l’or censé y être caché. Le récit n’a pas pour objectif
principal d’exalter la puissance magique de Virgile ; sa tonalité générale
est moralisante : un chef ne doit pas mettre l’or au-dessus de tout ;
un chef doit se défier de conseillers qui ne songent qu’à leurs propres
intérêts. On se rend compte très vite que ni Virgile ni la tour ni le miroir ne
sont au centre du récit ; le miroir est simplement utilisé dans une
démonstration qui pourrait aussi bien se faire avec un autre instrument. À la
limite c’est un détail secondaire.
Fondamentalement, c’est peut-être cela qui explique que, même dans la
tradition du Roman des Sept Sages de Rome, le motif du miroir magique ne
soit présent que dans les témoins les plus anciens. Très vite, il est remplacé
par le motif des statues magiques aux clochettes. Cela n’a rien de surprenant.
Si le miroir est un instrument de défense et de protection fort différent du
complexe aux statues, les deux « outils » ont au fond la même
fonction : assurer à Rome une protection particulièrement efficace, parce
que d’ordre magique.
Il est difficile de savoir avec précision ce qui a poussé certains
rédacteurs du Roman des Sept Sages de Rome à remplacer la tour au miroir
par le bâtiment aux statues. La plus grande diffusion de ce dernier
motif, qui domine dans la tradition des Miracula mundi, dans celle des
Mirabilia Romae, dans celle des listes de merveilles virgiliennes, dans
les chroniques allemandes ? Ou sa plus grande « plasticité
narrative », comme l’attestent ses actualisations nombreuses et
variées ? Ou un simple désir de changement ? Ou autre
chose ?
Nous ne le saurons probablement jamais, mais il est patent que le motif
des statues aux clochettes a colonisé une grande partie de la tradition des
Sept Sages de Rome. Seules échappent à cette invasion les toutes
premières versions et leurs descendants directs, qui mettent en scène le miroir
magique. Le reste de la tradition des Sept Sages utilise le motif des
statues aux clochettes, et les ouvrages plus récents, comme les
Gesta
Romanorum allemands ou les
Faictz merveilleux de Virgille, influencés
par des formes avancées de la tradition des Sept Sages, affichent eux
aussi le motif de la destruction des statues magiques.
Mais – et c’est une observation intéressante – l’introduction du motif du
miroir dans cette tradition n’a pas éliminé immédiatement la haute tour qui
faisait partie intégrante des versions « au
miroir ».
Dans les premières versions du récit, la tour remplissait une fonction
fondamentale. Le récit lui-même imposait sa présence, qu’il s’agisse de la
construction ou de la destruction. D’une part en effet, pour permettre de voir
loin, le miroir devait être haut placé (il sera même question d’une tour haute
de mille pieds !). Et d’autre part, une haute tour est relativement facile
à détruire. Les récits montrent qu’il suffit de quelques hommes, travaillant
parfois pendant une seule nuit, pour la déséquilibrer et la jeter à
terre.
L’introduction du complexe aux statues dans la tradition des Sept
Sages de Rome se fit en remplaçant tout simplement un motif par l’autre,
c’est-à-dire en installant au sommet de la haute tour le complexe aux statues,
en lieu et place du miroir magique. Le reste du récit n’avait pas à être modifié
en profondeur. On pouvait même conserver la haute tour de la version primitive,
et ne rien changer dans le schéma de sa destruction. La tour s’effondrait avec
ce qu’elle contenait : miroir ou statues, peu importe. Formule économique
s’il en est !
Avec le détail de la tour, l’analyste dispose dès lors d’un moyen très
commode pour repérer dans un récit l’influence de la tradition des Sept Sages
de Rome. Qu’on en juge par l’exemple suivant qui concerne deux notices des
Gesta Romanorum :
Alexander,
le philosophe, rapporte dans son traité de naturis rerum
que… |
À cette
époque, il y avait un maître à Rome qui s’appelait Virgile et qui était
expert en magie noire. Les citoyens romains lui demandèrent de faire
quelque chose qui leur permettrait d’avoir connaissance de leur ennemi et
de s’en protéger. |
Virgile
construisit dans la ville de Rome un palais célèbre, au milieu
duquel se trouvait une statue qui était appelée la déesse Rome. Elle
tenait en effet une pomme d’or dans sa main, etc. |
Alors il
construisit une haute tour et, au sommet de cette tour, en cercle
autant de statues qu’il y avait de pays soumis à Rome. Et au milieu de
la tour, il plaça une statue qui avait une pomme d’or dans la main,
etc. |
Mais si le terme « tour » est un « marqueur »
important, il n’est pas en soi décisif et il faut toujours examiner l’ensemble
de la notice. Car au fil de l’évolution apparurent des versions
« contaminées ».
C’est précisément le cas de la version néerlandaise des Faictz
merveilleux. Tout en conservant les deux parties – le récit de la
construction, assez bref, et celui de la destruction, beaucoup plus détaillé,
déséquilibre typique dans la tradition des Sept Sages –, elle ne transmet pas le
détail de la tour mais celui du palais (qui est caractéristique des autres
traditions). Elle contient même l’expression de Salvatio Romae et
localise formellement le complexe au Capitole, deux éléments qui n’ont rien à
voir avec la tradition des Sept Sages. Le rédacteur prend même soin d’harmoniser
le récit de la destruction avec celui de la construction : les deux
sections contiennent en effet les précisions de Salvatio Romae et de
Capitolium. Ce roman du XVIe siècle, tardif donc, est un bel
exemple des versions
« contaminées ».
Une chose en tout cas est claire, dans la tradition des Sept Sages, les
deux instruments magiques chargés de la protection de Rome ne fonctionnent
jamais ensemble. C’est l’un ou l’autre. Nous avons même cru observer en étudiant
la tradition des « listes de merveilles » que, sauf exceptions très
rares (Jean d’Outremeuse et les traducteurs des Faicz merveilleux de
Virgile), ces listes ne mentionnent jamais à la fois le miroir et les
statues aux clochettes.
Faut-il noter aussi que ces deux instruments ne nécessitent pas le même environnement pour exercer pleinement leur fonction ? Si le miroir magique a besoin d’être installé en hauteur (d’où des tours hautes de 100, voire de 1000 pieds), il n’en est pas même du complexe aux statues. Ce dernier n’était pas un bâtiment « ouvert », donnant sur l’extérieur et occupant une position élevée. Bien au contraire, dans la plupart des cas, il apparaît dissimulé dans un palais ou un temple du Capitole, au secret en quelque sorte.
Les différences se manifestent quand il s’agit de les détruire. On l’a dit plus haut, une sape est beaucoup plus efficace et plus facile à mener sur une tour (surtout si elle est élevée) que sur une colline. Comment en une seule nuit quelques hommes auraient-ils pu réussir à faire s’effondrer la partie de la colline du Capitole abritant le complexe aux statues ? Pour y arriver, il fallait bien autre chose que la ruse et le travail de quelques-uns.
On comprendra mieux dans ces conditions ce que proposent les versions qui
envisagent la fin du complexe aux statues. Elles ne sont pas tellement
nombreuses à le faire, mais il fallait bien, pour expliquer la chute de Rome,
que cette autre forme d’arme secrète soit également anéantie un jour. La formule
adoptée alors ne recourt pas à un travail de sape « classique », mené
par les ennemis de Rome ; elle met la destruction des statues au nombre des
événements merveilleux marquant à Rome la naissance du Christ le jour de Noël.
En d’autres termes, ce n’est pas le travail des hommes, mais la nouvelle
religion elle-même qui réduit à rien l’œuvre magique, c’est-à-dire diabolique,
de Virgile.
On dira pour terminer que le motif du miroir magique semble réservé à la
tradition des Sept Sages. Il n’a trouvé place ni dans la tradition des
Miracula Mundi, ni dans celle des Mirabilia urbis, ni dans ce que
nous avons appelé la tradition de la « liste de Neckam ». Ces
traditions – pour ne parler que d’elles – ne connaissent que les statues aux
clochettes, et toutes leurs versions d’ailleurs n’envisagent pas la destruction
de ces dernières. Seuls quelques rares textes proposent les deux
merveilles : le miroir magique et les statues aux
clochettes.
Introduction - Partie thématique - Partie analytique (Plan) - Conclusions
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