FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013
Pour comprendre les modalités de
l'insertion du motif des statues magiques dans la tradition du Roman des Sept
Sages de Rome, sa portée, sa date et
ses motifs, il est nécessaire de disposer d’un minimum d’informations
générales sur l’ensemble de cette tradition. C’est la raison de cette
introduction, qui veillera à se limiter à l’essentiel.
Le début de cette introduction s’inspire d’un compte rendu de Françoise Vielliard, paru dans la Bibliothèque de l'école des chartes, t. 148, 1, 1990, p. 166-168, et accessible en version numérique sur le site de Persée.
1. Un conte oriental (peut-être indien)
donnant naissance à diverses versions orientales et
occidentales
Les origines lointaines de l’histoire des Sept Sages sont orientales. Il
s’agit d’un conte, peut-être indien, qui fut traduit en arabe au VIIIe siècle
sous le nom de Livre de Sindbad, et dont rien ne subsiste aujourd’hui.
Cette première traduction arabe donna naissance au fil des siècles à des
versions orientales et à des versions occidentales. En ce qui concerne ces
dernières (les seules retenues ici), les spécialistes n’ont pas encore pu
expliquer comment le texte arabe a été transmis en Occident. Mais peu importe
ici, l’essentiel pour nous est le contenu du récit.
2. Le schéma
narratif
Nous nous bornerons à reprendre le texte de Françoise Vielliard (cfr
encadré). Selon elle, « le schéma narratif de toutes les versions est le
suivant : un empereur ou un roi a confié son héritier, fils d’une première
épouse, à un ou des tuteurs, Sindbad dans les versions orientales, les Sept
Sages de Rome dans les versions occidentales. Mais la seconde épouse, désireuse
d’éliminer le jeune prince, encourage l’empereur à rappeler auprès de lui ce
dernier. Or, avant le départ, les sages et l’enfant ont lu dans les astres que,
s’il parle avant le huitième jour, le jeune prince mettra non seulement sa
propre vie en danger mais aussi celle de ses maîtres. La reine profite du
mutisme du prince pour le faire accuser de viol : il est condamné à mort
par son père. Pendant les sept jours suivants, les vizirs conseillers du roi
dans les versions orientales, les Sept Sages dans les versions occidentales,
obtiennent un délai d’exécution en racontant chacun une histoire mettant en
scène la perfidie des femmes. À chacune de ces histoires la reine répond par une
histoire mettant en scène des héritiers avides ou des conseillers hypocrites. Le
huitième jour, l’enfant présente à son tour une histoire qui le disculpe et la
marâtre est condamnée et brûlée vive. »
3. Le Roman de
Dolopathos
Parmi les versions occidentales, les seules où interviennent les Sept
Sages, une branche forme en France ce qu’on appelle le Roman de
Dolopathos. Elle ne comporte que deux œuvres : un texte latin de
Johannes de Alta Silva (Jean de Hauteseille), Dolopathos sive historia de
rege et septem sapientibus (dernier quart du XIIe), et sa traduction
française (premier quart du XIIIe) exécutée en couplets d'octosyllabes par un
certain Herbert. Dans le récit, le roi s’appelle Dolopathos (il règne sur la
Sicile) et Virgile est le tuteur du jeune prince. Cette branche toutefois, qui
n’a pas eu de postérité, ne signale pas de merveilles réalisées par Virgile en
tant que magicien ; il n’y est donc pas question du complexe aux statues
magiques, ni non plus du miroir magique.
4. Le Roman des Sept
Sages de Rome et le discours de la reine
Ces éléments par contre apparaissent dans une deuxième branche, beaucoup
plus productive que la première et qui est à proprement parler Le Roman des
Sept Sages de Rome. Comme l’écrit Françoise Vielliard, « traductions et
remaniements de la version primitive se chiffrent par centaines et dans toutes
les langues de l'Europe ».
L’intérêt de cette branche pour notre recherche est qu’elle mentionne,
dans un des discours de la reine, Virgile et certaines de ses merveilles
(généralement deux, parfois trois), d’où le titre de Virgilius
généralement donné au discours. Il est ainsi question d’un grand feu qui en
principe ne doit pas s’éteindre ; surveillé par un archer de bronze, il est
destiné à procurer de la chaleur, particulièrement aux pauvres de Rome. Mais
finalement ce « feu inextinguible » sera quand même détruit (cfr
Jean d’Outremeuse, Myreur, I, p. 231). Il est également question de deux
statues qui chaque samedi indiquent le passage d’une semaine à l’autre en
s’échangeant une balle (cfr Jean d’Outremeuse, Myreur, I, p.
228-229). Mais c’est la troisième merveille qui nous intéresse ici, à
savoir « l’arme magique » de défense et de protection dont Virgile a
doté Rome grâce à ses talents de magicien. C’est elle d’ailleurs qui occupe
l’essentiel du développement et qui est toujours présente, ce qui n’est pas
le cas des deux premières.
Si on considère la tradition des Sept Sages de Rome dans son
ensemble, sans se préoccuper de chronologie, on constate que cette troisième
merveille apparaît sous deux formes différentes : soit le motif des statues
magiques aux clochettes que nous connaissons bien (cfr Myreur, I, p.
69-70 et 229-230), soit du motif que nous n’avons fait encore qu’évoquer à
l’occasion, celui du miroir magique (cfr Myreur, I, p. 229). Jean
d’Outremeuse signale les deux motifs mais, dans la tradition des Sept Sages
de Rome, c’est tantôt l’un tantôt l’autre qui est signalé. On aura
l’occasion d’y revenir.
Le but de la reine dans son discours est de montrer à son mari le rôle
néfaste que peuvent jouer de mauvais conseillers. Prenant l’exemple de la
protection magique de Rome, la reine raconte en effet comment l’empereur de Rome
(c’est Octavien), en les écoutant, fut responsable de sa destruction. L’enjeu de
tous les discours de la reine et des conseillers est évidemment le sort du fils
du roi. Nous retrouverons tout cela plus loin.
5. Les étapes de
l’évolution de la tradition : l’archétype V et ses quatre
rédactions
Mais si on veut déterminer – ce qui est notre cas – quelle forme de
protection magique, statues ou miroir, fut utilisée en premier lieu, quelques
précisions chronologiques sur l’évolution de la tradition du Roman des Sept
Sages de Rome s’imposent.
*
En ce qui concerne la France, la version la plus ancienne de cette
tradition (sigle V) aurait été composée en vers français entre 1155 et
1190. Cet archétype, perdu, a donné naissance à quatre rédactions françaises, en
vers et en prose, qui en dérivent plus ou moins directement et qui permettent de
retrouver l’état de la tradition dans la seconde moitié du XIIe siècle.
(K et C) Les rédactions K et C, toutes deux en vers,
datent de la première moitié du XIIIe siècle et sont relativement indépendantes
l'une de l'autre. Elles ont fait l'objet, en 1989, d’une édition critique
récente de M.B. Speer. La rédaction C est moins complète que K, et c’est celle
que nous utiserons dans les discussions qui vont suivre.
Le Roman des Sept Sages
de Rome.
A Critical Edition of the Two Verse Redactions of a Twelfth-Century
Romance, prepared by Mary B. Speer, Lexington, 1989, 398 p. (The Edward C.
Armstrong Monographs on Medieval Literature, 4).
C’est cette édition que
nous suivrons. Fr. Vielliard en a rendu compte dans la
Bibliothèque de l'école des
chartes, t. 148, 1,
1990, p. 166-168.
(A) Une troisième rédaction, en prose celle-là, dite
« vulgate », porte le sigle A et date du premier quart du XIIIe
siècle. D’après Y. Foehr-Janssens (Le temps des fables, Paris, 1994, p.
24), « elle a été éditée par le CRAL en 1981 d’après le ms. B.N. f. fr.
2137 », un manuscrit qui présente par ailleurs, « pour les quatre
dernières histoires, des traces assez nettes de dérimage » (ibid.).
Nous n’avons toutefois pas utilisé cette édition, mais celle établie à partir de
29 manuscrits et publiée depuis 1990 par H.R. Runte sur le site
canadien de la Society of the Seven Sages. Nous reviendrons dans
un instant sur l’importance de
cette rédaction A.
La
Society of the Seven
Sages (fondée
en 1975) est un groupe canadien rassemblant des savants et des étudiants qui se
consacrent à l’étude des versions orientales et occidentales du cycle médiéval
des Sept Sages de Rome. Elle publie notamment sur le sujet une bibliographie
qu’elle veille à tenir à jour.
(D) La quatrième rédaction, également en prose, porte le sigle
D. Elle a été éditée en 1876 par Gaston Paris. C’est une version dérimée
de V.
Deux rédactions du
« Roman des sept sages de Rome », par G. Paris, Paris,
1876, 217 p. (Société des anciens textes français). Une de ces rédactions (p.
1-54) est la D qui nous intéresse ici ; l’autre est la H, dont nous
parlerons plus loin.
C’est à travers les rédactions K, A et D que nous allons
tenter de remonter à l’archétype V et d’atteindre ainsi la version de la
seconde moitié du XIIe siècle, c’est-à-dire la plus ancienne à notre
disposition.
Cette première enquête montrera d’une manière indiscutable que cet
archétype ne connaissait pas le motif des statues magiques, mais celui du
miroir.
6. La suite de
l’évolution de la tradition
Mais n’allons pas trop vite. Il ne s’agirait pas de croire que la
tradition du Roman des Sept Sages se limite à K, C, A et D.
Nous avons qualifié plus haut de « vulgate » la version en prose
A du premier quart du XIIIe siècle. Ce n’est pas sans
raisons.
D’abord la rédaction française A a de nombreux
« correspondants » dans d’autres langues. Il s’agit de versions
en moyen anglais, de deux versions en italien, d’une version suédoise et d’une
version galloise, qui remontent comme elle à l’archétype V et qui donnent
donc l’état le plus ancien du texte.
Mais la rédaction A a également été, directement ou indirectement,
à l’origine de toute une série de versions que nous ne ferons ici que
mentionner, qu’il s’agisse de remaniements postérieurs (la version
L, éditée par Leroux de Lincy en 1838, et la version M, dite Li
Ystoire de la male marastre, éditée par H.R. Runte, en 1974) ou qu’il
s’agisse de continuations (au milieu du XIIIe, le Roman de Marques de
Rome, lui-même objet, à la fin du siècle, de cinq continuations :
Laurin, Cassidorus, Helcanus, Pelyarmenus et Kanor).
Remaniements, continuations, c’est déjà beaucoup, mais l’influence de la
rédaction A ne s’arrête pas là, loin de là. Elle est également à la
source de l’Historia Septem Sapientum Romae latine du XIVe siècle (1330),
qui a reçu le sigle H.
Cette Historia Septem Sapientum Romae est une œuvre nettement
postérieure aux quatre rédactions dont nous venons de parler (K, C, A et
D), mais particulièrement productive parce qu’elle fut à l’origine
d’innombrables traductions dans toute une série de langues : non
seulement le français, mais aussi l’anglais, l’espagnol, l’allemand, le
néerlandais, le danois, le suédois, l’islandais, le polonais, le russe, le
hongrois, et l’arménien (et peut-être en ai-je
oubliées !).
Quoi qu’il en soit, ne perdons pas de vue le sigle H de
l’Historia Septem Sapientum Romae latine de la première moitié du XIVe
siècle. Il reviendra plus tard dans la discussion. Pour l’instant, les
rédactions qui vont nous intéresser portent les sigles K, A et D.
Ce sont les plus anciennes et, comme nous l’avons dit, elles permettent
d’atteindre l’état de la tradition dans la seconde moitié du XIIe
siècle.
L’histoire de la
tradition des Sept Sages de Rome est, on s’en rend compte,
particulièrement compliquée. Nous avons tenté de la résumer au mieux en ne
fournissant au lecteur que ce qui lui sera directement utile. Nous avons utilisé
en particulier l’exposé intitulé Des versions et des manuscrits dans le
livre de Yasmina Foehr-Janssens, Le Temps des Fables. Le Roman des Sept
Sages, ou l’autre voie du roman, Paris, 1994, p. 23-29, ainsi que le tableau
synthétique de la p. XVIII, donné par H.R. Runte, Li Ystoire de la male
marastre, Tübingen, 1974.
Introduction - Partie thématique - Partie analytique (Plan) - Conclusions
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