FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013
1. L’auteur
et son oeuvre
Il
a déjà été question plus haut du Ye Solace
of Pilgrimes,
un guide de Rome, rédigé
vers le milieu du XVe siècle, par
John Capgrave, un moine théologien anglais, qui visita la ville en 1450 à l’occasion
d’une année jubilaire et laissa à l’intention des pèlerins un récit de voyage
assez détaillé et profondément influencé par
la tradition des Mirabilia Romae.
* Texte original commenté : Ye Solace of Pilgrimes : A Description of Rome, circa
A. D. 1450, by John Capgrave, an Austin Friar of King's Lynn. Ed by C.A.
Mills, with an introductory note by [...]
H. M. Bannister [...], Londres, 1911, 190
p. Original accessible gratuitement sur
Internet Archive.
* Traduction intégrale en
italien : John
Capgrave,
Ye solace of
pilgrimes : una guida di Roma per i pellegrini del Quattrocento. Introduzione e traduzione integrale a
cura di Daniela Giosuè, Rome, 1995, 231 p.
Il fait intervenir les statues aux clochettes, sans toutefois utiliser
l’expression de Salvatio Romae, dans sa description des curiosités du
Capitole, au chapitre XI de son Ye Solace of Pilgrimes, intitulé :
Of þe capitol principal place of þe cite « Du Capitole, l’endroit
principal de la cité » (p. 27-28, éd. Mills, 1911).
2. Le
contexte de la notice
Avant d’en arriver à la présentation des statues aux clochettes, nous résumerons ce qui précède immédiatement et qui constitue le début du chapitre :
Le Capitole est, et a toujours été, l’endroit le plus important de la cité. Il se trouve sur une colline appelée Mons Capitolinus, parce que, lorsqu’on creusa les fondations d’un temple en l’honneur de Jupiter, on découvrit sous terre la tête d’un homme. Il fut aussi appelé Capitole, c’est-à-dire la tête du monde, parce que c’est là que se réunissaient ceux qui gouvernaient le monde.
Il avait de grandes murailles, qui à une époque étaient serties d’or et de pierres précieuses admirablement travaillées. On ne pouvait pas facilement les détruire ces murailles mais elles le furent finalement, comme bien d’autres réalisations de l’époque, soit pendant les invasions de la ville, soit parce qu’on fit servir les pierres à d’autres usages. (résumé de la p. 27 de l’éd. Mills, 1911)
3. La notice
elle-même : texte et traduction
Voici maintenant le texte anglais et la traduction française du passage
qui concerne directement le complexe aux statues.
John Capgrave, 11 (p. 27-28, éd. Mills,
1911) |
Traduction
française |
(1) With inne þis touŕ was a temple whech þei sey as of
ricchesse was worth þe þird part of þe world of gold siluyr perle and
precious stones in which uirgile mad a meruelous
craft |
(1) À
l’intérieur de cette forteresse [il s’agit donc du Capitole] se trouvait
un temple, dont on dit qu’il représentait en richesses la troisième partie
du monde pour l’or, l’argent, les perles et les pierres précieuses qu’il
contenait. C’est là que Virgile construisit un engin
merveilleux. |
(2) þat of euery region of þe world stood an ymage mad all
of tre and in his hand a lytil belle, as often as ony of þese regiones was
in purpos to rebelle a geyn þe grete mageste of rome a non þis ymage þat
was assigned to þat regioun schuld knylle his
bell. |
(2) Pour chaque région du
monde il y avait une statue en bois tenant en main une clochette,
et chaque fois qu’une région menaçait de se rebeller contre la suprême
majesté de Rome, la statue qui lui était associée devait
sonner. |
(3) Thann was þere in þe myddis of þe hous al a boue a
knyt mad of bras & a hors of þe same metall whech euene a noon as þis
belle was runge turned him with a spere to þat cost of þe erde wheŕ þis
puple dwelt þat purposed þus to rebelle. This aspied of þe prefas whech be
certeyn cumpanyes weŕ assyned to wecch and wayte on þis ordynauws a non
all þe knythod of rome with heŕ legionis [f. 364 v] mad hem redy to ride
and redresse þis rebellion. |
(3) Au centre de l’édifice,
tout en haut, il y avait en outre un cavalier de bronze sur un cheval du
même métal, qui, dès que sonnait une clochette, pointait sa lance vers la
partie du monde où habitait le peuple qui voulait se rebeller. Ceux qui,
tour à tour, étaient chargés de la surveillance de ce mécanisme, donnaient
l’alarme, et immédiatement tous les chevaliers de Rome avec leurs légions
se préparaient à partir pour étouffer la
révolte. |
(4) Summe auctores sey þat þe belle hing a boute þe ymages
nek. And a non as þe puple mad rebellion þe ymage turned his bak to þe
gret god iubiter þat stood in þe myddys. |
(4) Certains auteurs disent
que la clochette était suspendue au cou des statues, et que dès qu’un
peuple se rebellait, la statue qui le représentait tournait le dos à la
grande statue de Jupiter qui se tenait au
centre. |
(5) Thei enqwyred of uirgile who longe þis werk schuld
endewre and he answered tyl a may bare a child wheŕfor þei concluded þat
it schuld stande euyr. In þe nativite of crist þei sey all þis brak and
many oþir þingis in the cite to schewe þat þe lord of all lordes was
come. |
(5) Les Romains demandèrent à
Virgile pendant combien de temps durerait cette réalisation, et il
répondit : « Jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant ». Et
eux, alors, de conclure qu’elle durerait toujours. Mais on dit qu’à la
naissance du Christ, tout cela s’effondra comme s’effondrèrent aussi
beaucoup d’autres choses dans la ville, pour montrer qu’était arrivé le
Roi des rois. |
Nous avons laissé tomber la suite, relativement longue, dans laquelle le
moine anglais tente d’expliquer comment Virgile, qui n’était pas chrétien,
pouvait être doté d’un pareil don de prophétie. Ces développements ne se
retrouvent nulle part dans la tradition des Mirabilia Romae, en
tant que telle. Ils se rattachent à un autre thème, du reste cher à Jean
d’Outremeuse, celui d’un Virgile prophète du Christ. Probablement ces considérations
sont-elles le fait de John Capgrave lui-même, qui n’hésite pas à s’écarter à
l’occasion de son modèle pour intervenir personnellement dans son guide. Mais
c’est un autre problème.
4. L’analyse de la
notice
Nous sommes en présence d’un texte du milieu du XVe siècle, manifestement
composite, ce qui rend difficile le repérage précis des sources et/ou des
influences.
On notera en tout cas de très nettes correspondances avec le de naturis rerum de Neckam, notamment dans l’intervention explicite de Virgile comme constructeur de la merveille, dans la description de statues en bois tenant à la main une clochette, dans celle d’un cavalier-girouette pointant sa lance en direction de la région rebelle, dans l’allusion à la majesté du peuple romain, dans l’utilisation du motif de la prédiction d’éternité avec, en particulier, la mention de l’écroulement, la nuit de Noël, de la « merveille » virgilienne et du bâtiment qui l’abritait. Toutes les spécificités de Neckam toutefois ne se retrouvent pas chez Capgrave : pas trace chez ce dernier de l’expression felix embola. Mais notre commentaire de la version de Neckam avait noté que ce dernier point – vraiment trop spécial – n'avait guère eu de succès.
Bien sûr, la Narracio de
Maître Grégoire présentait elle aussi
certaines affinités avec la version de Neckam. On songera surtout au fait que
les statues magiques étaient liées aux motifs du cavalier-girouette et de la
prédiction d’éternité. Mais certains détails caractéristiques séparent les deux
passages : la Narracio donne un nom précis au complexe
(Salvacio civium), place des inscriptions sur la poitrine des statues et
des clochettes à leur cou, des clochettes en argent
(« un métal plus sonore que tout autres »), précise que le prêtre de
garde portait aux autorités romaines l’inscription de la statue rebelle,
fait intervenir le motif du « feu inextinguible ». Rien de tout
cela ne se retrouve chez Ye Solace.
Mais John Capgrave reconnaît lui-même explicitement d’autres influences,
lorsqu’il fait intervenir « d’autres auteurs » (§ 4 : summe
auctores), en complément de ce qui apparaît comme sa version
principale.
Certains racontaient, précise-t-il, que les clochettes se trouvaient au
cou des statues et que celle de la province coupable tournait le dos à la statue
de Jupiter, au centre du bâtiment. Ces seules informations ne permettent pas de
repérer une influence précise, car il s’agit de deux détails fort répandus. Dans
toute la tradition des Miracula mundi déjà, les clochettes sont
suspendues au cou des statues, et cette présentation sera suivie par une grande
partie de la tradition des Mirabilia Romae. Quant au détail d’une statue
centrale à laquelle la statue rebelle tourne le dos, il est également
relativement courant dans la tradition des Mirabilia Romae. Ce qui est
tout à fait particulier à John Capgrave, c’est que cette statue centrale soit
celle de Jupiter. Les textes parlent de statue de Rome, ou de l’empereur, voire
de Cybèle, jamais de Jupiter. Il est dès lors fort bien possible que le nom de
Jupiter pour la statue provienne du passage d’introduction où il était fait
allusion au temple de Jupiter construit sur la colline.
On est en tout cas certain que John Capgrave, dans la rédaction de son Ye Solace of Pilgrims, a largement utilisé la tradition des Mirabilia Romae. Mais en ce qui concerne précisément le passage qui nous occupe, les éléments dont nous disposons ne sont pas suffisants pour repérer avec précision une source ou une influence. Même la mention, assez caractérisque, du « tiers des richesses du monde » n’est pas rare dans la tradition, tout comme les détails qui introduisent le passage et qui font allusion aux murailles du Capitole et à leur décoration très précieuse (par exemple Mirab., 23 ; Graph., 31 ; Rosell, 17 ; Myreur, I, p. 69).
Rappelons, pour être complet, que dans le chapitre XIV de son ouvrage où il traite du Colisée, John Capgrave évoque également les statues magiques. Comme il est partisan de leur localisation au Capitole, il s'y étonne de rencontrer des auteurs qui les placent au Colisée.
Introduction - Partie thématique - Partie analytique (Plan) - Conclusions
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