FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 7 : Récits divers

 

B. Les statues magiques dans les Joies Nostre Dame de Guillaume le Clerc de Normandie (XIIIe siècle)

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

1. L’auteur et l’oeuvre

Au début du XIIIe siècle, Guillaume le Clerc de Normandie avait écrit un poème en vieux français de 1164 vers qui entendait célébrer « les Joies de la Vierge Marie », des Joies dont le nombre varie au Moyen Âge (5, 7, 9, 15) et qui seront plus tard figées dans les sept « Mystères joyeux du Rosaire ».

Nous avons utilisé le texte de l’édition R. Reinsch, Les Joies Nostre Dame des Guillaume le Clerc de Normandie, dans Zeitschrift für romanische Philologie, t. 3, 1879, p. 200-231, sans avoir pu consulter la dissertation de P. Rist, Les Joies Nostre Dame de Guillaume le Clerc de Normandie, Zurich, 1910, qui semble avoir également édité le texte.

 

Ce thème, qui a été traité plusieurs fois dans la poésie médiévale, présente un certain rapport avec le sujet qui nous occupe. La Nativité étant une des « Joies de Marie », il est en effet assez normal qu’un auteur voulant la célébrer rencontre et intègre des motifs dont il a été fait état rapidement dans certaines des pages précédentes, à savoir le motif de la prédiction d’éternité appliquée à des réalités romaines censées durer « jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant » et celui de la destruction de ces mêmes réalités lors de la Nativité.

Rien d’étonnant donc, qu’à un certain moment (v. 84-86), après avoir présenté rapidement la puissance romaine, le poète annonce qu’il va raconter trois merveilles qui se produisirent à Rome lors de la naissance du Christ :

 

84            Meis treis merveilles voil cunter

85            Qui avindrent en la cite

                La nuit, que Ihesu Christ fut ne

84     Mais je veux raconter trois merveilles

85     Qui se produisirent en la cité,

          La nuit de la naissance de Jésus-Christ.

 

à savoir la destruction de trois constructions emblématiques de Rome, respectivement (a) le temple de la Concorde ; (b) un palais extraordinaire de plus de 1000 fenêtres, orgueil de la Ville, et (c) une taverne trans Tiberim où allaient faire bombance d’anciens militaires qui avaient bien servi la cité ; c’était, faut-il le préciser, un lieu de fêtes, de ripailles et des débauches.

Nous ne commenterons ni le motif (b) du palais aux 1000 fenêtres qui s’effondra dans un vacarne épouvantable qui fit fuir tous ceux qui l’entendirent, ni le motif (c) de la « taverne de délices et de débauche », qui, la même nuit, vit surgir une « source d’huile » (fons Olei), donnant naissance à un petit ruisseau qui s’en alla jusqu’au Tibre (un russelet… qui s’en couru desi qu’el Tevere), huile dont le symbolisme sera immédiatement précisé : fontaine d’humilite, vie et veie (voie, chemin) de verite. Seule la première des trois merveilles nous retiendra.

 

2. La notice : texte, traduction et commentaire

Cette merveille est en fait la destruction d’un bâtiment que Guillaume appelle Temple de la Concorde et que d’autres présentent comme le Temple de la Paix (cfr plus haut), mais peu importe ici. Le poète donne d’abord le nom de la construction dont il va parler, annonce qu’il va expliquer l’origine de ce nom, puis met le temple au nombre des « merveilles » dues à Virgile. 

 

87            Verite fu, que a Rome aveit

                Un temple, qui mult halt esteit,

                Edifie mult richement

90            E funde ancienement :

                Temple de Cuncorde aveit nun,

                Si vus dirrai, par quel resun,

                Si a mei entendre volez,

                Il esteit issi apelez.

95            Uns clers, qui out a nun Virgile,

                Fist mainte merveille en la vile, etc.

En vérité, il y avait à Rome

un temple, qui était très haut,

édifié très richement

et construit à date ancienne :

il s’appelait Temple de Concorde,

et je vous dirai, pour quelle raison,

si vous voulez l’écouter,

il était ainsi appelé.

Un clerc, qui avait nom  Virgile,

fit maintes merveilles dans la ville, etc.

 

Mais notre surprise va venir de la description que fait le poète de ce Temple de la Concorde et du rôle qu’il lui attribue. Il va en effet le décrire comme s’il s’agissait du complexe aux statues magiques.

Ainsi, dit-il, le bâtiment abritait plusieurs statues représentant chacune un prince soumis à Rome et au centre (peut-être même au sommet) une statue beaucoup plus haute que les autres, dont la tête s’ornait d’une riche couronne et qui tenait en main une boule ronde, symbole de sa domination sur le monde. Voici le texte concernant cette statue qui dépassait les autres en taille et en richesse :

 

        En aveit une merveillose

        Par semblant fiere e orgoillose

l05   E mult richement coronee.

        Une grant pelote doree

        Aveit en main tute reonde,

        Com s'ele peust tut le monde

        Justisier a sa volente.

    Il y en avait une merveilleuse

    qui paraissait fière et orgueilleuse

    et très richement couronnée.

    Elle tenait en main une grande boule

    d’or, toute ronde,

    comme si elle pouvait gouverner

    le monde entier à sa volonté.

 

Il précise – mais était-ce vraiment nécessaire ? – que l’ensemble avait été construit avec l’aide de la magie (par art e par enchantement, v. 115). Les statues qui faisaient cercle autour de la grande étaient capables de mouvement. Et, comme dans les descriptions classiques du motif des statues, si un prince voulait se rebeller contre Rome, sa statue adoptait un comportement hostile à l’égard de la statue principale représentant Rome et sa puissance. Cela permettait aux Romains d’envoyer des forces pour calmer la rébellion :

 

        Quant un des princes revelot

120  L'ymage celui tresturnot

        De la grant ymage son vis

        E en teneit ses eulz eschis.

        E donc saveient li Romain

        E bien en esteient certain,

125  Qu'en cel pais lor surdreit guere.

    Quand un des princes se rebellait,

    sa statue détournait son visage

    de celui de la grande statue

    en tenant ses yeux baissés (ou hostiles ?).

    Les Romains savaient alors

    et ils en étaient absolument certains,

    que ce pays allait leur faire la guerre.

      

Mais comme un auteur, surtout un poète, jouit toujours d’une certaine liberté créatrice, Guillaume le Clerc va imaginer – ce qui ne figure nulle part ailleurs, à notre connaissance, dans les actualisations du motif des statues aux clochettes – que le corps expéditionnaire romain ramenait le rebelle à Rome, dans le temple en question, où il était invité à « rentrer dans le rang ».

 

                Gent enveoent en la tere,

                E tant qu'il l'aveient conquise

                E a lur poeste suzmise,

                Lor prince ert al temple amene,

130        E la il esteit demande,

                Se il voleit plus estriver

                Ou se il voleit coltiver

                Cele ymage la sus amont,

                Qui justisout trestut le mond.

135        E il responeit : Oïl veir,

                Cisl deit la seignorie aveir

    Ils envoyaient des gens dans la région

    et dès qu’ils l’avaient conquise

    et soumise à leur puissance,

    leur prince était amené au temple.

    Et là il lui était demandé

    s’il voulait encore combattre

    ou s’il voulait honorer

    l’image qui était là en haut,

    qui gouvernait tout le monde.

    Et il répondait : « Oui, en vérité,

    c’est elle qui doit avoir la suprématie. »

           

Le rebelle faisait donc là sa soumission. Manifestement le but de cette construction merveilleuse était de ramener la paix et la concorde. D’où son nom, continue le poète :

 

                Por ceo que la se concordouent

                Plusors, qui vertu i quidoent,

                Fu le temple apele issi

140        De Cuncorde, com jeo vus di,

                Qui mult ert de bele façun.

    Parce que là se mettaient d’accord

    plusieurs, qui vertu voulaient (?),

    le temple fut ainsi appelé

    de la Concorde, comme je vous l’ai dit,

    qui était une très belle construction.

 

C’est après cette présentation détaillée du temple (nom, description et fonction) que l’auteur introduit la « prédiction d’éternité » (v. 142-153) :

 

                Aucune feiz demanda l'un,

                Si james li temples charreit

                Ou si tuz jurz mes esterreit.

145        Aucune feiz fu respondu :

                Jamais cest temple n'iert fondu;

                Ainz serra tutdis en estant,

                Tant que la virgne avra enfant.

                Lors dist aucun a mon avis :

150        Donques esterra il tutdis,

                Tant que li mond deie fenir,

                Car ceo ne purreit avenir.

                Issi fu dit aucune feiz.

    Une fois quelqu’un demanda

    si le temple tomberait un jour

    ou s’il se dresserait là toujours.

    Alors on lui répondit :

     « Jamais ce temple ne s’écroulera ;

    il sera toujours debout,

    jusqu’à ce que la vierge ait un enfant ».

    Alors quelqu’un dit : « À mon avis

    il sera donc toujours debout,

    jusqu’à la fin du monde,

    car cela ne peut arriver. »

    Ainsi un jour fut-il dit.

           

Mais le temple de la Concorde et l’image centrale s’effondreront la nuit de Noël :

 

461      Quant acompli fu le termine,

              Que la gloriuse reine

              Aporta le fiz Deu en tere,

              Qui vint faire pes de guere,

465      Qui esteit entre Deu e home,

              Icele nuit chai a Rome

              Le temple de la fause pes :

              E l'ymage tut a un fes,

              Qui par desus esteit posee,

470      Est vis a la terre versee :

              Car ele n'i poeit estre mes.

    Quand le terme fut accompli,

    que la glorieuse reine

    apporta le fils de Dieu sur terre,

    qui vint faire paix de guerre,

    qui était entre Dieu et homme,

    cette nuit-là croula à Rome

    le temple de la fausse paix ;

    et la statue tout à la fois

    qui par-dessus était posée,

    fut renversée visage à terre ;

    car elle ne pouvait plus rester.

 

Ainsi donc Guillaume le Clerc de Normandie utilisait le motif des statues aux clochettes (a) en le détachant de son cadre d’origine (le Capitole), (b) en l’installant dans un bâtiment différent de ceux dont il avait été question jusqu’ici et (c) en en modifiant une partie de sa finalité primitive. Il s’agit toujours de repérer les tentatives de rébellion des ennemis, mais moins de les écraser immédiatement que d’obtenir leur ralliement par la douceur : illustration bien sûr du thème de la Concorde.

On aura noté combien le temple de la Concorde décrit par Guillaume est finalement proche du Temple de la Paix, dont il a été question à plusieurs reprises à propos du motif de la prédiction d’éternité. La conclusion oppose d’ailleurs d'une manière très significative la fausse paix des Romains et la vraie paix qu’établira sur terre la naissance du Sauveur.

Quoi qu’il en soit, au début du XIIIe siècle, un poète, travaillant apparemment en dehors de la tradition des Mirabilia, faisait du temple aux multiples statues une des merveilles virgiliennes. Il reste toutefois assez difficile de le rattacher aux rédacteurs des listes de merveilles dont il a été abondamment question plus haut.

 

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