FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 7 : Récits divers

 

A. Jacques de Voragine (ca. 1229-1298), les statues magiques et la Legenda aurea (2e moitié du XIIIe)

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

1. Quelques généralités sur la Legenda aurea

Ce qu’on appelle aujourd’hui la Legenda aurea est une suite de quelque 175 chapitres consacrés chacun à la célébration d’une fête du calendrier liturgique, per circulum anni, en commençant par l’Avent. Ce recueil fut rédigé en latin dans la seconde moitié du XIIIe siècle par un dominicain ligure, Jacopo da Varazze, connu chez nous sous le nom de Jacques de Voragine, personnage très important dans son ordre, prédicateur célèbre et archevêque de Gênes. Due à une sommité de l’Ordre des Prêcheurs, cette œuvre répondait à « l’enthousiasme prédicatif du XIIIe siècle » (A. Boureau, Légende dorée, 2004, p. XXXI, infra) en fournissant une abondante matière aux prédicateurs. Cela explique probablement son impressionnant succès. Cette collection « a bénéficié, au Moyen Âge, de la plus large diffusion après la Bible : environ mille manuscrits latins en ont été conservés, sans compter les innombrables adaptations et traductions en langues vulgaires » (A. Boureau, Légende dorée, 2004, p. XV, infra).

*

En attendant une édition critique qui se baserait sur l’ensemble du matériel, la meilleure édition actuelle est celle de G.P. Maggioni, Iacopo da Varazze : Legenda aurea, 2e édition revue par l’auteur, Florence, 2 vol., 1998, 1366 p. (Millennio medievale, 6. Testi, 3), dont nous avons utilisé le texte. On n’aura plus recours à la vieille édition de Th. Graesse, Jacobi a Voragine Legenda aurea vulgo Historia lombardica dicta, Dresde, 1846, 957 p.

En ce qui concerne les traductions françaises, celle qui parut dans la première moitié du XIVe siècle et fut revue dans la seconde moitié du XVe a fait l’objet d’une édition critique récente : B. Dunn-Lardeau, La légende dorée de Jacques de Voragine.  Édition critique, dans la révision de 1476 par Jean Batallier, d'après la traduction de Jean de Vignay (1333-1348) de la « Legenda aurea » (c. 1261-1266), Paris, Champion, 1997, 1563 p. (Textes de la Renaissance, 19).

La dernière traduction en français moderne a vu le jour en 2004 dans la Bibliothèque de la Pléiade :  La légende dorée. Édition publiée sous la direction de Alain Boureau, Paris, 2004 p. (Bibliothèque de la Pléiade, 504). Le texte latin de l’édition de G.P. Maggione a été traduit, présenté et annoté par Alain Boureau, Pascal Collomb, Monique Goullet, Laurence Moulinier et Stefano Mula. C’est avec elle que nous avons travaillé.

Quant aux deux traductions suivantes qu’on pourrait croire récentes, on peut les négliger : Jacques de Voragine, La légende dorée, trad. par J.-B. M. Roze, Paris, 2 t., 1967, 507 et 508 p. (Garnier Flammarion, 132-133) ; et Jacques de Voragine, Légende dorée, introd., trad. et notes de T. de Wyzewa, Paris, 2 t., 1960, 748 p. Ce sont des rééditions de traductions du début du XXe siècle.

Un mot encore. Les lecteurs désireux d’informations détaillées et bien à jour sur Jacques de Voragine et la Legenda aurea, qu’il s’agisse de son système narratif, de ses sources, de ses objectifs et de sa diffusion, pourront se rapporter d’une part à l’Introduction rédigée par Alain Boureau dans le volume de La Pléiade (p. XV-LIV) et à la monographie que le même A. Boureau lui a consacrée (La légende dorée. Le système narratif de Jacques de Voragine, Paris, 1984, 283 p.) ; d’autre part aux actes d’un colloque organisé à l'université du Québec à Montréal 11-12 mai 1983 : Legenda aurea : sept siècles de diffusion. Actes du colloque international sur la « Legenda aurea » : texte latin et branches vernaculaires, publ. sous la dir. de B. Dunn-Lardeau, Montréal, 1986, 354 p. D'intéressantes informations sont également accessibles dans Die deutsche Literatur des Mittelalters. Verfasserlexikon, t. IV, 1983, col. 448-466 (K. Kunze, Jacobus de Voragine).

 

2. La légende 158 sur la Toussaint

Le motif des statues magiques apparaît dans la légende 158 de Jacques de Voragine. C’est un très long développement (p. 1099-1100 dans l’éd. G.P. Maggioni, 1998 ; p. 888-900 dans la trad. A. Boureau, 2004) consacré à la fête de Toussaint (De festivitate omnium Sanctorum). Il comporte quatre parties, clairement annoncées dans l’introduction :

 (1) Omnium sanctorum festiuitas quatuor de causis instituta fuisse uidetur. (2) Primo propter cuiusdam templi dedicationem, secundo propter ommissorum suppletionem, tertio propter negligentiarum expiationem, quarto propter faciliorem orationum nostrarum impetrationem. (éd. G.P. Maggioni, 1998, p. 1099)

(1) Il semble qu’il y ait eu quatre raisons d’instituer une fête de tous les saints : (2) premièrement, la dédicace d’un temple ; deuxièmement, la réparation d’un oubli ; troisièmement, l’expiation d’une négligence ; quatrièmement, l’exaucement plus facile de nos prières. (trad. A. Boureau, 2004, p. 888).

Les trois dernières parties relevant essentiellement de la prédication religieuse, nous ne nous intéresserons qu’à la première, qui constitue en quelque sorte une introduction historique. C’est que l’histoire de la fête de la Toussaint est en rapport avec l’histoire de l’église Sancta Maria Rotunda (Sainte-Marie-la-Ronde), qui est, au Moyen Âge le nom populaire donné au Panthéon antique. Jacques de Voragine va expliquer comment le Panthéon, « qui avait été édifié pour toutes les idoles, est maintenant dédié à tous les saints » (quod fabricatum fuerat omnibus ydolis, nunc dedicatum est omnibus sanctis). Nous retrouverons ces mots dans la conclusion de la première partie.

 

3. Le texte latin et la traduction française

On trouvera ci-après en parallèle le texte latin et la traduction française de cet ensemble. G.P. Maggione a divisé son texte en paragraphes. Nous avons reporté cette division dans la traduction de Alain Boureau.

Le début de la notice va nous entraîner en terrain connu : il fait intervenir le motif des statues aux clochettes. La suite nous sera moins familière.

 

Jacques de Voragine, Legenda aurea, n° CLVIII (éd. G.P. Maggione, 1998, p. 1099-1100)

Traduction française (A. Bouleau, éd. 2004,
 p. 888-890)

(3). Primo igitur instituta est propter cuiusdam templi dedicationem.

(3) Premièrement, donc, cette fête fut instituée pour la dédicace d’un temple.

(4) Romani enim cum universo orbi dominarentur quoddam templum maximum construxerunt, in cuius medio suum ydolum collocantes omnium prouinciarum simulacra per circuitum statuerunt respicientia rectis uultibus ydolum Romanorum.

(4) Une fois en effet que les Romains se furent rendus maîtres de l’ensemble du monde, ils construisirent un temple immense, au milieu duquel ils placèrent leur idole ; autour d’elle, ils disposèrent en cercle les statues des divinités de chaque province, qui regardaient en face l’idole des Romains.

(5) Si quando autem aliqua prouincia rebellaret, continuo, ut aiunt, arte dyabolica illius prouincie simulacrum ydolo Romanorum posteriora uoluebat tamquam innuens quod ab eius dominio recessisset.

(5) Si jamais une province se rebellait, aussitôt, par une action diabolique à ce qu’on dit, la divinité de cette province tournait le dos à l’idole des Romains, comme pour indiquer qu’elle se soustrayait à sa domination.

(6) Conciti igitur Romani ad illam prouinciam copiosum exercitum destinabant et ipsam suo dominio subiugabant.

(6) Ainsi alertés les Romains envoyaient une importante armée vers cette province, et ils la soumettaient à leur pouvoir.

(7) Verum non suffecit Romanis quod omnium prouinciarum simulacra in urbe sua haberent quin potius fere singulis diis templa singula construxerunt tamquam qui eos cunctarum prouinciarum uictores et dominos effecissent.

(7) Mais il n’a pas suffi aux Romains d’avoir dans leur ville les divinités de toutes les provinces ; ils sont allés jusqu’à construire des temples particuliers pour presque chacun de leurs dieux parce que ceux-ci avaient fait d’eux les maîtres victorieux de toutes les provinces.

(8) Sed quia omnia ydola templum ibi habere non poterant, ad maiorem sue vesanie ostentationem unum templum ceteris mirabilius et sublimius in honorem deorum omnium erexerunt et pantheon, quod sonat toti dii, vocaverunt, a pan, quod est totum et theos, deus.

(8) Mais comme toutes les idoles ne pouvaient pas avoir un temple à Rome, pour montrer davantage encore leur folie, les Romains construisirent un temple plus merveilleux et plus élevé que les autres en l’honneur de tous les dieux et l’appelèrent « panthéon », ce qui se fait entendre comme « tous les dieux », de pan qui veut dire « tout » et de theos, qui veut dire « dieu ».

(9) Pontifices enim ydolorum ad maiorem populi deceptionem finxerunt quod sibi a Cybele, quam omnium deorum matrem uocabant, fuerit imperatum ut si de omnibus gentibus uellent uictoriam obtinere, filiis suis templum magnificum fabricarent.

(9) En effet les prêtres des idoles avaient inventé, pour la plus grande tromperie du peuple, que Cybèle, qu’on appelait mère de tous les dieux, leur avait ordonné d’édifier un temple magnifique pour ses fils, s’ils voulaient obtenir la victoire sur toutes les nations.

(10) Fundamentum igitur ipsius templi sphericum iacitur ut ex ipsa forma deorum eternitas demonstraretur ;

(10) La fondation de ce temple fut projetée sur un plan sphérique, afin que par là fut montrée l’éternité des dieux.

(11) sed quia latitudo testudinis insustentabilis videbatur, cum supra terram in edificio aliquantulum processissent, totum intus terra replebant, simul, ut dicitur, cum terra denarios iacientes, et sic quousque predictum templum est mirabiliter consummatum.

(11) Mais parce que la largeur de la voûte semblait trop importante pour qu’elle puisse être soutenue, une fois qu’on eut élevé l’édifice un peu au-dessus du sol, on en combla tout l’intérieur, en jetant des pièces de monnaie en même temps que la terre, à ce que l’on dit, et ainsi jusqu’à ce que le temple fut merveilleusement achevé.

(12) Tunc data licentia est ut quicumque terram asportare uellet tota quam in ipsa terra inuenisset pecunia sua esset ;

(12) Alors on permit à quiconque voudrait emporter de la terre de conserver l’argent qu’il y aurait trouvé.

(13) festine ergo turba properat et ipsum templum cito euacuat.

(13) Aussitôt la foule se précipita et vida rapidement le temple.

(14) Denique Romani pineam eneam et deauratam fabricant et in summitate collocant.

(14) Enfin les Romains fabriquèrent une pomme de pin en airain recouverte d’or, et la placèrent au sommet.

(15) Aiunt quoque quod in hac omnes provincie mirabiliter sculpte erant ita ut quicumque Romam uenisset uersus quo esset sua prouincia scire posset.

(15) On dit aussi qu’on y avait merveilleusement sculpté toutes les provinces, si bien que quiconque venait à Rome pouvait savoir dans quelle direction se trouvait sa province.

(16) Hec autem procedente tempore inde cecidit, unde et in praedicto templo in summitate apertura remansit.

(16) Mais, avec le temps, la pomme de pin tomba, ce qui explique qu’une ouverture ait subsisté au sommet du temple.

(17) Tempore igitur Phoce imperatoris, cum iam dudum Roma fidem domini recepisset, Bonifacius papa quartus a magno Gregorio circa annos domini DCV predictum templum a Phoca cesare impetrauit et omni ydolorum eliminata spurcitia ipsum IV idus Maii in honiorem beate Marie et omnium martyrum consecrauit ac locum sancte Marie ad martyres appellauit, qui nunc sancta Maria rotunda a populo appellatur.

(17) Au temps de l’empereur Phocas, alors que Rome avait reçu depuis longtemps la foi du Seigneur, Boniface, le quatrième pape après Grégoire le Grand, vers l’an du Seigneur 605, obtint ce temple de l’empereur Phocas et, l’ayant purifié de toute la souillure des idoles, il le consacra le 4 des ides de mai en l’honneur de sainte Marie et de tous les martyrs, lui donnant le nom de Sainte-Marie-des-Martyrs, temple que le peuple appelle aujourd’hui Sainte-Marie-la-Ronde.

(18) Nondum enim confessorum sollempnia ab ecclesia agebantur, sed quia ad hoc festum multitudo maxima confluebat et propter defectum uictualium celebrationi uacare non poterant, ideo quidam papa Gregorius hoc festum in kalendis Nouembris, quando maior uictualium copia esset uideretur, messibus et uindemiis celebratis, fieri instituti ac per universum mundum hunc diem in honorem omnium sanctorum celebrari sollempniter ordinauit.

(18) En effet l’Église ne célébrait pas encore solennellement les confesseurs, mais comme une grande foule se rassemblait pour cette fête, et qu’à cause du manque de vivres on ne pouvait pas pratiquer la célébration, le pape Grégoire en fixa la date aux calendes de novembre, les moissons et les vendanges une fois terminées, à un moment où il y avait une plus grande abondance de victuailles. Il ordonna aussi que ce jour soit célébré dans le monde entier avec solennité en l’honneur de tous les saints.

(19) Et sic templum quod fabricatum fuerat omnibus ydolis nunc dedicatum est omnibus sanctis et ubi multitudo ydolorum ibi deuote laudatur multitudo sanctorum.

(19) C’est ainsi que ce temple, qui avait été édifié pour toutes les idoles, fut dédié à tous les saints, et que là où était adorée une multitude d’idoles, on chante avec dévotion la louange d’une multitude de saints.

           

La notice se développe donc en deux grandes parties : d’abord la section antique (§§ 3-16), avec  l’histoire du motif des statues aux clochettes et celle de la construction du Panthéon ; ensuite la section médiévale (§§ 17-19), avec le pape Boniface, l’empereur Phocas, Sainte-Marie-des Martyrs, (= Sainte-Marie-la-Ronde), le pape Grégoire et la date de la fête de la Toussaint.

 

4. Le Panthéon médiéval dans les Mirabilia primitifs et dans la Légende dorée

L’organisation bipartite du texte de Jacques de Voragine (fin XIIIe siècle) ramène à l’esprit la présentation de la version primitive des Mirabilia Romae (plus ancienne puisqu’elle date du milieu du XIIe siècle), en l’occurrence le chapitre XVI intitulé : Quare factum sit Pantheon et postmodum oratio Bonifacii (V.-Z., p. 34-35). Mais les différences entre les deux textes sont trop nettes pour qu’on puisse penser que ce  chapitre ait été utilisé.

Voyons d’abord ce qui concerne la Rome chrétienne.

Que dit le texte des Mirabilia primitifs ? Le rédacteur fait intervenir Boniface IV et Phocas (deux personnages du début du VIIe siècle). À la demande du pape, l’empereur donne à l’église le « merveilleux temple consacré à Cybèle, mère des dieux », à savoir le Panthéon, qui était devenu un repaire de « démons qui harcelaient les chrétiens ». Boniface le consacre « à la bienheureuse Marie toujours Vierge Marie, qui est la mère de tous les Saints », et cela, en reprenant la date de la dédicace antique, c’est-à-dire le premier novembre. Il décide alors « que ce jour-là le pontife de Rome y célébrera la messe et que le peuple y communiera, comme à la Noël ; et que ce jour-là aussi, tous les Saints seront fêtés avec leur mère, Marie toujours Vierge, et les esprits célestes et que les défunts, dans les églises du monde entier, auront un sacrifice pour la rédemption de leurs âmes » (et statuit ut in isto die Romanus pontifex ibi celebraret missam et populus accipiat corpus et sanguinem Domini, sicut in die Natalis Domini ; et in isto die omnes sancti cum matre sua Maria semper virgine et caelestibus spiritibus habeant festivitatem, et defuncti habeant per ecclesias totius mundi sacrificium pro redemptione animarum suarum).

Jacques de Voragine donne un récit très différent. Dans le § 17, il date avec précision (605) le cadeau de l’empereur à Boniface IV, attribue à ce dernier la purification générale du bâtiment et sa consécration le 12 mai de cette année à la Vierge Marie et à tous les martyrs, c’est-à-dire les « confesseurs de la foi ». Le Panthéon devient alors l’église « Sainte-Marie-des Martyrs », « que le peuple appelle aujourd’hui « Sainte-Marie-la-Ronde ». Dans le § 18, Jacques de Voragine accorde un rôle important au pape Grégoire IV (pape 827-844) dont le nom n’apparaissait même pas dans la notice des Mirabilia. Il signale sous son pontificat le déplacement, pour des raisons d’approvisionnement, de la date de la fête (qui passe au premier Novembre) et fait de Grégoire IV le pape qui établit dans le monde entier et à cette même date la célébration d’une fête en l’honneur de tous les saints.

Notre rôle n’est pas d’intervenir dans les questions d’historicité. Nous dirons toutefois que les vues de Jacques de Voragine sont plus proches de la réalité historique que celles du rédacteur des Mirabilia. Mais l’histoire de la fête de la Toussaint est infiniment plus complexe que pourrait le laisser penser le texte de la Légende dorée. Si on le désire, on s’en convaincra facilement en consultant un article de synthèse, fort clair, comme celui de A. Hollaardt, La Toussaint : son histoire, sa liturgie, dans Questions liturgiques, t. 80, 1999, p. 91-105.

 

5. Bède le Vénérable, comme source du § 19

La conclusion du § 19 mérite qu’on s’y arrête un instant. Elle établit un parallèle rhétorique entre le Panthéon antique et l’église médiévale de Sainte-Marie-la-Ronde, après l’intervention du pape Grégoire : d’abord, un temple qui « avait été édifié pour toutes les idoles » « fut dédié à tous les saints » ; ensuite, « on y avait adoré une multitude d’idoles », maintenant « on y chante avec dévotion la louange d’une multitude de saints ».

Jacques de Voragine n’est pas l’auteur de cette formulation. Comme l’a montré A. Hollaardt, le moine dominicain l’a reprise à Bède le Vénérable (673-735). Les textes sont clairs.

Le Liber Pontificalis (éd. Duchesne, n. 67, p. 317) contient le passage suivant, qui fut probablement rédigé à l’époque du pape en question  :

    Le pape Boniface [IV] demandait à l’empereur Phocas le temple appelé Panthéon, dans lequel il fit une église de la bienheureuse Marie toujours vierge et de tous les martyrs, où l’empereur offrait des dons nombreux (trad. A. Hollaardt, p. 97)

C’est ce texte que Bède va reprendre, à deux reprises dans son œuvre, en omettant la dernière phrase et en le développant par une remarque rhétorique (en italiques).

Une première fois, dans le De temporum ratione, LXVI, 536 (éd. C.W. Jones, 1977, CCSL 123 B, p. 523) à propos de l’année 614 :

    En 614: à la demande du pape Boniface, l'empereur Phocas ordonna que, dans l'ancien temple nommé Panthéon, une fois vidé des impuretés de l'idolâtrie, on eût une église dédiée à la bienheureuse Marie toujours vierge et à tous les martyrs, si bien que là où auparavant était célébré le culte non de tous les dieux mais de tous les démons, se fit dorénavant la mémoire de tous les saints (Vt ubi quondam omnium non deorum sed daemoniorum cultus agebatur, ibi deinceps omnium fieret memoria sanctorum) (trad. A. Hollaardt, 1999, p. 97),

et une seconde fois, dans son Histoire ecclésiastique de la nation anglaise, II, IV (éd. G. Spizbart, 1982, p. 146s) :

    Boniface, le quatrième pape après saint Grégoire, obtint, à sa demande, de l'empereur Phocas pour l'Église du Christ, le temple romain que les anciens appelaient Panthéon, comme s'il était l'image de tous les dieux. Là-dedans, après avoir éliminé toutes les impuretés, il fit une église de la sainte Mère de Dieu et de tous les martyrs du Christ, si bien que, après l'exclusion d'une multitude de démons, on y fait la mémoire d'une multitude de saints (Vt exclusa multitudine daemoniorum, multitudo ibi sanctorum memoriam haberet) (trad. d’après A. Hollaardt, 1999, p. 97).

Bède parle des deux côtés expressis verbis de la dédicace du Panthéon à la Vierge et aux Martyrs (Sancta Maria ad Martyres) faite par Boniface IV, et les « saints » qui apparaissent dans les deux textes sont indiscutablement les saints martyrs.

Dans sa conclusion du § 19, Jacques de Voragine a repris la formule de Bède (probablement celle de l’Histoire ecclésiastique) en lui donnant toutefois un sens beaucoup plus large : il ne s’agit plus de « tous les saints martyrs », mais de « tous les saints du ciel », martyrs ou pas. À l’époque du moine dominicain, plusieurs siècles après Grégoire IV, la situation n’était plus la même que sous Boniface IV bien sûr, mais la formule de Bède, valable au début du VIIe siècle, le restait toujours – et même davantage – au XIIIe. Au temps de Jacques de Voragine, le 1 novembre était effectivement devenu pour l’église universelle la fête de tous les saints.

Mais restons-en là. Pour ce qui est de l’histoire médiévale, le texte de La légende dorée est fondamentalement différent de celui des Mirabilia Romae. Mais qu’en est-il de la partie antique ?

 

6. Le Panthéon antique dans la Légende dorée

Chez Jacques de Voragine, la partie antique se développe en trois parties : (a) les §§ 4-6 présentent le temple aux statues magiques ; (b) le § 7 constitue une transition ; (c) les §§ 8-16, la partie la plus longue, traitent du Panthéon antique.

Ce qui frappe le plus dans la première partie, c’est la disparition totale d’un élément tout à fait caractéristique du motif : les clochettes. Pour le reste, le schéma reste fondamentalement celui que nous connaissons. Bien sûr, ce n’est pas celui des Mirabilia primitifs, mais il ne nous surprend pas exagérément.

Il s’agit d’un bâtiment (un « très grand temple ») qu’on ne localise pas d’une manière précise, auquel on ne donne aucun nom et qu’on dit sans plus construit par « les Romains » (aucune allusion à Virgile). Y sont rassemblées les statues (ici ce sont des divinités) des différentes provinces ; elles ne portent aucune inscription et font cercle autour d’une statue centrale qui est celle de Rome et que toutes les autres regardent. L’expression respicientia rectis vultibus idolum Romanorum du § 4 est particulière. Elle n’apparaît pas dans les textes antérieurs, et ne se trouve que dans un sermon de Ladislas Pelbertus, de beaucoup postérieur à Jacques de Voragine et qui sera examiné plus loin.

On notera au passage qu'un traducteur anonyme français a vu dans la statue centrale celle de Romulus (lecture de A. Graf, Memoria, 1923, p. 154, n. 29, faite dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale de Turin). Erreur de traduction ? Ou interprétation personnelle ?

Quoi qu'il en soit, en cas de rébellion, la statue rebelle, qui n’a pas de clochette, manifeste son opposition à Rome en tournant le dos à la statue centrale, « comme pour indiquer qu’elle se soustrayait à sa domination » (tamquam innuens quod ab eius dominio recessisset).

Pour le moine chrétien, il s’agit de magie. Les mots arte diabolica rappellent des formules de même sens comme arte mechanica (par ex. Graph., 38, p. 94, V.-Z., à propos du cubiculum de Chromatius), arte magica (dans les Mirabilia, par ex. chez Maître Grégoire, pour le « cheval de Constantin »), arte necromantica (André de Ratisbonne, citant Hugo de Pise), etc.

Rien n’est dit de certaines des conséquences de ce geste d’opposition, rapportées parfois avec beaucoup de détails dans d’autres textes : identification par les prêtres-gardiens de la province rebelle, transmission de cette information aux autorités, souvent les sénateurs (ici les Romains sont simplement conciti « alertés »).  Jacques de Voragine ne mentionne que l’envoi d’un corps expéditionnaire, sans préciser non plus quelles autorités prenaient l’initiative d’envoyer le corps expéditionnaire.

Manifestement ces détails n’ont guère d’importance pour le moine dominicain : ce qui semble important à ses yeux, c’est que les Romains avaient chez eux dans ce maximum templum les divinités de toutes les provinces.

C’est en tout cas l’élément que Jacques de Voragine souligne au début du § 7 et qui va lui servir de transition. En effet, explique-t-il, les Romains ne se satisfaisaient pas d’avoir dans leur ville les divinités de leurs provinces. Ils avaient aussi construit à Rome des temples particuliers : presque tous leurs dieux en avaient un (fere singulis diis). Mais même cela n’était pas suffisant à leurs yeux : ils voudront (§ 8) aussi construire un temple pour tous les dieux. Ce sera le Panthéon.

La gradation est nette : les dieux de toutes les provinces bénéficiant tous ensemble d’un templum maximum (§ 4) ; chacun (ou presque) des dieux romains recevant un temple qui lui était propre ; et enfin, pour être sûr de n’oublier personne, un temple élevé en l’honneur de tous les dieux (in honorem deorum omnium). Nous n’avions pas encore rencontré cette gradation. Elle permet en tout cas de passer très habilement du temple aux statues magiques à celui de tous les dieux.

Viennent alors les §§ 8-16 consacrés au Panthéon, lequel, vu l’objectif poursuivi, se devait d’être « un temple plus merveilleux et plus élevé que tous les autres ». La description de Jacques de Voragine va intégrer des éléments classiques très simplifiés et des éléments nouveaux plutôt interpellants.

Le § 8, avec la mention des mots grecs pan et theos, propose une étymologie assez habituelle pour le temple. Dans le § 9, Cybèle est bien présente, comme dans les Mirabilia, en tant que « mère de tous les dieux ». Elle est censée avoir conseillé aux Romains, s’ils voulaient la victoire sur tous leurs ennemis, d’élever un temple magnifique « à ses fils », c’est-à-dire à tous les dieux. Ces quelques lignes transmettent évidemment l’essentiel de l’histoire d’Agrippa que la tradition, habituellement avec beaucoup plus de détails, présente comme l’étiologie de la construction du Panthéon (cfr Mirab., 16, largement diffusée). Comme les § concernant le complexe aux statues, les § 8 et 9 résument très fortement des données sur lesquelles le rédacteur de la Légende dorée ne souhaitait manifestement pas s’attarder. Peut-être ne s’y intéressait-il pas spécialement ? Ou les estimait-il suffisamment connues de ses lecteurs ?

Quoi qu’il en soit, le moine chrétien n’hésite pas à juger au passage la conduite des Romains : c’est de leur part « une manifestation de folie » (sue vesanie ostentationem) que cette construction, et la victoire que Cyblèle est censée leur avoir promise n’est qu’une tromperie de plus des prêtres païens (ad maiorem populi deceptionem).

Les § 10-13 apportent du nouveau. Le thème (§ 10) de la forme sphérique symbolisant la divinité et l’éternité divine n’est pas présent dans les textes que nous avons analysés, mais il est bien connu dans l’antiquité. On sait que les corps célestes – qui sont des dieux – ont, dans la pensée antique, la forme d’une sphère et suivent une orbite parfaitement circulaire. Quant à la demi-sphère – la forme de la voûte du Panthéon –, elle symbolise aussi le ciel et la présence de l'esprit divin dans sa projection sur la terre (cfr notamment H.P. L'Orange, Studies on the Iconography of Cosmic Kingship in the Ancient World, Oslo, 1953, p. 9-34).

Outre le détail – à la fois astucieux et amusant – des pièces de monnaie, les § 11-13 font allusion à une technique de construction plutôt curieuse. À supposer qu'elle ait existé dans l’antiquité, elle n'a certainement pas été utilisée en l’occurrence, le Panthéon présentant des difficultés très particulières de construction, sur lesquelles nous n’avons pas à insister ici (cfr par exemple P. Gros, L'architecture romaine du début du IIIe siècle av. J.-C. à la fin du Haut-Empire. I. Les monuments publics, Paris, 1996, p. 174-179).

À notre connaissance, le détail des pièces de monnaie jetées avec la terre à l’intérieur du bâtiment en construction (cum terra denarios, accompagné d’un prudent ut dicitur) ne se rencontre pas non plus ailleurs. Une note de H.F. Massmann (Kaiserchronik, III, 1854, p. 428) évoque bien à ce propos un texte de Suétone (Aug., 57, 3) racontant que la jeunesse romaine jetait chaque année pour le salut d’Auguste des pièces de monnaie (stipem iaciebant) dans le lacus Curtius du Forum. Mais on ne voit pas quel rapport pourrait exister entre les deux informations.

Par contre la pomme de pin (pinea) des § 14 et 16 est traitée dans d’autres versions des Mirabilia. C’est un bronze énorme qui a été conservé et qui décore aujourd’hui le Cortile de la Pigna du Vatican. Qu’il ait été installé dans l’antiquité sur le faîte du Panthéon dont il aurait occupé le centre du toit et que ce soit sa chute qui expliquerait l’ouverture supérieure de l’édifice, est pure légende. Tout archéologue sait que le trou central (oculus) de 8,7 m de diamètre ne résulte pas de l’effondrement de la partie supérieure de la coupole, mais fait partie de la construction primitive.

Le § 15 contient lui aussi une information fort originale, précédée par un aiunt quoque, qui pourrait faire référence à une source secondaire, apportant une information complémentaire. Elle réintroduit d’une manière plutôt bizarre les statues des provinces dont il avait été question dans les premiers paragraphes. Mais le problème est d’interpréter le in hac.

Pour les traducteurs de l’édition de La Pléiade (2004) que nous avons suivie, le démonstratif renverrait au summitate du § précédent, c’est-à-dire « le toit ». Dans cette interprétation, les Romains auraient placé au sommet du Panthéon non seulement une pinea mais aussi une collection de statues. Mais on pourrait aussi penser que le hac renvoie à pinea ; dans ce cas, les provinces auraient été sculptées sur la pomme de pin avec des détails suffisamment précis pour permettre d’en bas leur identification (mirabiliter sculptae). C’est ce qu’avait compris le traducteur français du XIVe siècle : Et si comme l’en dit, toutes les provinces estoient entaillees merveilleusement dedens ce pin, si que tous ceulx qui venoient a Romme povoient voir en ce pin quel part sa province estoit. Quoi qu’il en soit, la pomme de pin du Cortile de la Pigna ne porte pas de sculptures qui autoriseraient cette seconde interprétation, mais certains auteurs du Moyen Âge pouvaient prendre beaucoup de libertés avec le réel, même celui qu’ils avaient sous les yeux.

 

7. Un jugement d’ensemble

Quoi qu’il en soit, et pour nous en tenir à la description du complexe aux statues, la notice de Jacques de Voragine occupe une place à part et ne semble se rattacher à aucune des traditions analysées jusqu’ici. Son utilisation se révèle finalement plus intéressante que son contenu. C’est que le moine dominicain a réussi, avec un certain brio, à l’introduire dans un développement sur le Panthéon antique et l’institution de la fête de la Toussaint.

Il faut dire que Jacques de Voragine disposait, avec la version la plus ancienne des Mirabilia (vers le milieu du XIIe siècle), d’une sorte de modèle. En effet, Mirab. 16, à l’intérieur d’une seule et même notice, abordait à la fois la description du complexe aux statues, la fondation du Panthéon par Agrippa sur l’ordre de Cybèle, la concession du bâtiment au Pape Boniface IV, sa dédicace à la Vierge Marie, et la date du 1 novembre pour l’institution per ecclesias totius mundi d’une célébration pour tous les défunts. Tout cela se retrouve chez Jacques de Voragine, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, mais transformé, corrigé, enrichi d’éléments nouveaux, et réorganisé en un ensemble cohérent.

La conclusion du § 19, dont nous avons donné plus haut l’origine, convient parfaitement pour le bloc des § 8-18, mais ne prend pas en compte les premiers paragraphes (§ 4-7), et tout particulièrement ceux qui concernent le complexe aux statues.

Ces § ne jouent aucun rôle, et, si l’on y réfléchit, ne rentrent d’ailleurs pas dans un développement sur l’institution de la Toussaint (omnium sanctorum festiuitas, cfr § 1) en rapport avec la dédicace d’un temple (propter cuiusdam templi dedicationem, cfr § 3). Étant donné le but poursuivi, les paragraphes consacrés au complexe des statues apparaissent inutiles et superfétatoires : ils n’étaient pas nécessaires. Pourquoi alors sont-ils là ?

Nous ne voyons qu’une explication à leur présence : la force de la tradition, en d’autres termes, le poids des premières notices des Mirabilia où la mention du complexe aux statues précédait l’histoire de la fondation du Panthéon et la transformation de celui-ci en église chrétienne.

On objectera peut-être que, dans les Mirabilia primitifs, le rédacteur, s’il traitait bien du complexe aux statues à l’intérieur de la notice consacrée au Panthéon, avait pris soin de préciser que ces statues se trouvaient en fait in Capitolio. Il n’y avait aucune ambiguïté sur leur localisation : elles n’étaient pas dans le Panthéon. C’est vrai. Mais en étudiant plus haut l’évolution de la tradition des Mirabilia, nous nous sommes aperçu que le texte initial n’avait pas toujours été bien compris et que, dans la « branche allemande » de la tradition notamment, le motif des statues magiques avait pour ainsi dire « phagocyté » toute la notice sur le Panthéon.

Jacques de Voragine (ou sa source) n’a pas commis cette confusion. Le motif des statues magiques fait toujours partie de la notice racontant comment le Panthéon était devenu Sainte-Marie-la-Ronde, mais le rédacteur ne place pas les statues à l’intérieur du Panthéon, pas plus qu’il ne place dans le Panthéon les temples que les Romains ont élevés à chacune de leurs divinités (§ 7). Rappelons la gradation établie par Jacques de Voragine (ou par sa source) et que nous n’avons retrouvée nulle part ailleurs : (a) un temple unique consacré à toutes les divinités des provinces ; (b) de multiples temples consacrés chacun à une des divinités romaines ; (c) un  temple unique élevé à l’ensemble des dieux.

Si la notice de Jacques de Voragine, en ce qui concerne les détails de son contenu, ne peut certainement pas être rattachée à la tradition des Mirabilia, il se pourrait donc fort bien que sa structure générale ait conservé quelque chose des premières versions de cette tradition.

Pour le reste des points abordés dans la légende 158 de Jacques de Voragine, à savoir l’histoire médiévale du Panthéon devenu église et l’institution de la fête de la Toussaint, on comprendra que nous n’ayons fait que les survoler dans les pages qui précèdent. Ils sont en dehors de notre sujet.

 

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013