FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 4 : Les listes de « merveilles virgiliennes »

 

 E. Les statues magiques dans le de vita et moribus philosophorum du pseudo-Burley (1326)

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

Pour la date de rédaction de la liste de P. Divizia, nous ne possédions qu’un terminus ante quem. La liste suivante est datée avec plus de certitude et se place, en partie en tout cas, sous la garantie explicite d’Alexander Neckam, cité à deux reprises.

 

1. Le pseudo-Burley

La liste est présente dans un traité de 1326, qui porte le titre de vita et moribus philosophorum et qui fut longtemps attribué à Walter Burley (Burleigh, Burleus, ou Burlaeus), un auteur anglais, né vers 1275 et mort après 1344, qui enseigna à Oxford, Paris et Toulouse, et qui publia beaucoup. Cette attribution étant aujourd’hui contestée, nous parlerons du pseudo-Burley. Mais pour notre sujet l’intérêt de ce traité réside moins dans son auteur que dans la liste de merveilles virgiliennes qu’il contient et qu’on peut dater avec précision (1326).

 

2. Le contexte de la notice

La notice figure dans un développement assez long consacré à Virgile, dont la structure fait songer à celle repérée dans plusieurs des textes analysés plus haut (Neckam, Vincent de Beauvais, Jean de Galles, le manuscrit du fonds Magliabechi) : d’abord quelques généralités sur Virgile ; puis des merveilles napolitaines (ici au nombre de sept : la mouche d’airain, le marché, la sangsue d’or, le jardin, le pont aérien, le campanile et les bains) présentées avec quelques détails ; puis une seule merveille romaine beaucoup plus détaillée, qui est la Salvatio Romae, dûment nommée d’ailleurs ; puis quelques autres généralités sur Virgile pour clôturer la notice.

La correspondance globale dans l’organisation de la matière est manifeste. Comme en outre, la notice du pseudo-Burley fait à deux reprises explicitement référence à Neckam, on serait à première vue tenté de penser que le rédacteur suit fidèlement la présentation de Neckam.

Ce serait une erreur. D’abord les généralités initiales ne sont pas les mêmes des deux cotés. Le portrait de Virgile chez le pseudo-Burley ne recouvre pas celui de Neckam. Le pseudo-Burley par exemple précise que Virgile était philosophia naturali preditus, qu’il était aussi nigromanticus et qu’on racontait de lui qu’il avait réalisé des choses mira quidem arte, en français « des merveilles ». Rien de tout cela chez Neckam. Quant aux généralités finales chez le pseudo-Burley, elles concernent les oeuvres poétiques de Virgile (Énéide, Bucoliques et Géorgiques), totalement absentes chez Neckam.

Mais cela concerne l’introduction et la conclusion. Qu’en est-il de la liste proprement dite ? Le pseudo-Burley commence, comme Neckam, par les réalisations napolitaines. Mais chez lui elles sont sept, contre quatre seulement chez Neckam. La présentation des merveilles communes est d’ailleurs un peu différente chez les deux auteurs, même si Neckam se voit cité explicitement comme garant à deux reprises : une fois (Narrat enim Alexander Nequam in libro « De naturis rerum ») pour le marché, et une autre fois (Prefatus eciam Alexander Nequam narrat quod, etc.) pour le jardin. Apparemment, jusqu’ici, la garantie de Neckam ne porte que sur deux des merveilles napolitaines.

Mais qu’en est-il du motif des statues aux clochettes ? Sur ce point précis, le pseudo-Burley a-t-il été influencé par Neckam ?

 

3. La notice : texte et traduction

J’ai utilisé le texte de J.M. Ziolkowski, M.C.J. Putnam (éd.), The Virgilian Tradition, New Haven et Londres, 2008, p. 919-920, n’ayant pas pu trouver la référence précise de la page dans l’édition : Gualteri Burlaei liber de vita et moribus philosophorum, mit einer altspanischen Übersetzung der Eskurial-bibliothek, herausgegeben von Hermann Knust, Tübingen, 1886, 441 p. (Bibliothek des litterarischen Vereins in Stuttgart, 177). – Réimpression Francfort/Main, Minerva, en 1964. –  Online facile en PDF.

 

 

The Virgilian Tradition, 2008, p. 919-920

Traduction française

(1) Creditur eciam ab eo [= Virgile] factum illud mirabile quod dicebatur Salvacio Rome.

(1) On croit aussi qu’il [= Virgile] a fait cette merveille appelée Salvatio Romae.

(2) Erat in templo quodam consacracio omnium statuarum, que statue scripta nomina in pectore gentis eius imaginem tenebat <gestabant> et tintinabulum unaquaque statua ad collum habebat.

(2) Il y avait dans un certain temple des statues toutes consacrées. Elles portaient, chacune écrit sur sa poitrine, le nom du peuple qu’elles représentaient. Chaque statue avait une clochette au cou.

(3) Erantque sacerdotes die ac nocte vigilantes semper qui eas custodiebant.

(3) Des prêtres veillaient continuellement, nuit et jour, pour les surveiller.

(4) Et que gens in rebellionem consurgere conabatur contra imperium Romanum, statua illius commo­vebatur et tintinabulum illius movebatur in collo eius,

(4) Si une nation tentait de se rebeller contre l’empire romain, sa statue se mettait en mouvement, ainsi que la clochette qu’elle portait au cou ;

(5) et statua ipsa mox digitum indicem protendebat versus illam gentem et versus nomen illius gentis quod in ea erat scriptum,

(5) la statue elle-même étendait aussitôt l’index en direction de cette nation et du nom qui avait été inscrit sur elle.

(6) quod nomen scriptum continuo sacerdos prin­cipibus deportabat et mox exercitus ad eam gentem reprimendam mitttebatur.

(6) Cette inscription, un prêtre la portait immé­diatement aux chefs [de la ville], et aussitôt une armée était envoyée pour réprimer cette nation.

 

4. L’analyse de la notice

On voit immédiatement que la notice sur les statues magiques ne correspond pas à celle de Neckam. En fait, c’est du Vincent de Beauvais, presque textuel, avec toutefois deux suppressions très visibles. Ainsi l’allusion faite par Vincent à la tradition des Miracula mundi a-t-elle disparu dans le § 1, mais l’expression Salvatio Romae, le terme consacracio et le groupe tenebat gestabat, qui ont subsisté, confirmeraient, si besoin était, que cette tradition-là est à l’origine du texte. A disparu aussi, au § 5 cette fois et à propos du mouvement de l’index, le ut quidam addunt par lequel Vincent avait introduit un élément s’écartant de la source jusque alors suivie.

Bref, il n’est même pas nécessaire de comparer en détail les deux versions pour savoir que le pseudo-Burley a puisé la description des statues magiques chez Vincent de Beauvais qui, écrivant au XIIIe siècle, lui était de beaucoup antérieur.

Ce qui ne l’empêche pas d’avoir utilisé partiellement l’auteur du de naturis rerum dans sa présentation des merveilles napolitaines. C’est d’ailleurs à propos de deux d’entre elles que le pseudo-Burley cite explicitement la garantie de Neckam. Cette dernière ne couvre donc pas l’intégralité de la notice du pseudo-Burley, et surtout pas la description des statues magiques. Cette dernière vient quasi textuellement de Vincent de Beauvais.

 

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