FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 2 : Mirabilia urbis Romae

 

B. La compilation de Nicolás Rosell et la double mention des statues magiques dans le de mirabilibus

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

Au milieu du XIVe siècle, Nicolás Rossel, Cardinal d’Aragon, compile des textes plus anciens dont la date ne nous est pas connue directement. L’un d’entre eux est un traité du XIIIe siècle, intitulé de mirabilibus ciuitatis Romae, fort proche des premières versions des Mirabilia Romae, dont il se sépare toutefois sur un point important.

 

1. Le rôle de N. Rosell dans le motif des statues magiques

Nous venons de voir que les versions antérieures des Mirabilia évoquaient les statues magiques uniquement dans les notices consacrées au Panthéon, sous forme d’une allusion. On ne les trouvait pas dans les exposés sur le Capitole, où on aurait pu les attendre (Mirab., 23, p. 51-53 ; Graph., 31, p. 89).

 

Bibliographie

* La compilation de N. Rosell, intitulée de mirabilibus ciuitatis Romae, se trouve éditée dans R. Valentini et G. Zucchetti, Codice topografico della città di Roma. III. Scrittori : secoli XII-XIV, Rome, 1946, p. 175-196 (en abrégé V.-Z.)

 

Nicolás Rosell – ou plus exactement sa source, à savoir le texte qu’il a repris dans sa compilation – a conservé le motif des statues magiques dans l’histoire du Panthéon (Rosell, 25, p. 195 V.-Z.), mais il l’a également introduit dans la description du Capitole (Rosell, 17, III, p. 192 V.-Z.). Fondamentalement il s’agit d’une question de présentation et – pourrait-on dire – de clarification. Un rédacteur pouvait en effet estimer normal que le motif des statues aux clochettes soit traité – également – dans la description du Capitole puisque c’était le Capitole qui abritait ces statues. C’est en tout cas ce qu’a fait la source de Rosell.

 

2. La notice sur le Capitole dans la compilation de N. Rosell

Voyons d’abord comment se présente, chez N. Rosell, la notice sur le Capitole après insertion du motif des statues magiques. Ce dernier occupe essentiellement le § 4, que nous avons bien dégagé en le mettant en italiques dans la traduction :

 

Rosell, 17 (III, p. 192-193 V.-Z.)

Traduction française

(1) Capitolium ideo dicitur quia fuit caput totius mundi, quia consules et senatores ibi morabantur ad gubernandum urbem et orbem, cuius facies cooperta erat muris altis et firmis, vitro et auro undique coopertis et miris operibus laqueatis.

(1) Le Capitole est ainsi appelé parce qu’il était la tête du monde entier, car les consuls et les sénateurs y demeuraient pour diriger la ville et le monde. Son aspect présentait des murs élevés et solides, partout couverts de verre et d’or et lambrissés d’oeuvres remarquables.

(2) Infra arcem fuit palatium, quod erat pro magna parte auro et lapidibus pretiosis ornatum,

(2) Dans la citadelle se trouvait un palais, en grande partie orné d’or et de pierres précieuses,

(3) quod dicebatur valere tertiam partem mundi,

(3) qu’on disait valoir un tiers de toutes les richesses du monde.

 

 

(4) ubi tot statuae erant quot sunt mundi provinciae, et habebat quaelibet tintinnabulum ad collum. Et erant ita per artem magicam dispositae, ut quando aliqua regio Romano imperio rebellis erat, statim ymago illius provinciae vertebat se contra illam, unde tintinnabulum resonabat quod pendebat ad collum, tuncque vates Capitolii, qui erant custodes, referebant senatui.

(4) On y trouvait autant de statues que de provinces au monde ; chacune avait une clochette au cou. Elles étaient disposées, grâce à la magie, de telle manière que quand une région se rebellait contre l’empire romain, aussitôt la statue qui lui correspondait se tournait vers elle (= dans la direction de la province rebelle), ce qui faisait sonner la clochette qu’elle avait au cou. Alors les prêtres du Capitole, qui en étaient les gardiens, en référaient au sénat.

 

 

(5) Erant enim et ibi plura templa,

(5) Il y avait là aussi plusieurs temples :

(6) nam in summitate arcis super porticum Criminorum fuit templum Iovis et Monetae.

(6) ainsi au sommet de la citadelle, au-dessus du porticus Criminorum, le temple de Jupiter et de Moneta.

(7) In partem fori templum Vestae et Caesaris. Ibi fuit cathedra pontificum paganorum, ubi senatores posuerunt Iulium Caesarem in cathedra per sex dies infra mensem martium.

(7) Dans une partie du forum, il y avait le temple de Vesta et de César. C’était le siège des pontifes païens, où les sénateurs placèrent Jules César sur une cathèdre pendant six jours au mois de mars.

(8) Ex alia parte Capitolii, super Cannaparam, templum Iunonis.

(8) De l’autre côté du Capitole, au-dessus de Cannapara, un temple de Junon.

(9) Iuxta forum publicum templum Herculis.

(9) À côté de la place publique, un temple d’Hercule.

[…]

[…]

(10) Ideo dicebatur aureum Capitolium, quia prae omnibus regnis totius orbis fulgebat sapientia et decore.

(10) C’est pourquoi on parlait du Capitole d’or : il brillait sur tous les royaumes du monde entier, par la sagesse et l’éclat.

 

Dans cette notice sur le Capitole, le commentaire détaillé des paragraphes qui ne concernent pas les statues magiques nous entraînerait trop loin. Seule la question de l’insertion nous retiendra.

 

3. La technique d’insertion

Pour repérer avec précision la technique d’insertion, le plus simple est de placer côte à côte la notice de Mirab., 23 (sur le Capitole) et Rosell, 17 (sur le Capitole) qui s’en inspire étroitement. Le passage sur les statues magiques reste bien dégagé dans la présentation.

 

Mirab., 23 (III, p. 51-53 V.-Z.)

Rosell, 17 (III, p. 192-193 V.-Z.)

(1) Capitolium, quod erat caput mundi, ubi consules et senatores morabantur ad gubernandum orbem, cuius facies cooperta erat muris altis et firmis, diu super fastigium montis vitro et auro undique coopertis et miris operibus laqueatis.

(1) Capitolium ideo dicitur quia fuit caput totius mundi, quia consules et senatores ibi morabantur ad gubernandum urbem et orbem, cuius facies cooperta erat muris altis et firmis, vitro et auro undique coopertis et miris operibus laqueatis.

(2) Infra arcem palatium fuit miris operibus, auro et argento et ere et lapidibus pretiosis perornatum,

(2) Infra arcem fuit palatium, quod erat pro magna parte auro et lapidibus pretiosis ornatum,

(3) ut esset speculum omnibus gentibus.

(3) quod dicebatur valere tertiam partem mundi,

 

 

(4) ubi tot statuae erant quot sunt mundi provinciae, et habebat quaelibet tintinnabulum ad collum. Et erant ita per artem magicam dispositae, ut quando aliqua regio Romano imperio rebellis erat, statim ymago illius provinciae vertebat se contra illam, unde tintinnabulum resonabat quod pendebat ad collum, tuncque vates Capitolii, qui erant custodes, referebant senatui.

 

(5) Templa quoque infra arcem fuere, quae ad memoriam ducere possum, sunt haec.

(5) Erant enim et ibi plura templa,

(6) In summitate arcis, super porticum Crinorum, fuit templum Iovis et Monetae, sicut repperitur in marthi[ro]logio Ovidii de Faustis.

(6) nam in summitate arcis super porticum Criminorum fuit templum Iovis et Monetae.

(7) In partem fori, templum Vestae et Caesaris. Ibi fuit cathedra pontificum paganorum, ubi senatores posuerunt Iulium Caesarem sexta die infra mensem martium.

(7) In partem fori templum Vestae et Caesaris. Ibi fuit cathedra pontificum paganorum, ubi senatores posuerunt Iulium Caesarem in cathedra per sex dies infra mensem martium.

(8) Ex alia parte Capitolii, super Canaparam, templum Iunonis.

(8) Ex alia parte Capitolii, super Cannaparam, templum Iunonis.

(9) Iuxta forum publicum templum Herculis.

(9) Iuxta forum publicum templum Herculis.

[…]

[…]

(10) Ideo dicebatur aureum Capitolium quia prae omnibus regnis totius orbis pollebat sapientia et decore.

(10) Ideo dicebatur aureum Capitolium, quia prae omnibus regnis totius orbis fulgebat sapientia et decore.

 

À quelques détails près, le texte compilé par N. Rosell commence (§§ 1-3) et se termine (§§ 5-10) comme le ch. 23 des Mirabilia. C’est également en son milieu (§ 4) qu’a été insérée la notice sur les statues magiques.

L’insertion s’est faite sans difficulté, à la suite du passage (§§ 2-3) où les Mirabilia signalaient l’existence, sur le Capitole, d’un palais remarquable par sa décoration (argent, or, bronze, pierres précieuses) et son contenu (miris operibus). L’expression mira opera se prêtait évidemment bien à un développement sur les « statues magiques », d’autant plus que le palais en question, toujours pour le rédacteur des Mirabilia, était censé servir (§ 3) de speculum omnibus gentium. La source de N. Rosell n’a pas repris cette formule, qu’il a remplacée par la phrase : « c’était un palais valant un tiers de toutes les richesses du monde ». Mais quel pourrait bien être le sens de ce speculum omnibus gentium ?

En commentant plus haut les versions des Mirabilia sur le complexe aux statues (Mirab., 16, § 5, et Graph., 29, § 5), nous avons relevé la présence d’un syntagme prépositionnel in speculo, non pas dans la notice sur le Capitole (comme ici), mais dans celle du Panthéon. Après quelques hésitations, nous avions finalement opté pour la traduction « en observation » (comme s’il s’agissait de in specula), estimant que l’emploi de speculum dans ce contexte n’était guère conforme aux usages du latin classique.

Nous constatons maintenant que le rédacteur de la notice des Mirabilia (Mirab. 23) sur le Capitole utilisait le mot au nominatif dans le sens tout à fait classique de « reflet fidèle, reproduction, image » (un « miroir » au figuré). Dans le de Finibus de Cicéron (II, 32), les enfants et les bêtes ne sont-ils pas présentés comme le reflet fidèle, l’image, le miroir de la nature (parvi et bestiae, quae putat esse specula naturae) ?

Tout bien considéré, le bâtiment du Capitole qui regroupait les statues de toutes les nations soumises à Rome ne pourrait-il pas être vu comme une reproduction symbolique, mais fidèle, de l’ensemble de l’empire ? Ne serait-il pas le reflet de toutes les nations, une sorte d’imago mundi, un « miroir du monde » (speculum mundi) ?

Il est clair après les remarques qui précèdent que l’endroit où la source de N. Rosell, réécrivant la notice sur le Capitole, pouvait insérer le motif des statues n’était pas bien difficile à trouver.

Restons-en là pour l’instant, car nous aurons peut-être à revenir sur le sujet. C'est que le mot speculum lui-même fait songer au miroir magique, cette autre arme de défense dont les gens du Moyen Âge avaient doté Rome et que nous avons déjà évoquée dans l’introduction générale. Plus loin, l’analyse du Roman des Sept Sages de Rome notamment mettra en évidence les liens étroits entre les statues magiques et le miroir magique.

Quant à l’allusion à « la troisième partie du monde » (tertio parte mundi), propre à la compilation de N. Rosell, elle mériterait peut-être d’être prise en considération, et nous la retrouverons dans les traductions / adaptations de Rosell, en français et en italien. Mais elle n’a pas de rapport direct avec le contenu de la notice sur le complexe aux statues, qui va maintenant nous retenir.

 

4. Le contenu de la notice elle-même

Crea Dat Loca Deno Aucune précision n’est donnée sur le créateur du complexe, qui ne reçoit pas de nom particulier. Virgile n’est toujours pas mentionné. Aucune mention non plus sur la date ou les raisons de la construction.

En ce qui concerne la localisation, la tradition des Miracula mundi donnait l’impression que le complexe des statues aux clochettes s’identifiait au Capitolium : « le Capitolium, première merveille du monde, c’était le rassemblement de statues ». Ce n’était plus le cas dans les versions les plus anciennes des Mirabilia (Mirab. et Graph.), où la statue de la Perse in Capitolio est dite avoir sonné in templo Iovis et Monetae. Dans la présente compilation de N. Rosell, le complexe aux statues magiques se trouve dans un palatium richement orné du Capitole. Les variations sont subtiles, mais réelles.

Une précision lexicale au passage. Il ne faudrait pas traduire trop vite l’expression infra arcem de Mirab. et de Rosell par « en-dessous de la citadelle ». Dans le latin médiéval, infra a souvent le sens de « dans » et les adaptateurs de Rosell au XIIIe siècle lui donneront d'ailleurs ce sens, tout comme plus tard Jean d'Outremeuse.

Magi Il est nettement dit ici que la réalisation est due à la magie ; les statues sont disposées per artem magicam. Ce rapport à la magie n’est pas un élément nouveau, mais il est ici explicite.

Stat Disp Mouv Que représentent les statues ? Nous avons déjà entendu parler de gentes, voire de regna. Apparaissent ici les termes de provinciae (2 fois) et de regio (1 fois). Finalement, le choix du terme ne semble pas porteur de signification. Ce qui est important, c’est la correspondance entre les statues et des régions.

Une nouveauté apparaît en ce qui concerne la disposition des statues, discrète encore que nette, mais porteuse de bien des changements. Il est dit qu’en cas de rébellion, la statue « rebelle » (appellons-la ainsi) se tourne dans la direction de la région qu’elle représente (vertebat contra illam). Jusqu’ici seuls étaient évoqués dans les textes des mouvements non précisés : la statue rebelle « s’agitait » (commovebatur), ce qui faisait sonner sa clochette.

À l’appui de l’interprétation (« en direction de la province rebelle ») du contra illam de N. Rosell, les éditeurs du Codice topografico (V.-Z., t. III, Rome, 1946, p. 192, n. 1) citent un texte tiré d’un manuscrit de la Bibliothèque nationale de Vienne (Lat. 425) :

In [Capitolio] LXXII imagines eree stabant, ad similitudinem septuaginta duarum linguarum, habentes scriptum in pectore singulas provincias. Et si aliqua gens nitebatur insurgere contra Romanum imperium, statim ymago vertebatur contra illam provinciam, cuius scriptum retinebat in pectore.

Au Capitole il y avait 72 statues de bronze, à l’image des 72 langues. Chacune avait, écrite sur sa poitrine, le nom de sa province. Si une nation tentait de se dresser contre l’empire romain, aussitôt la statue se tournait en direction de la province dont elle portait le nom sur la poitrine.

Les éditeurs ne précisent pas la place de ce manuscrit dans la tradition des Mirabilia (peut-être même d’ailleurs n’en fait-il pas partie !), mais le texte est intéressant. D’abord parce qu’il aide à comprendre le contra illam de N. Rosell, ensuite pour les précisions qu’il contient : 72 statues de bronze, « à l'image des 72 langues », ce nombre ‒ symbolique ‒ étant signalé ici comme celui des langues apparues sur terre à l'époque de la Tour de Babel (cfr Jean d'Outremeuse, Myreur, I, p. 9). On rappellera qu’un passage du Chronicon Salernitanum (fin Xe siècle) faisait état de 70 statues, sans justifier ce nombre. Le commentaire ad locum mentionnait aussi le chiffre de 100 statues, dans la tradition arabe. Nous ne rencontrerons plus dans la suite d'indication chiffrée.

Mais revenons au mouvement de la statue rebelle. Le fait que celle-ci se tourne vers la zone où est censé se développer un sentiment d’hostilité suggère évidemment que, « en temps normal », les statues regardaient vers l’intérieur. Ce n’est pas dit ici en ces termes, mais des textes ultérieurs s’attacheront à décrire expressis verbis des mouvements de statues qui d’ailleurs se compliqueront. Notre partie thématique a déjà évoqué cette question, sur laquelle nous aurons encore à revenir dans la suite de nos analyses de textes.

Clo Iden Aucune précision n’est donnée sur un éventuel moyen d’identification. Toujours pas trace de l’inscription, courante dans la tradition des Miracula, mais qui avait déjà disparu dans les premières versions des Mirabilia. Quant à la clochette, portée au cou, elle est ici aussi désignée par le mot tintinnabulum, qui devient en quelque sorte classique, et c’est toujours le mouvement même de la statue qui la fait sonner.

Surv Trans Exp La surveillance (custodes) est bien assurée. Les sacerdotes sont devenus des vates, ce qui ne change pas grand-chose. Ils sont censés en référer au sénat (senatui). Rien de nouveau. Dans la tradition des Miracula, les sénateurs étaient déjà les destinataires des messages et les détenteurs de l’autorité.

Quant à l’expédition militaire, il n’est pas fait mention d’une quelconque mesure de rétorsion à l’encontre des rebelles, mais on a l’impression que « la chose va de soi ». En fait le texte de N. Rosell est très court, comme l’était d’ailleurs celui des versions les plus anciennes, qu’il a pris pour modèle.

Manifestement, l'innovation principale du texte qu’il a compilé se bornait à déplacer la notice initiale en l’insérant dans un autre contexte. Reste que la nouveauté portant sur le mouvement de la statue rebelle ne manque pas d’intérêt. La source de N. Rosell a-t-elle inventé ce détail, ou l’a-t-elle repris ailleurs ? On ne le sait pas. Mais elle va faire école.

 

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