FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir : deux instruments magiques pour protéger Rome

 

Ch. 1 : Les statues magiques dans la tradition des Miracula mundi
 (« Les Sept Merveilles du Monde »)

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain

Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 


Plan

1. Le texte de l'édition H. Omont

2. La question de la dénomination (Salvatio Romae) et les trois nouveaux manuscrits de N. Cilento

3. La plus ancienne utilisation du motif (Chronicon Salernitanum, fin Xe)

4. Le complexe aux statues dans la tradition arabe

5. Observations sur la tradition des Miracula mundi en général

 

Bibliographie

* H. Omont, Les sept merveilles du monde au moyen âge, dans Bibliothèque de l'École des Chartes, t. 43, 1882, p. 40-59.

Chronicon Salernitanum. A Critical Edition with Studies on Literary and Historical Sources and on Language, by Ulla Westerbergh, Stockholm, 1956, xxx-362 p. (Acta Universitatis Stockholmiensis. Studia Latina Stockholmiensia, 3).

* N. Cilento, Sulla tradizione della "Salvatio Romae" : la magica tutela della città medievale, dans Roma anno 1300. Atti della IVa settimana di studi di storia dell'arte medievale dell'Università di Roma "La Sapienza", 19-24 maggio 1980, a cura di A.M. Romanini, Rome, 1983, p. 695-703. Les p. 697-699 contiennent une présentation, une analyse et une critique détaillée du texte du Chronicon Salernitanum.

 

C’est au sein de la tradition des Miracula mundi (en français : Les sept merveilles du monde) qu’apparaît pour la première fois la légende des statues magiques. Le Moyen Âge connaît cette tradition sous deux formes différentes : une version orientale, qui commence par les Jardins de Babylone et se termine par la Tombe de Mausole, et une version occidentale, qui présente successivement le Capitolium de Rome, le phare d’Alexandrie, le Colosse de Rhodes, la statue de Bellérophon à Smyrne, le théâtre d’Héraclée, les bains d’Apollonius de Tyane et le temple de la Diane d’Éphèse. Tous les manuscrits de la liste occidentale ouvrent sur le Capitole, présenté comme « la première merveille du monde » parce qu’il accueille les statues magiques.

Comme une liste de Miracula mundi figure dans les œuvres de Bède le Vénérable, on a cru naguère pouvoir en dater la plus ancienne attestation du VIIIe siècle. Mais ce petit traité n’est plus considéré actuellement comme authentique ; c’est du pseudo-Bède, et le VIIIe siècle n’est donc pas fiable. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Depuis 1882, on dispose, grâce à H. Omont, d’une édition critique des Sept merveilles du monde, basée sur six manuscrits. Un article plus récent  de N. Cilento (Tradizione, 1983) en a signalé trois autres, dont le plus ancien (le Codex Latinus Monacensis 22053) date du IXe siècle. C’est lui qui constitue notre plus ancien témoignage sur les statues magiques. C’est toutefois l’édition H. Omont qui constituera notre point de départ.

 

1. Le texte de l’édition H. Omont

a. le texte et la traduction

Cette édition se base sur six manuscrits français dont les dates vont du Xe au XIIe siècle. La liste s’intitule De septem miraculis mundi ab hominibus factis. En voici le début, qui seul nous intéresse :

    Primum miraculum est Capitolium Rome, que totius mundi civitatum civitas est. Et ibi consecratio statuarum omnium gentium. Que statue scripta nomina in pectore gentis, cujus imaginem tenebant, gestabant, et tintinnabulum in collo uniuscujusque statue erat ; sacerdotes quoque die ac nocte semper vigilantes eas custodiebant. Et que gens in rebellionem consurgere conabatur contra Romanum imperium, statua illius gentis commovebatur, et tintinnabulum in collo ejus resonabat, ita ut scriptum nomen continuo sacerdotes principibus deportarent, et ipsi absque mora exercitum ad reprimendam eamdem gentem dirigerent. (H. Omont, Sept merveilles, 1882, p.47-48)

    La première merveille est le Capitole de Rome, qui est la ville des villes du monde entier. On y avait consacré là les statues de toutes les nations. Ces statues portaient écrit, chacune sur la poitrine, le nom de la nation qu’elles représentaient, et une clochette était suspendue à leur cou. Des prêtres aussi les surveillaient nuit et jour, en restant continuellement attentifs. Si une nation tentait d’entrer en rébellion contre l’empire romain, sa statue bougeait, la clochette à son cou résonnait, si bien que les prêtres portaient immédiatement le nom de l’inscription aux chefs [de Rome] qui, sans délai, envoyaient une armée pour réprimer cette nation.

b. l’analyse et le commentaire

Comme le texte contient une série d’éléments constituants que nous retrouverons dans nos autres témoins, à l’identique ou déclinés de multiples manières, nous leur attribuerons un sigle qui sera utilisé dans nos analyses ultérieures.

Mobi Dat Crea Deno Loca Aucune information n’est donnée sur les mobiles qui ont conduit à la création de ce complexe, ni sur sa date, ni sur le nom de son créateur. Rien n’est dit non plus de sa dénomination propre (on en reparlera immédiatement), mais sa localisation est bien précisée. Le complexe se trouve à Rome, au Capitole, et si le Capitole de Rome, « ville des villes », est la première merveille du monde, c’est bien parce qu’il possède les statues magiques.

Stat Iden Cloc Magi Ces statues représentent toutes les nations (omnium gentium). On ne précise pas d’emblée qu’il s’agit de toutes les nations soumises à Rome, mais l’évocation, quelques lignes plus loin, d’une rébellion (in rebellionem) l’implique. Dans des textes ultérieurs, il sera indiqué que le nombre de statues correspond au nombre des nations, ou des pays, ou plus souvent encore des provinces.

Dans la description, le groupe latin tenebat / gestabat (isocolie, finale semblable) attire l’attention. On le retrouvera plus loin et il pourrait même constituer un « marqueur » de cette tradition. L’identification est assurée par une inscription : chaque statue porte son nom sur la poitrine. Elle porte aussi au cou une clochette (en latin tintinnabulum). Le mot « magie », comme tel, n’apparaît pas dans le texte, mais aucun lecteur médiéval ne pouvait s’y méprendre : le complexe n’était pas une œuvre humaine. La présence du terme consecratio facilite d’ailleurs cette interprétation en orientant vers le domaine religieux ou magique (Tert., Idol., 15, 5).

Disp Surv Mouv Bruit Rien n’est dit de la disposition des statues à l’intérieur du complexe. Mais la notice insiste sur le fait qu’une surveillance, constante, est assurée par des prêtres. En cas de rébellion de la nation qu’elle représente, la statue bouge (« elle était mise en mouvement » commovebatur). Ses mouvements ne sont ni explicités ni décrits avec précision. Ils semblent être « automatiques », c’est-à-dire magiques. On est libre d’imaginer le mouvement : peut-être la statue tressaille-t-elle, saute-t-elle sur elle-même. En tout cas, entraînée par ce mouvement, la clochette fait du bruit : elle sonne.

Trans Exp Viennent ensuite des précisions sur la transmission de l’information. Alertés par la clochette, les prêtres de service viennent voir de quelle statue il s’agit, prennent l’inscription avec le nom de la nation rebelle et la portent aux principes, terme assez vague qui désigne évidemment les autorités responsables. Celles-ci envoient alors une expédition militaire pour ramener l’ordre et faire rentrer la région rebelle dans le giron de Rome.

Peut-être vaut-il la peine de relever l’insistance mise par le rédacteur sur la rapidité de la réaction des autorités (continuo, absque mora).

 

2. La question de la dénomination (Salvatio Romae) et les trois nouveaux manuscrits de N. Cilento

La question de la dénomination est importante. En effet les Modernes, pour désigner le complexe aux statues magiques, utilisent l’expression Salvatio Romae ou Salvatio civium d’une manière tellement générale qu’on a l’impression qu’elle était omniprésente dans la tradition médiévale. En fait, c’est très loin d’être le cas.

L’édition de H. Omont ne reprend pas l’expression. Figurait-elle dans les trois nouveaux manuscrits signalés par N. Cilento ? Voici le début des notices présentant la première des sept merveilles :

1. Codex Latinus Monacensis 22053 (ex Vess. 53), IXe siècle, fol. 95v

     Primum. Capitolium Rome salvatio totius. Quia civitas civium et ibi consecratio statuarum omnium gentium, etc.

2. Codex Cavensis 3, milieu du XIe siècle, fol. 333 (nouveau numéro 329)

     Primum miraculum fuit Capitolium Rome. Tutius quam civitas civium et ibi consecratio statuarum omnium gentium, etc.

3. Codex Vat. Lat. 1984, XIe-XIIe siècle, fol. 8 v, col. 7

     Miraculum primum Capitolium Rome. Tutius quam civitas civium et ibi consecratio statuarum omnium gentium, etc.

On voit que le terme Salvatio n’est présent que dans le premier texte, le plus anciennement attesté, il est vrai.

Pour être tout à fait complet, il faudrait également évoquer le manuscrit C, le plus récent (XIIe siècle) des six utilisés par H. Omont. On trouvera ci-dessous le début de la notice. Le savant français n’a pas jugé bon de l’accepter dans son édition, mais il l’a transcrit dans son apparat critique avec la ponctuation suivante :

Quod primum est, Capitolium Romae, salvatio civium, major quam civitas, ibique fuerunt gentium a Romanis captarum statuae, etc.

Le groupe salvatio civium est bien présent, mais la phrase n’est pas pas facile à comprendre, ni à traduire. Que pourrait vouloir dire major quam civitas ?

Bref, les témoins de la tradition des Miracula mundi, où figure le mot salvatio, affichent un texte clairement insatisfaisant, ce qui rend toute traduction incertaine. N’insistons pas. On doit considérer comme abusive la généralisation moderne de l’expression Salvatio Romae pour qualifier le complexe. Pour notre part en tout cas, nous ne l’utiliserons que quand elle apparaîtra expressis verbis dans les textes analysés. C’est loin d’être fréquent.

 

3. La plus ancienne utilisation certaine du motif (Chronicon Salernitanum, fin Xe)

La plus ancienne utilisation certaine du motif remonte à la fin du Xe siècle. Elle figure dans une chronique écrite dans le sud de l’Italie : le Chronicon Salernitanum, dont l’auteur a manifestement utilisé un texte appartenant à la tradition des Miracula mundi. Nous nous intéresserons au contexte de la notice, à son contenu et à son utilisation.

a. le contexte

L'auteur anonyme de cette Chronique en latin est un moine de Saint Benoît de Salerne qui, écrivant vers 978, raconte les événements de l'Italie méridionale lombarde entre le IXe et le Xe siècle. À cette époque existaient de nombreux contacts entre Amalfi, Naples et Salerne d’une part, l’Orient byzantin et islamique de l’autre (N. Cilento, Tradizione, 1983, p. 698).

L'histoire des statues magiques aux clochettes se retrouve dans le récit du règne d’un empereur byzantin, Alexandre. Successeur de son frère, Léon VI, Alexandre ne régna que treize mois (de mai 912 à juin 913) sans laisser un bon souvenir. Les historiens byzantins évoquent son impiété, son paganisme, son idolâtrie, son arrogance, son recours à la magie, ses débauches. C’est pour illustrer ses défauts que le moine rédacteur a utilisé l’histoire des statues magiques. Voilà pour le contexte.

 

b. le texte et la traduction

Pour la facilité de la lecture, le texte latin (repris à N. Cilento, Tradizione, 1983, p. 701) a été divisé par nos soins en paragraphes numérotés, un procédé que nous adopterons généralement dans la suite. Le texte est accompagné d’une traduction. Comme on le constatera, la notice aux statues se trouve au centre de l’extrait (§ 2).

 

                    Chronicon Salernitanum, c. 131, p. 143 (978 a.C.)

Traduction française

(1) Leo iam dicto non diu supervixit ; ille Alexander dum funus germani vidisset, in magna superbia est elevatus, et non tantum coram hominibus sed eciam contra Deum conabatur se iactitaret.

(1) L’empereur Léon dont on vient de parler ne survécut pas longtemps. Lorsque Alexandre eut vu les funérailles de son frère, il fut rempli d’un grand orgueil et tentait de se faire valoir non seulement devant les hommes mais aussi contre Dieu.

(2) Nam septuaginta statue, que olim Romani in Capitolio consecrarunt in honorem omnium gencium, que scripta nomina in pectora gencium cuius ymaginem tenebant gestabant, et tintinnabulum uniuscuiusque statue erat, et sacerdotes die ac nocte semper vicibus vigilantes eas custodiebant, et que gens in rebellionem consurgere conabatur contra Romanum imperium, statua illius gentis commovebatur, et tintinnabulum in collo illius resonabat ita ut scriptum nomen continuo sacerdotes principibus deportarent et ipsi absque mora exercitum ad reprimendam eandem gentem dirigent.

(2) Les Romains avaient jadis consacré au Capitole septante statues en l’honneur de toutes les nations ; elles portaient sur la poitrine le nom écrit des nations qu’elles représentaient, et chacune d’elles avait une clochette ; des prêtres les gardaient, veillant sans cesse sur elles, nuit et jour, à tour de rôle. Si une nation tentait d’entrer en rébellion contre l’empire romain, la statue qui lui correspondait était mise en mouvement, et la clochette qu’elle portait au cou retentissait. Ainsi les prêtres pouvaient aussitôt porter le nom écrit aux chefs et ceux-ci pouvaient, sans aucun délai, envoyer une armée pour réprimer cette nation.

(3) Set dum fuissent predicte statue eree Constantinopolim deportate, ille iam fatus imperator Alexander hiusmodi verba depromsit : « Illo denique temporum Romanorum imperatores erant gloriosi, quando iste statue venerabantur ». Unde statim sericis vestibus venire iussit et singulas circumdedit. Nocte igitur subsecuta cum se sopori dedisset, vir clarissimus ei apparuit, et comminanter super eum venit, eumque in pectore forti yctu percussit, et nomen suum protinus propalavit ediciens : « Ego sum, inquid, Romanorum princeps Petrus ! » Et statim cum magno tedio evigilavit, sanguinemque suum vomere cepit et sic exiciale morte defuntus est.

(3) Mais comme les dites statues de bronze avaient été transportées à Constantinople, cet empereur Alexandre dont on a parlé plus haut prononça des paroles du genre : « À l’époque des Romains, les empereurs étaient couverts de gloire, lorsqu’on vénérait ces statues ». Et aussitôt il fit venir des vêtements de soie et en habilla chacune d’elles. La nuit suivante, comme il s’était assoupi, un personnage très lumineux lui apparut, vint vers lui d’un air menaçant, le frappa d’un coup violent sur la poitrine, et révéla aussitôt son nom en disant : « Je suis, dit-il, Pierre le prince des Romains ! ». Et aussitôt l’empereur s’éveilla avec un grand dégoût, commença à vomir du sang, et mourut.

 

c. l’analyse et le commentaire

La notice du § 2 provient indiscutablement du traité sur les Sept merveilles du monde. Elle a été intégrée dans un récit historique, pour donner un exemple percutant des défauts de l’empereur Alexandre. Elle n’a subi que des transformations minimes qui affectent très peu le contenu final. En effet, celui-ci, à part la précision de 70 statues, est presque une copie conforme du texte de l’édition H. Omont.

On peut penser que le moine copiste, trouvant dans un manuscrit des Miracula mundi le motif des statues magiques rassemblées au Capitole de Rome, aura imaginé le transfert de l’ensemble à Constantinople, tout comme il aura imaginé un Alexandre regrettant l’époque bénie où ses collègues à Rome étaient puissants et glorieux, parce que ces statues étaient vénérées.

Mais après ces remarques générales, examinons le contenu de la notice.

Stat Magi Le chiffre de 70 statues surprend. Les autres notices sont généralement muettes quant à leur nombre. Mais il y a quelques exceptions, surtout, semble-t-il, au début de la tradition. C'est le cas ici. Ce chiffre pourrait représenter une intervention personnelle du chroniqueur de Salerne. Selon N. Cilento (p. 699), ce serait un « nombre symbolique correspondant aux 70 disciples que le Christ avait envoyés évangéliser autant de nations ou de provinces et dont une liste nominative apparaît pour la première fois vers 629, dans le Chronicon Paschale ». Dont acte.

D'autres chiffres sont parfois avancés. Ainsi, dans la tradition arabe (cfr ci-dessous) ceux de 100, un chiffre rond, et de 72, qu'on trouve également dans un manuscrit latin de la Bibliothèque Nationale de Vienne (Lat. 425). Nombre symbolique lui aussi : 72 langues parlées à l'époque de la Tour de Babel, 72 races issues de Noë, 72 disciples envoyés par Jésus (Luc, X, 1) ! A. Graf, Memoria, 1923, p. 160 et n. 45, signale encore deux autres attestations du chiffre 100, mais elles concernent le Capitole aux cent statues de Trèves et n’ont rien à voir avec le motif de nos statues magiques aux clochettes. Quoi qu'il en soit, les cas où notre documentation précise le nombre des statues ne sont pas très nombreux.

Dans d’autres textes, postérieurs, le mot provincia apparaîtra souvent en liaison avec les statues, mais sans que soit jamais avancé de chiffre. Faut-il rappeler ici, avec N. Cilento (p. 699), que le nombre des provinces de l’empire a oscillé entre 24 au temps d’Auguste et 118 sous Théodose ?

Un peu surprenante est l’idée – non attestée ailleurs – que ces statues ont été élevées in honorem omnium gentium ; les textes parallèles ont tendance à souligner que les statues sont celles de peuples vaincus, à surveiller et non à honorer.

Par ailleurs, le chroniqueur utilise le verbe consecrare à la place du consecratio des passages précédents, mais c’est évidemment la même notion de magie qui est implicitement véhiculée.

Pour le reste, la Chronique suit les descriptions précédentes. Mobi Crea Dat Ni mobiles expliquant la création du complexe, ni date de création, ni nom de créateurCloc Bruit On épinglera la présence du terme tintinnabulum pour désigner la clochette, et celle du groupe tenebant gestabant. Réunis, ils jouent un peu le rôle de « marqueurs » de la tradition des Miracula mundi.

 

4. Le complexe aux statues dans la tradition arabe

Ignazio Guidi a livré en 1878 une synthèse fort intéressante sur l’image de Rome chez les géographes arabes (La descrizione di Roma nei geografi arabi, dans Archivio della Società Romana di Storia Patria, t. 1, 1878, p. 173-218). Selon lui, les auteurs arabes qui ont voulu présenter une description de la ville le font généralement sous une forme brève ou sous une forme longue.

L’exemple de version longue présenté par le savant italien provient du Livre des Pays de Yaqūt al-Rūmi (1179-1229). C’est un dictionnaire de toponymes achevé en 1128 et dont l’entrée consacrée à Rome (Rūmija) accueille une notice sur les statues magiques, la seule, semble-t-il, de toute la littérature arabe.

Le texte de l'entrée « Rome », traduit de l’arabe en italien par Ignazio Guidi, occupe les p. 179-187. Il a été divisé par le traducteur en 12 chapitres. C’est dans le ch. X qu’on rencontre la notice suivante :

    Autour de la résidence royale se trouvent cent colonnes recouvertes d’or. Sur chacune d’elles s’élève une statue en bronze fondu qui tient une clochette dans la main et porte une inscription avec le nom d’une nation. Ces statues sont magiques : si un quelconque roi a l’intention de combattre Rome, la statue de ce roi bouge, et bouge aussi la clochette qu’elle tient dans la main. Les Romains savent alors que le roi de cette nation veut les attaquer ; ils peuvent alors se mettre en garde. (Yaqūt, ch. X, p. 184-185 Guidi)

 À la lecture, cette notice apparaît fort proche de la tradition des Merveilles du monde et donc relativement ancienne. Pareil jugement d'ancienneté, portant sur un seul passage, va tout à fait dans le sens d’Ignazio Guidi, qui, se basant sur d’autres considérations, estimait que l’ensemble de l’article Rūmija pourrait remonter au Xe, voire au IXe siècle.

On relève bien quelques différences, sur lesquelles nous nous arrêterons dans un instant, mais aucune ne renvoie aux développements ultérieurs de la tradition, même pas à ceux qu’on rencontre dans les premières versions des Mirabilia Romae et que nous aurons tout loisir d'analyser dans le chapitre suivant. Au contraire : la forme très brève de présentation, la présence d’une clochette et d’une inscription, l’absence d’une statue centrale sont des signes qui ne trompent pas.

Les différences portent sur la localisation du complexe, le nombre des statues et l'absence de quelques éléments.

Dans la longue évolution du motif, on aura l’occasion d’y revenir, la localisation du complexe varie beaucoup : Capitole, Panthéon, Colisée, etc. Nous savons que dans la tradition des Merveilles du monde, à l’origine donc de l’évolution, le Capitole est privilégié. On ne le rencontre pas ici : les statues se trouvent dans les environs du « palais royal », expression que le géographe arabe utilise pour désigner le Palais du Pape, en d’autres termes le  Palais du Latran. C’était là le siège du pouvoir et il paraît normal qu’il soit censé abriter cet instrument magique de domination.

L’autre remarque porte sur le nombre des statues. Le chiffre de 100 (ce sont des colonnes !) chez Yaqūt, un chiffre rond, est caractéristique, et ne se retrouve que rarement et du reste dans des contextes fort différents. Par ailleurs, un autre manuscrit arabe (le Cod. Vatic. 286), précise l’éditeur, signale 72 statues. Ces chiffres ont été analysés plus haut.

On a aussi relevé la brièveté générale de la notice. Comme par exemple l’absence de précisions sur ce que nous avons appelé l’expédition militaire romaine aboutissant à la soumission du roi rebelle ; au fond elle n’a pas beaucoup d’importance, puisque l’essentiel est conservé : les Romains sont désormais sur leur garde. Rien non plus n'est dit sur le type de surveillance assurée sur les statues, ni sur les modalités de la transmission de l'information aux autorités. Manifestement le rédacteur de la notice ne veut pas s'attarder.

 

5. Observations sur la tradition des Miracula mundi en général

En fait les versions analysées, malgré quelques divergences sensibles (notamment dans leur début, là où la tradition manuscrite est hésitante), transmettent fort fidèlement le même texte. On ne peut pas nier l’existence d’une tradition des Miracula mundi. Ses témoins, au nombre de onze avec le texte de Yaqūt (le plus marginal), datent du IXe au XIIe siècle.

Nous sommes avec eux au tout début de la longue histoire de la légende des statues magiques. Les versions conservées sont pour l’essentiel très cohérentes et nous livrent un récit très simple, donnant strictement l’essentiel. C’est le schéma que les auteurs postérieurs recevront et sur lequel ils travailleront. À de rares exceptions près (par exemple la localisation au Capitole), ils en conserveront scrupuleusement les constituants qu'ils n'hésiteront toutefois pas à enrichir et à transformer. C'est le développement complexe de ce motif que les chapitres ultérieurs suivront au fil des siècles. Résumons comme suit ce schéma de base :

     À Rome, le Capitolium abritait (1) un ensemble magique de (2) statues représentant chacune une nation soumise à Rome. (3) Elles portaient une clochette au cou et, (4) sur la poitrine, une inscription avec le nom de la nation. (5) Toute tentative d’opposition au pouvoir romain, où que ce soit, se traduisait instantanément à Rome par des mouvements de la statue correspondante. (6) Sa clochette sonnait, ce qui donnait aussitôt l’alarme. (7) Les prêtres qui surveillaient l’ensemble portaient le nom de la nation rebelle aux autorités romaines (8) qui envoyaient sans délai un corps expéditionnaire dans la zone signalée pour y ramener l’ordre.

Cette tradition des Miracula ne mentionnait ni le créateur de l'ensemble ni sa date de création ; elle ne disait rien sur les raisons de sa construction et sur son éventuelle destruction. Pour ce qui est de sa dénomination, cette tradition hésitait. L’expression Salvatio Romae ou Salvatio civium qui n’apparaît que d’une manière fort épisodique ne peut en tout cas pas être généralisée, comme le font tant de travaux modernes.

Une chose encore mérite réflexion. Lorsqu’on les rencontre au IXe siècle dans la littérature médiévale, les notices sur les statues magiques sont déjà solidement intégrées à une tradition bien attestée, en l’occurrence la liste occidentale des sept merveilles du monde. La période antérieure n’a livré, sur les statues magiques, aucun texte où elle serait isolée, traitée pour elle-même, bénéficiant d’une existence indépendante.

Or cette liste est constituée de la juxtaposition de sept « merveilles ». Si elles ont été ainsi choisies, c’est que chacune d’elles devait être bien connue et jouir d’une considération particulière. C’est en tout cas le cas des six autres sites sélectionnés.

Cela amène à supposer qu’il a dû exister à Rome, bien avant le IXe siècle mais à une date indéterminée et indéterminable, une (ou des) notice(s) décrivant ce complexe aux statues qui se différencie d’ailleurs des six autres merveilles par le fait qu’il n’a d’autre existence qu’imaginaire. On a dû inventer cette légende bien plus tôt que le IXe siècle, mais on n’en trouve aucune trace. On ne peut rien dire de plus.

Restons-en là. De toute manière, nous sommes désormais mieux armé pour aborder l’examen d’une nouvelle tradition, autrement plus complexe, celle des Mirabilia urbis Romae, c’est-à-dire « les Curiosités de la ville de Rome ». Chronologiquement, elle lui est nettement postérieure.

 

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