FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


   

Des statues et un miroir. Chapitre 2 : Mirabilia urbis Romae

 

C. Deux adaptations du XIIIe siècle du texte compilé par N. Rosell au XIVe

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

  

Le texte compilé par N. Rosell a fait l’objet au XIIIe siècle de deux traductions / adaptations en langues vernaculaires. L’une est en français dans un traité intitulé Les Merveilles de Rome, que nous désignerons en abrégé par Merveilles 1, car il existe une autre traduction / adaptation française datée du XVe siècle et désignée par Merveilles 2. Elles ont été toutes les deux éditées, datées et commentées par D.J.A. Ross en 1969. L’autre, en italien cette fois, a été signalée en 1983 par N. Cilento, dans un manuscrit du milieu du XIIIe siècle, actuellement à la Bibliothèque Nationale de Naples.

 

1. L’adaptation française du XIIIe siècle (Merveilles 1)

Cfr D.J.A. Ross, Les Merveilles de Rome. Two Medieval French Versions of the « Mirabilia Urbis Romae », dans Classica et Mediaevalia, t. 30, 1969, p. 617-665.

 

Son éditeur a montré que la traduction de Merveilles 1 s’appuyait sur le texte de la compilation de N. Rosell. Et comme, toujours d’après son éditeur, Merveilles 1 est datée du XIIIe siècle, le traité latin compilé qui en est la source doit en bonne logique remonter au XIIIe siècle. C’est la datation que nous avons adoptée.

Le tableau qui va suivre compare le texte de N. Rosell et sa traduction française. Il concerne les statues magiques mais aussi leur contexte, en l’occurrence l’intégralité de la présentation du Capitole, où se trouve maintenant localisée la notice aux statues.

 

a. une grande proximité avec N. Rosell

La colonne de gauche contient le latin de N. Rossel, et celle de droite, le français du traducteur. Il saute aux yeux que la structuration des deux textes est identique. Dans la présentation du § 4, spécialement consacré aux statues, les italiques marquent les différences entre les deux auteurs.

Rosell, 17 (III, p. 192-193 V.-Z.)

Merv. 1, 13 (p. 625-626, Ross)

(1) Capitolium ideo dicitur quia fuit caput totius mundi, quia consules et senatores ibi morabantur ad gubernandum urbem et orbem, cuius facies cooperta erat muris altis et firmis, vitro et auro undique coopertis et miris operibus laqueatis.

(1) Capitole, chies de tout le monde, fu la ou li conseilleurs et senators demoroient por consiller ceus de la cité et de tout le monde ; et estoit [lacune] de tres haus murs, et estoit covers par desus de voierre et d'arain dore.

(2) Infra arcem fuit palatium, quod erat pro magna parte auro et lapidibus pretiosis ornatum,

(2) Et dedanz le Capitole estoit .j. palés du quel la plus grant partie estoit doree et environnee de pierres precieuses ;

(3) quod dicebatur valere tertiam partem mundi,

(3) et disoit on que il valoit la tierce partie du monde.

 

(4) ubi tot statuae erant quot sunt mundi provinciae, et habebat quaelibet tintinnabulum ad collum. Et erant ita per artem magicam dispositae, ut quando aliqua regio Romano imperio rebellis erat, statim ymago illius provinciae vertebat se contra illam, unde tintinnabulum resonabat quod pendebat ad collum, tuncque vates Capitolii, qui erant custodes, referebant senatui.

(4) Et si avoit autant ymages comme de provinces el monde, et avoit chascune .j. tabour a son col, et estoient ordenees par art de nigromance en tele manere que, quant aucune terre estoit revelee contre les Romains, tantost l'ymage de cele province tornoit son dos a l'ymage de Rome. Et puis si venoient les gardes de ces ymages as senators, si lor disoient. Et fessoient tantost armer la chevalerie de Rome por aler combatre a ceus qui estoient rebelles.

 

(5) Erant enim et ibi plura templa,

(5) En Capitole avoit molt d'autres temples.

(6) nam in summitate arcis super porticum Criminorum fuit templum Iovis et Monetae.

(6) Par deseur la tour fu le temple Juno et Jupiter ;

(7) In partem fori templum Vestae et Caesaris. Ibi fuit cathedra pontificum paganorum, ubi senatores posuerunt Iulium Caesarem in cathedra per sex dies infra mensem martium.

(7) et par dehors le temple Cesar, la ou ert la chaiere ou se seoit l'evesque des paiens, la ou li senator mistrent Julien Cesar le .vij. jor de mars.

(8) Ex alia parte Capitolii, super Cannaparam, templum Iunonis.

 

(9) Iuxta forum publicum templum Herculis.

(9) Delez la Porte Commune fu le temple Hercules

[…]

[…]

(10) Ideo dicebatur aureum Capitolium, quia prae omnibus regnis totius orbis fulgebat sapientia et decore

(10) Et estoit apelés Capitole Doré, per ce qu'il resplendissoit tout de biauté plus que touz ceus qui estoient en tout le monde.

 

b. son analyse     

La correspondance saute aux yeux. Le traducteur français a suivi le texte de N. Rosell, avec quelques confusions de sens ou de traduction, que son éditeur moderne a étudiées en détail (Ross, p. 636-637) et qui ne nous retiendront pas ici. Le contexte est le même des deux côtés. Inutile de le parcourir en détail. Seule nous intéressera la partie centrale, c’est-à-dire la notice sur les statues. Nous insisterons sur les points les plus intéressants.

Disp Mov Ils concernent essentiellement la disposition des statues et le mouvement de la statue rebelle.

Ce mouvement est décrit avec précision par le traducteur français : elle tornoit son dos a l’ymage de Rome. Cela ne correspond pas exactement à la formule de Rosell (vertebat se contra illam). Ou bien le traducteur français a mal compris le texte latin ou bien il l’a interprété à sa manière, ou bien il a trouvé quelque chose ailleurs. En tout cas, le résultat est une structuration différente du complexe, avec, trônant au centre de la pièce, une statue de Rome. Cela implique naturellement qu’en temps normal les statues des peuples soumis font cercle autour de la statue centrale et la regardent ; en cas de rébellion, selon le traducteur, la statue fautive tourne le dos à celle de Rome, probablement en signe d’hostilité.

Qu’elle soit due ou non au traducteur français, l’apparition d’une statue de Rome est une grande nouveauté. Dans la tradition des Mirabilia, les rédacteurs précédents ne connaissaient pas ce détail et ne s’étaient guère souciés d’ailleurs de positionner les statues avec précision. Désormais, dans la suite de la tradition des Mirabilia, une statue centrale va souvent apparaître  : elle y connaîtra de nombreux prolongements et variations dont nous aurons à traiter.

Exp Ce qui touche à l’expédition militaire est beaucoup moins important. Le texte de N. Rossel, qui probablement résumait, n’en parlait pas explicitement, mais la chose « allait de soi », car, depuis les Miracula mundi, il était solidement acquis que les autorités romaines envoyaient sans délai une expédition militaire pour ramener la région rebelle dans le giron de Rome.

En tout cas le traducteur français reprend cet élément ancien et très courant. Un élément qui figurait peut-être dans le texte de Rosell dont il disposait et qui aurait pu disparaître dans notre tradition manuscrite.

Quoi qu’il en soit, le traducteur l’a développé, puisqu’il précise que le corps expéditionnaire était constitué par de la cavalerie.

 

2. L’adaptation italienne du XIIIe siècle

 

* N. Cilento, Sulla tradizione della "Salvatio Romae" : la magica tutela della città medievale, dans Roma anno 1300. Atti della IV settimana di studi di storia dell'arte medievale dell'Università di Roma "La Sapienza", 19-24 maggio 1980, a cura di A.M. Romanini, Rome, 1983, p. 695-703. L'adaptation en question se trouve aux p. 702-703 = Texte 7.

 

La compilation de N. Rosell a manifestement rencontré un certain succès, car nous en possédons une traduction/adaptation en italien, de la même époque que la traduction française de Merveilles 1. N. Cilento (Tradizione, 1983, p. 702-703) a en effet signalé l’existence, dans un manuscrit du milieu du XIIIe siècle actuellement à la Bibliothèque Nationale de Naples (ms. XIII F. 28), d’un texte traitant du règne de Tarquin l’Ancien. Il le présente, sans en dire davantage, comme un « volgarizzamento di uno Pseudo-Isidoro ». On le trouve aux fol. 34v° et 35r° du manuscrit.

 

a. le texte italien et la traduction en français moderne

Comme le montre le § 1, le contexte est un récit d’allure historique traitant du règne de Tarquin l’Ancien. Il fait d’abord allusion à la découverte d’une tête humaine au moment où ce roi jeta les fondations du temple de Jupiter Capitolin. Dans l’historiographie romaine classique, cet événement est censé expliquer l’origine de l’étymologie, très courante dans l’Antiquité, de Capitolium a capite. La phrase suivante reste, d’une manière moins évidente, dans la ligne de l’historiographie romaine ancienne, lorsqu’elle attribue à ce même Tarquin « l’arc aux jeux », allusion médiévale au Grand Cirque, autre création du roi dans la légende classique (cfr par exemple Tite-Live, I, 35, 8-10).

Mais les §§ 2-11 n’ont plus rien à voir avec l’historiographie romaine classique. Le rédacteur interrompt en effet son récit pour insérer dans son texte, à propos du Capitole, une notice sur les statues magiques qui, comme le montrera l’analyse, provient en droite ligne d’une version des Mirabilia Romae.

 

Naples, Bibl. Naz., ms. XIII F. 28,
fol. 34v e 35r

Traduction française

(1) « Tarquino Prisco » [lacune] comenso anchora ad hedificare Campitollio el quale fo Campitollio chyamato per che quando foro cauate le fundamenta soe vi fo trouato uno capo de homo senza corpo et li hoperaii dicevano luno allaltro tolli lo capo. Fece ancora lo dicto Re Tarquino larco alli ioci.

(1) « Tarquin l’Ancien » [lacune] commença encore la construction du Capitole, appelé ainsi parce que, en creusant les fondations, on y avait trouvé une tête d’homme sans corps et que les ouvriers se disaient l’un à l’autre « prends la tête ». Le dit roi Tarquin l’Ancien fit encore l’arc aux jeux.

(2) Ma al presente e da narrare alcuna cosa del prefato palazio de Campitollio. Et pero sacci che Campitollio fo capo de tucto lo mundo doue li consuly et senaturi habitauano et faceuano continua residentia per consiliare ad Roma et ad tucto lo mundo. Et era la faccia del dicto Campitollio de mura altisseme et nelle summitati del dicto palazio era de uitro et de mitalo indorato

(2) Mais pour l’instant il me faut raconter quelque chose du dit palais du Capitole. Sachez donc que le Capitole fut la tête du monde entier, et que les consuls et les sénateurs y habitaient et y avaient leur résidence permanente pour gouverner Rome et le monde. L’aspect du dit Capitole était celui de très hauts murs et au sommet du dit palais il y avait du verre et du métal doré.

(3) et dentro la roccha ce era uno tempio lo quale se diceua che elli valesse la terza parte delo mundo

(3) À l’intérieur du rocher il y avait un temple dont on disait qu’il valait le tiers du monde.

(4) nel quale tempio tante erano statue quanto lo mundo haueua prouinciae.

(4) Dans ce temple il y avait autant de statues que le monde comptait de provinces.

(5) Et chyscuno prouincia haueua uno tintinabulo legato al collo per arte magica facto.

(5) Chaque province avait une clochette liée au cou et faite par magie.

(6) Et quando alcuna prouincia alli romani se rebellaua subitamente la ymagine de quella prouincia uoltaua le spalle de reto uerso la statua de Roma la quale staua in meso de loro

(6) Quand une province se rebellait contre les Romains, aussitôt la statue de cette province tournait le dos vers celle de Rome qui se trouvait au milieu d’elles ;

(7) et sonaua lo tintinabolo che teneua al collo

(7) la clochette qu’elle avait au cou sonnait ;

(8) lo quale odeua lo sacerdote che guardaua lo Campitollio nela soa septimana

(8) le bruit était entendu par le prêtre de garde cette semaine-là au Capitole ;

(9) subitamente lo anunctiava alli senaturi de Roma

(9) il avertissait immédiatement les sénateurs

(10) li quali prestamente mandauano molte legione de caualeri et de genti darme contra adquela prouincia che se era uoltata

(10) qui envoyaient aussitôt de nombreuses légions de cavaliers et de gens d’armes contre la province qui s’était révoltée.

(11) et quando loro se credeuano chelli romani nollo sapesono et ipsi li poneuano lo campo et cosi la rebellata prouincia raduceuano alla sengnoria romana.

(11) Et alors que les rebelles s’imaginaient que les Romains ne savaient rien, ces derniers dressaient déjà leur camp. Et ainsi ils ramenaient la province rebelle sous la domination de Rome.

 

 

b. le rapport avec le traité de N. Rosell

Comme dans le cas de la traduction française, les liens de ce texte avec la tradition des Mirabilia Romae sont évidents. La correspondance apparaît clairement dans le tableau ci-dessous, où les italiques marquent les particularités de la traduction italienne.

 

Rosell, 17 (III, p. 192-193 V.-Z.)

Naples, Bibl. Naz., ms. XIII F. 28,
fol. 34v e 35r

(2) Capitolium ideo dicitur quia fuit caput totius mundi, quia consules et senatores ibi morabantur ad gubernandum urbem et orbem, cuius facies cooperta erat muris altis et firmis, vitro et auro undique coopertis et miris operibus laqueatis.

(2) Campitollio fo capo de tucto lo mundo doue li consuly et senaturi habitauano et faceuano continua residentia per consiliare ad Roma et ad tucto lo mundo. Et era la faccia del dicto Campitollio de mura altisseme et nelle summitati del dicto palazio era de uitro et de mitalo indorato

(3) Infra arcem fuit palatium, quod erat pro magna parte auro et lapidibus pretiosis ornatum, quod dicebatur valere tertiam partem mundi,

(3) et dentro la roccha ce era uno tempio lo quale se diceua che elli valesse la terza parte delo mundo

(4) ubi tot statuae erant quot sunt mundi provinciae

(4) nel quale tempio tante erano statue quanto lo mundo haueua prouinciae.

(5) et habebat quaelibet tintinnabulum ad collum. Et erant ita per artem magicam dispositae,

(5) Et chyscuno prouincia haueua uno tintinabulo legato al collo per arte magica facto.

(6) ut quando aliqua regio Romano imperio rebellis erat, statim ymago illius provinciae vertebat se contra illam,

(6) Et quando alcuna prouincia alli romani se rebellaua subitamente la ymagine de quella prouincia uoltaua le spalle de reto uerso la statua de Roma la quale staua in meso de loro

(7) unde tintinnabulum resonabat quod pendebat ad collum,

(7) et sonaua lo tintinabolo che teneua al collo

(8) tuncque vates Capitolii, qui erant custodes,

(8) lo quale odeua lo sacerdote che guardaua lo Campitollio nela soa septimana

(9) referebant senatui.

(9) subitamente lo anunctiava alli senaturi de Roma

 

(10) li quali prestamente mandauano molte legione de caualeri et de genti darme contra adquela prouincia che se era uoltata

 

(11) et quando loro se credeuano chelli romani nollo sapesono et ipsi li poneuano lo campo et cosi la rebellata prouincia raduceuano alla sengnoria romana.

 

c. l’analyse de la notice

La traduction italienne s’écarte du texte latin de Rosell pratiquement sur les mêmes points que Merveilles 1.

Disp Les observations faites dans l’analyse de la traduction française du XIIIe siècle restent donc valables. C’est le cas en particulier (§ 6) de ce qui concerne la présence d’une statue centrale qui est celle de Rome. Exp Les deux traductions aussi, en § 10, font intervenir de la cavalerie, ce qui se retrouvera dans des textes ultérieurs (cfr la Sächsische Weltkronik, Jean d’Outremeuse, Myreur, p. 69-70, et les deux Leittexte des traductions allemandes D 69 et D 13 Miedema).

Quant à la promptitude de la réaction romaine, en § 11, si elle est ancienne (dès la tradition des Miracula), sa formulation est originale : « alors que les ennemis s’imaginaient encore que les Romains ignoraient tout de leurs intentions, ceux-ci dressaient déjà leur camp dans la province rebelle ». Elle aussi se rencontrera dans la suite (cfr § 30 de Maître Grégoire et cfr § 6 de Jean Mansel)

 

3. Quelques remarques

Ce que nous avons vu jusqu’ici laisserait assez facilement penser que la tradition des Mirabilia Romae a repris à la tradition des Miracula mundi une notice sur les statues magiques laquelle, une fois intégrée, connaît un développement réel, mais lent et sans rupture majeure de contenu avec le passé.

Les transformations constatées – encore timides – portent essentiellement sur la disposition des statues à l’intérieur du complexe et sur leurs mouvements, deux points liés. Pour le reste, c’est un peu la stagnation : les modifications ou les mises en évidence observées ne portent que sur des détails. Même l’élément inscription, utile pour identifier les statues avec précision, qui était bien présent dans la tradition des Miracula et avait disparu dans les versions les plus anciennes des Mirabilia, n’a pas encore fait sa réapparition.

Le texte du XIIIe siècle que nous atteignons par la compilation de N. Rosell est toutefois important, ne serait-ce que parce qu’il a ramené et solidement ancré dans la description du Capitole la notice sur les statues magiques, « égarée » en quelque sorte dans la description du Panthéon. Pour autant qu’on puisse se fier à notre documentation, le texte de N. Rosell semble avoir exercé une certaine influence, devenant en quelque sorte un « standard » pour les traductions et les adaptations dans d’autres langues que le latin.

Sur un plan plus général, on peut aussi signaler que, jusqu’ici, la tradition des Mirabilia Romae ne présente jamais Virgile comme le créateur du complexe aux statues magiques, qu’elle n’inscrit pas les statues magiques dans la chronologie et qu’elle n’intègre jamais non plus le motif de leur destruction. Elle ignore également tout du motif du « miroir magique » au sommet d’une haute tour, même si le mot speculum apparaît, d’une manière évanescente, dans les Mirabilia primitifs et dans la Graphia.

 

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