FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 4 : Les listes de « merveilles virgiliennes »

 

 B. Les statues magiques chez Vincent de Beauvais (vers 1244)

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

1. L’auteur et le Speculum maius

Une autre liste de merveilles virgiliennes se trouve chez Vincent de Beauvais, un dominicain français du XIIIe siècle, qui fut conseiller de saint Louis et qui écrivit notamment un Speculum maius, vaste compilation doctrinale et historique en quatre parties.

Les trois premières seulement (Speculum naturale, Speculum historiale et Speculum doctrinale), écrites vers 1244, sont de lui ; un auteur anonyme les complétera dans le premier quart du XIVe siècle en leur adjoignant un Speculum morale. L’ensemble puise très largement dans les auteurs antérieurs, antiques et médiévaux (quelque 400 !).

Comme l’indique son titre, le Speculum historiale, qui seul va nous intéresser, est une chronique historique, allant de la création du monde au milieu du XIIIe siècle. L’ouvrage fut très populaire pendant les trois siècles qui suivirent sa publication.

 

2. Le contexte

Le contexte fournit, entre autres informations, quelques renseignements sur la vie et les réalisations de Virgile. On les trouve essentiellement dans le livre VI, ch. 60-62.

La matière est structurée comme chez Neckam, avec toutefois des différences très sensibles. Les deux auteurs donnent d’abord des informations générales sur la vie et les œuvres de Virgile, mais Vincent fait une part plus importante aux écrits poétiques. Vient ensuite des deux côtés la présentation des « merveilles » virgiliennes, à Naples d’abord, puis à Rome. Le traitement des merveilles napolitaines est rapide de part et d’autre, mais Vincent en enregistre cinq (la mouche, le marché, le campanile, le jardin et les bains), là où Neckam en citait quatre (les sangsues, le marché, le jardin, le pont). Pour Rome, Vincent et Neckam présentent tous les deux une seule merveille (le complexe aux statues) sur laquelle ils s’étendent tous les deux davantage que sur les réalisations napolitaines, mais, comme va le montrer le texte, la présentation de la merveille romaine chez Vincent diffère beaucoup de celle de Neckam.

Précisons qu’en ce qui concerne les dates, le moine dominicain français, né vers 1200, une quarantaine d’années donc après Alexander Neckam (né en 1157, mort en 1215), aurait pu utiliser l’œuvre de son confrère anglais. Mais le bref résumé qui précède montre déjà que l’influence, si influence il y a, ne porte que sur la structure générale. Mais voyons tout cela de près.

 

3. La notice : texte et traduction

 

Le texte latin de Vincent de Beauvais que nous avons suivi est – pour l’essentiel – celui qu’a donné J. Berlioz, Virgile dans la littérature des exempla, dans Lectures médiévales de Virgile. Actes du Colloque organisé par l'École française de Rome (Rome, 25-28 octobre 1982), Rome, 1985, p. 105-106.

 

Vincent de Beauvais, Speculum historiale, l. vi, ch. 61 (éd. de 1624, p. 193)

Traduction française

(1) Creditur etiam a quibusdam ab eo [= Virgile] factum illud miraculum quod dicebatur Salvatio Rome quod inter septem miracula mundi primum computatur.

(1) Certains croient aussi que [Virgile] a réalisé cette merveille qu’on appelait Salvatio Romae et qui figure en  première place parmi les sept merveilles du monde.

(2) Erat autem ibi consecratio omnium statuarum. Que statue scripta nomina in pectore gentis cuius imaginem tenebant, gestabant, et tintinabulum uniuscuiusque statue collo appendebatur. Erantque sacerdotes die ac nocte semper vigilantes qui eas custodiebant. Et que gens in rebellione consurgere conabatur contra imperium Romanum, statua illius commovebatur, et tintinabulum illius movebatur in collo eius.

(2) C’était là le lieu où se trouvaient toutes les statues consacrées. Elles portaient chacune, écrit sur la poitrine, le nom du peuple qu’elles représentaient ; une clochette pendait au cou de chacune d’elles. Des prêtres veillaient continuellement, jour et nuit, pour les surveiller. Si un peuple tentait de se rebeller contre l’empire romain, sa statue se mettait en mouvement, et la clochette qu’elle avait au cou bougeait aussi.

(3) Et ut quidam addunt statua ipsa mox digitum indicem protendebat versus illam gentem et versus nomen ipsius gentis quod in ea erat scriptum. Quod nomen scriptum continuo sacerdos principibus deportabat et mox exercitus ad eam gentem reprimendam mittebatur.

(3) Certains ajoutent que cette même statue tendait aussitôt l’index en direction de cette nation et du nom qui avait été écrit sur elle. L’inscription de ce nom, un prêtre la portait immédiatement aux chefs [de la ville] et aussitôt une armée était envoyée pour réprimer cette nation.

 

4. L’analyse de la notice : ses rapports avec la tradition des Miracula mundi plutôt qu’avec Neckam

Chez Vincent comme chez Neckam, on vient de le dire, le complexe aux statues magiques est la seule réalisation romaine et elle est des deux côtés traitée d’une manière relativement détaillée.

Crea Pour les deux auteurs, la réalisation est due à Virgile. Le nom du magicien n’apparaît pas dans les textes, mais le doute n’est pas possible. La simple introduction du complexe aux statues dans une liste de réalisations attribuées à Virgile aboutissait ipso facto à en attribuer la création à ce dernier. Cela étant, les différences entre les deux présentations sautent aux yeux.

Deno Ainsi le moine français, à la différence de Neckam, attribue à la merveille le nom de Salvatio Romae et la situe explicitement dans le cadre général des Miracula mundi. Outre la déclaration nette de Vincent (§ 1), plusieurs éléments concrets confirment le rattachement de la notice à cette tradition. Ainsi Vincent utilise les termes consecratio et tintinabulum, ainsi que les mots tenebant / gestabant, qui, lorsqu’on les trouve groupés, sont un peu comme des « marqueurs » de cette tradition. De plus, le texte a aussi conservé quelque chose de la concision des premières notices.

Loca En ce qui concerne la localisation, les listes de merveilles ne donnent généralement aucune précision : elles indiquent simplement que le complexe se trouve « à Rome », les autres merveilles « à Naples ».

Un mot à ce propos. Bien sûr, la pensée profonde des rédacteurs nous échappe, mais on peut difficilement penser que Vincent de Beauvais ait pu hésiter sur la localisation du complexe au Capitolium, après avoir transcrit l’expression Salvatio Romae, s’être référé explicitement à la tradition des Miracula mundi et avoir signalé, explicitement aussi, que la Salvatio Romae occupe la première place dans la liste de ces merveilles (primum computatur). Mais le fait est qu’il n’a pas jugé utile de le préciser, pas plus que les rédacteurs des autres listes.

Deno Nous ne reviendrons pas sur le problème de la dénomination. Vincent utilise l’expression de Salvatio Romae. Nous verrons plus loin que le rédacteur français du Renart le Contrefait, qui a utilisé Vincent, l’a traduite par Sauvement de Romme.

Stat Magi En ce qui concerne les statues, Vincent n’introduit nulle part la notion de province (il parle de gens, de gentem, de gentis) et utilise l’expression de consecratio omnium statuarum. Il est plus que probable que le mot de consecratio, qui renvoie implicitement à la magie, provient de la tradition des Miracula mundi. L’expression consecratio omnium statuarum n’apparaît pas comme telle dans d’autres versions du motif des statues magiques. Mais le sens est clair : Vincent veut dire que toutes les statues qui se trouvaient là (et qui correspondaient évidemment aux différentes gentes) étaient « consacrées », entendez qu’elles bénéficiaient d’un statut particulier, en l’occurrence « magique ».

Stat  Mouv Iden Cloc  Pour le reste, on ne précise pas la position des statues et rien ne laisse supposer l’existence d’une statue centrale. En ce qui concerne la clochette, Vincent suit la version la plus courante, à savoir le cou, tandis que Neckam – aussi bien en prose qu’en poésie – la plaçait dans la main.

Vincent signale des inscriptions sur la poitrine des statues, moyen facile d’identification. Cette mention est habituelle dans la tradition des Miracula mundi, qui connaît et la clochette au cou et le scriptum, mais elle est étrangère aux versions anciennes de la tradition des Mirabilia urbis. Cette dernière ne connaît d’abord que la clochette, au cou également, et a mis du temps à adopter le détail de l’inscription. De toute façon, dans les deux traditions, l’inscription sert à communiquer aux autorités le nom du peuple rebelle.

Surv La surveillance est assurée par des prêtres. La version de Vincent de Beauvais est plus détaillée (§ 3 et § 6) que celle que nous rencontrerons plus loin dans le Renart le Contrefait en prose, qui s’en inspire.

Stat  Mouv En cas de menace, la gestuelle est double (§ 2 et 3). D’abord la clochette de la statue rebelle sonne. Sur ce point précis, Vincent « décompose » les choses : si la clochette sonne, c’est que la statue qui la porte a bougé (statua illius commovebatur), ce qui entraîne le mouvement de la clochette suspendue à son cou (movebatur in collo eius).

Mais au § 3 un nouveau mouvement entre en ligne de compte : la statue indique du doigt, d’abord la direction du peuple rebelle, puis son nom sur l’inscription qu’elle porte (versus illam gentem et versus nomen ipsius gentis). Mais ce détail Vincent prend soin de souligner qu’il ne figurait pas dans sa source principale : il signale en effet un changement de source (et ut quidam addunt). Ce geste du « doigt tendu » est intéressant. Que peut-on en dire ?

Il ne semble pas faire partie intégrante des versions conservées de la tradition des Miracula mundi. Celles-ci envisagent toutes l’inscription sur la poitrine de la statue et signalent – avec quelques variantes parfois – que les prêtres portent aux autorités  ce scriptum nomen. Le mouvement du doigt ne semble pas non plus avoir laissé de trace dans la tradition des Mirabilia Romae, où nulle part une statue ne désigne elle-même le nom de son peuple sur l’inscription qu’elle porte.

En général aussi, dans les Mirabilia Romae, il ne semble pas qu’on annonce le danger aux autorités romaines en leur apportant l’inscription retirée à la statue : les responsables de la surveillance se bornent à « informer les autorités », à « rapporter l’affaire au sénat », à « signaler l’affaire au Capitole ». Maître Grégoire toutefois – ici comme sur d’autres points – fait « cavalier seul » dans la tradition des Mirabilia : lorsque la cloche avait sonné, « immédiatement le prêtre portait aux autorités (principibus) le nom écrit sur la statue (scriptum nomen illius ymaginis). Il ne fait en cela que suivre la tradition des Miracula mundi. Mais il n’est pas question chez Maître Grégoire d’une statue indiquant elle-même du doigt l’inscription qu’elle porte sur la poitrine. Bref, l’origine de ce détail du doigt tendu reste jusqu’ici inconnue. Nous le verrons repris plus loin par le pseudo-Burley et par le rédacteur du Renart le Contrefait, qui travaillent tous les deux dans le sillage de Vincent de Beauvais.

Trans En ce qui concerne la transmission de l’information, c’est le prêtre de garde qui porte l’inscription aux sénateurs : Quod nomen scriptum... principibus deportabat. Il s’agit manifestement de l’inscription sur la poitrine de la statue. Les versions de Neckam (prose et vers) ignoraient tout de la procédure fréquemment rencontrée des prêtres/gardiens s’empressant d’avertir les autorités de la menace.

Exp Rien de particulier n’est à signaler concernant l’expédition militaire. L’armée est envoyée pour réprimer la révolte. Nous sommes très loin des détails donnés par le Neckam en prose (notamment la felix embola).

Tout cela montre clairement que, pour la description des statues en tout cas, Vincent de Beauvais n’a pas utilisé Alexander Neckam. Cette conclusion n’est pas pour nous étonner :  le nom de ce dernier n’est pas cité non plus dans le reste de l’exposé que Vincent consacre à Virgile.

 

5.  La distance critique et la gradation dans les sources

Une différence d’un autre ordre sépare la présentation des deux auteurs. Elle touche à leurs sources et à la distance critique qu’ils mettent entre eux et leurs propos. Le dominicain français est le seul à ne pas prendre à son compte les merveilles virgiliennes qu’il rapporte. Déjà les mots multa dicuntur… actitata introduisaient les cinq réalisations napolitaines. Au § 1 un creditur etiam a quibusdam ouvrait la présentation de la merveille romaine. Dicuntur, puis creditur etiam a quibusdam, manifestement Vincent tient à prendre davantage ses distances à l’égard du merveilleux que Neckam.

Ces réserves critiques, qui ont aussi comme effet de rythmer le texte et de le découper en différents blocs, se prolongent un peu plus loin (§ 3) par les mots et ut quidam addunt, qui introduisent le détail du « doigt tendu ». On se trouve devant une savante gradation de garants, et donc (peut-on supposer) de sources.

Si l’on suit bien la démarche de Vincent, la liste de merveilles napolitaines qu’il propose a l’aval de tout un groupe de garants. Certains d’entre eux y ajoutent une merveille romaine (§ 1 : a quibusdam). Mais même la description de cette dernière ne fait pas l’unanimité : à un certain moment en effet il est question d’un sous-groupe de garants (§ 3 : et ut quidam addunt). Gest La précision ainsi introduite (addunt) concerne d’ailleurs le détail du « doigt tendu » qui n’avait pas encore été rencontré dans les textes analysés jusqu’ici et qu’on ne trouvera que chez des auteurs dépendant précisément de Vincent.

Manifestement Vincent de Beauvais a utilisé différentes sources qu’il a pris soin de distinguer dans sa présentation, sans toutefois les nommer – malheureusement pour nous. Mais rien n’indique qu’il ait utilisé Alexander Neckam, et on se voit nettement orienté vers la tradition des Miracula mundi.

 

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