FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013
F. Les statues magiques et le
Sauvement de Romme dans Renart le Contrefait (1ère moitié du
XIVe)
Il a déjà été question du Renart le Contrefait (c’est-à-dire L’Imité) dans une étude du fascicule 23 des FEC consacrée aux motifs du panier et de la vengeance de Virgile. Ces épisodes apparaissaient dans la quatrième branche de la seconde rédaction (essentiellement aux vers 29.331-29.462 et 29.493-29.534).
À côté de ces rédactions en vers, il existait aussi du Renart le
Contrefait une rédaction en prose (1ère moitié du XIVe). Elle intégrait une
liste de merveilles virgiliennes, dont précisément le motif des statues aux
clochettes. Notre texte de travail est repris à l’édition de Gaston
Raynaud et Henri Lemaitre (Le Roman de Renart le contrefait, Paris, 1914,
t. 1, p. 228).
1. Le
contexte
On retrouve l’organisation générale de plusieurs des listes analysées
plus haut, à savoir l’évocation rapide de quelques merveilles napolitaines de
Virgile, suivie de la présentation plus détaillée d’une seule réalisation
romaine, celle précisément qui nous intéresse.
Voici d’abord la liste des merveilles napolitaines. Elles sont au nombre
de quatre :
Renart le
Contrefait
(éd. Raynaud-Lemaître, |
Traduction
française |
(1) Ce Virgille, selon ce que
dient aucunes cronicques, fist pluiseurs choses ou avoit moult de
merveilles, entre lesquelles il fist une mouche d'arain sur une des portes
de Naples qui chassoit toutes les aultres mouches hors de la cité. En
celle meïsmez cité, il fist une boucherie, ou la char ne pooit pourir ne
corrumpre. Item il fist ung clochier de pierre qui se mouvoit en la
maniere que les cloches sonnoient. Item il fist en pluseurs lieux bayns
tous chaux naturelz soubz terre, qui encorez
durent. |
(1) Ce
Virgile, d’après ce que disent certaines chroniques, fit quelques
réalisations qui comportaient des merveilles. Il fit notamment une mouche
d’airain sur une des portes de Naples, qui chassait toutes les autres
mouches de la cité. En cette même cité, il fit un marché, où la viande ne
pouvait ni pourrir ni se corrompre. De même il fit un clocher de pierre
qui oscillait pour accompagner le mouvement des cloches. De même il fit en
plusieurs endroits des bains chauds naturels souterrains, qui durent
encore. |
On verra dans un instant à qui pourrait se rattacher la liste du
rédacteur de Renart le Contrefait. Passons immédiatement à la description
de la merveille romaine. Comment se présente-t-elle ?
2. La
notice : texte et traduction
Renart le
Contrefait
(éd. Raynaud-Lemaître, |
Traduction
française |
(1) Item
il fist a Romme celle merveille qui est ung de sept miracles du monde,
qu'on appelloit le Sauvement de Romme ; |
(1) De même à Rome il fit
cette merveille qui est une des sept merveilles du monde et qu’on appelait
le « Salut de Rome ». |
(2) car
illec estoient les statues de toutes les provinces du monde, et avoit
chascune escript en son piet le nom de sa province, et a son col une
sonnette pendue. |
(2) On y trouvait les statues
de toutes les provinces du monde, et chacune portait sur la poitrine le
nom de sa province et avait une clochette pendue au
cou. |
(3) Et
s'il avenoit que aucune province se rebellast contre les Rommains, tantost
conmenchoit a sonner celle sonette, et l'ymage tendait le doy vers le nom
de la province qui s'estoit rebellée. |
(3) Et s’il arrivait qu’une
province se rebellât contre les Romains, aussitôt cette clochette
commençait à sonner, et la statue tendait le doigt vers le nom de la
province qui s’était rebellée. |
(4)
Tantost l'un des prestres qui gardoient ces ymages portoit le nom en
escript de celle province au Senat, |
(4) Immédiatement l’un des
prêtres qui gardait ces statues portait le nom au
Sénat, |
(5) lequel
envoyoit tantost leur ost pour les remettre en leur
subjection. |
(5) lequel envoyait sans
tarder l’armée pour ramener la province dans
l’obéissance. |
3.
L’analyse de la notice sur les statues : Vincent de Beauvais comme
source
Le complexe aux statues, seule réalisation romaine de la liste, reçoit
ici le nom de Sauvement de Romme, traduction française évidemment de
Salvatio Romae. Cette dénomination, on l’a dit dès l’introduction, n’est
pas habituelle. Dans l’actuel chapitre, nous ne l’avons rencontrée que chez
Vincent de Beauvais et le pseudo-Burley, qui dépend étroitement de lui. C’est à
notre connaissance la seule traduction française médiévale de cette formule
latine.
Et quand apparaît, dans le même § 2 de Renart le Contrefait,
l’allusion à la tradition des Merveilles du monde, c’est encore à la
version de Vincent de Beauvais qu’on songe, d’autant plus que la suite de la
notice est simple, schématique, sans fioriture aucune. La notice de Renart le
Contrefait (1ère moitié du XIVe) semble donc à la simple lecture inspirée de
celle de Vincent de Beauvais (XIIIe).
Le tableau suivant permet une comparaison facile entre les deux textes.
Les rares différences sont indiquées en italiques.
Vincent de
Beauvais, Speculum historiale, l. vi, ch. 61 (éd. de 1624, p. 193)
[XIIIe] |
Renart le
Contrefait
(éd. Raynaud-Lemaître, |
(1) Creditur etiam a quibusdam ab eo [= Virgile]
factum illud miraculum quod dicebatur Salvatio Rome quod inter
septem miracula mundi primum computatur. |
(1) Item il [Virgile] fist a
Romme celle merveille qui est ung de sept miracles du monde, qu'on
appelloit le Sauvement de Romme ; |
(2) Erat autem ibi
consecratio omnium statuarum. Que statue scripta nomina in pectore
gentis cuius imaginem tenebant, gestabant, et tintinabulum uniuscuiusque
statue collo appendebatur. |
(2) car illec estoient les statues
de toutes les provinces du monde, et avoit chascune escript en son
piet le nom de sa province, et a son col une sonnette
pendue. |
(3) Erantque sacerdotes die ac
nocte semper vigilantes qui eas custodiebant. |
(3) cfr § 6 (prestres qui
gardoient ces ymages) |
(4) Et que gens in rebellione
consurgere conabatur contra imperium Romanum, statua illius
commovebatur, et tintinabulum illius movebatur in collo
eius. |
(4) Et s'il avenoit que aucune
province se rebellast contre les Rommains, tantost conmenchoit a sonner
celle sonette, |
(5) Et ut quidam addunt
statua ipsa mox digitum indicem protendebat versus illam gentem et
versus nomen ipsius gentis quod in ea erat
scriptum. |
(5) et l'ymage tendait le doy
vers le nom de la province qui s'estoit
rebellée. |
(6) Quod nomen scriptum
continuo sacerdos principibus deportabat |
(6) Tantost l'un des prestres
qui gardoient ces ymages portoit le nom en escript de celle province au
Senat, |
(7) et mox exercitus ad eam
gentem reprimendam mittebatur. |
(7) lequel envoyoit tantost
leur ost pour les remettre en leur
subjection. |
Pas besoin d’un long commentaire. C’est presque textuellement du Vincent
de Beauvais, avec quelques différences minimes.
Ainsi le traducteur français (§ 1) n’a pas jugé bon de reprendre les
précisions de Vincent concernant ses sources (Creditur etiam a
quibusdam). Il n’y attachait probablement aucune importance.
Stat Magi En ce qui concerne les statues, le rédacteur français établit une équivalence entre le nombre de statues et celui des provinces, là où Vincent ne parle que de gens. Le traducteur n’a pas repris l’expression consecratio utilisée par Vincent. Apparemment il a préféré banaliser l’expression.
Surv Sur la question de la surveillance assurée par des prêtres, la version de Vincent de Beauvais est plus détaillée (§ 3 et § 6) que celle du traducteur français, qui ne fait intervenir les prêtres qu’au § 6, lorsqu’il est question d’informer le sénat de la menace extérieure.
Stat Mouv Comme chez Vincent, la gestuelle en cas de danger est double (§ 4 et 5) : la clochette de la statue rebelle sonne, puis elle indique du doigt le nom sur l’inscription. Les deux textes diffèrent légèrement, en ce sens que Vincent décompose davantage les mouvements.
Simplification aussi, mais d’un autre ordre, dans le § 5. Vincent avait signalé un changement de source (et ut quidam addunt), dont le texte français ne tient pas compte, pas plus qu’il n’avait tenu compte tout au début (§ 1) du creditur etiam a quibusdam. Il n’y attachait probablement aucune importance. Ces différences sont minimes. Chose plus intéressante, le geste du doigt, fort original, n’apparaît que chez Vincent de Beauvais et ici.
Trans En ce
qui concerne la transmission de l’information, des deux côtés, c’est le prêtre
de garde qui porte l’inscription aux sénateurs : Quod nomen scriptum...
principibus deportabat, en latin ; portoit le nom en escript de
celle province au Senat, en français. Il s’agit manifestement de
l’inscription sur la poitrine de la statue.
Exp
Rien
de particulier n’est à signaler concernant l’expédition militaire. L’armée est
envoyée pour ramener la province dans le giron de Rome (en leur
subjection).
4.
Analyse de la liste des merveilles napolitaines
Généralement, dans les textes présentés jusqu’ici, nous ne commentions
pas les merveilles napolitaines qui précédaient la notice sur les statues
magiques aux clochettes. Pourrait-on songer pour elles aussi à une origine qui
serait le Speculum historiale de Vincent ? En guise d’exercice,
confrontons les versions des merveilles napolitaines dans le Speculum historiale et dans
Renart le Contrefait en prose.
Vincent de Beauvais, Speculum
historiale, l. vi, ch. 61 |
Renart le
Contrefait
(éd. Raynaud-Lemaître, |
(1) Ab hoc Virgilio multa
dicuntur mirabiliter actitata. |
(1) Ce Virgille, selon ce que
dient aucunes cronicques, fist pluiseurs choses ou avoit moult de
merveilles, |
(2) In porta Neapolis Campanie
dicitur fecisse muscam eneam que omnes muscas ab urbe
expellebat. |
(2) entre lesquelles il fist
une mouche d'arain sur une des portes de Naples qui chassoit toutes les
aultres mouches hors de la cité. |
(3) In eadem urbe dicitur
macellum sic construxisse ut nulla ibi caro
putresceret. |
(3) En celle meïsmez cité, il
fist une boucherie, ou la char ne pooit pourir ne
corrumpre. |
(4) Dicitur quoque campanile
quoddam sic construxisse ut turris ipsa lapidea eodem modo moveretur quo
campane cum pulsabantur. Sed hoc verum non videtur cum usus campanarum
nondum inventus esset, nisi forte usus earum prius fuerit apud paganos
quam apud christianos. |
(4) Item il fist ung clochier
de pierre qui se mouvoit en la maniere que les cloches
sonnoient. |
(5) Sed et hortum quemdam sic
fecisse dicitur ut in eo non plueret. |
|
(6) De balneis quoque eius
incredibilia narrantur. |
(6) Item il fist en pluseurs
lieux bayns tous chaux naturelz soubz terre, qui encorez
durent. |
Le rédacteur du Renart le Contrefait en prose affirme donc avoir,
dans une liste plus large (entre lesquelles), retenu quatre merveilles
napolitaines, qui sont successivement la mouche d’airain, le marché, le
campanile mobile et les bains. Neckam et Jean de Galles en signalaient quatre
(la sangsue, le marché, le jardin, le pont), Vincent de Beauvais cinq (la
mouche, le marché, le campanile mobile, le jardin et les bains) et le
pseudo-Burley sept (la mouche, le marché, la sangsue, le jardin, le pont aérien,
le campanile et les bains).
Réservant pour d’autres articles l’analyse détaillée des merveilles
napolitaines attribuées à Virgile – cela nous entraînerait trop loin –, nous ne
nous intéresserons ici qu’aux données du tableau
ci-dessus.
Le traducteur français a repris – dans le même ordre et en restant très
fidèle à son modèle – quatre des cinq items de Vincent de Beauvais. La proximité
entre les deux auteurs n’est prise en défaut que pour le passage en italiques du
§ 4 de la colonne de gauche. Il s’agit d’une critique de la merveille faite par
Vincent de Beauvais. Le rédacteur français ne la partageait probablement pas ou
ne voulait pas l’intégrer dans son œuvre : il pouvait la laisser tomber
sans toucher à l’essentiel. Il est plus difficile de justifier l’omission par le
traducteur du § 5 de Vincent, présentant le jardin merveilleux de
Naples.
Quoi qu’il en soit – et le lecteur peut nous faire confiance – c’est de
la liste de Vincent de Beauvais que le rédacteur français est le plus proche,
d’une proximité qui peut difficilement s’expliquer autrement que par un rapport
direct.
Bref, on ne se trompera pas en considérant que le rédacteur du Renart
le Contrefait s’était étroitement inspiré du Speculum historiale de
Vincent de Beauvais, comme l’avait fait à peu près à la même époque le
pseudo-Burley du de vita et moribus philosophorum.
Introduction - Partie thématique - Partie analytique (Plan) - Conclusions
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