FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013
Il a déjà été question plus haut de l’ouvrage que John Capgrave écrivit vers 1450 sous le titre de Ye Solace of Pilgrimes et qui constitue un guide de Rome à l’intention des pèlerins. Son long chapitre XIV (p. 33-39 dans l’édition C.A. Mills, Londres, 1911) est consacré à l’endroit qu’on appelle le Colisée (þat place whech þei clepe þe collise). Il en existe aujourd’hui une traduction italienne, due à D. Giusuè (Rome, 1995). Le ch. XIV y occupe les p. 67-69.
* Texte original commenté : Ye Solace of Pilgrimes : A Description of Rome, circa
A. D. 1450, by John Capgrave, an Austin Friar of King's Lynn. Ed by C.A.
Mills, with an introductory note by [...]
H. M. Bannister [...], Londres, 1911, 190
p. Original accessible gratuitement sur
Internet Archive.
* Traduction intégrale en
italien : John
Capgrave,
Ye solace of
pilgrimes : una guida di Roma per i pellegrini del Quattrocento. Introduzione e traduzione integrale a
cura di Daniela Giosuè, Rome, 1995, 231 p.
Deux aspects retiendront notre attention : le premier concerne le nom du bâtiment et les informations que John Capgrave a trouvées à ce sujet dans les livres. Il nous renverra en fait aux ouvrages médiévaux consacrés aux Derivationes (notamment Hugo de Pise et Osbern de Gloucester. Le second passage raconte la destruction du bâtiment par saint Silvestre et l’étymologie qui s’y relie. Nous retrouverons cette fois la Fiorita d’Armannino Giudice.
Le nom du
bâtiment
Sur ce point, John Capgrave annonce très clairement la couleur :
« Pour ce qui est du nom du bâtiment, voici ce qui est écrit dans les
livres » (þus write oure bokis). Comme référence, il va ainsi citer
ce qu’il nomme le Catholicon, terme utilisé à son époque pour ce que
nous appellerions « dictionnaire ». D’après le Catholicon,
écrit-il, le mot collise sert à désigner « toute chose qui est faite
en souvenir d’une personne morte » (þat what þing be mad to be þat is
rered for þe memorie of a ded man it may be called a collise). John Capgrave
cite aussi un certain Papias, un lexicographe probablement du XIIe siècle (cfr
éd. Mills, p. 34, n. 3), pour qui le mot collise s’applique à « une
grande et haute statue de marbre ». On est dans la doctrine classique des
ouvrages de Derivationes. On se souviendra de la formule de
Osbern de Gloucester : colossus, i, aliqua res in memoriam alicuius
mortui facta, reprise textuellement par
Jean de Vitkring. On se souviendra
aussi de l’ambiguïté du terme au Moyen Âge : on ne sait jamais très bien si
celui qui l’utilise veut désigner une statue (le Colosse) ou un bâtiment (notre
Colisée).
En étudiant
plus haut ce qu’Hugo de Pise avait fait du passage d’Osbern
qui lui servait de source, nous avons clairement aperçu la manière dont
procédaient ces lexicographes : après ce qui peut passer pour la définition
du mot, ils fournissaient ce qu’ils estimaient être des exemples. Et en
l’occurrence, Hugo de Pise avait remplacé l’exemple du colossus des deux
citations latines d’Osbern (une statue) par un nom latin colo(s)seus,
compris apparemment comme un locus de Rome abritant les statues magiques,
notre Colisée.
Dans ces conditions, ce qui suit chez John Capgrave ne nous surprendra
pas. Le Catholicon, précise-t-il, dit aussi que « là se trouvaient
les statues avec les clochettes autour du cou signalant les rébellions de
diverses nations contre Rome ». Il est clair que Capgrave suit –
directement ou indirectement – la « tradition étymologique » amorcée
par Osbern et que nous avons longuement décodée dans les articles
précédents.
Cette localisation des statues magiques au Colisée surprend manifestement
l’auteur du guide, qui ne s’en cache pas d’ailleurs, précisant :
« mais tous les autres auteurs disent que ce complexe se trouvait au
Capitole, comme nous l’avons expliqué plus haut ». C’était dans son
chapitre 11, consacré au Capitole et
discuté ailleurs.
Il passe alors à la description proprement dite du Colisée, en suivant strictement ses sources (« nous écrirons exactement ce que les anciens auteurs disent à ce sujet »). On n’oubliera pas que John Caprave suit généralement les Mirabilia proprement dits et les Indulgentiae.
La
destruction par saint Silvestre et le colis eum - colis
deum
Il décrit ainsi le bâtiment et notamment sa grande statue centrale, celle de Phébus-Apollon-Soleil : « ses pieds touchaient le sol et sa main droite le ciel ; il tenait une sphère dans la main gauche, pour indiquer qu’il avait tout le monde en son pouvoir ». Puis, après avoir donné quelques explications sur Apollon et la cithare qui lui était associée, il passe à la destruction de cet ensemble par saint Sébastien et c’est à cette occasion que nous retrouverons une pseudo-étymologie que nous avons déjà rencontrée chez Armannino Giudice et sa Fiorita
Après avoir baptisé
Constantin le Grand, saint Silvestre devint le seigneur et l’empereur de toute
cette partie du monde. Constantin était allé à Constantinople et s’y était
installé ; ainsi ni lui ni aucun des siens ne pouvait contester le grand
pouvoir et les grandes possessions qu’il avait donnés à l’Église. Celle-ci était
donc libre.
Beaucoup de chrétiens
venaient en pèlerinage à Rome, mais quand ils voyaient cette construction et le
mouvement des planètes que j’ai décrit, ils abandonnaient les pratiques
religieuses et venaient regarder longuement ces vanités, qu’ils n’avaient jamais
vues ailleurs. C’est pourquoi saint Sébastien fit détruire l’idole
[...].
Ce cadre dressé, John Capgrave abandonne alors les sources qu’il avait jusque là suivies. Sa déclaration est nette : Al þis haue I red, þat whech folowith in þis mater haue I herd « Tout ce qui précède, je l’ai lu ; tout ce qui va suivre, je l’ai entendu ». On ne peut distinguer plus nettement tradition livresque la tradition orale. Que lui ont donc raconté ses informateurs ?
On raconte que
le jour où l’ouvrage devait être détruit, saint Silvestre arriva là en
procession, et la statue, du haut de sa masse, grâce au pouvoir du démon qui se
trouvait à l’intérieur, s’adressa à saint Silvestre et lui dit : ‘Colis
eum !’, ce qui en anglais signifie : ‘Honore-le !’. Le démon
disait cela pour tenir en son pouvoir le peuple prêt à détruire l’idole, et
effectivement celui-ci, par peur, abandonna le travail. Alors saint Silvestre,
avec une grande audace, transforma le sens de la phrase et dit à l’idole :
‘Colis Deum !’, ce qui signifie : ‘Honore Deum !’. On raconte que
de part et d’autre on se mit alors à crier, d’un côté ‘Colis eum’, de l’autre
‘Colis Deum’. C’est ce dialogue qui, après quelque temps, donna naissance au nom
de l’endroit, qui fut appelé Colisée.
Et
John Capgrave de conclure par un liquet, revenant à la tradition
livresque pour clôturer le chapitre qu’il a consacré au
Colisée :
Je ne peux pas
dire avec certitude, si c’est vrai, mais à ce propos, j’ai lu que Silvestre
détruisit la statue et que, pour montrer aux gens qu’elle avait existé, plaça au
Latran la grande tête et la main gauche qui tenait la sphère, et ces pièces s’y
trouvent encore.
Ces
pièces monumentales, qui ne sont plus maintenant au Latran, nous les
retrouverons en étudiant dans un autre article l’histoire du groupe qui les accompagnait et
qui a longtemps été considéré au moyen âge comme la statue équestre de
Constantin. Ce n’est pas le sujet du présent article.
*
Avec le colis eum - colis deum, nous retrouvons une version
quelque peu différente de la pseudo-étymologie qui figurait dans la
Fiorita d’Armannino Giudice (1325). Cette variation même, jointe à la
référence explicite de John Capgrave à la tradition orale, évoque une histoire que les guides romains
racontaient aux pèlerins, différemment donc, chacun à sa manière, et qu’auraient
recueillie, indépendamment l’un de l’autre et en des époques différentes,
l’auteur de la Fiorita et celui du Ye Solace of Pilgrimes. On peut
difficilement penser que John Capgrave l’aurait reprise à Armannino Giudice. En
tout cas elle ne provient pas de la tradition des Mirabilia au sens
strict.
La pseudo-étymologie, présentée au début du chapitre 14, a pour sa part
une origine différente que nous pensons avoir bien identifiée : c’est la
tradition des Derivationes, initiée semble-il, par Osbern de Gloucester
et continuée par des auteurs comme Jean de Vitkring et Hugo de Pise. Peut-être
le Papias cité par John Capgrave en faisait-il également partie. En tout cas,
selon l’éditeur de John Capgrave (Mills, p. 34, 3), il était l’auteur d’un
Elementarium doctrinae rudimentum, qui fut publié à Venise en 1496 à
partir d’un manuscrit qui daterait de 1173. Il s’agissait d’un
dictionnaire.
En ce qui concerne la localisation des statues magiques, la réflexion de
John Capgrave, opposant l’auteur du Catholicon à tous les autres (cfr
supra), conforte l’idée selon
laquelle il faudrait chercher dans la tradition étymologique l’origine de la localisation des statues
au Colisée. On n’oubliera pas que si le complexe avait d’abord été lié au
Capitole, il n’avait plus toujours bénéficié, dans la suite, d’un ancrage
topographique ferme. Il fallait peu de choses pour que sa localisation
« bascule » du Capitole au Panthéon ou au Colisée. Après tout
l’essentiel du motif était dans la description des statues et dans leur
fonction, non dans leur localisation.
Reste maintenant à résumer l’ensemble du cinquième
chapitre.
(Suivant)
Introduction -
Partie thématique
-
Partie analytique
(Plan)
-
Conclusion
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