FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 5 : Colisée et tradition étymologique

 

E. Le Libro imperiale (XIVe) de Giovanni de' Bonsignori : l’imagination au pouvoir,
les statues liées au Panthéon et au Temple de Janus

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

  

On l’a dit plus haut. À l’origine de son histoire, ce que nous appelons aujourd’hui le Colisée était un amphithéâtre (amphitheatrum Flavianum). Sa fonction première avait été, assez tôt dans le Moyen Âge, totalement oubliée, mais ses ruines, de par leur monumentalité même, s’imposaient toujours dans la Rome médiévale, ouvrant la voie à des interprétations plus aberrantes les unes que les autres. Ainsi le Colisée était-il devenu dans certains textes médiévaux non seulement le bâtiment abritant les statues magiques des peuples soumis, mais davantage encore, une sorte de « Panthéon » gigantesque élevé en l’honneur de tous les dieux. Nombreux sont en fait les avatars de cette construction.

Un sommet dans le genre semble avoir été atteint dans un curieux ouvrage en quatre livres, intitulé Libro imperiale et écrit au XIVe siècle (1377-1383) par un rédacteur que l'on s'accorde aujourd'hui à nommer Giovanni de' Bonsignori. Les objectifs de celui-ci sont indiscutablement généalogiques : en l’occurrence il entend rattacher à la lignée de César la famille romaine des Colonna et surtout celle des Prefetti di Vico, qui, à l’époque de la rédaction, régnait à Viterbe. Les trois premiers livres peuvent donner l’impression d’une biographie de César et d’Auguste, en tout cas comme on concevait le genre à l’époque, c’est-à-dire comme un mélange d’histoire et de légende. Mais à partir de la fin du IIIe livre, on bascule entièrement dans la fantaisie et le romanesque.

 

Texte

    L'ouvrage n'a pas encore fait l'objet d'une édition critique, mais on dispose actuellement sur la Toile d’une reproduction numérisée intégrale du Libro imperiale de Giovanni de' Bonsignori, grâce à un incunable de 1488, imprimé probablement à Rome et conservé à la Biblioteca Nazionale Marciana (Inc. 931). Avant ce travail, on ne pouvait utiliser que quelques lectures fragmentaires, effectuées par divers savants modernes au fil de leurs recherches et provenant d'autres témoins. C'est le cas notamment d'A. Graf, qui avait copié des textes à la Marciana, non sur l'incunable mais sur un manuscrit (Cod. Marc. it. cl. XI, CXXVI).  Ce sont ces lectures d'A. Graf que nous avons retranscrites ci-dessous en y introduisant des paragraphes et en les accompagnant d'une traduction française. Elles proviennent de son livre, Roma nella memoria e nelle immaginazioni del Medio Evo, Turin, 1923, respectivement p. 98-99 et p. 153. Les divergences avec l'incunable, non significatives pour notre propos, ne modifient en rien l’impression générale que donnent ces citations.

Présentation générale

    J. Leeker, La présence des auteurs classiques dans l'historiographie des pays romans (XIIIe au XVe siècles), dans Revue danoise de Philologie et d'Histoire, t. 47, 1996, p. 325-358, dont les p. 352-357 traitent de cet auteur en signalant la bibliographie antérieure.

 

 

Libro imperiale (cfr A. Graf, Roma,  p. 98-99)

Traduction française

(1) Culiseo era uno tempio di somma grandeza ed alteza, la quale alteza era cento cinquanta braccia, nella sommità del quale erano cholonne di venti braccia alte. Le mura sue furono sette, cinque braccia di lungi l'una dall'altra, et braccia cinque erano grosse. Lo tenpio fu fatto in tondo sichome ancora appare.

(1) Le Colisée était un temple extrêmement grand et haut. Il avait une hauteur de 150 brasses et, à son sommet, des colonnes de vingt brasses de haut. Il avait sept murs, séparés les uns des autres par 5 brasses, et épais de cinq brasses. Le temple fut construit en rond, comme on le voit encore aujourd’hui.

(2) D'intorno aveva grandissima piaza. Le sue entrate furono molte, però che tanto era dall'una porta all'altra quanto la porta era largha, le quali mai per alchuno tempo si serarono, et tutte queste entrate facevano capo nel mezo, dove era una cholonna di metallo tanta alta che passava sopra al tenpio, dove si fermava tutto el tetto, del quale le trave erano di metallo, et l'altro edifizio era di rame, et chapelle cho lastre di pionbo.

(2) À l’intérieur se trouvait une très grande place. Les entrées étaient nombreuses, mais leur largeur était égale à l’espace qui les séparait les unes des autres. Elles ne se fermaient jamais. Toutes conduisaient au milieu du bâtiment, où se trouvait une colonne de métal tellement haute qu’elle dépassait le temple pour s’arrêter au toit. Les poutres étaient en métal. L’autre édifice était en cuivre, et les chapelles avaient des plaques de plomb.

(3) Nella ghuia disopra stava la immagine del sommo Giove. Questa era di grande statura et tutta di metallo ed di fuori dorata, et in mano una palla d'oro, et era sprendidissima. Questa era veduta da qualunque persona veniva a Roma. Da ogni gente che da prima la vedeano si frettava le genua.

(3) Dans l’ombre (?) au-dessus se tenait la statue du grand Jupiter. Elle était de grande taille, toute en métal et dorée à l’extérieur ; elle avait en main une boule d’or, et était remarquablement belle. Elle était vue par tout qui venait à Rome. Et toute personne qui la voyait pour la première fois tombait à genoux.

(4) Nel detto tempio fralle dette mura erano molte chapelle chon infinite statue, et quale erano d'oro, et qual di cristallo, le quale presentavano quello iddio nel quale l'uomo aveva più divozione. Quivi stava lo dio Giove, lo dio Saturno e la dea Cebele, sua madre, lo dio Marte, lo dio Apollo, lo dio Venere, lo dio Merchurio, lo dio Diana, lo dio Erchole lo dyo Yanno et Vulchano, Yunone et Nettuno, la dea Ceres lo dio Bacco, Eulo, Minerva, Vesta, et molti altri iddey li quali allora s'adoravano in queste chapelle, et tutte in luocho di musaycho lavorato.

(4) Dans le temple, entre les murs, se trouvaient beaucoup de chapelles avec un nombre infini de statues. Certaines étaient en or, d’autres en cristal. Elles repré­sentaient le dieu envers lequel l’homme avait le plus de dévotion. Il y avait ainsi le dieu Jupiter, le dieu Saturne et la déesse Cybèle sa mère, le dieu Mars, le dieu Apollon, le dieu Vénus, le dieu Mercure, le dieu Diane, le dieu Hercule, le dieu Janus et Vulcain, Junon et Neptune, la déesse Cérès, le dieu Bacchus, Éole, Minerve, Vesta et beaucoup d’autres dieux. On les adorait alors dans ces chapelles, toutes dans un endroit enrichi de mosaïques.

(5) Venivano le genti di tutto el mondo a fare nel detto tenpio sagrificio et chome erano giunti al Chuliseo non era lecito ad alchuno voltarsi in alchuna parte, perché aveva tante porte, che la prima che si schontrava in quella entrava, et andava addirittura infino alla cholonna di mezo dove s'inginocchiava e faceva disciprina per ispazio di un'ora ;  alla quale colonna stavano sempre appicchate infinite disciprine d'argento,

(5) Les gens venaient du monde entier pour sacrifier dans ce temple. Une fois qu’on était entré au Colisée, on ne pouvait pas changer de direction : il y avait tellement de portes qu’on entrait par la première qu’on rencontrait, et on allait alors tout droit jusqu’à la colonne du milieu où on s’agenouillait et où on faisait une offrande pendant une heure. À cette colonne centrale se trouvaient toujours accrochées d’innombrables offrandes d’argent.

(6)  e fatta l'offerta a Giove, andavano a quella chapella dove stava el suo iddyo, e li stavano a digiunare tre dì, et portavano secho la vivanda, et chompiuti li tre dì, andavano sopra il giro disopra, dove erano gli altari del sagrificio, e lì uccidevano la bestia, et di sotto mettevano el fuocho ; apresso vi gittavano su incenso perle e pietre preziose macinate, ciaschuno secondo la sua possanza, et chosì per ispazio di tre ore facevano fummo a dio ; et questa era loro venuta.

(6) Une fois faite l’offrande à Jupiter, chacun se rendait à la chapelle où se trouvait son dieu. On y restait trois jours à jeûner, en ayant apporté avec soi sa nourriture (?). Après ces trois jours, on rejoignait l’étage du dessus, où étaient les autels du sacrifice. Là on tuait l’animal, sous lequel on allumait le feu. Ensuite on jetait des perles et des pierres précieuses réduites en poudre, chacun selon es moyens. Ainsi pendant trois heures on sacrifiait au dieu. Voilà comment se déroulait la visite du temple.

(7) Era tanto l'oro e le pietre preziose che erano nello detto luoco donate che saria impossibile a rachontallo, et per niente persona l'arie tochate, che si credevano prestamente morire. (Livre IV, ch. 28)

(7) Si nombreuses étaient les pièces d’or et les pierres précieuses offertes en cet endroit qu’il serait impossible de le raconter. Mais pour rien au monde personne n’y aurait touché : on aurait cru mourir immédiatement si on le faisait. (trad. personelle).

 

C’est évidemment d’un Colisée totalement imaginaire qu’il est question. Selon M. Di Macco (Il Colosseo, funzione simbolica, storica, urbana, Rome, 1971, p. 36), le narrateur médiéval voyait le bâtiment un peu « comme le Saint-Pierre de la Rome païenne » (visto come il San Pietro della Roma pagana). La même Mme Di Macco décèle aussi dans la notice la présence de « fonctions fantaisistes d’allure pagano-chrétienne » (fantasiose funzioni di sapore cristiano-pagane), et y retrouve ces « fabuleuses richesses » (favolose ricchezze) que les gens du Moyen Âge imaginaient trouver en abondance dans l'Aurea Roma. Tout cela est bien possible.

*

Cette longue citation du Libro imperiale, destinée à montrer la fantaisie avec laquelle on pouvait décrire le Colisée au XIVe siècle ne doit cependant pas faire oublier que le rédacteur de l’ouvrage connaissait l’existence des statues magiques. Il ne les localisait pas au Colisée, mais au Panthéon, ce qui n’a rien pour surprendre. Ce qui est plus original, c’est le lien qu’il établit entre les statues du Panthéon et le Temple de Janus, un bâtiment célèbre dans l’antiquité romaine parce que ses portes à elles seules indiquaient si Rome était en guerre ou en paix. « Ouvertes, écrit Tite-Live (I, 19, 00), elles signalaient que la ville était sous les armes ; fermées, que la paix régnait ». Ce sanctuaire dont la légende attribuait la création à Numa Pompilius, le successeur de Romulus, se trouvait sur le Forum Boarium.

On comprend dans ces conditions que le rédacteur du Libro imperiale (ou sa source bien sûr) ait établi un lien assez étroit entre ce bâtiment et le complexe aux statues magiques : ils étaient tous les deux liés à la paix et à la guerre. Mais le va-et-vient qu’il imagine entre les constructions est tout à fait original : on ne le trouve que chez lui.

Voici le texte lu par A. Graf (Roma, p. 153, n. 17) dans le manuscrit qu’il a utilisé :

Una porta artificiata era in Roma sotto el monte Giannicolo, dove anticamente abitò lo re Jano primo re d”Italia da cui è nominato el monte Giannicolo. La detta porta era di metallo, ornata maravigliosamente, et con grande artificio, però che quando Roma avea pace stava la detta porta sempre serata, et quando si ribellava alcuna provincia la porta per se stessa s'apriva. Allora gli Romani corevano al Panteon, ciò è a Santa Maria Ritonda dove erano in luogo alto statue, le quali rappresentavano le province del mondo, et quando alcuna si ribellava quella tale statua voltava le spalle, et però gli Romani, quando vedevano aperto el delubro di Jano ricorrevano al Panteon, et riguardata la statua, formavano le melizie et prestamente andavano in quella parte. (Livre III, ch. 8)

Une porte magique se trouvait à Rome sous le mont Janicule, là où habitait jadis Janus, premier roi d’Italie, qui a donné son nom au mont Janicule. Cette porte était en métal, merveilleusement décorée et magique : quand Rome était en paix, elle était toujours fermée, et quand une province se rebellait, elle s’ouvrait d’elle-même. Alors les Romains couraient au Panthéon, c’est-à-dire à Sainte-Marie-la-Ronde. Là, dans un endroit élevé, se trouvaient les statues représentant les provinces du monde et quand l’une d’elles entrait en rébellion, sa statue tournait les épaules. Ainsi les Romains, quand ils voyaient ouvert le sanctuaire de Janus couraient au Panthéon, regardaient la statue qui avait bougé, formaient une armée et se rendaient rapidement dans la partie rebelle. (trad. personnelle).

 

C’est, à notre connaissance, le seul texte qui établit pareil lien entre le Temple de Janus et le complexe aux statues magiques.

*

Ainsi donc, si nous avons cité le Libro imperiale, ce n’est pas seulement parce que son rédacteur témoigne d’une brillante imagination dans sa présentation du Colisée. C’est aussi parce qu’il fait allusion aux statues magiques qu’il localise au Panthéon et qu’il met ces statues magiques en relation avec les portes de la paix et de la guerre du Temple de Janus.

Ce qui différencie ce récit du Libro imperiale des textes analysés jusqu'ici dans le cinquième chapitre,  c'est qu'il ne comporte ni perspective pseudo-étymologique ni localisation des statues magiques au Colisée. Les deux développements qui vont suivre réintroduiront ces données importantes.

 

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