FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 24  - juillet-décembre 2012

 


 

Virgile magicien dans les Mirabilia Romae, les guides du pèlerin et les récits de voyage

 

B. Le transfert de Virgile à Naples dans les Mirabilia anciens

 

par


Jacques
Poucet

 

Professeur émérite de l'Université de Louvain

Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 


 

Plan

 

1. Introduction

2. Nicolás Rosell (Rosell)

3. L’Anonyme de Magliabechi (Anonym.)

4. Les deux traductions françaises (Merv. I et II)

5. Les traductions allemandes et leur modèle latin

6. Un John Capgrave un rien désabusé

7. Conclusion

 


 

1. Introduction

    

    Maintenant que nous disposons d'une vue d’ensemble du genre des Mirabilia, nous pouvons tenter d’y définir la place réservée à Virgile. Nous commencerons par les Mirabilia anciens.

    Virgile est absent de Mirab. et de Graph. Maître Grégoire cite deux fois son nom, mais pour appuyer deux citations, l’une (Greg. ch. 29) tirée des Eglogues (V, 56) et l’autre (Greg. ch. 31) tirée de l’Énéide (III, 390-393 = VIII, 43-46). Mais c’est le magicien qui nous intéresse.

    Pour voir apparaître dans les Mirabilia anciens la première mention du Virgile magicien, il faut attendre le milieu du XIVe siècle et la compilation de Nicolás Rosell. C’est d’ailleurs une simple allusion qui ne concerne qu’un détail de l’histoire de ses amours, à savoir sa fuite à Naples pour éviter le châtiment qu’il risquait d’encourir à Rome. Rappelons l’essentiel du récit qui a été longuement présenté dans le fascicule précédent (FEC 23, 2012).

    Selon certains auteurs médiévaux, la vengeance du magicien à l’égard de la dame qui l’avait ridiculisé avait provoqué une vive réaction : les autorités romaines l’avaient jeté en prison et condamné à mort. Mais Virgile, en usant de magie, avait réussi à s’enfuir. De cette fuite, les témoins conservés livraient deux versions différentes : dans l’une, le prisonnier s’était fait amener un bassin dans sa cellule pour prendre un bain ; il y était entré et en avait disparu pour Naples (Gesta Romanorum, Giovanni Sercambi) ; dans l’autre, il avait dessiné un bateau sur le sable de sa prison et s’y était embarqué pour Naples avec quelques autres prisonniers (Bonamente Aliprandi). Toutefois aucune de ces versions ne liait cette « évasion de Virgile » à une colline précise de Rome.

 

2. Nicolás Rosell (Rosell)

     C’est ici qu’intervient, au milieu du XIVe siècle, le chapitre 5 du De mirabilibus consacré aux collines de Rome. Le texte compilé par Nicolás Rosell, après avoir mentionné le Janicule, l’Aventin, le Célius, le Capitole, le Palatin et le mont Esquilin, se termine par le Viminalis :

 

Viminalis, ubi est ecclesia Sanctae Agathes, ubi Virgilius captus a Romanis, invisibiliter exiens, ivit Neapolim, unde dicitur : « Vado ad Napolum » (Rosell, V.-Z., III, p. 182-183)

Le Viminal, où est l’église Sainte-Agathe, où Virgile, mis en prison par les Romains et partant sans se faire voir, alla à Naples. D’où on dit : « Je vais à Naples ».

 

Le Viminal serait donc, selon l’auteur de ce texte, la colline où Virgile s’était échappé de sa prison par magie, en prononçant les mots « Je vais à Naples ».

 

3. L’Anonyme de Magliabechi (Anonym.)

     Le même texte revient un peu plus tard (première moitié du XVe siècle) dans le Tractatus de rebus antiquis et situ urbis Romae de l’anonyme de Magliabechi :

 

Mons Viminalis ubi est ecclesia Sanctae Agathae, in quo Virgilius captus a Romanis ivit Neapolim, et ideo mons Magnanapoli dicitur (Anonym., ch. 5, V.-Z., IV, p. 124).

Le Mont Viminal où est l’église Sainte-Agathe. C’est sur ce mont que Virgile, fait prisonnier par les Romains, s’en est allé à Naples. C’est pourquoi on l’appelle le mont Magnanapoli.

 

    L’addition de la dernière partie de la notice permet de réaliser le caractère pseudo-étymologique de la formule Vado ad Neapolim : elle tente d’expliquer le toponyme romain Magnanapoli, un quartier du Quirinal (rione Monti) qui existe toujours. En effet, la Piazza Magnanapoli est aujourd’hui encore le point de convergence de toutes les rues provenant de cette colline, et la Chiesa di Santa Caterina a Magnanapoli est l’église principale de l'Ordinariato militare d’Italie.

     On ne s’attardera pas sur l’erreur de localisation (le Viminal au lieu du Quirinal). Les « fantaisies topographiques » ne sont pas rares dans les textes des Mirabilia. Ainsi par exemple, Nicolás Rosell, au début du ch. 5 dont nous citions la fin un peu plus haut, localisait l’église Saint-Saba sur le Janicule, alors qu’elle se dresse sur l’Aventin, et notait que l’Aventin s’appelait aussi le Quirinal (Aventinus, qui et Quirinalis dicitur).

     Quoi qu’il en soit, on retiendra que la légende du Virgile berné et vengé semblait, dans la seconde moitié du XIVe siècle, suffisamment connue pour que Rosell et Anonym. puissent n’en citer qu’un détail. Rien chez ces deux auteurs ne transpire en effet des épisodes centraux : il n’est nulle part question d’identifier la tour sur le mur de laquelle Virgile était resté suspendu dans son panier ni de localiser l’endroit où la fille qui s’était moquée de lui avait été installée pour servir à rallumer les feux de la ville. En l’absence de récit complet, l’allusion n’était pleinement compréhensible que pour un lecteur connaissant déjà toute l’histoire ; celui qui n’en était pas informé devait se borner à enregistrer que, sur cette colline du Viminal, Virgile « un jour » s’était échappé magiquement de sa prison pour gagner Naples.

     En tout cas, l’insertion de cette notice dans le développement de montibus trahit, chez son auteur, quel qu’il soit, le souci de mettre en rapport avec une colline romaine un épisode de la vie d’un Virgile perçu à cette époque comme magicien.

     Suivons maintenant l’évolution de cette notice dans la suite de la tradition des Mirabilia. Cette enquête va nous mettre en contact avec la méthode de travail des auteurs médiévaux.

 

4. Les deux traductions françaises (Merv. I et II)

     Les deux traductions françaises des XIIIe et XVe siècles éditées par D.J.A. Ross (cfr supra) reprennent l’information de N. Rosell, sans en modifier l’insertion : on reste dans le chapitre traitant des montagnes romaines :

             

* la Montagne Iuvenal, la ou Virgile s'en issi de la chartre (= la prison) et s'en ala a Napes sanz estre veus (Merv. I, ch. 7, Ross, p. 623).

* le Mont Juvenal, la ou Virgille fut prins par les Rommains, mais il s'en ala invisiblement a Naples (Merv. II, ch. 5, Ross, p. 645).

 

    Il s’agit toujours bien du Virgile qui s’échappe de sa prison, et cela magiquement (sanz estre veus - invisiblement). Aucun détail, ici non plus, n’est donné par le rédacteur. Toute mention de l’église Sainte-Agathe, c’est-à-dire toute référence à un bâtiment médiéval bien connu, a disparu, et surtout le mont Viminal est remplacé par une colline qui n’existe pas à Rome : le Mont Juvénal. Ce nom fait penser que le satiriste latin n’a pas été oublié, mais révèle que les deux traducteurs, qui se sont recopiés sur ce point, n’ont pas une grande connaissance de la topographie romaine.

 

5. Les traductions allemandes et leur modèle latin

     La notice que nous examinons ne figure que dans la Langfassung, au ch. 13, toujours dans le développement sur les montes de Rome. Elle est présente dans la source latine et dans les deux branches des traductions allemandes.

     Ainsi le modèle latin du XIVe siècle signale comme dernier item :

 

Mons in Palacio Maiori, vbi Virgillius captus fuit a Romanis et jnvissibiliter juit Neapolym (Mirabilia, p. 343).

Le mont avec le Palais Majeur, où Virgile fut fait prisonnier par les Romains puis s’en alla à Naples sans se faire voir.

 

     Il n’y a plus trace du Viminal, ni d’ailleurs du Juvénal ; la colline en cause n’est même pas caractérisée par un adjectif, mais par le bâtiment qui s’y trouve. Et cette colline est en fait surnuméraire, car le chapitre 13 annonçait septem montes, et, avant que ne soit présenté celui d’où Virgile était parti, sept montes avaient déjà été cités. La colline sur laquelle Virgile avait été enfermé avant sa fuite vers Naples termine donc la liste en huitième position, ce qui ne manque pas d’intriguer.

     Tout comme intrigue la mention de Palatium Maius. L’expression est généralement liée au Palais impérial sur le Palatin (cfr Mirab., ch. 6 : palatium maius in Pallanteo ; cfr aussi Rosell, ch. 5 : Palenteum, ubi palatium maius, et ch. 7 : palatium maius in Palenteo monte positum). Serait-ce dès lors le Palatin, absent d’ailleurs de la liste qui précède, qui serait visé ici ? Il est bien difficile de se faire une idée précise, le « sérieux topographique » de toutes ces notices étant très discutable.

 

     Quoi qu’il en soit, le texte latin est devenu dans la première branche des traductions :

 

der perch, darauf ist gewesen daz palacium, dar Virgilius gevangen ward von den Romern, vnd der selb Virgilius gyeng von Romern vnsichtichlich zw Napels (Mirabilia, p. 343).

Le mont sur lequel se trouvait le Palatium. Là Virgile avait été mis en prison par les Romains. Et ce même Virgile, sans se faire voir des Romains, était allé à Naples.

 

et dans l’autre :

 

auf dem perge stet das Palacium Maius, do wart Virgilius von den Romern aufgefangen vnd kom wider vnsentligen von yn pis gegen Naples (Mirabilia, p. 343).

Sur le mont se trouvait le Palatium Maius. Là Virgile fut emprisonné par les Romains et il retourna à Naples sans se faire voir d’eux.

 

    Si les deux traductions sont étroitement fidèles au modèle latin, l’organisation même du chapitre fait problème dans les deux branches de la traduction. La source latine, avons-nous dit, énumérait huit montes après en avoir annoncé sept. La première branche des traductions allemandes en aligne cinq et la seconde six, alors que les deux en annonçaient sept. Manifestement les rédacteurs ou les copistes ne se préoccupent guère de cohérence en la matière.

     Mais l’épisode de la fuite n’est oublié ni dans la source latine, ni dans les traductions ; d’autre part, c’est toujours avec ce mont que les listes des montes se terminent, et c’est sur lui que les auteurs s’attardent le plus, les autres collines ne bénéficiant que d’un commentaire dérisoire.

 

6. Un John Capgrave un rien désabusé

     Devant pareille confusion, il peut être intéressant de rappeler l’observation un rien désabusée de cet anglais du XVe siècle, John Capgrave, rédacteur du guide de Rome pour les pèlerins dont nous avons déjà parlé. Il regrette de ne pouvoir distinguer correctement les noms des collines romaines, à cause, écrit-il, des erreurs des auteurs (errours of writeres). Et pour illustrer son propos, il donne précisément l’exemple de la colline d’où Virgile se serait enfui à Naples :

 

For þey write þat þere schuld be a hiłł in whech þe romanes wold a slayn uirgiłł and fro þat hiłł he went inuysible to naples summe men calle this hiłł iuuenalis & summe riualis (p. 16, éd. C.A. Mills, Londres, 1911).

Car ils écrivent qu’il y aurait eu une colline sur laquelle les Romains voulaient tuer Virgile et que celui-ci en était parti pour Naples en se rendant invisible. Certains appellent cette colline Iuvenalis, d’autres Rivalis.

 

* Texte original commenté : Ye Solace of Pilgrimes : A Description of Rome, circa A. D. 1450, by John Capgrave, an Austin Friar of King's Lynn. Ed by C.A. Mills, with an introductory note by [...] H. M. Bannister [...], Londres, 1911, 190 p. Original accessible gratuitement sur Internet Archive.

* Traduction intégrale en italien : John Capgrave, Ye solace of pilgrimes : una guida di Roma per i pellegrini del Quattrocento. Prefazione di Mirella Billi ; introduzione e traduzione integrale a cura di Daniela Giosuè, Rome, 1995, 231 p.

 

     À la liste des collines donnée plus haut, il faudrait donc ajouter Rivalis. C’est un nouvel exemple de l’imprécision et de la confusion des témoignages.

 

7. Conclusion

    La notice est absente des Mirabilia les plus anciens, mais à partir du De mirabilibus civitatis Romae de Rosell, les témoignages analysés, qu'il s'agisse des traductions françaises, du modèle latin des traductions allemandes ou du récit de Capgrave, ont rattaché le transfert de Virgile vers Naples à une des collines de Rome, sans toutefois se préoccuper beaucoup du nom de la colline. Sur ce point la confusion règne : Viminalis, Iuvenalis, Palatium maius, c’est-à-dire le Palatin, voire Rivalis.

    Par ailleurs ces notices ne font jamais allusion aux épisodes du panier et de la vengeance, l'histoire complète étant supposée connue des lecteurs. Et effectivement elle était très répandue au moyen âge.

    C’est donc un simple détail, détaché et présent seulement chez certains auteurs, que les Mirabilia ont à une certaine époque introduit dans la tradition. Y en aurait-il d'autres ?

 

[suite]

 Bruxelles, 03 février 2013


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 24 - juillet-décembre 2012

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