FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013
Une localisation au Colisée du complexe des statues magiques, assortie
d’un lien étymologique, apparaît aussi dans deux documents liés à deux
chroniqueurs locaux, l’un Iohannes Codagnellus écrivant à Plaisance au début du
XIIIe siècle, l’autre, un membre de la famille Ramponi (probablement Pietro),
écrivant à Bologne au début du XVe. Dans les manuscrits qui les ont conservés,
ces documents, rédigés en latin, apparaissent hors contexte, un
peu comme des corps étrangers. On verra mieux dans un instant ce
qu’il faut entendre par là.
Pour le contenu et l’organisation, ces deux documents sont très proches
l’un de l’autre, presque identiques. Ils présentent d’abord les statues magiques
du Colisée, puis traitent, tous les deux et dans le même ordre, d’un temple de
la Paix (qui semble s’identifier au Colisée et à son contenu), d’une
prédiction d’éternité qui lui serait liée, de l’effondrement du bâtiment à la
naissance du Christ lors de la nuit de Noël, et enfin de l’apparition à Rome
d’une source d’huile lors de cette même naissance.
Dans les deux cas, la description des statues est précédée d’une note étymologique, fantaisiste bien sûr, comme c’est le cas de beaucoup d’étymologies antiques ou médiévales. Pour désigner le bâtiment, les rédacteurs n’utilisent pas un terme comme Coliseum ou Colosseum mais Colideus (écrit avec un ou avec deux -l-) : le bâtiment porte ce nom, écrivent-ils, « parce qu’on y vénérait les dieux (colere deos) ».
Si la section traitant du complexe aux statues magiques du Colisée nous
intéresse en priorité, le reste du document est lui aussi porteur de
signification. Notre analyse commencera par le texte le plus
ancien.
1. Iohannes Codagnellus (Plaisance, XIIIe
siècle) et le « document Codagnellus »
Pour bien situer le premier document, quelques informations s’imposent sur le personnage de Iohannes Codagnellus, sur son œuvre et sur le rapport que ce document entretient avec elle.
Codagnellus est un notaire de Plaisance qui, au début du XIIIe, écrivit
en latin une chronique de sa ville (Annales Placentini). Celle-ci traite
des événements de 1031 à 1235 et fut éditée en 1901 dans la collection des
Monumenta Germaniae Germanica.
a. le
document Codagnellus : son cadre général
En fait le document qui nous intéresse et que nous appellerons document
Codagnellus ne fait pas partie de cette chronique. Il figure dans un manuscrit
du XIIIe siècle (Bibliothèque Nationale de Paris, Lat. 4931) qui contient un
ensemble hétéroclite de textes, plus ou moins courts, à caractère historique,
géographique ou chronologique, qui n’ont pas nécessairement été rédigés par
Iohannes Codagnellus mais que ce dernier pourrait avoir rassemblés pour son
information personnelle ou pour préparer un autre travail. Pour bien montrer le
caractère disparate de ce recueil, précisons que le document Codagnellus se
trouve placé (f. 22d-23b) entre un texte sur les Gesta Henee et Didonis
regine Africe et un autre sur des Gesta de Italie provinciis.
Quoique isolé et composé de plusieurs parties,
ce document doit être perçu comme un ensemble car il porte dans le manuscrit un
titre spécifique : Miraculum magnum quod accidit in Romana urbe. On
y annonce donc un miracle qui eut lieu à Rome, et le paragraphe d’introduction
le présente même comme « le premier et le plus grand miracle » survenu
à Rome. Le document mentionne toutefois dans sa dernière partie un « autre
miracle » qui se produisit dans la même ville et le même jour. Il eût donc
été plus normal d’utiliser dans le titre un pluriel Miracula. Mais peu
importe ce point de détail.
O. Holder-Egger
n’a évidemment pas intégré ces varia dans l’édition critique des
Annales Placentini qu’il a publiée dans la collection des MGH
(Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum, Hanovre, 1901, 140 p.),
mais il a pris soin d’en donner connaissance dans un article de Neues Archiv
der Gesellschaft für ältere Geschichtskunde (t. 16, 1891, p. 474-509), sous
le titre Über die historischen Werke des Johannes Codagnellus von Piacenza
(I). Le document en question y figure aux pages 324 et 325, dans la partie intitulée Vor und
aus der Chronik des Johannes Codagnellus.
b. le
document Codagnellus : texte et traduction
Voici le document dans son intégralité, accompagné d’une traduction
française. Les paragraphes et les sous-titres ont été introduits par
nos soins.
Iohannes Codagnellus, p. 324-5 |
Traduction
française |
Introduction | |
Ad
cuiusdam miraculi commemorationem, quod in urbe Romana reperitur fuisse,
stillus dirigendus est. Miraculum quippe primum etiam et maximum in Romana
erat ciuitate. |
Ma plume
doit rappeler un miracle qui eut lieu, rapporte-t-on, dans la ville de
Rome. C’est même le premier et le plus grand miracle qui se produisit dans
la cité romaine. |
I. Le Colisée, temple aux statues
magiques | |
(1) Templum namque in urbe
Roma situm erat, quod totius orbis existebat caput, mirabili modo
constructum pariter et fabricatum, magne latitudinis et immense
altitudinis, quod dicebatur Colideus quia dii illic
collebantur. |
(1) Car à Rome, tête de
l’univers, existait un temple qui avait été à la fois admirablement
construit et bâti ; il était très grand, atteignait une hauteur
immense et était appelé Colideus, parce que les dieux y étaient
honorés (colere deos). |
(2) In hoc vero Collideo erat congregatio statuarum deorum
omnium gentium, in summa parte ipsius templi in secretissimo loco
existentium ; |
(2) Dans ce Collideus
se trouvait un rassemblement de statues des dieux de toutes les
nations ; elles se dressaient dans la partie haute de ce temple, dans
un endroit très secret. |
(3) tintinabulum vero ad
collum unius cuiusque statue pendebat, et sacerdotes die ac nocte semper
vicissim vigilantes eis custodiebant. |
(3) Une clochette pendait au
cou de chacune d’elles et des prêtres, veillant continuellement jour et
nuit, à tour de rôle, les surveillaient. |
(4) Illa vero gens que
rebellis contra Romanum imperium consurgere conabatur et censum statutum
Romano imperio dare recusabat, statua illius gentis per artem magicam, a
poeta scilicet a Virgilio constructam, statim comovebatur, et
tintinabulum, quod in collo eius habebat, illico
resonabat ; |
(4) Si une nation tentait de
se rebeller contre l’empire romain et refusait de payer à cet empire
l’impôt fixé, aussitôt sa statue bougeait, grâce à la magie utilisée pour
la fabriquer par un poète qui était Virgile, et la clochette qu’elle
portait au cou sonnait immédiatement. |
(5) quelibet statua ipsius gentis nomen habens in caput
scriptum. |
(5) Chaque
statue avait, écrit sur sa tête, le nom du peuple qu’elle
représentait. |
(6) Sacerdotes vero
tintinabulum audientes ad urbis Rome pretores velocissime proficisci
properabant, superscriptionem et ipsius gentis nomen in scriptis eis
deferentes. |
(6) Au bruit de la clochette,
les prêtres allaient rejoindre le plus rapidement possible les préteurs de
la ville de Rome, en leur apportant l’inscription et le nom de ce peuple
qu’ils avaient dans leurs archives. |
(7) Ipsi pretores exercitum
militum et virorum pugnatorum, prout res postulabat, ad gentem illam
suppeditandam et subiugandam festinatim mittere
properabant. |
(7) Les préteurs en personne
se hâtaient d’envoyer sans délai à ce peuple, pour le mettre au pas et le
soumettre, une armée de soldats et de combattants, selon ce qu’exigeait la
situation. |
II. Le Temple de la Paix et la
prédiction d’éternité réduite à néant la nuit de
Noël | |
(8) Nam cum Romani
subiugassent totum mundum et essent in suma pace, et pax esset in universo
orbe, hedificaverunt templum illud magnum et mirabile ydolis vocaveruntque
illud templum pacis, quia in pace obtinebant principatum mundi. Sed vulgo
vocabatur Collideus, quia dii ibi collebantur. |
(8)
Lorsque les Romains eurent soumis le monde entier, qu’ils étaient
totalement en paix et que la paix régnait dans l’ensemble du monde, ils
édifièrent pour leurs idoles ce temple grand et admirable et ils
l’appelèrent Temple de la Paix, parce que c’est dans la paix qu’ils
obtenaient la primauté sur le monde. Mais le peuple l’appelait Collideus,
parce que les dieux y étaient honorés. |
(9) Et
interrogaverunt deos suos, id est ydola, quantum debebat durare templum
illud, et responsum est eis a demonibus ipsum permansurum usque quod virgo
pareret ; unde gavisi scripserunt ante fores templi istius :
« Templum pacis eternum erit » . Sicut enim impossibile
est, quod virgo pariat, quod templum istud perpetuo destruatur ; sed
decepti fuerunt, quia omnia possibilia sunt Deo. |
(9) Les Romains interrogèrent
leurs dieux, c’est-à-dire leurs idoles, pour demander combien de temps
devait durer ce temple. Il leur fut répondu par les démons qu’il durerait
jusqu’à ce qu’une vierge mette un enfant au monde. Alors tout joyeux ils
écrivirent sur les portes du temple : « Ce temple de la paix
sera éternel ». En effet comme il est impossible qu’une vierge mette
un enfant au monde, il était impossible que ce temple fût un jour démoli.
Mais ils furent abusés, parce que tout est possible à Dieu.
|
(10) Unde
nocte, qua virgo peperit salvatorem mundi, templum illud ruit et funditus
corruit ad significandum, quod salvator natus erat, per quem omnia ydola
debebant destrui et cadere. |
(10) Et la nuit où la Vierge
enfanta le sauveur du monde, ce temple s’écroula et tomba complètement en
ruine, pour montrer qu’était né un sauveur qui devait détruire et mettre à
terre toutes les idoles. |
III. Second miracle : la
source d’huile | |
(11) Item
aliud quoque accidit miraculum suprascripta die in Roma, quod quidam fons
olei erupit et fluxit usque in Tyberim ad significandum, quod doctrina
Domini et misericordia eius debebat emanare et discurrere per universum
orbem. |
(11) Le même jour à Rome se
produisit encore un autre miracle : une source d’huile jaillit et
coula jusqu’au Tibre, pour signifier que la doctrine de Dieu et sa
miséricorde devaient couler et se répandre dans l’univers
entier. |
c. les divisions du document
Le texte comporte trois parties. La première (§ 1-7) concerne
un temple de Rome, considérée comme « la tête du monde ». On serait
tenté de penser au Capitolium, dont l’étymologie est liée
traditionnellement au mot caput, mais on s’aperçoit très vite qu’il
s’agit du Colisée, désigné par le terme Col(l)ideus : ce temple
était ainsi appelé « parce qu’on y vénérait les dieux » (dicebatur
Colideus quia dii illic collebantur). Après le a cultu solis nomen
sumpsisse colossum d’Alexander Neckam, et le colere ossa d’Osbern de
Gloucester et de Hugo de Pise, voilà donc pour le Colisée une nouvelle
pseudo-étymologie : colere deos, laquelle engendre en fait la
création d’un nouveau nom, Colideus (§ 1) ou Collideus
(§§ 2 et 8). La description qui en est donnée correspond sans le
moindre doute au complexe des statues magiques.
Voir ces dernières localisées au Colisée commence à ne plus trop
surprendre. C’était déjà la position d’Alexander Neckam et de Hugo de Pise à
l’extrême fin du XIIe siècle. En fait on ne réalise pas toujours aujourd’hui que
la plupart des gens du Moyen Âge avaient oublié la véritable fonction du Colisée
dans l’antiquité : l’expression classique d’amphitheatrum Flavianum
ne leur disait plus rien et les ruines impressionnantes qu’ils avaient sous les
yeux étaient pour eux les restes d’un énorme « temple » antique. Cela
explique le § 1 et ses expressions dithyrambiques.
La seconde partie (§ 8-10) concerne l’imposant Temple de la Paix
élevé dans l’histoire par Vespasien. L’imaginaire médiéval avait repris cette
construction pour en faire une des réalisations symboliques de Rome, auxquelles
il avait appliqué le motif de la prédiction d’éternité.
Ce motif nous est connu : un devin annonce aux Romains qu’une statue
ou une construction subsistera « jusqu’à ce qu’une vierge ait mis au monde
un enfant », ce qui est compris par les auditeurs comme signifiant
« éternellement ». Interprétation fausse : la naissance du Christ
ex Maria Virgine réduira à rien la prédiction
d’éternité.
La troisième partie (§ 11) rapporte « un autre miracle »
(aliud miraculum), alors pourtant que le titre n’en annonçait qu’un
seul : c’est l’apparition d’une source d’huile (fons olei) à
Rome la nuit de Noël. Ce miracle, dont l’histoire remonte à l’antiquité
classique (par exemple Dion Cassius, Hist. Rom., XLVIII, 43/44), est
régulièrement lié dans les textes médiévaux aux phénomènes qui marquèrent à Rome
la nuit de Noël, et notamment à l’effondrement du Templum Pacis. On le
trouve par exemple dans Les Joies Nostre Dame de
Guillaume le Clerc
de
Normandie (vers 170-198 et 479-496) ainsi que dans la tradition
des Mirabilia (Mirab., 6 et 31, et d’autres textes liés à la
Taberna Meritoria et au Templum Ravennantium, comme Myreur,
I, p. 68). Son histoire complète sera étudiée in extenso dans un autre
article. Nous nous arrêterons ici un peu plus en détail sur le Temple de la
Paix, dont l’évocation nous ramène sur un terrain familier aux historiens et aux
archéologues de la Rome antique.
d. le Temple de la
Paix
Ces derniers connaissent bien l’énorme Forum Pacis de Vespasien
dont la construction avait débuté en 71 p.C. et qui comprenait notamment le
magnifique Templum Pacis, où l’empereur avait fait placer nombre de
dépouilles ramenées après la capture de Jérusalem et la destruction du temple
(cfr par exemple Flavius Josèphe, 7, 5 ,7 [158-161]). Au cours de son histoire,
ce bâtiment avait subi divers dommages majeurs (incendie, tremblement de terre),
et au VIe siècle p.C. déjà, à l’époque de Procope (Bell. Goth, 4, 21,
11-12), il appartenait au passé (cfr L. Richardson, New Topographical
Dictionary, 1991, p. 286-287, s.v° Pax,
Templum).
Mais comme le montrent à l’évidence plusieurs textes des Mirabilia
et des Indulgentiae, les gens du Moyen Âge en avaient conservé un
souvenir assez vif. Ils y voyaient, on vient de le dire, un des grands symboles
de la puissance romaine et le connaissaient aussi sous le nom de « Temple
d’Éternité ».
Ils le situaient à l’emplacement de l’église de
Sainte-Marie-Nouvelle et en avaient imaginé la destruction miraculeuse lors de
la naissance du Christ, ce qu’ils avaient fait aussi (Mirab., 6) pour la
statue dorée de Romulus.
Le motif de la prédiction d’éternité réduite à néant par la naissance du Christ la nuit de Noël constitue un dossier très volumineux, qui fera l’objet ailleurs d’un développement d’ensemble. Nous n’en citerons ici qu’une seule pièce en rapport avec le Temple de la Paix / Éternité. C’est un passage d’un sermon rédigé pour la messe de Noël par Denys le Chartreux, un maître spirituel et mystique du XVe siècle. Son intérêt est notamment de montrer que Denys base son argumentation sur les écrits d’Innocent III (pape de 1198 à 1216), qu’il semble d’ailleurs citer textuellement. En d’autres termes, la version qu’il présente peut remonter aux alentours de 1200.
D.
Dionysii Cartusiani Enarratio epistolarum et evangeliorum de Sanctis
per totum anni circulum, etc. Pars altera. Editio Tertia, Coloniae,
Petrus Quentel, 1542, fol. XLIX recto et
verso | |
(1) Amplius, hodie Christus dominus noster multa mirabilia fecit in mundo, per quae suam declarauit natiuitatem. |
(1) En outre, en ce jour, le Christ Notre-Seigneur a fait dans le monde de nombreux miracles, par lesquels il fit part de sa nativité. |
(2) Siquidem in nocte
natiuitatis Christi, pulcherrimum atque fortissimum templum
Aeternitatis corruit Romae. |
(2) Ainsi dans le nuit de
la nativité du Christ, le très beau et très puissant Temple de
l’Éternité s’écroula à Rome. |
(3) Nam ut testatur Papa Innocentius tertius, in Roma per duodecim annos magna pax fuit, idcirco Romani pulcherrimum construxerunt templum in Roma, quod Pacis templum nominauerunt ; |
(3) En effet, comme l’atteste le Pape Innocent III, pendant douze ans il y eut à Rome une grande paix, qui amena les Romains à construire dans la ville un très beau temple, qu’ils appelèrent le Temple de la Paix. |
(4) consuluerunt quoque Apollinem, quandiu duraret hoc templum. Et respondit Apollo : Quousque pariet uirgo. Tunc dixerunt Romani : Ergo in aeternum durabit, nam uirginem parere reputabant impossibile. |
(4) Ils consultèrent également Apollon pour savoir combien de temps il durerait. Et Apollon répondit : « Jusqu’à ce qu’une vierge mette un enfant au monde ». Alors les Romains dirent : « Il durera donc éternellement », car ils considéraient comme impossible qu’une vierge mette un enfant au monde. |
(5) Hinc in foribus templi scripserunt hunc titulum : Templum Pacis Aeternum. |
(5) D’où cette inscription placée à l’entrée du temple : Templum Pacis Aeternum. |
(6) Sed in nocte qua peperit uirgo Maria Christum, templum illud funditus cecidit, & ibi nunc est ecclesia sanctae Mariae Noua. |
(6) Mais la nuit où la Vierge Marie enfanta le Christ, ce temple s’effondra de fond en comble, et c’est là que se trouve maintenant l’église de Sainte-Marie-Nouvelle. |
(7) Tunc etiam cecidit statua Romuli, quem pro Deo
colebant Romani, quam statuam in templo aeternitatis
posuerunt. |
(7) À ce moment-là aussi
tomba la statue de Romulus, que les Romains vénéraient comme Dieu, statue
qu’ils avaient placée dans le temple de
l’Éternité. |
Le nom de Vespasien n’apparaît pas dans le texte, mais les explications historiques données par le pape sur les circonstances de la construction de ce temple (douze années de paix) montrent sans ambiguïté qu’il s’agit bien du Templum Pacis. On aura noté comment le texte passe du Templum Pacis (§ 3) au Templum Pacis Aeternum (§ 5), puis au Templum aeternitatis (§ 7), trois manières différentes de désigner le même bâtiment.
*
La citation d’Innocent III sur l’histoire de la construction et de la destruction du Temple de la Paix correspond étroitement à la deuxième partie du document Codagnellus (§§ 8-10). Cette histoire édifiante, figurant dans les écrits d’Innocent III, devait être largement connue et diffusée. Elle constituait probablement un passage obligé des sermons de Noël.
Mais – les choses doivent être claires – Innocent III ne disait rien des statues magiques, pas plus d’ailleurs que Denys le Chartreux. Le récit de la destruction ne s’applique chez eux qu’au Temple de la Paix / Éternité et à la statue de Romulus qui y avait été placée.
e. la fusion du Colisée et du complexe
aux statues
Mais revenons à notre document et à une de ses originalités. En effet son
rédacteur a apparemment « fusionné » deux bâtiments très différents,
le Templum Pacis de Vespasien et le Colisée, où il plaçait le complexe
aux statues magiques. Pour lui en effet le Temple de la Paix signalé dans la
seconde partie ne semble être rien d’autre que le temple décrit dans la première
(templum illud magnum et mirabile).
Et comme s’il risquait de ne pas être bien compris, il a répété presque
mot pour mot au § 8 (vocabatur Collideus, quia dii ibi collebantur)
l’étymologie qu’il venait de donner au § 1 (dicebatur Colideus quia dii
illic collebantur). Reprise plutôt lourde et un rien surprenante. Il venait
en effet de dire que les Romains avaient donné au (second) temple le nom de
Temple de la Paix, ce qui était clair. Et il ajoute immédiatement que « le
peuple l’appelait Collideus, parce que les dieux y étaient
honorés ». Ce (second) temple bénéficierait donc d’une double
dénomination : une officielle « Temple de la Paix » et une
populaire « Collideus-Colisée ».
Pareille fusion est, à notre connaissance, un hapax : on ne
la rencontre dans aucun autre texte médiéval.
Elle est d’autant plus curieuse que l’élément qui la fonde, à savoir la
répétition de l’étymologie, n’apparaît pas dans la version de l’autre document
que nous avions annoncé, lié plus ou moins directement à la chronique de la
famille Ramponi de Bologne, que nous étudierons en détail ci-dessous et que nous
appellerons le document Ramponi. Mais soulignons dès maintenant la différence
dans le tableau comparatif ci-dessous :
Document Codagnellus (Plaisance,
XIIIe) |
Document Ramponi (Bologne,
XVe) |
(8) Nam cum Romani
subiugassent totum mundum et essent in suma pace, et pax esset in universo
orbe, hedificaverunt templum illud magnum et mirabile ydolis vocaveruntque
illud templum pacis, quia in pace obtinebant principatum mundi. Sed
vulgo vocabatur Collideus, quia dii ibi
collebantur. |
(8) Nam cum Roma subiugasset
totum mundum et essent in summa pace et pax esset per universum orbem,
hedificavit templum illud magnum et mirabile ydolis et vocaverunt illud
templum Pacis, quia in pacem obtinebant principatum totius
mundi. |
La chose est nette. Le document Ramponi, qui ne présente pas la phrase
« litigieuse », est beaucoup plus conforme que l’autre à la
« doctrine » médiévale, selon laquelle le Templum Pacis n’est
jamais identifié au Colisée et n’abrite jamais le complexe aux
statues.
Le problème est évidemment d’expliquer cette différence entre les deux textes. Une erreur du rédacteur du document Codagnellus qui, persuadé de l’identité des deux bâtiments, aurait estimé qu’elle apparaîtrait plus clairement s’il répétait l’étymologie ? Ou une addition d’un copiste qui, persuadé lui aussi qu’il s’agissait d’un seul et même bâtiment, aurait estimé que le modèle ne l’indiquait pas suffisamment ? Ou une correction de l’auteur du document Ramponi, qui, à l’inverse, estimait que le maintien de cette répétition entraînerait une confusion dommageable ? Comment trancher ?
Quoi qu’il en soit, quelques éléments sont sûrs. À notre connaissance,
non, le Moyen Âge ne confondait pas le Colisée avec le Templum
Pacis ; oui, le Moyen Âge plaçait parfois les statues magiques dans le
Colisée ; non, le Moyen Âge ne les plaçait pas dans le Temple de la
Paix.
f. la
description du complexe aux statues
Après l’analyse du contexte, voyons ce qui concerne les statues magiques.
Loca Deno Aucune
dénomination particulière n’est donnée au complexe, mais il se trouve dans le
Colisée. Bien sûr le mot Coliseum n’apparaît pas formellement, mais on ne
peut douter que la dénomination Co(l)lideus y
renvoie.
On peut s’interroger sur le sens exact de l’expression quod totius
orbis existebat caput. Renvoie-t-elle à Roma ? ou à
templum ? On hésitera à envisager un temple qui serait « la tête de
l’univers entier ». Il faudrait plutôt comprendre que
c’était Rome qui était « la tête de l’univers », et traduire : « On
sait qu’à Rome, tête de l’univers, existait un temple qui avait été à la fois
admirablement construit et bâti, etc... ».
C’est en tout cas la traduction que nous avons proposée.
La précision : « dans la partie haute du temple, dans un
endroit très secret » ne se rencontre pas ailleurs.
Stat Cloc Iden Disp Ce
sont les statues des dieux de toutes les nations (gentium). Peu de
textes veillent à mentionner que ce sont les statues des dieux, mais on
n’oubliera pas que l’étymologie même (colere deos) impose en quelque
sorte cette précision. Chacune d’elles porte une clochette au cou, ce qui
est très courant, encore qu’il existe des descriptions où les clochettes sont
absentes (Hugo de Pise, par exemple). Rien n’est dit sur la disposition des
statues. Chacune portait, sur la tête, une inscription avec le nom
du peuple concerné (gentis) (§ 5). Dans d’autres versions, cette
inscription est sur la poitrine.
Surv Les
statues étaient « surveillées par des prêtres, veillant
continuellement jour et nuit, à tour de rôle ». Certaines des formules
employées rappellent les versions de la tradition des Miracula mundi,
dont le Chronicon Salernitanum. Voir aussi le
pseudo-Burley.
Mov Bruit Les
mouvements sont réduits et simples. La statue rebelle, qui est mise en
mouvement « automatiquement » (= magiquement), bouge, ce qui fait
sonner sa clochette.
Trans L’information
est
transmise d’une manière relativement originale. C’est la première fois en effet
que les autorités de Rome sont désignées par le terme de « préteurs »
(pretores), à deux reprises d’ailleurs (§§ 6 et 7). C’est à eux que
s’adressent les prêtres qui vont « décrocher » l’inscription
(superscriptio) de la statue et la leur porter. Une autre curiosité (si
du moins nous avons bien compris et traduit le § 6) est l’allusion à des
« archives » (scriptis) dans lesquelles les prêtres seraient
allés chercher des informations (complémentaires ?) sur la province
rebelle. À moins que ce scriptis ne dissimule un éventuel
conscriptis, présent dans l’original et mal compris ! On songera aux
senatoribus et patribus conscriptis du de naturis rerum
d’Alexander Neckam.
Exp Les
pretores envoient une armée de « soldats et de
combattants ».
Autre originalité, on notera l’évocation de l’impôt que les rebelles
refusent de payer (§ 3). Quant à la répétition de termes marquant la
rapidité d’exécution des diverses étapes de la procédure, elle est plus
banale.
2. Les Ramponi (Bologne, XVe) et le
« document Ramponi »
Venons-en maintenant au second document. À la différence du précédent, il
figure bien dans la chronique de Bologne, intitulée Historia di cose
memorabili della città di Bologna scritta per uno della famiglia dei Ramponi
sino al 1431 et écrite en italien, au XVe siècle, par un membre de
l’importante famille des Ramponi (probablement Pietro Ramponi). Mais son
statut est un peu particulier, hors contexte disions-nous dans le paragraphe
d’introduction.
a. le document Ramponi : son cadre
général
Selon l’usage très répandu chez les chroniqueurs, l’auteur, avant
d’aborder l'histoire de son époque, remonte très haut dans le passé. Il le fait en
recopiant ses prédécesseurs, d’où la présence de textes latins alors que cette
Historia est écrite en italien. Des pages entières sont ainsi transcrites
presque littéralement de Martin d’Opava, voire des Mirabilia. En tout cas
notre document ne s’intègre pas dans le fil du récit et il ne contient aucune
information permettant d’en établir la provenance.
Comme le document précédent, le document Ramponi place au Colisée le
complexe aux statues magiques et traite successivement du Temple de la Paix, de
la prédiction d’éternité, de son effrondrement et de l’apparition à Rome d’une
source miraculeuse le soir de Noël. Malgré quelques différences minimes, il
contient les mêmes idées et les mêmes développements. Tout en occupant une place
à l’intérieur de l’Historia – ce qui le différencie du précédent –, il
apparaît hors contexte, et, tout comme le document Codagnellus, il
se présente comme un ensemble, avec
toutefois un titre qui lui est propre : Nota mirabile de adventu Christi
in Roma.
A. Graf, Roma, 1923, p. 151, n. 15, en a donné un texte qu’il a transcrit sur le manuscrit (n° 431) de l'Université de Bologne, cette chronique n’ayant pas encore été éditée à son époque (1882-1883). Ce qu’on lira ci-dessous provient de l’édition A. Sorbelli, dans le Corpus Chronicorum Bononiensium (CCB), vol. I, Città di Castello, 1906, p. 63. – Cette chronique a été éditée récemment : Pietro Ramponi, Memoriale e cronaca (1385-1443), a cura di A. Antonelli e R. Pedrini, Bologna, Costa, 2003, mais nous n’avons pas pu y avoir accès. – Flavia Gramellini, dans les pages VIII à X de sa thèse sur « Le Antichità di Bologna » di Bartolomeo della Pugliola (un autre chroniqueur), qu’elle a défendue à Bologne en 2008, a résumé la présentation que A. Antonelli e R. Pedrini, les deux éditeurs de 2003, avaient donnée de Pietro Ramponi (qui mourut en 1443) et de son oeuvre historiographique. Cette thèse a été éditée dans son intégralité en version numérique. – On notera que P. Ramponi n’est repris ni à l’index de Miedema, Mirabilia, 1996, ni à celui de J.W. Spargo, Virgil the Necromancer : Studies in Virgilian Legends, Harvard U.P., 1934, 502 p. (Harvard studies in comparative literature, 10).
b. le document Ramponi dans son
intégralité
On en trouvera l’intégralité dans le tableau ci-dessous, qui reprend nos divisions et notre numérotation en paragraphes :
Ramponi, p. 63-64 (éd. A. Sorbelli,
CCB, I, 1906) |
Traduction
française |
I. Le Colisée, temple aux statues
magiques | |
(1) Templum namque in urbe
Roma scitum erat quod totius orbis existebat caput mirabili modo
constructum pariter et fabricatum magne latitudinis et immense altitudinis
quod dicebatur Colideus quia dii ibi colebantur. |
(1) Car on sait qu’à Rome,
tête de l’univers, existait un temple qui avait été à la fois
admirablement construit et bâti ; il était très grand, atteignait une
hauteur immense et était appelé Colideus, parce que les dieux
y étaient honorés (colere deos). |
(2) In hoc vero Collideo erat congregatio statuarum deorum
omnium gentium in sublimi parte ipsius templi in secretissimo loco
existentium ; |
(2) Dans ce Collideus
se trouvait un rassemblement de statues des dieux de toutes les
nations ; elles se dressaient dans la partie haute de ce temple, dans
un endroit très secret. |
(3) tintinnabulum vero ad
collum uniuscuiusque statue appendebant et sacerdotes die ac nocte semper
vicissim vigilantes eis custodiebant. |
(3) Une clochette pendait au
cou de chacune d’elles et des prêtres, veillant continuellement jour et
nuit, à tour de rôle, les surveillaient. |
(4) Illa vero gens qui
rebellis contra Romanum imperium consurgere conabatur et censum statutum
Romano imperio dare recusabat, statua illius gentis per artem magicam a
poeta scilicet a Virgilio constructa statim commovebatur et tintinnabulum
quod in collo eius habebat illico resonabat |
(4) Si une nation tentait de
se rebeller contre l’empire romain et refusait de payer à l’empire romain
l’impôt fixé, sa statue, fabriquée en utilisant la magie par un poète,
Virgile, bougeait aussitôt, et la clochette qu’elle portait au cou sonnait
immédiatement. |
(5) quaelibet statua ipsius gentis nomen habens in caput
scriptum : |
(5) Chaque
statue avait, écrit sur sa tête, le nom du peuple qu’elle
représentait. |
(6) sacerdotes vero
tintinnabulum audientes ad urbis Romane pretores velocissime proficisci
properabant superscriptionem et ipsius gentis nomen in scriptis eis
deferentes ; |
(6) Au bruit de la clochette,
les prêtres allaient rejoindre le plus rapidement possible les préteurs de
la ville de Rome, pour leur apporter l’inscription et le nom de ce peuple
qu’ils avaient dans leurs archives. |
(7) et tunc ipsi pretores
exercitum militum et virorum pugnatorum prout res postulabat ad gentem
illam subiugandam festinanter mittere
properabant. |
(7) Alors les préteurs
eux-mêmes se hâtaient d’envoyer dans cette nation pour la soumettre sans
délai une armée de soldats et de combattants, selon ce qu’exigeait la
situation. |
II. Le Temple de la Paix et la
prédiction d’éternité réduite à néant la nuit de
Noël | |
(8) Nam cum Roma subiugasset
totum mundum et essent in summa pace et pax esset per universum orbem,
hedificavit templum illud magnum et mirabile ydolis et vocaverunt illud
templum Pacis, quia in pacem obtinebant principatum totius mundi.
|
(8)
Lorsque Rome eut soumis le monde entier, qu’on jouissait d’une paix totale
et que la paix régnait dans l’ensemble du monde, Rome édifia pour ses
idoles ce temple grand et admirable et les Romains l’appelèrent Temple de
la Paix, parce que c’est par la paix qu’ils obtenaient la primauté sur le
monde. |
(9) Et
interrogaverunt deos suos idest ydola quantum debeat durare templum
illud ; et responsum est eis a demonibus ipsum permansurum usque quod
virgo pareret, unde gavisi scripserunt ante fores templi dicentes :
« Templum istud Pacis eternum erit ». Sicut enim impossibile est
quod virgo pariat, ita impossibile est quod templum istud perpetuo
destruatur. Sed decepti fuerunt, quia omnia possibilia sunt
Deo. |
(9) Les Romains interrogèrent
leurs dieux, c’est-à-dire leurs idoles, pour demander combien de temps
devait durer ce temple. Et il leur fut répondu par les démons qu’il
durerait jusqu’à ce qu’une vierge mette un enfant au monde. Alors tout
joyeux ils écrivirent sur les portes de ce temple : « Ce temple
de la paix sera éternel ». En effet comme il est impossible qu’une
vierge mette un enfant au monde, il était également impossible que ce
temple soit un jour démoli. Mais ils furent abusés, parce que tout est
possible à Dieu. |
(10) Unde
nocte qua Virgo peperit Salvatorem mundi, scilicet Christum, templum illud
ruit et funditus curruit ad significandum quot Salvator natus erat, per
quem omnia ydola debeant destrui et cadere. |
(10) Et la nuit où la Vierge
enfanta le sauveur du monde, ce temple s’écroula et tomba complètement en
ruine, pour montrer qu’était né un sauveur qui devait détruire et mettre à
terre toutes les idoles. |
III. Second miracle : la
source d’huile | |
(11) Item
quoque aliud accidit miraculum ista die in Romana urbe quod quidam fons
oleum erupit et fluxit usque in Tiberim, ad significandum quod doctrina
Domini et misericordia eius debebat emanare et discurrere per universum
orbem. |
(11) Il y eut aussi un autre
miracle le même jour à Rome : une source d’huile jaillit et coula
jusqu’au Tibre, pour signifier que la doctrine de Dieu et sa miséricorde
devaient couler et se répandre dans l’univers
entier. |
On se rend facilement compte de la très grande proximité des deux documents. Pour la description du complexe aux statues en tout cas, on peut même parler d’identité. Les quelques différences apparaîtront en italiques dans le tableau suivant :
Document Codagnellus (XIIIe) |
Document Ramponi
(XVe) |
(1) Templum namque in urbe
Roma situm erat, quod totius orbis existebat caput, mirabili modo
constructum pariter et fabricatum, magne latitudinis et immense
altitudinis, quod dicebatur Colideus quia dii illic
collebantur. |
(1) Templum namque in urbe
Roma scitum erat quod totius orbis existebat caput mirabili modo
constructum pariter et fabricatum magne latitudinis et immense altitudinis
quod dicebatur Colideus quia dii ibi
colebantur. |
(2) In hoc vero Collideo erat congregatio statuarum deorum
omnium gentium, in summa parte ipsius templi in secretissimo loco
existentium ; |
(2) In hoc vero Collideo erat congregatio statuarum deorum
omnium gentium in sublimi parte ipsius templi in secretissimo loco
existentium ; |
(3) tintinabulum vero
ad collum unius cuiusque statue pendebat, et sacerdotes die ac nocte
semper vicissim vigilantes eis custodiebant. |
(3) tintinnabulum vero
ad collum uniuscuiusque statue appendebant et sacerdotes die ac nocte
semper vicissim vigilantes eis custodiebant. |
(4) Illa vero gens que rebellis contra Romanum imperium
consurgere conabatur et censum statutum Romano imperio dare recusabat,
statua illius gentis per artem magicam, a poeta scilicet a Virgilio
constructam, statim comovebatur, et tintinabulum, quod in
collo eius habebat, illico resonabat ; |
(4) Illa vero gens qui rebellis contra Romanum imperium
consurgere conabatur et censum statutum Romano imperio dare recusabat,
statua illius gentis per artem magicam a poeta scilicet a Virgilio
constructa statim commovebatur et tintinnabulum quod in
collo eius habebat illico resonabat |
(5) quelibet statua ipsius gentis nomen habens in caput
scriptum. |
(5) quaelibet statua ipsius gentis nomen habens in caput
scriptum : |
(6) Sacerdotes vero tintinabulum audientes ad urbis
Rome pretores velocissime proficisci properabant, superscriptionem et
ipsius gentis nomen in scriptis eis deferentes. |
(6) sacerdotes vero tintinnabulum audientes ad
urbis Romane pretores velocissime proficisci properabant superscriptionem
et ipsius gentis nomen in scriptis eis
deferentes ; |
(7) Ipsi pretores exercitum
militum et virorum pugnatorum, prout res postulabat, ad gentem illam
suppeditandam et subiugandam festinatim mittere
properabant. |
(7) et tunc ipsi pretores
exercitum militum et virorum pugnatorum prout res postulabat ad gentem
illam subiugandam festinanter mittere
properabant. |
Si l’on ne tient pas compte de la ponctuation qui varie d’un éditeur
moderne à l’autre sans d’ailleurs affecter le sens, les différences relevées
sont insignifiantes (comme scitum au lieu de situm au
§ 1 ; sublimi au lieu de summa au § 2 ;
tintinnabulum au lieu de tintinabulum aux §§ 3,4 et 6 ;
festinanter au lieu de festinatim au § 7 ; dans ce même
§ 7, un simple subiugandam au lieu du redondant
suppeditandam et subiugandam). Au § 4, le constructa (accordé
avec statua) au lieu du constructam (accordé à artem) ne
change rien fondamentalement au sens.
En ce qui concerne le complexe des statues, le document Ramponi ne se
distingue donc pas du document précédent. Même les détails originaux qu’il
contient s’y retrouvent, comme la curieuse allusion à des « archives »
(scriptis) ou la mention d’impôts que les provinces rebelles auraient
refusé de payer. Bref, la fiche établie plus haut pour Codagnellus ne doit pas
être modifiée, toujours en ce qui concerne la description des statues magiques
bien sûr.
*
Par contre, comme le montrera le tableau suivant, la suite présente une différence importante sur laquelle nous avons déjà attiré l’attention (cfr les italiques) :
Document Codagnellus (XIIIe) |
Document Ramponi
(XVe) |
(8) Nam cum Romani
subiugassent totum mundum et essent in suma pace, et pax esset in universo
orbe, hedificaverunt templum illud magnum et mirabile ydolis vocaveruntque
illud templum pacis, quia in pace obtinebant principatum mundi. Sed
vulgo vocabatur Collideus, quia dii ibi
collebantur. |
(8) Nam cum Roma subiugasset
totum mundum et essent in summa pace et pax esset per universum orbem,
hedificavit templum illud magnum et mirabile ydolis et vocaverunt illud
templum Pacis, quia in pacem obtinebant principatum totius mundi.
|
(9) Et
interrogaverunt deos suos, id est ydola, quantum debebat durare templum
illud, et responsum est eis a demonibus ipsum permansurum usque quod virgo
pareret ; unde gavisi scripserunt ante fores templi istius :
« Templum pacis eternum erit » . Sicut enim impossibile
est, quod virgo pariat, quod templum istud perpetuo destruatur ; sed
decepti fuerunt, quia omnia possibilia sunt Deo. |
(9) Et
interrogaverunt deos suos idest ydola quantum debeat durare templum
illud ; et responsum est eis a demonibus ipsum permansurum usque quod
virgo pareret, unde gavisi scripserunt ante fores templi dicentes :
« Templum istud Pacis eternum erit ». Sicut enim impossibile est
quod virgo pariat, ita impossibile est quod templum istud perpetuo
destruatur. Sed decepti fuerunt, quia omnia possibilia sunt
Deo. |
(10) Unde nocte, qua virgo peperit salvatorem mundi, templum
illud ruit et funditus corruit ad significandum, quod salvator natus erat,
per quem omnia ydola debebant destrui et cadere. |
(10) Unde nocte qua Virgo peperit Salvatorem mundi, scilicet
Christum, templum illud ruit et funditus curruit ad significandum quot
Salvator natus erat, per quem omnia ydola debeant destrui et
cadere. |
Alors
que le document Codagnellus « fusionnait » le Templum Pacis de
Vespasien et le Colisée, assez lourdement même puisqu’il reprenait au § 8
l’étymologie donnée au § 1 (dicebatur Colideus quia dii illic
collebantur), le document Ramponi s’en distancie subtilement. La curieuse
répétition de l’étymologie a disparu et le Temple de la Paix a perdu l’allusion
à une dénomination populaire. L’identification du Colisée avec le Temple de la
Paix, si nettement affirmée dans le premier document, ne l’est donc plus ici. Au
fond, un lecteur ne disposant que du document Ramponi pourrait facilement penser
que le premier temple (le Colisée avec les statues) et le second (le Temple de
la Paix) sont deux bâtiments différents et que le motif de la prédiction
d’éternité ne concerne que le second.
Le résultat est là, mais comme nous l’écrivions plus haut, il est
difficile de savoir ce qui s’est passé et en particulier quel est le responsable
de cette importante modification.
3. Le caractère artificiel du goût pour
les pseudo-étymologies du Colisée
Le XIIIe siècle semble avoir été fort intéressé par les
pseudo-étymologies du mot Coliseum. Déjà Alexander Neckam (fin XIIe-début
XIIIe) signalait dans son de laudibus divinae sapientiae que le Colisée
tirait son nom « du culte du soleil » (a cultu solis),
étymologie fausse aux yeux des Modernes mais qui, dans un sens, se concevait à
une époque où le Colisée était considéré comme le temple du Soleil. Mais on
n’aperçoit pas le lien qui pourrait exister entre le culte du Soleil et le
complexe des statues magiques, sinon peut-être le fait qu’elles y étaient
localisées. La pseudo-étymologie semble ne reposer sur
rien.
Pour sa part, Hugo de Pise proposait comme étymologie quasi colens
ossa, sous l’influence d’Osbern de Gloucester, qui avait quelque temps
auparavant rattaché Colossus au verbe colere. Mais ici aussi le
lien entre le complexe des statues et l’étymologie proposée (colere ossa)
sent l’artifice : les statues magiques n’ont de rapport ni avec le culte, ni
avec le souvenir, ni avec la mémoire des morts. L’analyse faite de la relation
entre Hugo de Pise et Osbern de Gloucester a d’ailleurs bien mis en évidence son
caractère artificiel : en fait le complexe des statues a été « plaqué » par
Hugo, en guise d’illustration, sur une dérivation, d’ailleurs tout à fait
fantaisiste. On doit donc penser que Hugo a trouvé ailleurs le récit des statues
qui lui servait à « étoffer » sa pseudo-démonstration.
Le document Codagnellus, partant du même point de départ (colere),
explore une voie un peu différente, qui semble moins artificielle et qui a même
donné naissance à un texte davantage construit.
Ce texte ne souligne-t-il pas que le bâtiment abritait dans un premier
temps « les statues des dieux de toutes les nations » et ne
suggère-t-il pas que, dans un second temps, une fois la paix installée, sous le
nom de Temple de la Paix, il avait aussi accueilli les dieux des
Romains ? On y vénérait donc effectivement, aux yeux du rédacteur en
tout cas, toute une série de dieux (colere deos).
Texte davantage construit et mieux adapté finalement à la dérivation
retenue que ceux d’Alexander Neckam et de Hugo de Pise. Ce qui ne signifie
évidemment pas plus conforme aux réalités archéologiques. On l’a dit dans le
commentaire ad locum, l’auteur du document Codagnellus fusionne le
Colisée et le Temple de la Paix, deux choses totalement différentes non
seulement dans l’archéologie romaine classique, mais aussi dans l’imaginaire
médiéval.
4. Sur la fusion / regroupement entre le
Temple de la Paix et le Colisée
La citation d’Innocent III sur l’histoire de la construction et de la destruction du Temple de la Paix correspond étroitement à la deuxième partie (§§ 8-10) du document Ramponi (lequel en § 8 ne connaît pas la répétition de l’étymologie, caractéristique du document Codagnellus). La seule différence est, dans la version d’Innocent III, l’intervention d’Apollon, qui, en quelque sorte, personnalise « les dieux » évoqués en groupe dans le document.
On peut raisonnablement penser que cette histoire édifiante, qui figurait dans les écrits d’Innocent III, devait être largement connue et diffusée. Peut-être même constituait-elle un passage obligé des sermons de Noël (cfr l’exemple de Denys le Chartreux).
Mais Innocent III ne disait rien des statues magiques, pas plus que Denys le Chartreux d’ailleurs. Le motif de la prédiction d’éternité et celui de la destruction ne s’appliquaient chez eux qu’au seul Temple de la Paix / Éternité et à la statue de Romulus qui y avait été placée. Pas question du complexe des statues magiques, et donc d’un quelconque regroupement / fusion avec le Temple de la Paix.
De plus – et c’est important – ce regroupement n’était pas installé de la même manière dans les documents Codagnellus et Ramponi : nettement et même lourdement souligné dans le document Codagnellus, il apparaît beaucoup plus lâche dans l’autre. Tout cela pousse à s’interroger sur sa nature exacte : est-il occasionnel, accidentel en quelque sorte ? ou intrinsèque et plus profond ?
Pour répondre au mieux à cette question, il faut ajouter à ce qui vient d’être dit que les deux bâtiments connaissent dans les textes médiévaux une histoire très différente, ce qui ne les amenait certainement pas à faire l’objet d’un regroupement / fusion.
D’une part le lien entre le Temple de la Paix et la prédiction d’éternité est bien attesté dans la littérature médiévale ; il est du même type que celui existant entre la statue de Romulus et la prédiction d’éternité. D’autre part, toujours dans la littérature médiévale, le complexe aux statues n’est jamais localisé dans le Temple de la Paix.
À part bien sûr dans les documents Codagnellus et Ramponi, mais même ce qu’on constate dans ces textes va dans le même sens. Le lien entre le Temple de la Paix et la prédiction d’éternité est étroit : les §§ 8-10 (Temple de la Paix) forment un bloc bien cohérent. Les §§ 2-7 pour leur part (complexe aux statues) forment un autre bloc, fort cohérent lui aussi. Mais le lien entre ces deux blocs est très lâche (Codagnellus), voire inexistant (Ramponi).
On est ainsi conduit d’une part à lier étroitement ce qui est dit du Temple de la Paix et de la prédiction d’éternité et d’autre part à détacher nettement ce bloc de ce qui est dit du complexe des statues magiques.
Toutes ces considérations ne seraient-elles pas en faveur de la thèse d’un regroupement tout à fait occasionnel entre le complexe des statues (localisé ici au Colisée) et le Temple de la Paix / Colisée ?
5. Sur l’origine du motif de la
destruction des statues magiques
Ce qui pourrait nous amener à nous interroger sur l’origine du motif de la destruction des statues magiques.
On a dit plus haut que les rédacteurs médiévaux qui voulurent raconter leur destruction durent constater que beaucoup de versions n’abordaient même pas cette question. Obligés de trouver une inspiration ailleurs, ils la cherchèrent dans deux directions : d’une part, du côté du travail de sape mené sous la tour du miroir magique ; de l’autre, du côté des miracles marquant la naissance du Christ la nuit de Noël. La première formule était bien représentée dans les plus anciennes versions du Roman des Sept Sages de Rome, et la seconde, dans la tradition des Mirabilia, où cependant elle ne s’appliquait jamais au complexe des statues magiques, mais à d’autres symboles – statues ou bâtiments – de la puissance romaine.
Alexander Neckam fut le premier, semble-t-il, à proposer vers 1200 un récit de la destruction des statues, lors de la naissance du Christ ex Maria virgine. Mais sa diffusion fut très relative (Maître Grégoire, fin XIIe-début XIIIe ; Jean de Galles, XIIIe siècle, et John Capgrave, XVe). Les auteurs médiévaux désireux de raconter la destruction du complexe aux statues préférèrent se tourner vers le modèle qui avait cours dans l’épisode du miroir magique.
*
Une question se pose inévitablement : quand et comment le double motif (prédiction d’éternité et destruction la nuit de Noël), repris de la statue de Romulus et du Temple de la Paix, a-t-il été appliqué au bâtiment abritant les statues magiques ?
Ne serait-ce pas la légende de la destruction du Temple de la Paix, bien installée à partir d’Innocent III mais probablement plus ancienne, qui aurait inspiré les rédacteurs médiévaux à la recherche d’un modèle de destruction pour le complexe des statues magiques ? On pourrait même aller plus loin. Ne serait-ce pas précisément Neckam (ou un de ses prédécesseurs directs dont nous ignorons le nom) qui aurait joué un rôle dans ce transfert ? Dans l’histoire de la littérature sur les statues magiques, l’auteur du de naturis rerum (1190-1200) a beaucoup innové : il n’a pas seulement lancé le goût pour les listes de merveilles virgiliennes, ce qui assurait du même coup l’importance du rôle de Virgile dans la création du complexe des statues ; il n’a pas seulement introduit le motif de la prédiction d’éternité et de la destruction la nuit de Noël ; on lui doit aussi le détail curieux du « cavalier-girouette », pour lequel on ne possède aucun parallèle.
Introduction - Partie thématique - Partie analytique (Plan) - Conclusions
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013