FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 22 - juillet-décembre 2011
Le Virgile de Jean d'Outremeuse. II. Origine, enfance, formation
par
Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet
[ I. Introduction ] [ III. Le séjour romain ] [ IV. Le séjour napolitain ] [ V. Conclusion et perspectives ] [ VI. Bibliographie sélective ]
1. Les ascendants de Virgile et leurs liens avec Rome
(Myreur, p.183-197, 211 passim)
D’entrée
de jeu, le chroniqueur manifeste clairement le souci d’attribuer à Virgile une
ascendance prestigieuse : il est apparenté à toutes les têtes
couronnées de son temps. L’énumération détaillée de ces liens étant trop longue,
nous épinglerons quelques éléments seulement d’un arbre généalogique
impressionnant.
Le
grand-père de notre héros, qui porte lui aussi le nom de Virgile, est ly plus nobles et li plus puissans de corps,
d’avoir, d’amis, de gran sancg et nation qui soit en monde (p. 184). Il occupe le trône de
Sicile et est le fils de l’empereur de Grèce. Son fils, le père de Virgile, s’appelle
Gorgile : il est pour sa part roi de Bougie (actuellement une ville
d'Algérie), et apparenté
par sa femme à la noblesse romaine : la belle Geda, en effet, mère du
futur Virgile, est la sœur de Pompeius, « un jeune noble romain »,
dont on reparlera. En outre, Virgile ne compte pas moins de onze oncles et
trois tantes. L’une d’elles, Polena, épouse le roi d’Athènes ; un de ses
oncles, Grégoire, est marié à Vexa, princesse du Danemark ; il règne sur
Bil (« un territoire proche de l'Afrique du nord actuelle ou de
l'Espagne »), puis sera consul à Rome, après avoir été élu à ce poste par
les sénateurs de la ville, qui comptaient d’ailleurs dans leurs rangs six de
ses frères.
La
Geste de Liège (vv. 224-231) signale aussi l’essentiel de cette
brillante ascendance : un grand-père roi de Sicile, qui avait douze fils
dont six furent des rois ; l’aîné, nommé Gorgile et roi de Bougie, était le
père de Virgile.
Bref, toute la famille de Virgile figure en bonne place au Gotha du
temps. Difficile de faire mieux, semble-t-il, en matière de réseaux sociaux et
politiques.
Le milieu culturel, dans lequel se déroulent son enfance et sa jeunesse, n’est
pas moins élevé. Les écoles abondent à Bougie, et son père Gorgile a la réputation
d’être un savant exceptionnel : li
plus grans clers qui soit en monde, car en son pays at escolles de toutes
scienches (p. 184). En
d’autres termes, le roi Gorgile n’a pas seulement de très puissantes
relations ; c’est aussi un grand savant. Virgile appartiendra donc à un
milieu privilégié, tant socialement qu’intellectuellement, qu’on appelle la
« clergie ».
Et à ce propos, un complément d’information peut être utile. « La clergie »
est l’ensemble des personnes instruites, qui savent lire et écrire, et qui, à
des degrés divers, possèdent la science et apparaissent comme des
« savants ». Au Moyen Âge, le mot n’entretient pas un rapport
nécessaire avec l’Église catholique et les ecclésiastiques. Comme le note l’Introduction
au Myreur (p. X), à l’époque de Jean d’Outremeuse, clerc veut simplement
dire « tonsuré et astreint à porter un costume spécial sans d’ailleurs
jamais recevoir les ordres ». C’est le cas alors de presque tout le milieu
intellectuel (A.-Fr. Cannella, p. 17).
Le chroniqueur, clerc à Liège au XIVe siècle, a transporté sur le roi
Gorgile, père de Virgile, le statut d’un lettré de son époque. À l’époque de
Gorgile, explique-t-il à ses lecteurs, « aucun personnage peu important (nuls petis hons) ne mettait son fils aux
écoles pour devenir instruit (clerc) ;
car nul n’osait tendre à l’instruction (clergerie),
s’il n’était fils de roi, de duc ou de comte ou de prince, destiné à gouverner
grande terre et grand peuple. Et c’est pourquoi les rois et autres seigneurs faisoient clercs (faisaient instruire)
plusieurs de leurs enfants : Nuls ne poioit estre roy ou prinche, s’ilh
n’estoit clers (p. 211). »
Et l’auteur du Myreur continue par une
considération où il laisse percer un certain regret des usages anciens. « Cette
coutume, note-t-il, dura longtemps ; elle est maintenue de nos jours
encore par les grands princes. Il importait beaucoup en particulier que les
empereurs romains et aussi les rois de France soient toujours bons
clercs. Mais contrairement à la règle ancienne, maintenant chacun, qu’il soit
pauvre ou riche, fait de ses enfants des clercs. À cette époque, les clercs
étaient moins nombreux et plus sages que maintenant. Et pourtant les clercs de
nos jours sont avantagés, car ils trouvent pour toutes les sciences des livres
tout faits et corrigés, par le grand travail de leurs prédécesseurs. (p.
211) » Qu’aurait donc dit Jean d’Outremeuse s’il avait vécu à une époque où
l’instruction est devenue obligatoire ?
Virgile n’est pas l’aîné du roi Gorgile et de
la reine Géda. D’après la chronique, peu avare en détails, les époux ont en 506
(83 a.C.) un fils nommé Aritobes (p. 186), en 512 (77 a.C.) des triplettes,
Virgilia, Roboana et Saladena (p. 192) et, deux ans plus tard, des jumelles,
Alexandrina et Phelomena (p.193). Virgile, lui, ne naîtra qu’en 519 (70 a.C.),
non pas à Bougie, mais à Rome (p. 197), où le couple royal était venu
s’installer, d’importants événements ayant resserré les liens entre sa famille
et le pouvoir romain. Résumons-les (p. 185-197).
À
l’époque, une série de guerres violentes avaient opposé les Romains aux
Gaulois, notamment aux habitants de Reims et aux Sicambiens. Les armées
romaines étaient conduites par un oncle de Virgile, le roi Grégoire, qui, nous
l’avons dit, était consul de Rome. Au cours d’une bataille, le roi Tongris de
Reims avait même mis en fuite les Romains, tué Grégoire, ainsi que trente-huit
sénateurs romains, dont six étaient frères du consul.
Gorgile,
le frère aîné de Grégoire, assistait son frère et les Romains, mais ses
hauts-faits d’armes n’avaient pu renverser le sort de la guerre. Pour remplacer
le roi Grégoire, Rome avait élu comme consul Pompeius, frère de Géda et
beau-frère de Gorgile, comme on l’a dit plus haut.
2. La naissance de Virgile
(Myreur, p. 197, 199, 211, 226)
Quand
il apprend la nomination au consulat de Rome de son beau-frère Pompeius, Gorgile
appareille avec une flotte et se rend à Rome, avec sa femme Géda,
enceinte ; ils sont accompagnés d’un grand nombre de chevaliers. C’est à
Rome, dans leur palais, que naîtra leur fils Virgile, le 6 mai 519 (70 a.C.)
(p. 197). Le séjour romain durera deux ans.
En
521 (68 a.C.), Gorgile reprend la mer avec ses hommes pour regagner son
royaume. Le consul romain Pompeius l’accompagne avec 60.000 hommes car il
connaissait l’hostilité que Bronchus, roi d’Antioche, nourrissait à l’égard de
Gorgile. Il avait été bien inspiré, car Bronchus était en train de dévaster
Bougie.
En
fait, à leur arrivée, Bronchus avait déjà quitté les lieux. Pompeius, qui sicom
prinche de Romme, […] doit subvenir (aider) tous les amis des Romans
contre leurs annemis (p. 199), promet de le venger, ce qu’il fait immédiatement : entre autres
exploits militaires au Proche-Orient, Pompeius va conquérir Antioche avec
20.000 hommes et tuer Bronchus. Virgile et sa famille étaient restés à
Bougie.
3. Sa formation et son départ pour Rome
(Myreur, p. 225-227)
C’est à l’âge de sept
ans, le 6 mars 526 (63 a.C.), que Virgile commence à fréquenter les écoles,
où il reçoit une excellente instruction au mieux des possibilités locales. Mais
apparemment celles-ci n’étaient pas suffisantes pour les éminentes capacités du
royal élève, qui dépassa très vite ses maîtres. Il apparut en effet :
qu'ilh n'avoit clers ne maistres,
en tout Libe où ilh avoit apris, que Virgile ne rendist contre luy raison de
toutes questions, de queile scienche que chu fuist ; et oppoisoit (argumentait) contre tous les plus grans maistres, qui
meismes l'avoient apris chu que ilh savoit awec sa subtiliteit (qui
eux-mêmes avaient appris ce qu’il savait grâce à sa subtilité) (p.
226).
Aussi notre héros, qui avait épuisé toutes les ressources intellectuelles d’Afrique, décide-t-il d’aller voir ailleurs. Il prend la mer à grant compangnie, et navigue jusqu’au royaume des Latins, dont le roi était l’oncle de Jules César. Ce que ce roi lui conta de la noblesse de son neveu décida le jeune homme à se rendre à Rome, où il arriva le 18 février 545 (44 a.C.).
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