[ BCS ]  [ BCS-BOR ]  [ BCS-PUB ] [Encyclopédie de l'Histoire : Introduction]

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Historiographie gréco-romaine

 

POLYBE

 

Textes rassemblés et présentés par Jean-Marie HANNICK

Professeur émérite de l'Université de Louvain


L'auteur

Polybe est né vers 200 a.C.n. à Mégalopolis, ville fondée au début du IVe siècle, au centre du Péloponnèse, pour faire obstacle aux visées expansionnistes de Sparte. Il appartenait à une grande famille : son père, Lycortas a occupé les plus hautes charges de la Ligue achéenne. On ne sait pas grand-chose de la formation qu'il a reçue mais on peut croire qu'il a été initié à la politique et à l'art militaire ; dans une certaine mesure aussi, à la philosophie et à la rhétorique. Sa culture littéraire, en revanche, semble avoir été assez mince. Il entame très tôt sa vie publique. En 182, il fait partie du groupe de jeunes gens qui portent au tombeau les cendres de Philopoemen et, deux ans plus tard, il est désigné comme membre d'une ambassade achéenne qui aurait dû se rendre en Égypte, auprès de Ptolémée V Épiphane ; il note lui-même qu'il n'avait pas l'âge requis pour cette mission qui n'a d'ailleurs pas eu lieu, le roi étant mort entre-temps (Histoires, XXIV, 6, 5-7).

En 170, Polybe accède à une charge très importante ‒ il devient hipparque de la Ligue achéenne ‒, mais dans un contexte politique fort délicat. Rome vient d'entrer en guerre contre Persée, le roi de Macédoine, et les Achéens hésitent sur la conduite à tenir, soutenir les Romains dont ils sont officiellement les alliés ou opter pour la neutralité et rester à l'écart du conflit (XXVIII, 6). C'est finalement la seconde attitude qui est adoptée, avec cette conséquence qu'après la victoire romaine à Pydna, mille notables achéens, parmi lesquels Polybe, sont déportés en Italie. Pour Polybe, la captivité sera plus que supportable. Il raconte lui-même comment il s'est lié d'amitié avec le fils de Paul-Émile, Scipion Émilien, lequel intervint auprès du préteur pour que le futur historien reste à Rome alors que les autres otages étaient dispersés dans les municipes d'Italie (XXXI, 23-24). Polybe fréquente maintenant les plus grands personnages de la société romaine, observe le fonctionnement des institutions, voyage en Italie et même, semble-t-il, en Afrique, en Espagne et dans le sud de la Gaule ; et il commence à rédiger ses Histoires. En 150, les Achéens sont enfin libérés, du moins les survivants : ils ne sont plus que trois cents. Mais bien vite, Polybe est rappelé par ses amis romains. La troisième guerre punique a éclaté et il est convoqué une première fois à Lilybée ; ce ne fut qu'une fausse alerte et il ne dut pas aller au-delà de Corcyre. Puis, le conflit ayant repris, Polybe se retrouve avec Scipion au pied des murs de Carthage et assiste à la prise de la ville par les Romains (T 20). Il rentre ensuite en Grèce où les Achéens se sont révoltés contre les maîtres du monde et est présent lors de la mise à sac de Corinthe. Une commission de dix sénateurs est chargée alors de la réorganisation politique de la Grèce. Quand ils quittent le pays, leur tâche accomplie, ils confient à Polybe le soin de veiller à la bonne application des mesures prises, ce que notre auteur fait à la satisfaction générale : de tous côtés, on lui élève des statues. Les dernières années de Polybe sont mal connues. En 145 ou 144, il retourne à Rome pour rendre compte de sa mission. Il fait aussi un séjour en Égypte sous le règne de Ptolémée Évergète II et a peut-être rejoint Scipion au siège de Numance (133 a.C.). Il serait mort, âgé de 82 ans, d'une chute de cheval.

 

L'œuvre

On pourrait presque dire que Polybe n'a pas choisi le sujet de ses Histoires : celui-ci s'est imposé à lui. L'auteur s'est trouvé face à un phénomène exceptionnel, la conquête de presque tout le monde habité par les Romains, et cela, en moins de cinquante-trois ans, de la guerre d'Hannibal à la chute de la monarchie macédonienne (T 1). Qui serait assez sot, dit-il, pour ne pas essayer de comprendre le comment et le pourquoi d'un tel succès ? Le cœur de l'ouvrage est donc constitué par le récit des années 220-168. Mais Polybe a jugé nécessaire de commencer par une introduction qui remonte jusqu'à la première guerre punique (264-241) . c'est l'objet des livres I et II qui, selon l'auteur, ne prétendent donner qu'un aperçu succinct de cette période (I, 13, 6-8). Il a trouvé bon aussi de prolonger son travail au-delà de 168. Il ne suffit pas en effet de constater le succès de la politique romaine, il faut encore voir comment ils ont exercé leur domination et comment les peuples vaincus l'ont supportée (III, 4). Polybe ajoute donc 11 livres qui allaient des lendemains de la bataille de Pydna à la chute de Carthage et de Corinthe. Au total, l'œuvre comportait 40 livres couvrant la période 264-146. Ajoutons que, dans cet ensemble, quatre livres portent sur des sujets particuliers : le livre VI est consacré à l'analyse de la constitution romaine ; dans le livre XII, Polybe se livre à une critique sévère de certains de ses prédécesseurs, Timée en particulier (T 14), ce qui lui fournit l'occasion de présenter ses propres principes de méthode historique ; le livre XXXIV traitait de questions de géographie ; le livre XL, enfin, qui a complètement disparu, était une sorte de récapitulation générale. Ce vaste ouvrage nous est parvenu très mutilé. Seuls les cinq premiers livres sont intacts. A partir du livre VI, ne subsistent que des fragments, de longueur variable. Globalement, on estime qu'un tiers seulement des Histoires de Polybe a survécu.

L'auteur avait conscience d'avoir écrit une œuvre énorme, chère à l'achat et bien longue à lire, lui reprochait-on parfois (T 4). Il se défend en soulignant qu'une synthèse comme la sienne est finalement plus commode qu'une collection d'histoires particulières et surtout, qu'on comprend mieux les événements quand on les examine, non pas isolément, mais dans un contexte plus large. Pour Polybe, la seule histoire qui vaille est l'histoire universelle (VIII, 2), genre où il affirme n'avoir qu'un seul prédécesseur, Éphore (V, 33).

Polybe définit aussi son histoire comme « pragmatique » (T 10), expression qui a suscité bien des débats mais qui, selon Pédech (La méthode historique de Polybe, p.21-32), désigne simplement l'histoire moderne, par opposition aux généalogies et à l'histoire des migrations de peuples et des fondations de villes.

Dans quel but l'historien a-t-il réalisé cet énorme travail ? Il ne prétend pas ici à l'originalité. Comme quasiment tous ses devanciers, il assigne à l'histoire un double but : apprendre leur métier aux hommes politiques et, aux hommes en général, à résister aux coups de la Fortune (T 1).

 

La méthode historique

Polybe s'est abondamment exprimé à ce sujet, plus qu'aucun autre historien grec ou latin, non seulement en égrenant des remarques d'ordre méthodologique tout au long de l'œuvre, mais en consacrant un livre entier (XII) à ce thème essentiel.

Voyons d'abord ce qu'il dit de la recherche de l'information. Il existe selon lui trois manières d'accéder à la connaissance et qui se présentent dans un ordre hiérarchique (T 14) : 1. être soi-même témoin direct, assister à l'événement ; 2. interroger des témoins, faire une enquête orale ; 3. s'informer dans les livres. C'est sur ce plan-là que Timée mérite des reproches. Sa vaste Histoire (38 livres), aujourd'hui perdue, du monde occidental (Sicile, Italie, Afrique du Nord) reposait essentiellement sur des données d'origine livresque. Polybe se flatte d'agir autrement. Certes il a lu des auteurs comme Fabius Pictor ou Philinos, historiens de la première guerre punique (I, 14-15), les Rhodiens Zénon et Antisthène (XVI, 14-20), Aratos et Phylarque sur la guerre de Cléomène (II, 16), et bien d'autres encore. Mais il a surtout interrogé des acteurs, des témoins qu'il pouvait rencontrer facilement à Rome ; il a recherché et exploité des documents originaux (T 5 ; voir aussi VII, 9 ; XXI, 43) ; il a enfin assisté lui-même – et participé ‒ à bon nombre d'événements importants (T 18 ; 20. Voir aussi XXI, 19)

L'esprit critique de Polybe est particulièrement développé. Il ne suffit pas, dit-il, d'être témoin d'un fait pour être crédible. Encore faut-il être capable de comprendre la scène à laquelle on assiste, ce qui suppose un minimum d'expérience tantôt politique, tantôt militaire (XII, 25g, 1). Éphore, par exemple, est capable de rapporter convenablement une bataille navale mais manifeste une inexpérience totale des combats sur terre (XII, 25f). Le témoin doit de plus être désintéressé : si une certaine dose de patriotisme peut se comprendre, cela ne peut pas conduire à déformer la réalité (T 16). Et le témoignage, en tout cas, doit être en accord avec les lois de la nature : l'historien doit bannir de son récit le merveilleux et les miracles (T 15). En résumé, l'exigence première, c'est le respect de la vérité (T 12).

L'histoire ne se réduit cependant pas à une énumération de faits, même véridiques. Il faut expliquer, montrer les liens entre les événements et surtout, dégager les causes (T 4, 13), qu'il ne faut pas confondre avec ce que Polybe appelle les « débuts » d'une affaire quelconque, ni avec les « prétextes » invoqués (T 3).

« Responsable ou initiateur de grands maux ou de grands bienfaits, l'individu apparaît chez Polybe au premier plan de la causalité historique », écrit P. Pédech (La méthode historique de Polybe, p.208). Deux exemples. Le renouveau de la Ligue achéenne au IIIe siècle ? C'est l'œuvre de quelques grands hommes, Aratos de Sicyone, Philopoemen de Mégalopolis, puis Lycortas, le propre père de Polybe (II, 40, 1-2). La seconde guerre punique ? Elle trouve en partie son origine dans le désir de revanche d'Hamilcar, le père d'Hannibal, qui avait dû abandonner la Sicile sans vraiment avoir été vaincu (III, 9, 6-9). Ces grands personnages ne se manifestent pas seulement dans l'action, ils  influencent le cours des événements par leurs discours, auxquels Polybe attache la plus grande importance (T 13) ; on n'en trouve aujourd'hui qu'une quinzaine dans les Histoires mais ils étaient certainement beaucoup plus nombreux. Les individus et leurs discours ne sont cependant pas les seuls à agir dans les affaires humaines. Aux yeux de Polybe, un autre facteur, impersonnel celui-ci, joue un rôle capital, la constitution de l'État, la politeia, c'est-à-dire, selon l'acception antique, les lois et les mœurs. C'est la constitution romaine qui a permis à cette cité de s'étendre en Italie et en Sicile, en Espagne et en Afrique (III, 2, 6) et de se redresser après la bataille de Cannes : ce n'est pas un hasard si Polybe place son analyse des institutions romaines (Livre VI) juste après le récit du désastre subi par les légions en 216 (avec un détour aux livres IV et V pour traiter des affaires de Grèce et d'Orient ; cf. III, 118,7-9).

Se pose enfin la question, fondamentale chez Polybe, du rôle de la Fortune dans le cours des affaires humaines. Question fondamentale parce que la τύχη est invoquée très fréquemment dans les Histoires, mais question des plus délicates parce que l'auteur ne semble pas avoir d'opinion bien arrêtée sur le sujet. D'un côté, il rejette les explications fondées sur une intervention de la Fortune. C'est le cas pour les succès de Rome qui trouvent leur origine dans sa constitution, dans la discipline des légions et ne doivent rien à la chance ou au hasard (T 2). Il en va de même pour l'expansion achéenne dans le Péloponnèse au IIIe siècle et l'historien se montre ici formel : « Il est clair que dans ce cas il ne convient pas de parler de la Fortune car ce serait une bien mauvaise explication. C'est plutôt la cause de cet état de choses qu'il nous faut rechercher, car aucun événement, qu'il nous paraisse normal ou extraordinaire, ne peut se produire sans cause » (II, 38, 5 ; trad. D. Roussel). Et Polybe d'avancer alors sa vision des choses ; selon lui, la réussite des Achéens est liée à leurs institutions démocratiques, et, ainsi qu'il le dira un peu plus loin (II, 40, 1-2), à l'intervention d'hommes d'État comme Aratos et Philopoemen. D'un autre côté, d'innombrables passages des Histoires voient dans la Fortune la cause des événements. La fin de vie dramatique de Philippe V, par exemple, est un châtiment venu du Ciel (T 17) ; d'ailleurs, toute l'histoire de la Perse et de la Macédoine selon Démétrius de Phalère, approuvé par Polybe, est une illustration de l'inconstance de la Fortune (T 18). Et Rome elle-même pourrait connaître un sort comparable (T 20). Comment concilier des textes aussi opposés ? Certains exégètes ont songé à une évolution de la pensée polybienne, hypothèse que d'autres savants (P. Pédech, par exemple), rejettent. Le distinguo établi par Polybe entre les faits que l'intelligence humaine peut appréhender et ceux qui sont au-delà de sa portée n'est pas non plus satisfaisant (T 19) mais ce n'est pas ici qu'on va résoudre un problème aussi complexe, à supposer qu'une solution existe. On aura au moins entrevu le rôle important de la Fortune dans le système de causalité propre à Polybe.

Polybe a accordé une attention toute particulière au plan de son ouvrage : un sujet aussi vaste exigeait une ordonnance des matériaux garantissant la clarté de l'exposé (T 7). Et la formule adoptée ne manque pas d'originalité (T 6). Dans un premier temps, constate l'auteur, les événements à rapporter n'avaient pas de lien entre eux ; les manœuvres d'Hannibal en Espagne n'avaient aucune influence en Grèce ou en Asie. Ces événements font donc l'objet de récits distincts : la guerre d'Hannibal au livre III ; les affaires de Grèce au livre IV et au début du livre V ; enfin les affaires d'Égypte et d'Orient dans la suite du livre V. A partir de l'année 217 (= livre VII), il y a interaction (συμπλοκή) entre tout ce qui se passe dans le bassin méditerranéen : l'auteur rapportera donc les faits année par année, en suivant un ordre immuable, d'abord l'Occident (Italie, Espagne, Afrique), puis l'Orient (Grèce, Asie, Égypte). Notons que, beaucoup plus tard, confronté au même problème, Appien choisira la solution inverse. Dans son Histoire romaine, les événements sont rapportés κατ' ἔθνος (Préface, § 13) ; l'agencement est ‒ le plus souvent – géographique (Sicile, Espagne, Macédoine etc).

La valeur historique de l'œuvre de Polybe est incontestable, reposant sur l'honnêteté de l'auteur, ses compétences en politique, dans l'art militaire, en géographie, son souci de s'informer largement et de contrôler les renseignements obtenus. C'est une œuvre magistrale, même si elle n'est pas exempte de certaines faiblesses, dans le style, notamment mais aussi quant au fond. Le reproche le plus sérieux qu'on adresse généralement à l'auteur est une certaine partialité. Il a manifestement de l'antipathie pour Timée, par exemple, pour les Étoliens ou les Athéniens (T 8) ; inversement, il montre peut-être trop d'admiration pour les Romains et se laisse parfois entraîner par son patriotisme achéen.

Réception

L'œuvre de Polybe, on l'a dit ci-dessus, a mal survécu : les 2/3 environ sont perdus, ce qui ne signifie pas qu'elle a eu peu d'influence. Elle est fort appréciée à Rome à la fin de la République et au début de l'Empire. Brutus avait même commencé à en faire un résumé auquel il travaillait à la veille de la bataille de Pharsale (Plutarque, Brutus, 4, 8).  Cicéron a aussi une très grande estime pour notre historien, bonus auctor in primis, dit-il dans Les Devoirs (III, 32, 113). Et il fait encore son éloge dans la République : Panétius et lui sont « les deux Grecs les plus compétents en matière politique » (I, XXI, 34) ; plus loin (II, XIV, 27), à propos de la durée du règne de Numa, c'est l'exactitude de la chronologie de Polybe qui est soulignée. Les jugements de Tite-Live sont tout aussi flatteurs : Polybius haudquaquam spernendus auctor (XXX, 45, 5), non incertus auctor cum omnium romanarum rerum tum praecipue in Graecia gestarum (XXXIII, 10, 10). Et l'on sait la place éminente tenue par Polybe parmi les sources de Tite-Live. Son influence est également très sensible dans certains livres de Diodore de Sicile (XXVIII-XXXII), dans plusieurs Vies de Plutarque (Flamininus, Caton l'Ancien, Paul-Émile, Aratos) et, de manière moins nette, chez Appien. Mais son style déplaît à Denys d'Halicarnasse : avec Phylarque et Douris de Samos, Polybe est un de ces auteurs « que personne n'a la patience de lire jusqu'au bout » (Composition stylistique, VI, 4, 15). Le rôle politique de Polybe lui a aussi valu des éloges. Sa statue, nous dit Pausanias (VIII, 30, 8-9) se dressait sur l'agora de Mégalopolis et l'inscription disait la reconnaissance qui lui était due pour être intervenu auprès des Romains en faveur de ses compatriotes ; les Éléens lui avaient également élevé une statue à Olympie (Dittenberger, Syll., 3e éd., n° 686).

Au fil du temps, Polybe semble être tombé progressivement dans l'oubli. A la fin du Ve siècle, il est vrai, Zosime le cite encore et se pose comme un autre Polybe, ou plus exactement comme son antithèse : il va raconter la ruine de Rome, dit-il, alors que son prédécesseur en avait célébré les succès (Histoire nouvelle, I, 57, 1). Mais, selon F. Paschoud, ce rapprochement imaginé par Zosime est tout à fait superficiel et n'implique aucune influence réelle de Polybe sur son lointain successeur (Influences et échos des conceptions historiographiques de Polybe dans l'antiquité tardive, dans Gabba E., Polybe. Neuf exposés suivis de discussions, p.305-344). Jusque là, c'est -à-dire jusqu'à la fin de l'antiquité, l'œuvre de Polybe s'est conservée intacte ; au Xe siècle, quand l'empereur Constantin VII fait composer un choix d'extraits des historiens grecs, il semble qu'elle soit déjà largement amputée, et en tout cas ignorée en Occident où elle ne réapparaît qu'aux environs de 1415-1420, à Florence, grâce à L. Bruni (Commentaria de Bello Punico, inspirés des deux premiers livres des Histoires). Un peu plus tard, à l'initiative du pape humaniste Nicolas V, N. Perotti traduit en latin ce qu'on a conservé de Polybe, soit les cinq premiers livres. Puis d'autres morceaux s'ajoutent et sont immédiatement offerts au public en langue vulgaire, ainsi à Lyon, où, en 1558, L. Meigret réédite sa traduction des cinq premiers livres, complétée de « Parcelles » des livres VI, VII, VIII etc, « avec un dessein du camp des Romeins extrait de la description de Polybe ». Les Histoires sont désormais largement accessibles et exploitées. Machiavel, s'il ne prononce jamais le nom de Polybe, s'inspire manifestement de son livre VI dans ses Discours sur la première Décade de Tite-Live (c.1520). Bodin, lui, le cite abondamment, aussi bien dans la République (1576) que dans sa Méthode pour faciliter la connaissance de l'histoire (2e éd., 1572). Il apprécie beaucoup l'historien, un auteur intelligent, sobre dans l'éloge, doué d'esprit critique et philosophique, précis dans ses descriptions géographiques, partisan de l'histoire universelle (Méthode, éd. Mesnard, p.44-45). On ne s'étonnera pas, en revanche, de voir le défenseur de la théorie de la souveraineté rejeter l'idée de constitution mixte telle qu'elle est exposée au livre VI des Histoires (Méthode, p.172).

Historien, politologue, Polybe passe aussi pour un spécialiste des questions militaires. Dans les années 1727-1730, dom V. Thuillier publie une traduction des Histoires : elle est accompagnée d'un « commentaire ou un corps de science militaire... Ou toutes les grandes parties de la guerre, soit pour l'offensive, soit pour la défensive, sont expliquées, démonstrées & représentées en figures... par M. De Folard, chevalier de l'ordre Militaire de Saint Louis, mestre de camp d'infanterie ». Quelques années plus tard, dans sa Dissertation sur l'incertitude des cinq premiers siècles de Rome, de Beaufort souligne à nouveau les qualités de l'historien Polybe, témoin plus sûr, pense-t-il, que Tite-Live. On ne quittera pas le XVIIIe siècle sans souligner l'influence de Polybe, plus précisément de son livre VI, sur les constituants américains réunis à Philadelphie en 1787, qu'ils aient connu directement le vieil historien grec ou, plus vraisemblablement, par l'intermédiaire de J. Adams et de sa Défense des constitutions du gouvernement des États-Unis. Influence si profonde que Momigliano va jusqu'à écrire, sans doute avec une pointe d'ironie : « It is a well-known matter for regret by classical scholars on both sides of the Atlantic that Polybius should never have been recongnized as one of the founding fathers of the USA » (The Historian's Skin, dans Sesto contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, I, Rome, 1980, p.87-88).

Il reste un aspect de la personnalité de Polybe à évoquer, c'est l'homme politique, citoyen achéen rallié aux Romains victorieux après la bataille de Pydna. Comment qualifier ce comportement ? Dans une œuvre de jeunesse, l'Histoire romaine, publiée en 1831, Michelet se montre très sévère, comparant notre historien à Commynes qui avait trahi Charles le Téméraire pour passer au service de Louis XI : Polybe, « invariablement fidèle au succès », ajoute-t-il dans une formule particulièrement cruelle (Histoire romaine. République, 3e éd., t. II, p.122, n.1). Une petite trentaine d'années plus tard, Fustel de Coulanges revient sur le sujet dans sa seconde thèse de doctorat, Polybe ou la Grèce conquise par les Romains (1858). Il s'y montre plus compréhensif. A ses yeux, Polybe n'a pas trahi sa patrie parce qu'au IIe siècle a.C.n., le patriotisme grec n'existait plus, rongé par les luttes incessantes, dans toutes les cités, entre aristocrates et démocrates, entre riches et pauvres. « Homme honnête et sage, [Polybe] essaya longtemps de demeurer impartial entre les deux factions ; aussi aima-t-il l'indépendance de sa patrie... [quand] l'impartialité ne fut plus possible, il finit par désirer la domination étrangère. Il renonça à l'indépendance, d'abord par peur de la démocratie, ensuite par admiration pour Rome. Sans trahison et sans intérêt personnel, il crut que la conquête romaine était la seule ressource et la seule espérance de son pays » (p.104). On terminera avec Flaubert qui a lu Polybe, lui aussi, tout au moins le début des Histoires : c'est dans le récit de la guerre des mercenaires à Carthage (I, 65-87) qu'il a puisé l'inspiration de son roman Salambô (1862).

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Éditions, traductions

Histoires, éd., trad. P. Pédech, J. de Foucault e.a., 9 vol. parus, Paris, 1969 -  (Coll. des Universités de France).

Histoire, trad. D. Roussel, Paris, 1970 (Bibliothèque de la Pléiade). Traduction reprise dans la collection Quarto, chez Gallimard, Paris, 2003.

Histoire de Polybe, trad. P. Waltz, 4 vol., Paris, 1921 (Classiques Garnier)

The Histories, with an English Translation by W.R. Paton, 6 vol., Londres - Cambridge (Mass.), 1922-1927 (Loeb Classical Library). Nouvelle édition : trad. W.R. Paton revue pas F.W. Walbank & Chr. Habicht, 2 vol. parus, Livres 1-4, 2010.

Commentaires

‒ Walbank F.W., A Historical Commentary on Polybius, 3 vol., Oxford, 1957-1979.

Études

‒ Eckstein A.M., Moral Vision in the Histories of Polybius, Berkeley - Los Angeles - Londres, 1995 (Hellenistic Culture and Society, 16).

‒ de Foucault J.-A., Recherches sur la langue et le style de Polybe, Paris, 1972 (Collection d'études anciennes).

– Dubuisson M., Le latin de Polybe. Les implications historiques d'un cas de bilinguisme, Paris, 1985 (Études et commentaires, 96).

‒ Fustel de Coulanges N.-D., Polybe ou la Grèce conquise par les Romains, Paris, 1858. (Version numérique sur Google Books)

‒ Gabba E., Polybe. Neuf exposés suivis de discussions... Entretiens préparés et présidés par E.G., Vandœuvres - Genève, 1973 (Entretiens sur l'antiquité classique, 20).

‒ Guelfucci M.-R., Polybe, le regard politique, la structure des Histoires et la construction du sens, dans Cahiers des études anciennes, 47, 2010. (Version numérique sur le site de la revue)

‒ Meister K., Historische Kritik bei Polybios, Wiesbaden, 1975 (Palingenesia, 9).

‒ Momigliano A., Alien Wisdom. The Limits of Hellenization, Cambridge, 1975 [Ch.2 Polybius and Posidonius].

‒ Pédech P., La méthode historique de Polybe, Paris, 1964 (Collection d'études anciennes).

‒ Sacks K., Polybius on the Writing of History, Berkeley - Los Angeles - Londres, 1981 (University of California Publications in Classical Studies, 24).

‒ Schepens G. - Bollansée J. (eds), The Shadow of Polybius. Intertextuality as a Research Tool in Greek Historiography, Louvain, 2005 (Studia Hellenistica, 42).

‒ Walbank F.W., Polybius, Berkeley - Los Angeles - Londres, 1972 (Sather Classical Lectures, 42).

‒ Walbank F.W., Polybius, Rome and the Hellenistic World. Essays and Reflections, Cambridge, 2002.

Réception

‒ Burke P., A Survey of the Popularity of Ancient Historians 1450-1700, dans History and Theory, 5, 1966, p.135-152.

‒ Chinard G., Polybius and the American Constitution, dans Journal of the History of Ideas, I, 1940, p.38-58.

‒ Guelfucci M.-R., Anciens et Modernes : Machiavel et la lecture polybienne de l'histoire, dans Dialogues d'histoire ancienne, 34.1, 2008, p.85-104.

‒ Momigliano A., La redécouverte de Polybe en Europe occidentale, dans Problèmes d'historiographie ancienne et moderne, p.186-209.

 

 

TEXTES CHOISIS

T 1 - Histoires, I, 1 (trad. P. Pédech)

Si les historiens qui ont écrit avant moi avaient d'aventure négligé de faire l'éloge de l'histoire proprement dite, peut-être serait-il nécessaire de recommander à tout le monde l'étude et la pratique des ouvrages de cette sorte, parce qu'il n'y a pas de leçon qui soit plus accessible aux hommes que la connaissance des événements passés. Mais puisqu'ils ne sont pas seulement quelques-uns à avoir fait cet éloge de temps à autre, mais tous autant dire, en commençant et en finissant, qui déclarent que l'école et l'apprentissage le plus vrai de l'action politique est le savoir tiré de l'histoire, et que l'enseignement le plus vivant et le seul qui mette en état de supporter noblement les vicissitudes de la fortune est le souvenir des malheurs d'autrui, il est clair que personne ne se croit le devoir de répéter ce que de nombreux auteurs ont fort bien exprimé, et moi encore moins qu'un autre... Quel homme au monde en effet serait assez stupide ou frivole pour ne pas vouloir connaître comment et par quel mode de gouvernement presque tout le monde habité, conquis en moins de cinquante-trois ans [220-168], est passé sous une seule autorité, celle de Rome ? Fait dont on ne découvre aucun précédent. Qui, encore une fois, serait assez accaparé par un autre objet ou une autre science pour y attacher plus d'intérêt qu'à cette connaissance ?

T 2 - I, 63, 9  C'est ce qui montre, comme je le fais voir depuis le commencement, que ce n'est pas la Fortune [οὐ τύχῃ], comme le croient quelques Grecs, ni même le hasard [οὐδ' αὐτομάτως], mais une cause bien naturelle qui a conduit les Romains, après l'apprentissage de ces grandes et rudes campagnes, non seulement à rechercher audacieusement l'empire et la domination du monde, mais aussi à réaliser ce dessein.

T 3 - III, 6, 6-8 (trad. D. Roussel, p.175)  Les gens qui parlent ainsi n'ont pas pu discerner toute la différence qu'il y a entre le début, d'une part, et les causes, ainsi que les motifs invoqués, d'autre part,  les causes étant à l'origine de tout, tandis que le début ne vient qu'ensuite. Pour ma part,  j'appelle chaque fois début les premières tentatives ou les premiers pas faits pour réaliser un plan déjà arrêté ; j'appelle cause ce qui est à l'origine de nos choix et de nos décisions, c'est-à-dire les intentions, les dispositions morales ainsi que les réflexions qu'elles suscitent en nous et par lesquelles nous en venons à prendre des résolutions et à former des projets.

T 4 - III, 32, 1-6 (Roussel, p.198)  C'est pourquoi les gens qui prétendent que mon ouvrage, à cause du nombre et de l'étendue des livres qui le composent, est difficile à acquérir et difficile à lire, sont, il faut bien le dire, dans l'erreur. Voici quarante livres formant pour ainsi dire une texture continue et où l'on peut suivre, dans un récit clair, le cours des événements d'Italie, de Sicile et d'Afrique depuis l'époque de Pyrrhos jusqu'à la prise de Carthage et, pour le reste du monde, depuis la fuite du roi de Sparte Cléoménès jusqu'à la bataille rangée qui opposa sur l'Isthme [de Corinthe] Romains et Achaiens. N'est-il pas infiniment plus commode d'acheter et de lire un tel ouvrage que les livres des auteurs qui traitent séparément des divers épisodes ? Outre le fait que toutes ces histoires forment une masse de textes bien plus volumineuse que la mienne, les lecteurs sont hors d'état de s'y reconnaître dans ces écrits divers, parce qu'on y trouve, dans la plupart des cas, des versions différentes des mêmes faits et aussi parce que ces historiens ne s'occupent pas des événements qui se produisirent en même temps ailleurs. Or, lorsqu'on les rapproche les uns des autres et qu'on les juge par comparaison, ces événements apparaissent sous un jour tout autre que lorsqu'on les considère isolément et, si on ne le fait pas, on ne peut en aucune façon atteindre à l'essentiel. J'affirme que le plus important dans le travail de l'historien consiste à marquer les conséquences des événements, à indiquer les rapports de simultanéité et, par-dessus tout, à dégager les causes.

T 5 - III, 33, 17-18 (Roussel, p.200)  Qu'on ne s'étonne pas de nous voir donner ici, sur les mesures prises par Hannibal en Espagne, des indications d'une précision à laquelle aurait peine à atteindre celui-là même qui en a réglé tous les détails. Et qu'on n'aille pas nous accuser de recourir ainsi à l'un de ces procédés par lesquels certains historiens s'efforcent de rendre leurs falsifications plausibles. Nous avons trouvé ces renseignements au cap Lakinion, dans un texte gravé sur le bronze par ordre d'Hannibal, au temps où celui-ci se trouvait en Italie. Nous avons estimé que, pour ce genre de choses du moins, il s'agissait d'un document tout à fait digne de foi et c'est pour cela que nous avons décidé de le suivre.

T 6 - IV, 28, 1-5 (Roussel, p.313)  Ces événements se produisaient à l'époque où Hannibal, maître de tout le pays en deçà de l'Ebre, se disposait à attaquer Sagonte. S'il y avait eu dès l'origine quelque connexion entre les premières entreprises d'Hannibal et les affaires de Grèce, il est bien évident que, dans le livre précédent déjà, j'aurais dû mener de front, suivant l'ordre chronologique, les deux séries d'événements. Mais, puisque les conflits qui se sont produits en Espagne, en Grèce et en Asie se sont d'abord déroulés indépendamment les uns des autres et qu'il n'y a eu d'unité entre eux que dans la phase finale, j'ai jugé bon de leur consacrer des chapitres séparés jusqu'au moment où les fils de ces récits particuliers ont commencé à s'enchevêtrer et où ces divers événements ont commencé à tendre vers un seul et unique dénouement. Cette méthode permet de mieux dégager l'enchaînement des faits dans la phase initiale de chacun de ces conflits et de mieux faire voir comment il y a eu finalement interaction entre eux. J'ai du reste parlé de cette interaction dans mon introduction et indiqué quand, comment et pourquoi elle s'était produite. Par la suite, j'associerai tous les événements dans un seul récit suivi. Ce ne fut que vers la fin de la guerre des Alliés, au cours de la troisième année de la CXLe Olympiade [a.217], que cette interaction devint effective. Ce sera donc à partir de cette date que je traiterai tous ces faits à la fois dans l'ordre chronologique.

 T 7 - V, 31, 6-7 (Roussel, p.398)  Étant donné que nous nous sommes proposé de rapporter ce qui s'est passé non seulement ici ou là, mais dans le monde entier et que ce projet est, pourrait-on dire, le plus ambitieux qu'ait jamais conçu un historien – nous nous sommes expliqués là-dessus précédemment –, il importe que nous prêtions la plus grande attention au traitement des matériaux et à l'économie générale de l'ouvrage, afin que l'exposé, considéré aussi bien dans ses diverses parties que dans son ensemble, se présente de façon claire.

T 8 - V, 106, 6-8 (Roussel, p.463)  Les Athéniens, depuis qu'ils étaient délivrés de la crainte de la Macédoine [a.229], considéraient que leur liberté était bien assurée. Ils s'étaient donné comme dirigeants Eurycléidès et Mikion et se tenaient à l'écart de ce qui se passait dans le reste de la Grèce. Suivant la politique et les penchants de ceux qui les gouvernaient, ils se mettaient à plat ventre devant tous les rois, et surtout devant Ptolémée [III Evergète], et n'hésitaient pas à voter toutes sortes de décrets et de proclamations, faisant bon marché de la décence, tout cela par la faute de chefs malavisés.

T 9 - VII, 7, 6 (Roussel, p.527)  Je crois que les auteurs qui se consacrent à l'histoire parcellaire, du fait qu'ils traitent de sujets étroitement limités, se trouvent nécessairement amenés, parce qu'ils manquent de matière, à amplifier les petits événements et à insister longuement sur des faits qui ne méritent même pas d'être mentionnés. Certains aussi tombent dans ce défaut par manque de discernement.

T 10 - IX, 1 (Roussel, p.576-577)  Il ne m'échappe pas que mon ouvrage, cantonné dans un genre unique, offre quelque chose de sévère, qui ne sera goûté et approuvé que par une certaine catégorie de lecteurs. Presque tous les autres auteurs, ou dans tous les cas beaucoup d'entre eux, recourent, dans leurs récits, à tous les genres d'histoire, afin d'attirer les lecteurs. Le genre généalogique est goûté par ceux qui aiment les lectures distrayantes ; l'histoire qui traite des migrations, de la fondation des villes et des liens de parenté entre peuples, comme Ephore le fait lui aussi observer quelque part, plaît aux esprits curieux et friands de faits singuliers ; les histoires, enfin, où se trouvent rapportées les actions des nations, des cités et des chefs d'Etat, intéressent les esprits politiques. Comme je m'en suis tenu strictement à ce dernier genre et que tout mon ouvrage est consacré à des faits de cet ordre-là, je me suis mis en situation de n'agréer, je le répète, qu'à une seule catégorie de lecteurs et je ne puis offrir à la majorité du public qu'un texte rébarbatif. Quant aux raisons qui m'ont incité à écarter les autres genres d'histoire pour m'en tenir à la seule histoire politique, je me suis longuement expliqué là-dessus par ailleurs...

2, 4-6 J'ai opté pour l'histoire du genre « pragmatique » , d'abord parce qu'il s'agit d'une histoire dont la matière se renouvelle sans cesse et qui exige un traitement original, du fait qu'il n'a pas été donné à nos devanciers de nous révéler ce qui allait se passer après eux, et en second lieu parce que c'est ce genre d'histoire qui a toujours été le plus utile et qui l'est plus que jamais de nos jours, car nous avons fait de tels progrès dans la connaissance et les techniques que les hommes qui ont l'esprit scientifique sont capables, peut-on dire, de soumettre n'importe quelle conjoncture à une analyse raisonnée. Voilà pourquoi, comme je cherche moins à plaire à mes lecteurs qu'à rendre service aux esprits réfléchis, c'est à cette branche de l'histoire, à l'exclusion des autres, que je me suis consacré.

T 11 - X, 21, 2-4 (Roussel, p.637)  Comme nous en sommes arrivés, dans le cours de notre récit, au moment où commence la carrière de Philopoemen, il me paraît bon de faire à son sujet ce que j'ai fait pour d'autres personnages, c'est-à-dire essayer de donner des indications sur sa formation et sur son caractère. Il est étrange de voir tel ou tel historien, qui raconte la naissance des cités en nous disant quand, comment et par qui elles ont été fondées, qui expose de façon circonstanciée les conditions dans lesquelles les choses se sont passées et les péripéties qui ont marqué ces fondations, mais qui ne nous dit rien des hommes qui ont tout mené dans ces entreprises, rien de leur formation, rien de leurs ambitions, alors que cela est beaucoup plus instructif pour nous. Comme on est bien plus porté à admirer et à prendre pour modèles des êtres de chair et de sang que des bâtiments sans vie, c'est dans ce qu'on lui apprend au sujet des hommes que le lecteur trouve naturellement le plus de profit.

T 12 - XII, 12, 3-5 (trad. P. Pédech)  Pour moi je reconnais que la vérité doit être le guide suprême de ces ouvrages, et j'ai dit quelque part dans cette étude en propres termes que de même qu'un être vivant privé de la vue ne sert absolument à rien, de même, si l'on ôte à l'histoire la vérité, le reste n'est plus qu'une narration inutile. Nous avons même dit qu'il y a deux sortes d'erreurs, l'une par ignorance, l'autre avec intention, et qu'il faut pardonner à ceux qui déforment la vérité par ignorance, mais se montrer intransigeant avec ceux qui la déforment avec intention.

T 13 - XII, 25b, 1-2  L'objet propre de l'histoire est premièrement de connaître les discours véritables, dans leur teneur réelle, secondement de se demander pour quelle cause a échoué ou réussi ce qui a été dit ou ce qui a été fait, puisque la narration brute des événements est quelque chose de séduisant, mais d'inutile, et que le commerce de l'histoire ne devient fructueux que si l'on y joint l'étude des causes.

T 14 - XII, 27, 1-5  Des deux instruments, pour ainsi dire, que nous possédons naturellement et qui nous servent à la connaissance et à l'information, l'ouïe et la vue, la vue est de beaucoup la plus véridique selon Héraclite (les yeux étant des témoins plus exacts que les oreilles) ; mais Timée a pris pour se renseigner la plus agréable et la moins bonne de ces deux voies. Il a renoncé entièrement aux renseignements de la vue et n'a recueilli que ceux de l'ouïe. Et comme celle-ci est en quelque sorte double, il s'est attaché à la consultation des livres, mais il a renoncé par négligence à l'enquête orale, comme nous l'avons montré plus haut. Il est facile de comprendre pour quelle raison il a choisi cette méthode : c'est qu'on peut tirer des informations des livres sans péril et sans fatigue, pourvu qu'on ait pris la seule précaution de s'installer dans une ville possédant quantité d'ouvrages ou quelque part, au voisinage d'une bibliothèque. Il ne reste qu'à faire des recherches tout en restant couché et à collationner les erreurs des historiens antérieurs sans aucune espèce de fatigue.

T 15 - XVI, 12, 3-9 (trad. D. Roussel, p.810)  On rapporte et on croit, parmi les habitants de Bargylia, que la statue d'Artémis Kindyas, qui se dresse en plein air, ne reçoit jamais ni neige ni pluie, et on dit la même chose à Iasos de la statue d'Artémis Astias. Il s'est même trouvé des historiens pour l'affirmer. Quant à moi, je ne cesse de me rebeller, tout au long de cet ouvrage, contre cette façon d'écrire l'histoire et d'éprouver à ce sujet je ne sais quelle impatience. Il me semble qu'on fait preuve d'une niaiserie sans bornes quand on s'arrête ainsi sur des choses qui sont non seulement inconcevables pour un esprit rassis, mais aussi parfaitement impossibles. Soutenir, par exemple, qu'il y a certains corps qui, placés dans la lumière, ne projettent aucune ombre, voilà qui me paraît proprement délirant. C'est pourtant ce qu'a fait Théopompe. Cet auteur assure que les personnes qui pénètrent dans le sanctuaire, interdit aux visiteurs, de Zeus en Arcadie ne font pas d'ombre. Cette histoire de statues est du même ordre. Quand il s'agit de choses qui contribuent à entretenir la piété populaire envers les dieux, on peut trouver certaines excuses aux historiens qui rapportent des miracles ou des légendes de ce genre, mais on ne doit pas admettre qu'ils passent la mesure.

T 16 - XVI, 14, 6-8 (Roussel, p.812)  Je suis prêt à excuser les historiens qui font preuve de quelque partialité en faveur de leur patrie, mais à condition que leurs assertions ne soient pas en contradiction directe avec les faits. Car c'est bien assez des erreurs que l'on commet par simple ignorance et que nul être humain ne peut éviter. Mais si nous falsifions intentionnellement les faits, soit dans l'intérêt de notre patrie, soit pour complaire à nos amis, en quoi serons-nous différents des auteurs qui n'écrivent que pour gagner leur vie ?

T 17 - XXIII, 10, 1-3 (Roussel, p.970)  C'est à cette date [a.182] que se situe le début de l'enchaînement de malheurs qui frappèrent le roi Philippe et la Macédoine tout entière. Ces faits méritent que nous nous y arrêtions et que nous les relations en détail pour la postérité. C'est alors que la Fortune, comme si elle avait décidé que le moment était venu de châtier Philippe pour tous les actes sacrilèges et tous les forfaits qu'il avait commis au cours de sa vie, commença à le faire poursuivre par une meute de Furies, de démons justiciers et autres divinités acharnés à venger les malheureux qu'il avait frappés. Ces images, qui le hantaient nuit et jour, lui infligèrent jusqu'à ses derniers instants de tels tourments que le monde entier put vérifier l'exactitude de l'expression proverbiale : « l'œil de la justice », et se rendre compte qu'il ne faut jamais mépriser celle-ci, quand on n'est qu'un homme.

T 18 - XXIX, 21 (Roussel, p.1049-1050)  Il y a à ce sujet un propos de Démétrius de Phalère qui me revient sans cesse à l'esprit. Dans son ouvrage Sur la Fortune, pour donner aux lecteurs un exemple frappant de sa mutabilité, il s'arrête sur l'histoire d'Alexandre et l'époque où celui-ci abattit l'empire perse. Voici ce qu'il écrit : « Si vous considérez, non pas un temps infini ni une longue suite de générations, mais uniquement les cinquante dernières années, vous constaterez que la Fortune agit bien rudement. Pensez-vous que si, il y a cinquante ans, un dieu avait annoncé ce qui allait arriver, soit aux Perses ou à leur roi, soit aux Macédoniens ou à leur roi, qu'ils auraient pu croire qu'à l'époque où nous sommes maintenant, la nation perse, à laquelle presque toute la terre était soumise, aurait perdu jusqu'à son nom et que les Macédoniens, dont le nom même était resté jusque là ignoré de la plupart, seraient devenus les maîtres du monde ? Et pourtant la Fortune, qui se tient libre de tout engagement vis-à-vis de nous dans notre vie, qui déjoue toutes nos prévisions en innovant sans cesse, qui se plaît à manifester sa puissance par les coups les plus imprévus, a voulu aujourd'hui encore, à ce que je crois, faire savoir à tous les hommes qu'en livrant aux Macédoniens les richesses des Perses, elle ne leur en a, à eux aussi, concédé la jouissance que jusqu'au jour où il lui plairait d'en user autrement avec eux. »

Ce qui est arrivé, de notre temps, à Persée, nous donnerait à croire que Démétrios, lorsqu'il a écrit ces mots prophétiques, était le porte-parole de quelque dieu. Pour ma part, étant arrivé dans mon récit à l'époque où fut abattue la monarchie macédonienne, j'ai estimé que je ne pouvais passer sans m'y arrêter sur cet événement, dont j'ai été personnellement témoin. Aussi ai-je cru devoir présenter ici moi-même les réflexions convenables en pareille occurrence et citer ensuite ce passage de Démétrios. Car je serais tenté d'attribuer ces propos à un dieu plutôt qu'à un homme. N'annonçaient-ils pas, près de cent cinquante ans à l'avance, ce qui devait effectivement arriver ?

T 19 - XXXVI, 17, 1-4  Je voudrais maintenant examiner ce problème, pour autant que cela se peut dans un ouvrage purement historique comme celui-ci. Pour les événements dont une intelligence humaine ne peut pas ou ne peut que très difficilement découvrir les causes, il est sans doute normal que, dans l'embarras où l'on se trouve, on les attribue à l'action de la divinité et de la Fortune. Ainsi, par exemple, lorsque la pluie ou la neige tombent de façon ininterrompue avec une violence exceptionnelle, ou lorsque, inversement, surviennent des périodes de sécheresse ou des gelées qui détruisent les récoltes, ou encore lorsque des épidémies exercent sans discontinuer leurs ravages, et pour tous les autres accidents de ce genre, qu'il est difficile d'expliquer. Quand des choses comme cela se produisent, c'est à juste titre que, dans notre perplexité, nous nous rangeons à l'opinion commune, que nous adressons des supplications à la divinité, que nous lui offrons des sacrifices pour l'apaiser, que nous envoyons demander aux dieux ce qu'il nous faut dire ou faire pour que la situation s'améliore et pour que cessent les maux qui nous affligent. Mais, lorsqu'il s'agit d'événements dont nous pouvons découvrir les causes qui en expliquent l'origine et la fin, j'estime qu'il ne convient pas de les attribuer à une intervention divine.

T 20 - XXXVIII, 21 (Roussel, p.1193-1194  ... Scipion se retourna alors vers moi et dit, en me saisissant la  main : « C'est un beau jour  Polybe [chute de Carthage, printemps 146], mais j'éprouve, je ne sais pourquoi, quelque inquiétude et j'appréhende le moment à venir où un autre pourrait nous adresser pareil avertissement au sujet de notre propre patrie. » Il serait difficile de faire une réflexion plus digne d'un homme d'État et plus profonde que celle-là. Être capable, à l'heure du plus grand triomphe, quand l'ennemi est au fond du malheur, de réfléchir à sa propre situation et à la possibilité d'un renversement du sort, de ne pas oublier, dans le succès, que la Fortune est changeante, voilà le fait d'un grand homme, qui atteint à la perfection, d'un homme, en un mot, qui mérite de ne pas être oublié...


Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick

[24 janvier 2012]


[ BCS ]  [ BCS-BOR ]  [ BCS-PUB ] [Encyclopédie de l'Histoire : Introduction]