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Historiographie du XIXe siècle
Fustel de Coulanges (1830-1889)
Textes :
-- * La cité antique, [Paris], Librairie Hachette, s.d. [1957].
-- La cité antique. Préface de Fr. HARTOG, Paris, 1984 (Champs - Flammarion).
-- Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, I. L'empire romain - Les Germains - La royauté mérovingienne, 2e éd., Paris, 1877.
-- Questions contemporaines, 3e éd., Paris, 1919.
-- Recherches sur quelques problèmes d'histoire, 2e éd., Paris, 1894 [Réimpr., Bruxelles, 1964].
-- Nouvelles recherches sur quelques problèmes d'histoire, revues et complétées par C. JULLIAN, Paris, 1891 [Réimpr., Bruxelles, 1964].
Études :
-- GUERREAU A., Fustel de Coulanges médiéviste, dans Revue historique, 558, 1986, p.381-406.
-- GUIRAUD P., Fustel de Coulanges, Paris, 1896.
-- HÉRAN Fr., De la Cité antique à la sociologie des institutions, dans Revue de synthèse, 110, 1989, p.363-390.
-- HARTOG Fr., Le XIXe siècle et l'histoire. Le cas Fustel de Coulanges, Paris, 1988 (Les chemins de l'histoire).
-- LEVI M.A., Rileggendo Fustel de Coulanges, dans Storia della storiografia, 9, 1986, p.129-145.
-- MOMIGLIANO A., La Cité antique de Fustel de Coulanges, dans Problèmes d'historiographie ancienne et moderne, p.402-423.
-- NICOLET Cl., La fabrique d'une nation. La France entre Rome et les Germains, Paris, 2003 [Ch.9 Fustel de Coulanges ou le refus de la conquête].
Similitude Grèce/Rome - Différence entre monde ancien et monde moderne
On se propose de montrer ici d'après quels principes et par quelles règles la société grecque et la société romaine se sont gouvernées. On réunit dans la même étude les Romains et les Grecs, parce que ces deux peuples, qui étaient deux branches d'une même race, et qui parlaient deux idiomes issus d'une même langue, ont eu aussi un fond d'institutions communes et ont traversé une série de révolutions semblables.
On s'attachera surtout à faire ressortir les différences radicales et essentielles qui distinguent à tout jamais ces peuples anciens des sociétés modernes. Notre système d'éducation, qui nous fait vivre dès l'enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous habitue à les comparer sans cesse à nous, à juger leur histoire d'après la nôtre et à expliquer nos révolutions par les leurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous ont légué nous fait croire qu'ils nous ressemblaient ; nous avons quelque peine à les considérer comme des peuples étrangers ; c'est presque toujours nous que nous voyons en eux. De là sont venues beaucoup d'erreurs. Nous ne manquons guère de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les regardons à travers les opinions et les faits de notre temps.
Or les erreurs en cette matière ne sont pas sans danger. L'idée que l'on s'est faite de la Grèce et de Rome a souvent troublé nos générations. Pour avoir mal observé les institutions de la cité ancienne, on a imaginé de les faire revivre chez nous. On s'est fait illusion sur la liberté chez les anciens et pour cela seul la liberté chez les modernes a été mise en péril. Nos quatre-vingts dernières années ont montré clairement que l'une des grandes difficultés qui s'opposent à la marche de la société moderne est l'habitude qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquité grecque et romaine devant les yeux (La cité antique, Introduction, p.1-2).
La religion, base de la cité antique
La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive a constitué la famille grecque et romaine, a établi le mariage et l'autorité paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré le droit de propriété et le droit d'héritage. Cette même religion, après avoir élargi et étendu la famille, a formé une association plus grande, la cité, et a régné en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les institutions comme tout le droit privé des anciens. C'est d'elle que la cité a tenu ses principes, ses règles, ses usages, ses magistratures. Mais avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiées ou effacées; le droit privé et les institutions politiques se sont modifiées avec elles. Alors s'est déroulée la série des révolutions, et les transformations sociales ont suivi régulièrement les transformations de l'intelligence.
Il faut donc étudier avant tout les croyances de ces peuples (La cité antique, Introduction, p.3-4).
L'objet de l'histoire
L'histoire n'étudie pas seulement les faits matériels et les institutions ; son véritable objet d'étude est l'âme humaine ; elle doit aspirer à connaître ce que cette âme a cru, a pensé, a senti aux différents âges de la vie du genre humain (La cité antique, p.103).
Le tirage au sort des magistrats, expression de la volonté divine
Le caractère sacerdotal qui s'attachait au magistrat se montre surtout dans la manière dont il était élu. Aux yeux des anciens, il ne semblait pas que les suffrages des hommes fussent suffisants pour établir le chef de la cité. Tant que dura la royauté primitive, il parut naturel que ce chef fût désigné par la naissance en vertu de la loi religieuse qui prescrivait que le fils succédât au père dans tout sacerdoce ; la naissance semblait révéler assez la volonté des dieux. Lorsque les révolutions eurent supprimé partout cette royauté, les hommes paraissent avoir cherché, pour suppléer à la naissance, un mode d'élection que les dieux n'eussent pas à désavouer. Les Athéniens, comme beaucoup de peuples grecs, n'en virent pas de meilleur que le tirage au sort. Mais il importe de ne pas se faire une idée fausse de ce procédé, dont on a fait un sujet d'accusation contre la démocratie athénienne ; et pour cela il est nécessaire de pénétrer dans la pensée des anciens. Pour eux le sort n'était pas le hasard ; le sort était la révélation de la volonté divine. De même qu'on y avait recours dans les temples pour surprendre les secrets d'en haut, de même la cité y recourait pour le choix de son magistrat. On était persuadé que les dieux désignaient le plus digne en faisant sortir son nom de l'urne. Platon exprimait la pensée des anciens quand il disait : « L'homme que le sort a désigné, nous disons qu'il est cher à la divinité et nous trouvons juste qu'il commande. Pour toutes les magistratures qui touchent aux choses sacrées, laissant à la divinité le choix de ceux qui lui sont agréables, nous nous en remettons au sort.» La cité croyait ainsi recevoir ses magistrats des dieux (La cité antique, p.212-213).
Institutions politiques et longue durée
Les institutions politiques ne sont jamais l'œuvre de la volonté d'un homme ; la volonté même de tout un peuple ne suffit pas à les créer. Les faits humains qui les engendrent ne sont pas de ceux que le caprice d'une génération puisse changer. Les peuples ne sont pas gouvernés suivant qu'il leur plaît de l'être, mais suivant que l'ensemble de leurs intérêts et le fond de leurs opinions exigent qu'ils le soient. C'est sans doute pour ce motif qu'il faut plusieurs âges d'hommes pour fonder un régime politique et plusieurs autres âges d'hommes pour l'abattre.
De là vient aussi la nécessité pour l'historien d'étendre ses recherches sur un vaste espace de temps. Celui qui bornerait son étude à une seule époque s'exposerait, sur cette époque même, à de graves erreurs. Le siècle où une institution apparaît au grand jour, brillante, puissante, maîtresse, n'est presque jamais celui où elle s'est formée et où elle a pris sa force. Les causes auxquelles elle doit sa naissance, les circonstances où elle a puisé sa vigueur et sa sève, appartiennent souvent à un siècle fort antérieur. Cela est surtout vrai de la féodalité, qui est peut-être, de tous les régimes politiques, celui qui a eu ses racines au plus profond de la nature humaine (Histoire des institutions politiques, Introduction, p.2-3).
Difficulté du travail de l'historien
L'histoire n'est pas une science facile ; l'objet qu'elle étudie est infiniment complexe ; une société humaine est un corps dont on ne peut saisir l'harmonie et l'unité qu'à la condition d'avoir examiné successivement et de très-près chacun des organes qui le composent et qui en font la vie. Une longue et scrupuleuse observation du détail est donc la seule voie qui puisse conduire à quelque vue d'ensemble. Pour un jour de synthèse il faut des années d'analyse. Dans des recherches qui exigent à la fois tant de patience et tant d'effort, tant de prudence et tant de hardiesse, les chances d'erreur sont innombrables, et nul ne peut se flatter d'y échapper. Pour nous, si nous n'avons pas été arrêté par le sentiment profond des difficultés de notre tâche, c'est que nous pensons que la recherche sincère du vrai a toujours son utilité. N'aurions-nous fait que mettre en lumière quelques points jusqu'ici négligés, n'aurions-nous réussi qu'à attirer l'attention sur des problèmes obscurs, notre labeur ne serait pas perdu, et nous nous croirions encore en droit de dire que nous avons travaillé, pour une part d'homme, au progrès de la science historique et à la connaissance de la nature humaine (Histoire des institutions politiques, Introduction, p.4).
La Gaule sans la conquête romaine ?
Au temps de l'indépendance, ils [les Gaulois] avaient eu des institutions sociales et une religion qui les condamnaient, à la fois, à l'extrême mobilité des gouvernements et à l'extrême immobilité de l'intelligence. D'une part, la vie politique, agitée par les partis et les ambitions, ne connaissait pas le repos et le calme sans lesquels il n'y a ni travail ni prospérité. D'autre part, la vie intellectuelle, régentée par un clergé à idées étroites et à doctrines mystérieuses, ne connaissait ni la liberté ni le progrès. On peut se demander ce que serait devenue la population gauloise si elle était restée livrée à elle-même. Ce qu'elle devint dans l'Irlande et le pays des Galles ne fait pas préjuger qu'elle aurait eu un grand avenir. On a supposé qu'elle aurait pu créer une civilisation originale ; pure hypothèse. Il ne faut pas oublier que les Gaulois appartenaient à la même grande race dont les Grecs et les Romains étaient deux autres branches. Ils avaient les mêmes goûts et les mêmes aptitudes que ces peuples. La civilisation romaine n'était pas pour eux une civilisation étrangère ; elle était celle de leur race, elle était celle de l'humanité même ; elle était la seule qui leur convînt et vers laquelle ils dussent tendre les forces de leur esprit. Le but qu'ils n'auraient atteint qu'après de longs efforts et un immense travail, fut instantanément mis à leur portée par la conquête romaine. Ils le saisirent avidement, et comme d'heureux enfants qui n'ont qu'à hériter du labeur paternel, ils mirent la main sur ce beau fruit que vingt générations de Grecs et de Romains avaient travaillé à produire.
Nous avons vu, d'ailleurs, que la possibilité même de l'indépendance n'existait pas, et que la vraie alternative avait été entre la conquête romaine et la conquête germanique. Il faut donc se demander ce que serait devenue la population de ce pays s'il eût obéi aux Germains au lieu d'obéir à Rome, c'est-à-dire si, César n'étant pas venu, Arioviste en fût resté le maître et les Germains après lui. Il faut alors se représenter par la pensée l'absence complète de tous ces arts, de ces monuments, de ces villes, de ces routes, de tout ce travail, de toute cette prospérité, de tout ce développement d'esprit, dont les traces sont encore visibles sur le sol et plus visibles encore dans l'âme des habitants. L'invasion germanique ne se produisit que cinq siècles plus tard, c'est-à-dire à une époque où la civilisation avait jeté de si profondes racines que les barbares ne purent pas l'extirper et furent au contraire enlacés par elle. Si elle se fût accomplie au temps d'Arioviste, il en eût été tout autrement : la Gaule n'aurait jamais possédé la civilisation et n'aurait pas pu la transmettre aux Germains (Histoire des institutions politiques, p.70-72).
Autres réflexions sur la tâche de l'historien
L'empire romain ne ressemble à aucun des régimes politiques qui se sont succédé en France jusqu'à nos jours. Il ne convient d'en faire ni la satire ni l'apologie. Il le faut juger d'après les idées de ce temps-là, non d'après celles d'aujourd'hui. L'historien n'a pas à dire ce qu'il pense personnellement de ce régime ; il doit dire plutôt ce que les hommes d'alors en ont pensé. Il doit chercher, à l'aide des documents, comment cette monarchie a été appréciée par les générations qui lui ont obéi et qui ont dû être heureuses ou malheureuses par elle.
On a conservé de ces cinq siècles un grand nombre d'écrits. Il y a les œuvres des poëtes, celles des historiens, celles des jurisconsultes. Il y a des lettres intimes ; il y a des panégyriques et des satires. Nous avons autre chose encore que les livres pour nous faire connaître les opinions des hommes ; ce sont les médailles, ce sont les inscriptions, ce sont les monuments de toute sorte qui ont été élevés par des villes ou par des particuliers. Les tombeaux mêmes et les épitaphes qu'ils portent nous disent les pensées intimes et l'état d'âme de ces générations. Voilà des témoins de toute nature, de toute nation, de toute condition sociale.
On ne trouve pas dans tout cela un seul indice qui marque que les populations aient été hostiles à l'empire (Histoire des institutions politiques, p.88-89).
La "conquête" de la Gaule par Clovis
Des quatre armées qui occupaient le pays en 486, la moins nombreuse était celle de Clovis ; elle était aussi la plus pauvre, et elle avait plus besoin qu'aucune autre d'agrandir son lot. Clovis attaqua successivement les trois autres chefs, en commençant par le plus faible. Syagrius, dont l'autorité était mal établie, fut aisément vaincu ...
Clovis s'étant fait ainsi une armée de Francs et de Romains se trouva aussi puissant que les rois des Burgondes et des Wisigoths. Il engagea alors de nouvelles luttes contre ces deux chefs barbares, et les vainquit l'un après l'autre. Il arriva ainsi que des quatre armées que nous avons comptées en Gaule il n'en resta plus qu'une ; Clovis fut le seul chef militaire de tout le pays.
C'est de cette façon que Clovis a conquis la Gaule. Il l'a conquise, non sur l'empire romain dont il ne fut jamais l'ennemi, mais sur trois autres chefs d'armée semblables à lui-même. Il n'y a dans ces faits rien qui ressemble à la conquête d'une race par une autre race. Clovis n'a pas fait la guerre à la population gauloise. Sauf quelques villes qui avaient pris parti pour les autres chefs ou qui avaient disputé sur le chiffre des impôts à payer, cette population n'avait pas été attaquée par lui ...
Clovis étant ainsi devenu maître du pays, quel sorte de pouvoir devait-il exercer sur les Gaulois ? Ne les ayant pas vaincus, il ne pouvait pas régner sur eux par droit de conquête. Quant à les traiter en peuple libre et à leur demander de l'élire pour roi, personne ne pouvait y penser. Il ne se présentait qu'une seule manière de les gouverner. Clovis voyait devant lui, toujours debout, l'empire romain ; il savait que les Gaulois, qui s'appelaient eux-mêmes Romains, ne connaissaient d'autre autorité légale que celle de cet empire. Lui-même, comme son père Childéric et comme les autres chefs germains qu'il avait vaincus, était accoutumé à l'idée d'être subordonné au pouvoir impérial. Cette subordination ne le gênait en rien et pouvait lui être utile. Il fit donc ce que tous les chefs germains avaient fait avant lui : il gouverna les Romains à titre de délégué et de représentant de l'autorité romaine.
La cour de Constantinople avait le même intérêt à conférer cette délégation que Clovis à la recevoir ; car elle avait pour politique de conserver avec soin sa suzeraineté nominale sur toutes les parties de l'empire, espérant reprendre un jour l'autorité réelle, comme Justinien y réussit en effet pour l'Italie et pour l'Afrique. L'empereur Anastase qui, en ce moment même, avait besoin des forces de Clovis pour tenir les Goths en échec, fut heureux de pouvoir donner au chef franc le titre de Maître des soldats et celui de Patrice des Romains ; le premier était le signe de l'autorité militaire, le second de l'autorité civile. L'empereur y ajouta même le titre de consul, qui ne conférait aucun pouvoir, mais qui était encore, aux yeux de tous, « le plus grand honneur qu'un mortel pût obtenir.» Il lui envoya tous les insignes de cette dignité. Ce qui peut paraître aux hommes de nos jours une formalité vaine et puérile, fut pour les hommes de ce temps-là un événement considérable. Les Francs et les Gallo-Romains attribuèrent la plus grande importance au présent de l'empereur Anastase. Clovis célébra à Tours, le 1er janvier 509, son entrée en charge comme consul, avec toute la solennité et suivant le cérémonial qui était en usage dans l'empire. Le chroniqueur ajoute « qu'à partir de ce jour on lui parla comme à un consul et à un empereur.» Il était en effet devenu un haut dignitaire de l'empire romain (Histoire des institutions politiques, p.438-442).
A propos des invasions germaniques
On se représente ordinairement, au début de l'histoire de France, une immense irruption de Germains. On se figure la Gaule inondée, écrasée, asservie. Que des Germains soient entrés dans l'empire, qu'ils l'aient même, de plusieurs façons, envahi, c'est ce qui n'est pas contestable ; mais ce qui l'est, c'est le caractère qu'on assigne d'ordinaire à cet événement, ce sont les grandes conséquences qu'on lui attribue.
Il semble qu'il ait changé la face du pays et qu'il ait donné à ses destinées une direction qu'elles n'auraient pas eue sans lui. Il est pour beaucoup d'historiens, et pour la foule, la source d'où est venu tout l'ancien régime. Les seigneurs féodaux se sont vantés d'être les fils des conquérants ; les bourgeois et les paysans ont cru que le servage de la glèbe leur avait été imposé par l'épée d'un vainqueur. Chacun s'est ainsi figuré une conquête originelle d'où était venu son bonheur ou sa souffrance, sa richesse ou sa misère, sa condition de maître ou sa condition d'esclave. Une conquête, c'est-à-dire un acte brutal, serait ainsi l'origine unique de l'ancienne société française. Tous les grands faits de notre histoire ont été appréciés et jugés au nom de cette iniquité première ; la féodalité a été présentée comme le règne des conquérants, l'affranchissement des communes comme le réveil des vaincus, et la Révolution de 1789 comme leur revanche.
Il faut d'abord reconnaître que cette manière d'envisager l'histoire de la France n'est pas très-ancienne ; elle ne date guère que de trois siècles. Les anciens chroniqueurs, qui étaient contemporains de l'établissement des Germains et qui l'ont vu de leurs yeux, mentionnent sans nul doute beaucoup de ravages et de violences ; mais ils ne montrent jamais une race vaincue, une population entière assujettie. Nous possédons d'innombrables écrits de ce temps-là ; ils ne présentent jamais l'idée d'un peuple réduit au servage. Le moyen âge a beaucoup écrit ; ni dans ses chroniques, ni dans ses légendes, ni dans ses romans nous ne voyons jamais que la conquête germanique ait asservi la Gaule. On y parle sans cesse de seigneurs et de serfs ; on n'y dit jamais que les seigneurs soient les fils des conquérants étrangers ni que les serfs soient les Gaulois vaincus. Philippe de Beaumanoir au treizième siècle, Comines au seizième, et beaucoup d'autres écrivains cherchent à expliquer l'origine de l'inégalité sociale, et il ne leur vient pas à l'esprit que la féodalité et le servage dérivent d'une ancienne conquête. Le moyen âge n'eut aucune notion d'une différence ethnographique entre Francs et Gaulois. On ne trouve, durant dix siècles, rien qui ressemble à une hostilité de races. La population gauloise n'a jamais conservé un souvenir haineux des Francs ni des Burgondes ; aucun des personnages de ces nations n'est présenté comme un ennemi dans les légendes populaires. Ni les écrits ni les traditions de toute cette époque ne portent la trace de la douleur qu'un universel asservissement eût mise dans l'âme des vaincus.
L'opinion qui place au début de notre histoire une grande invasion, et qui partage dès lors la population française en deux races inégales, n'a commencé à poindre qu'au seizième siècle et a surtout pris crédit au dix-huitième. Elle est née de l'antagonisme des classes, et elle a grandi avec cet antagonisme. Elle pèse encore sur notre société présente : opinion dangereuse, qui a répandu dans les esprits des idées fausses sur la manière dont se constituèrent les sociétés humaines, et qui a aussi répandu dans les cœurs des sentiments mauvais de rancune et de vengeance. C'est la haine qui l'a engendrée, et elle perpétue la haine.
Les Germains n'ont pas réduit la population gauloise en servitude. Ils n'étaient à son égard ni des vainqueurs ni des maîtres. Comme ils ne s'étaient pas présentés en ennemis, qu'ils avaient affecté d'être les soldats de l'empire romain et que, sans jamais attaquer ouvertement cet empire, ils ne s'étaient battus qu'entre eux, ils ne pouvaient pas même avoir la pensée d'asservir la population indigène (Histoire des institutions politiques, p.449-452).
Libérer son esprit et analyser les textes
Le colonat n'est pas non plus un fait originel ; c'est au milieu d'une société déjà vieille et presque à son déclin que nous le voyons se produire au grand jour. Notre première difficulté est de comprendre comment il a pu se faire que des millions d'êtres humains, nés libres, dans une époque relativement calme et au sein d'une société régulière, aient été condamnés à la culture perpétuelle et attachés au sol. Nous avons une peine infinie à nous expliquer qu'une législation qui passa de tout temps pour être la raison écrite ait prononcé que des cultivateurs n'auraient pas le droit de quitter leur glèbe, et que, par ce seul motif qu'ils avaient cultivé la terre, ils la cultiveraient « éternellement ». De telles lois nous paraissent d'abord le renversement de l'ordre naturel et l'opposé de la justice. Il est vrai que presque toutes les institutions antiques, si nous les regardons de près, heurtent ainsi nos idées modernes ; mais celle-ci les heurte plus que toutes les autres. Aussi n'aurons-nous quelque chance d'arriver à la comprendre et à voir juste en elle, qu'à la condition de nous dégager d'abord des habitudes d'esprit qui règnent en nous, et des principes qui règlent notre existence d'aujourd'hui.
...
Il faut donc écarter de notre esprit toutes ces idées générales et ces hypothèses préconçues. L'historien doit se borner aux textes attentivement observés, et s'il peut arriver à la conception d'une vérité générale, ce n'est qu'à force d'étudier le détail des faits (Recherches sur quelques problèmes d'histoire, p.3-4; 7).
A propos de la méthode comparative
Je ne conteste pas que la méthode comparative ne soit fort utile en histoire ; elle peut devenir une source féconde de découvertes, et je ne suis pas de ceux qui refusent de s'en servir ; mais l'abus en est dangereux. Vous apercevez de certaines communautés de village dans l'Inde ; vous rencontrez quelque chose d'analogue dans le mir russe, et dans les petits villages de Croatie ; il vous semble, à première vue que les Allmenden de la Suisse et de la Néerlande présentent les mêmes traits caractéristiques ; vous rapprochez de tout cela deux lignes de César sur les anciens Germains, une phrase de Diodore sur un petit peuple des îles Lipari, et quelques fantaisies de poètes latins sur l'âge d'or. Vous avez ainsi accumulé un assez bon nombre d'indices, mais hâtivement recueillis, imparfaitement étudiés, pris çà et là, en mêlant les époques et en confondant les peuples. Est-ce assez de cela pour déduire une loi générale de l'humanité ? Une telle méthode manque de rigueur. La comparaison entre les peuples ne devrait venir qu'après une étude scrupuleuse et complète de chaque peuple. En histoire comme en toute science, l'analyse doit précéder la synthèse. Je voudrais que l'histoire du mir russe, celle du village hindou ou javanais, celle de la communauté agricole de Croatie, et même celle de la Mark germanique fussent plus nettement connues qu'elles ne le sont, avant qu'on tirât du rapprochement de ces connaissances une conclusion générale. Je souhaiterais qu'une première génération de travailleurs s'appliquât séparément à chacun de ces objets et qu'on laissât à la génération suivante le soin de chercher la loi universelle qui se dégagera peut-être de ces études particulières (Nouvelles recherches, p.4-5).
Fustel polémiste
Le véritable patriotisme n'est pas l'amour du sol, c'est l'amour du passé, c'est le respect pour les générations qui nous ont précédés. Nos historiens ne nous apprennent qu'à les maudire, et ne nous recommandent que de ne pas leur ressembler. Ils brisent la tradition française, et ils s'imaginent qu'il restera un patriotisme français. Ils vont répétant que l'étranger vaut mieux que la France, et ils se figurent qu'on aimera la France. Depuis cinquante ans, c'est l'Angleterre que nous aimons, c'est l'Allemagne que nous louons, c'est l'Amérique que nous admirons. Chacun se fait son idéal hors de France. Nous nous croyons libéraux et patriotes quand nous avons médit de la patrie. Involontairement et sans nous en apercevoir, nous nous accoutumons à rougir d'elle et à la renier. Nous nourrissons au fond de notre âme une sorte de haine inconsciente à l'égard de nous-mêmes. C'est l'opposé de cet amour de soi qu'on dit être naturel à l'homme ; c'est le renoncement à nous-mêmes. C'est une sorte de fureur de nous calomnier et de nous détruire, semblable à cette monomanie du suicide dont vous voyez certains individus tourmentés. Nos plus cruels ennemis n'ont pas besoin d'inventer les calomnies et les injures : ils n'ont que la peine de répéter ce que nous disons de nous-mêmes. Leurs historiens les plus hostiles n'ont qu'à traduire les nôtres. Quand l'un d'eux écrit que « la race gauloise était une race pourrie », il ne fait que répéter ce que nous avons dit en d'autres termes. Quand M. de Sybel parle de « la corruption incurable » de l'ancienne société française, il n'est que l'écho affaibli de la plupart de nos historiens. M. de Bismarck disait naguère que la France était une nation orgueilleuse, ambitieuse, ennemie du repos de l'Europe ; c'est chez nos historiens qu'il avait pris ces accusations. Nous avons appris récemment que l'étranger nous détestait ; il y avait cinquante ans que nous nous appliquions à convaincre l'Europe que nous étions haïssables. L'histoire française combattait pour l'Allemagne contre la France. Elle énervait chez nous le patriotisme ; elle le surexcitait chez nos ennemis. Elle nous apprenait à nous diviser, elle enseignait aux autres à se réunir contre nous, et elle semblait justifier d'avance leurs attaques et leurs convoitises (Questions contemporaines, p.9-10).
"Cette vraie science française d'autrefois"
Assurément il serait préférable que l'histoire eût toujours une allure plus pacifique, qu'elle restât une science pure et absolument désintéressée. Nous voudrions la voir planer dans cette région sereine où il n'y a ni passions, ni rancunes, ni désirs de vengeance. Nous lui demandons ce charme d'impartialité parfaite qui est la chasteté de l'histoire. Nous continuons à professer, en dépit des Allemands, que l'érudition n'a pas de patrie. Nous aimerions qu'on ne pût pas la soupçonner de partager nos tristes ressentiments, et qu'elle ne se pliât pas plus à servir nos légitimes regrets qu'à servir les ambitions des autres. L'histoire que nous aimons, c'est cette vraie science française d'autrefois, cette érudition si calme, si simple, si haute de nos Bénédictins, de notre Académie des Inscriptions, des Beaufort, des Fréret, de tant d'autres, illustres ou anonymes, qui enseignèrent à l'Europe ce que c'est que la science historique, et qui semèrent, pour ainsi dire, toute l'érudition d'aujourd'hui. L'histoire en ce temps-là ne connaissait ni les haines de parti, ni les haines de race ; elle ne cherchait que le vrai, ne louait que le beau, ne haïssait que la guerre et la convoitise. Elle ne servait aucune cause ; elle n'avait pas de patrie ; n'enseignant pas l'invasion, elle n'enseignait pas non plus la revanche. Mais nous vivons aujourd'hui dans une époque de guerre. Il est presque impossible que la science conserve sa sérénité d'autrefois. Tout est lutte autour de nous et contre nous ; il est inévitable que l'érudition elle-même s'arme du bouclier et de l'épée (Questions contemporaines, p.25-27).
Invasion de la Belgique par Louis XIV
Agrandir son royaume ou sa réputation, c'était servir les desseins de Dieu. Telles étaient les idées de Louis XIV et de Louvois, et c'est en vertu de cet état d'esprit qu'ils purent déchaîner la guerre sans éprouver ni scrupule ni remords.
Mais si la guerre était permise, l'usurpation du bien d'autrui ne l'était pas, et par là les rois de droit divin se trouvaient encore soumis au droit et justiciables de la conscience. C'est sur ce point que devait se signaler surtout l'habileté des ministres. Il fallait qu'ils missent le Droit de leur côté, ou tout au moins les apparences du Droit. La politique d'envahissement n'avait pas besoin d'autant de dissimulation qu'il lui en faut aujourd'hui ; elle ne pouvait pourtant pas se passer tout à fait de déguisement, une certaine mesure d'hypocrisie était déjà de rigueur.
Aussi voyons Louis XIV et Louvois à l'œuvre. L'objet qui se présentait le plus naturellement à leur convoitise, c'était la Belgique, que les rois d'Espagne possédaient depuis un siècle et demi, non pas par conquête, mais par héritage. Avant de s'en emparer, il fallait avoir le droit de la prendre. Si Louvois eût vécu de nos jours, il eût allégué quelque principe moderne : il eût prétendu que la Belgique devait appartenir au roi de France, parce qu'elle est habitée part la même race que la France, et parce qu'elle parle la langue française. En 1666, une telle théorie n'entrait encore dans l'esprit de personne, les universités allemandes n'ayant pas encore créé une ethnographie à l'usage des ambitieux ; mais il y avait en ce temps-là un autre principe universellement admis, en vertu duquel les royaumes et les provinces appartenaient au souverain par droit de succession. Il s'agissait donc de prouver que la Belgique était l'héritage légitime de Louis XIV. On trouva fort à propos dans les codes civils de quelques provinces belges une loi qui, en cas de second mariage, donnait la succession tout entière aux enfants du premier lit. Or il se trouvait en même temps que l'infante d'Espagne, femme de Louis XIV, était née d'un premier mariage de Philippe IV. Aussitôt un juriste anonyme, sous l'inspiration et aux gages de Louvois, se mit à écrire un mémoire pour démontrer que les provinces belges appartenaient légitimement à Marie-Thérèse. Le roi, sur la foi du juriste, réclama la Belgique. Quoi de plus juste ? N'était-il pas dans son droit ? Pouvait-on lui objecter qu'il mettait la main sur le bien d'autrui ? Ce n'était pas un envahisseur, un conquérant : c'était un mari qui réclamait pour sa femme la part de l'héritage paternel ...
Louis XIV entra donc en Belgique avec une armée nombreuse ; les Espagnols ne s'attendaient pas à l'invasion, et leurs troupes n'étaient que dans la proportion de deux contre cinq. L'armée française n'eut que des succès, et Louis XIV écrivit : « Dieu, qui est le protecteur de la justice, a béni et secondé mes armes.» Ne faut-il pas que Dieu serve toujours de second à la convoitise et à la force ? L'Espagne fut sauvée par l'intervention de l'Europe. L'Angleterre et la Hollande s'inquiétèrent de l'ambition du roi de France, et comprirent qu'il était dangereux de laisser s'établir en Europe une monarchie militaire et conquérante. Elles s'entendirent pour imposer la paix aux belligérants, et leur firent savoir qu'elles se déclareraient contre celui des deux qui refuserait de cesser la guerre. Louvois protesta aussitôt qu'il désirait la paix, et que c'était l'Espagne qui ne la voulait pas ; mais, ce mensonge n'ayant trompé personne, il dut se résigner à traiter. « Il faut nous résoudre », écrivait-il alors à un de ses agents, « à voir arriver la chose du monde que nous souhaitons le moins.» Cette chose-là, c'était la paix (Questions contemporaines, p.39-42).
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