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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


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Historiographie du XVe au XVIIIe siècle

Agrippa d'Aubigné (1552-1630)


   Quand la vérité met le poignard à la gorge, il fault bayser sa main blanche, quoyque tachée de notre sang.

                Histoire universelle, t. IV, Préface (éd. Thierry, t. X, p. 25)

L'auteur

    La vie d'Agrippa d'Aubigné est bien connue, l'auteur ayant beaucoup parlé de lui-même. Il fut un acteur important dans les guerres de religion [1562-1598], objet principal de son Histoire Universelle : il est donc obligé d'évoquer son rôle dans ces combats répétés entre Catholiques et Réformés, dans les tractations diplomatiques entre les deux camps, dans les assemblées où les Protestants prennent les décisions politiques qui s'imposent. D'autre part, à la fin de sa vie, ayant dû fuir la France de Louis XIII et réfugié à Genève, d'Aubigné y rédige une autobiographie, Sa vie à ses enfants, où il rassemble ce qu'il avait dit de lui, ici et là, dans l'œuvre précédente et complète ces données par des informations qui auraient été « de mauvais goût » dans une histoire.

    Agrippa d'Aubigné est né près de Pons, en Saintonge, en 1552. Il appartient à une bonne famille et reçoit une éducation très soignée : le jeune garçon, très doué, connaît le latin, le grec et l'hébreu à l'âge de six ans ! Il a huit ans quand son père l'emmène à Paris, avec une halte à Amboise où vient de se produire la fameuse  « Conjuration » entraînant le massacre des chefs protestants [printemps 1560] : Jean d'Aubigné fait jurer à son fils de venger ces martyrs (T 1). Le jeune Agrippa poursuit sa formation à Paris, puis à Orléans où il participe à la défense de la ville assiégée par les Catholiques ; son père, gravement blessé dans ces combats, meurt peu de temps après. Agrippa, maintenant orphelin (sa mère est morte à sa naissance), est confié à un tuteur qui, en 1565, l'envoie à Genève dans un collège dirigé par Théodore de Bèze. Mais il quittera précipitamment la Suisse [1566], séjourne quelque temps à Lyon, pour rentrer finalement en Saintonge, à l'automne 1567, au moment où éclate la seconde guerre civile.

    Commence alors pour d'Aubigné une vie de soldat qui va durer plus de cinquante ans et qu'il est inutile de suivre ici en détail. On se contentera de noter quelques faits marquants. En 1572, il échappe par chance aux massacres de la Saint-Barthélemy. Deux ans plus tard, il entre au service  d'Henri de Navarre, le futur Henri IV, et noue avec le prince des liens très étroits et durables, même si ces relations sont troublées par quelques brouilles (T 2). Et d'Aubigné continue de se battre aux côtés de ses coreligionnaires. Gravement blessé au combat de Casteljaloux [1577], il se retire chez lui et met en chantier une grande œuvre poétique Les Tragiques, inspirée par les événements contemporains. Il se marie en 1583 et reprend sa vie d'homme politique et de soldat. En 1589, d'Aubigné s'empare de Maillezais, en Vendée ; il est nommé gouverneur de la place, poste qu'il occupera jusqu'en 1619 : c'est là qu'il rédige son Histoire universelle. Mais à Paris, les événements se précipitent. Le roi Henri III est assassiné au début du mois d'août 1589. Avant de rendre son dernier soupir, il a eu le temps de reconnaître Henri de Navarre pour son successeur. Se pose cependant la question de la religion : aux yeux des Catholiques, un roi protestant est inacceptable. Henri IV devra conquérir son royaume, par les armes, et en renonçant à ses convictions. En dépit de l'insistance d'Agrippa d'Aubigné pour qu'il n'en fasse rien, Henri IV se convertit au catholicisme [juillet 1593]. Aubigné est ulcéré mais ne se décourage pas (T 28). Il travaille à la réorganisation du parti protestant, participe aux assemblées où l'on formule les revendications à soumettre au nouveau roi : cela aboutira, en 1598, à la promulgation de l'Édit de Nantes. Dans les années suivantes, d'Aubigné se partage entre Maillezais et Paris. En 1610, c'est Henri IV qui est assassiné et le dauphin, le futur Louis XIII, n'a que neuf ans. Marie de Médicis, la veuve d'Henri IV assure la régence. Les Protestants vont essayer d'élargir les privilèges qu'ils avaient obtenus sous le règne précédent mais montrent surtout leurs divisions internes, d'Aubigné se rangeant évidemment dans le camp le plus radical. En 1615, le prince de Condé fomente une révolte contre la Régente pour s'opposer à sa politique de rapprochement avec l'Espagne. Aubigné reprend les armes à ses côtés, comme Maréchal de camp. L'affaire tourne court. Aubigné rentre chez lui et fait éditer Les Tragiques, sans nom d'auteur, puis les premiers livres de l'Histoire Universelle, sans privilège royal. Un tribunal juge l'ouvrage « méchant, pernicieux, rempli d'abominables et calomnieuses impostures contre l'honneur dû à la mémoire des défunts Rois, Reine, Princes et autres qui ont tenu les premières charges du Royaume ». Le livre doit être brûlé et son auteur arrêté. Aubigné va rapidement quitter la France pour Genève où il est fort bien accueilli [septembre 1620]. Il y poursuit ses travaux littéraires et met aussi ses compétences militaires au service de ses hôtes suisses : il réorganise les fortifications de Genève, de Berne et de Bâle.

    Les dernières années de notre poète-historien-soldat sont plutôt heureuses. Il s'est remarié à l'âge de soixante et onze ans et mène désormais une vie de gentilhomme campagnard, s'occupant de ses terres, de littérature et de musique. Il doit affronter pourtant quelques épreuves familiales, la mort de sa fille aînée, l'inconduite de son fils Constant. Et les Protestants ont repris les armes contre Louis XIII. Aubigné commence un quatrième tome de son Histoire pour relater ces événements récents : il n'en écrira que la préface et quelques chapitres. Agrippa d'Aubigné meurt, pieusement, au début du mois de mai 1630.

L'œuvre littéraire

    Agrippa d'Aubigné n'a pas été qu'un infatigable soldat : d'avoir passé plus de cinquante ans sous les armes ne l'a pas empêché de composer une œuvre littéraire abondante et variée. Il a une vingtaine d'années quand, tombé amoureux de Diane Salviati, il compose les poèmes d'un recueil intitulé Le Printemps ; mais la jeune fille est catholique et les fiançailles sont rompues, d'où de nouveaux poèmes pour déplorer la séparation. En 1577, il commence la rédaction des Tragiques, sorte d'épopée consacrée aux guerres de religion, en sept chants. Vers 1600, c'est la mise en route de l'Histoire universelle. Notre poète-historien est aussi un pamphlétaire de talent. Après la mort de Henri IV [1610], d'Aubigné attaque ses coreligionnaires trop enclins, selon lui, à une entente avec la régente, Marie de Médicis (Le Caducée, ou l'Ange de la Paix). Les conversions intéressées de Huguenots au catholicisme l'irritent au plus haut point (La confession catholique du Sieur de Sancy). Les Aventures du Baron de Faeneste se rattachent plutôt à la tradition rabelaisienne. L'auteur y met en scène deux personnages, un gentilhomme poitevin, Enay (= être, en grec), représentant Aubigné lui-même, et Faeneste (paraître), aventurier gascon, catholique, fanfaron et peureux ; de leurs conversations se dégage un tableau particulièrement savoureux des mœurs de l'époque. Signalons encore, dans un tout autre registre, les Méditations sur les Psaumes et, suscité par la reprise des hostilités contre les Protestants sous Louis XIII, le traité Du devoir mutuel des Rois et des Sujets. 

L'Histoire universelle

Contenu / Plan L'Histoire universelle ne couvre qu'une période assez brève, une cinquantaine d'années, de la naissance d'Henri IV (1553) qui coincide à peu près avec celle de l'auteur à l'Édit de Nantes [1598], avec un prolongement jusqu'en 1602 pour intégrer à l'ouvrage le récit de la guerre du roi de France contre le duc de Savoie et de la conjuration du maréchal de Biron. A cela s'ajoute encore un Appendix. Ou corolaire des Histoires du Sieur d'Aubigné qui conduit le lecteur jusqu'à la mort d'Henri IV, « le vendredi quatorziesme de Mai, l'an mil si cents dix ». Cette histoire a été rédigée à Maillezais, probablement commencée vers 1595, terminée en 1612, et éditée à partir de 1616. Une seconde édition voit le jour en 1626, puis d'Aubigné reprendra la plume pour raconter les troubles qui ont recommencé sous la régence de Marie de Médicis et au début du règne de Louis XIII. L'auteur, qui a septante-cinq ans, ne pourrra rédiger que la préface de ce quatrième tome et une infime partie des cinq livres prévus, la fin du 4e et le livre 5.

    Après les limites chronologiques, voyons le contenu proprement dit. Aubigné le résume ainsi : « soixante ans de guerres civiles... plus de vingt batailles, et plus de cent rencontres notables, beaucoup plus de sièges de toutes façons » (T 4). Il s'agit donc essentiellement de canonnades, harquebusades et mousquetades que l'auteur décrit avec la compétence d'un homme de métier et une extraordinaire abondance de détails. Inversement, il est des sujets qui lui paraissent indignes de l'histoire : il ne s'intéresse pas aux miracles (T 9), sauf exception (T 22) ; ne veut pas fournir de listes détaillées de victimes (T 13), bien qu'il y ait ici aussi des exceptions (cf. ch. 10 du livre II) ;  ni s'attarder sur les prédictions, les songes prémonitoires (T 20), sur le faste des grandes cérémonies (T 29a), comme le font beaucoup de ses prédécesseurs. Il n'attache pas non plus beaucoup d'importance aux pourparlers, discours et autres « vaines paroles » (T 4, 29b-c), bien que ce sujet ne puisse être totalement négligé. Il est clair que d'Aubigné se fait une idée bien précise de ce qu'il faut retenir quand on prétend faire œuvre d'historien.

    Le plan de l'Histoire universelle est très élaboré. L'ouvage comporte trois tomes correspondant à trois grandes périodes des guerres civiles. Chacun de ces tomes est divisé en cinq livres qui sont tous construits sur un même plan : le récit d'une des quinze guerres qui ont éclaté en France durant la seconde moitié du XVIe siècle, puis un chapitre traitant des relations du pays avec ses quatre voisins (Angleterre, Allemagne, Italie, Espagne) durant la période en question, enfin, pour justifier le titre d'histoire « universelle », quatre chapitres résumant les affaires du monde classées selon les points cardinaux (Orient, Midi, Occident, Septentrion). Cette architecture, très régulière, est bien entendu largement artificielle. Il a fallu que l'auteur découpe son demi-siècle d'histoire en quinze épisodes guerriers et trouve quinze paix pour les clôturer, ce qui, de son propre aveu, n'a pas toujours été facile (T 6). Pour l'histoire du monde, la difficulté était plus grande encore. Comment faire entrer dans des cadres chronologiques établis pour l'histoire de France des événements qui s'étaient déroulés aux quatre points cardinaux de la planète ? Autre problème : l'auteur a parfois bien du mal à remplir un chapitre exigé par son plan, faute d'informations. On lit, par exemple, cet aveu à la fin du chapitre 26 du livre XIV « Quant aux autres affaires de l'Afrique, je ne m'excuse plus sur le repos des Rois de Fez et de Maroque, mais sur la difficulté des memoires, ausant pourtant vous promettre d'amander ce defaut de tout mon pouvoir à une autre impression. Allons en Occident, qui nous sera un peu plus libéral.» Et l'on pourrait s'étendre davantage sur les obstacles rencontrés par l'auteur pour donner à son histoire une coloration universelle.

Sources ‒ Pour la quasi-totalité des événements rapportés dans l'Histoire universelle, d'Aubigné a pu faire appel à ses souvenirs, et des souvenirs qui ne sont pas seulement ceux d'un témoin, mais ceux d'un acteur de premier plan. Il a participé à la plupart des combats durant ces huit guerres civiles, a été mêlé à d'innombrables délibérations et négociations, a fréquenté constamment les rois et les grands seigneurs de leur entourage. Il n'y a que pour la fin du quatrième tome de son Histoire ‒ seule partie qu'il ait rédigée ‒ qu'il ne pouvait plus se fonder sur sa mémoire : il était, à l'époque, réfugié à Genève, loin des champs de bataille où Louis XIII affrontait de nouveau les Réformés.
D'autres sources étaient disponibles et ont été exploitées par notre historien, à commencer par les récits de témoins ou d'acteurs, portant sur toutes sortes d'événements, y compris les plus bizarres, comme cette histoire de résurrection du livre IX (T 22). Mais il a évidemment obtenu par ce canal des informations plus pertinentes : quelques exemples parmi des dizaines d'autres. En 1556, éclatait un conflit entre des Vaudois réfugiés en Savoie et le duc Emmanuel-Philibert ; après bien des combats, celui-ci accepte de traiter avec les insurgés qui lui envoient deux ambassadeurs, pauvres paysans simplement vêtus « d'un casaquin de drap roux », lesquels rencontrent d'abord un certain Chassincourt qui veut leur donner une leçon de morale. C'est ce Chassincourt qui informera d'Aubigné de ce qui s'est dit à cette occasion : « Mon histoire ne desrogera point à la bienseance, de vous compter ce qui se passa entre Chassincourt lors Escuyer trenchant de la Duchesse, ainsi qu'il me l'a familierement conté, et l'un de ces magnifiques ambassadeurs » (H.U., II, 9 = Thierry, t. I, p. 204). Au livre X, d'Aubigné dit avoir recueilli des informations peu flatteuses sur Catherine de Médicis qu'il ne reproduira pas, bien qu'elles émanent d'un témoin des plus sérieux : « J'en supprimerai les particularités... quoi que je les aye apprises de Jean Salviati, fils de Bernard, Florentin et Sieur de Talci, qui m'a autrefois privement (comme à son gendre) asseuré d'icelles, avec d'autres comptes accompagnez d'animosité contre cette Roine, bien que sa parente » (H.U., X, 18 = t. VI, p. 246). Un peu plus loin, c'est la reine de Navarre elle-même qui éclaire d'Aubigné sur les raisons qui, en 1583,  avaient poussé le duc d'Anjou à tenter de prendre Anvers (H.U., X, 18 = t. VI, p. 251).

    Regardons maintenant du côté des sources écrites , et d'abord du côté des sources dites « littéraires ». En tant qu'historien des guerres de religion, d'Aubigné avait des devanciers et, parmi ceux-ci, il en est deux qu'il a utilisés abondamment, La Popelinière et de Thou. Le premier était un coreligionnaire, et lui aussi un soldat, qui avait publié en 1571 une Vraye et entiere Histoire de ces derniers troubles..., ouvrage plusieurs fois réédité et dont la dernière version, augmentée, parut en 1581 sous un nouveau titre, L'Histoire de France... Depuis l'an 1550 jusques à ces temps. Dans sa Préface (éd. Thierry, t. I, p. 3), d'Aubigné lui reproche de nombreuses inexactitudes, péchés véniels, dit-il, mais il y a plus sérieux : La Popelinière aurait avoué à d'Aubigné avoir, au moins une fois, travesti sciemment la vérité pour satisfaire le parti réformé (T 11). Cette faute grave n'empêche toutefois pas notre auteur de reconnaître les grands mérites de son prédécesseur : « Son labeur est sans pareil, son langage bien François, qui sent ensemble l'homme de lettre et l'homme de guerre » (Préface, p. 4-5). La seconde source fort utilisée par d'Aubigné est l'œuvre de J.-A. de Thou, l'Historia sui temporis, qui débutait en 1543 et aurait dû se terminer à la mort d'Henri IV, en 1610 :  l'auteur n'a pas eu le temps d'achever cet énorme ouvrage qui s'arrête en 1607 et sera traduit en français sous un nouveau titre, Histoire universelle. Aubigné a beaucoup d'estime pour son prédécesseur, magistrat catholique mais très tolérant et il l'exploite intensément (T 14), se contentant même parfois de le recopier en traduction (T 12).

    A. d'Aubigné ne s'est pas contenté de puiser dans les récits de ses prédécesseurs. Il a cherché des documents originaux, a dépensé de l'argent pour les obtenir et se plaint d'ailleurs de ne pas avoir reçu de réponse  satisfaisante à toutes ses demandes (T 23). Il a même reçu l'aide des autorités protestantes dans ses recherches : on voit, en 1613, le Synode national réuni à Gap demander aux Églises réformées de « rechercher les mémoires des actes plus mémorables advenus depuis cinquante ans, et de les faire tenir à M. d'Aubigny en Poictou, lequel escrit l'histoire de notre temps » (A. Thierry, H.U., t. VII, p. 7-8).

critique des sources Cette documentation, parfois recueillie si péniblement, notre auteur l'examine avec un regard très acéré. Il confronte les témoignages, ce qui lui permet, par exemple, de soutenir que M. de L'Hospital, promu chancelier de France, avait pourtant participé à la Conjuration d'Amboise : un document authentique l'atteste (T 5). Il refuse d'utiliser les mémoires du secrétaire d'État Villeroy que lui avait fournis Henri IV : c'est l'œuvre d'un vulgaire courtisan (T 23). Dans le récit de la bataille d'Ivry [1590], d'Aubigné corrige la version qu'en ont donnée « les derniers qui ont escrit » [sc. de Thou] : Henri IV n'a pas prononcé la harangue cicéronienne qu'on lui prête et, s'il a bien fait une prière, ce n'est pas dans les termes que l'on dit, mais « dans le langage de Canaan [sc. protestant] qui estoit lors en la bouche de ce Prince » (H.U., XIII, 6 = t. VIII, p. 169-170)

Valeur historique ‒ Travaillant sur un sujet où son engagement pouvait nuire gravement à son objectivité, d'Aubigné s'est imposé une sorte de discipline intellectuelle des plus rigoureuses : il aura un respect absolu pour la vérité et rapportera les faits avec une totale indépendance d'esprit. Il a, certes, une grande admiration pour Henri IV qu'il compare aux plus grands capitaines de l'antiquité (T 15), mais on ne trouve, dans son Histoire, aucune trace de servilité envers son héros (T 2, 21, 28) ;  pas plus que de complaisance pour le camp réformé dont il ne cache pas la triste évolution (T 18). Et, s'il lui déplaît de relever les « imperfections » de la cour de Navarre (T 21), ou les manœuvres douteuses de Chastillon, descendant de l'amiral de Coligny, le respect de la vérité le contraint d'évoquer ces faits, pourtant défavorables à la cause protestante (T 30).
Ce souci du vrai le conduit, dans son Histoire, à traiter les adversaires de la cause protestante avec une certaine modération, bien opposée à la violence qui se manifeste à leur égard dans les Tragiques. Charles-Quint, par exemple, pourtant ennemi juré des Réformés dans ses États, fut un « grand et generalissime Capitaine » et sa mort fut exemplaire ; certains même le soupçonnèrent d'avoir changé d'opinion en matière de religion, ce que, prudemment, d'Aubigné se garde de confirmer (T 3). Autre redoutable adversaire des Huguenots, le duc de Guise, a droit, lui aussi, à une épitaphe assez élogieuse : ce grand capitaine, en d'autres temps et débarrassé de l'influence néfaste de son frère, aurait contribué à la grandeur de la France, plutôt qu'à sa ruine (T 7). Il y a toutefois des catholiques qui ne bénéficient pas d'appréciations aussi favorables, tels les Jésuites, que d'Aubigné n'aime guère, en quoi il rejoint, dit-il, « les historiens et autres escrivains de mesme Religion qu'eux » (T 8, 9). Quant à son jugement sur le pape Pie V (T 10), il y a sûrement matière à discussion. Ce Dominicain fut certes un sévère inquisiteur, il n'empêche que les historiens lui reconnaissent des mœurs exemplaires et trouvent bien nécessaires certaines réformes qu'il a introduites dans l'Église.

    Il convient, pour terminer ce paragraphe, d'attirer l'attention sur un tout autre aspect de l'Histoire universelle, qui en rend la lecture assez ardue, c'est la surabondance de détails touchant les personnages, les lieux, les faits militaires. A. Thierry a dressé l'index de toutes les personnes mentionnées dans cet ouvrage (c'est le volume XI de son édition) : il dépasse les deux cent trente pages ! En fait, d'Aubigné voudrait citer tous les protagonistes, ou presque, de ces guerres civiles et regrette de ne pas toujours y parvenir. Ainsi, à propos des officiers du camp catholique à la bataille d'Ivry : « Je voudrais bien vous dire les Chefs des bataillons : Rosne commandait celui de la droite du General ; la confusion des memoires m'empesche d'asseurer les autres trois » (H.U., XIII, 6 = Thierry, t. VIII, p.167). Les lieux ? L'auteur indique toujours très précisément où se passe l'action mais on admettra qu'il faudrait un atlas très détaillé pour situer un endroit comme Maillé « qui n'est qu'une tour » (T 11) et qui, hormis les habitants du département du Var, connaît des bourgs, pourtant plus importants, comme Signes, Besse-sur-Issolle ou Varages (H.U., II, 26 = Thierry, t. I, p. 328) ? Quant aux événements, d'Aubigné ne semble pas avoir opéré de sélection. Il dit tout ce qu'il sait, comme de Thou, auquel le chancelier d'Aguessau reprochait d'avoir compté « tous les boulets de canon que l'on a tirés dans chaque siège » (Discours. Nouvelle édition augmentée de ses Instructions à son fils, Paris, 1822, t. II, p. 96, cité dans L'histoire au XVIIIe siècle. Colloque Aixois d'études et de recherches sur le XVIIIe siècle, Edisud,1980, p. 254).

Réception ‒ Le sujet a été traité par G. Schrenck dans un petit ouvrage daté de 1995 dans lequel il reprend, en les aménageant quelque peu, quatre articles publiés dans les années 1980. Les lignes qui suivent doivent évidemment beaucoup à cet ouvrage qui, il faut le noter, porte sur la réception, et de l'auteur, et de l'ensemble de son œuvre ; il ne sera question ici que de l'Histoire universelle.

    Publiée à partir de 1618 (l'auteur est sexagénaire), l'Histoire, on l'a vu ci-dessus, a été plus que mal reçue, condamnée à être brûlée en place publique. L'œuvre sera quasiment ignorée au XVIIe siècle et, si l'on en parle, c'est en des termes fort sévères. Mézeray, par exemple, reconnaît en d'Aubigné un soldat courageux et un écrivain de talent mais, ajoute-t-il, « il étoit véhément outre mesure pour sa nouvelle religion, licencieux en paroles, et se laissoit emporter par sa passion au-delà du bon sens et de la vérité » (cité par Schrenck, op. cit., p. 30). Malherbe, et d'autres, étaient d'un avis semblable.

    On aurait pu s'attendre à trouver dans le Dictionnaire de Bayle, un coreligionnaire, une notice importante consacrée à d'Aubigné. Il n'en est rien. Le philosophe de Rotterdam se contente de recopier quelques lignes qu'il a trouvées dans le Mercure Galant de janvier 1705 où, il est vrai, l'Histoire universelle est présentée comme une œuvre de grande qualité. Bayle lui-même, pourtant très porté habituellement à donner son avis, ne fait ici aucun commentaire personnel.

    Il faut attendre le XIXe siècle pour voir d'Aubigné susciter un réel intérêt dans le public lettré. Sainte-Beuve et Hugo apprécient son œuvre poétique tandis que dans le volume de son Histoire de France consacré aux guerres de religion, Michelet dit son admiration pour l'Histoire universelle, tout en en relevant les faiblesses : « En d'Aubigné, l'histoire, c'est l'éloquence, c'est la poésie, c'est la passion. La sainte fierté de la vertu, la tension d'une vie de combat, l'effort à chaque ligne, rendent ce grand écrivain intéressant au plus haut degré, quoique pénible à lire ; le gentilhomme domine, et l'attention prolixe aux affaires militaires. Il est parfois bizarre, parfois sublime. Au total, nulle œuvre plus haute » (cf. H. U., éd. Thierry, t. I, p. XXXV). Ces faiblesses sont soulignées plus fortement par H. Hauser dans ses Sources de l'histoire de France. XVIe siècle (1494-1610), III. Les guerres de religion (1559-1589), Paris, 1912 : un plan tout artificiel, une lecture trop rapide des auteurs utilisés comme sources, des confusions chonologiques. Ed. Fueter, dont le manuel d'historiographie paraît en traduction française au même moment, ne consacre qu'une douzaine de lignes en petits caractères à l'Histoire universelle pour dire que la narration est verbeuse, la composition tout extérieure, que si l'auteur a pu contenir son esprit partisan, l'intelligence historique n'y gagne rien (Histoire de l'historiographie moderne, Paris, 1914, p. 180-181).

    Aujourd'hui, l'œuvre d'Agrippa d'Aubigné est traitée avec moins de dédain et suscite des travaux de plus en plus nombreux. Il y a eu, s'il est permis de remonter jusque là, la grande thèse d'A. Garnier en trois volumes, Agrippa d'Aubigné et le parti protestant. Contribution à l'histoire de la Réforme en France, Paris, 1928, puis la monumentale réédition d' l'Histoire universelle par A. Thierry. En 1988 était fondée une nouvelle revue, Albineana. Cahiers d'Aubigné, qui en est à son vingt-sixième volume. Le prochain numéro, annoncé pour 2015, s'intitulera Echos, réécritures. La vie posthume des œuvres d'Agrippa d'Aubigné.

 

Bibliographie

Texte :

Histoire universelle, éd. A. DE RUBLE, 10 vol., Paris, 1886-1909.

 Histoire universelle, éd. A. THIERRY, 11 vol., Paris, 1981-2000 (Textes littéraires français) : le tome X est consacré au « Supplément » de l'Histoire universelle ; le tome XI, à un Index général.

‒ Supplément à l'Histoire universelle d'Agrippa d'Aubigné, éd. J. PLATTARD, Paris, 1925.

 Sa vie à ses enfants, éd. G. SCHRENCK, Paris, 1986 (Société des textes français modernes).

Œuvres, éd. H. WEBER, Paris, 1969 (Bibliothèque de La Pléiade) : ne contient pas l'Histoire universelle.

Études :

DESCHODT E., Agrippa d’Aubigné. Le guerrier inspiré, Paris, 1995.

LAZARD M., Agrippa d'Aubigné, Paris, 1998.

‒ PLATTARD J., Agrippa d'Aubigné, une figure de premier plan dans nos lettres de la Renaissance, Paris, 2e éd., 1975 (Essais d'art et de philosophie).

‒ SCHRENCK G., La réception d'Agrippa d'Aubigné (XVIe - XXe siècles). Contribution à l'étude du mythe personnel, Paris, 1995 (Etudes et Essais sur la Renaissance, IV).

‒ SCHRENCK G. (éd.), Autour de l'Histoire universelle d'Agrippa d'Aubigné. Mélanges à la mémoire d'André Thierry, Genève, 2005 (Travaux d'Humanisme et Renaissance, 411).

SCHRENCK G., Bibliographie des écrivains français. Agrippa d’Aubigné, Paris - Rome, 2001.

THIERRY A., Agrippa d'Aubigné auteur de l'Histoire universelle, Lille, 1982.

THIERRY A, Agrippa d'Aubigné : de l'histoire aux mémoires et à l'autobiographie, dans Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 40, 1988, p. 23-38.

 

Textes choisis

Sa vie à ses enfants (éd. G. Schrenk)

T 1Petite enfance

    A sept ans et demi il traduisit avec quelque aide de ses leçons le Crito de Platon ; sur la promesse du père qu'il la feroit imprimer avec l'effigie enfantine au devant du livre. A huit ans et demi le père mena son fils à Paris, et en passant par Amboise un jour de foire, il veist les testes de ses compagnons d'Amboise encore recognoissables sur un bout de potence : et fut tellement esmeu, qu'entre sept ou huit mille personnes il s'ecria, Ils ont descapité la France, les Bourreaux. Puis le fils ayant picqué pres du père pour avoir veu à son visage une esmotion non accoustumée, il luy mit la main sur la teste en disant, Mon enfant il ne faut pas que ta teste soit espargnée apres la mienne, pour venger ces chefs pleins d'honneur ; si tu t'y espargnes tu auras ma malediction. Encore que cette troupe fust de vingt chevaux, elle eut peine à se desmeler du peuple, qui s'emeust à tels propos (p. 51-52).

Histoire universelle (éd. A. Thierry)

T 2 - Extraits de la préface

    Je commence mon œuvre à la naissance de Henri quatriesme, justement surnommé le Grand ; il n'est dédié à aucun qu'à la postérité : Mon dessein s'estend autant que ma vie et mon pouvoir. Je ne m'excuserai point par crainte ni par espérance, plus empesché [occupé] à chastier l'excez de ma liberté qu'à me guerir du flatteur. Nourri aux pieds de mon Roi, desquels je faisais mon chevet en toutes les saisons de ses travaux ; quelque temps eslevé en son sein, et sans compagnon en privauté ; et lors plein des franchises et severitez de mon village ; quelquesfois esloigné de sa faveur et de sa Cour, et lors si ferme en mes fidélitez, que mesme au temps de ma disgrace il m'a fié ses plus dangereux secrets. J'ai reçu de lui autant de biens qu'il m'en faloit pour durer, et non pour m'eslever : Et quand je me suis veu croisé par mes inférieurs, et par ceux mesmes, qui sous mon nom estoyent entrez à son service, je me suis payé, en disant, Eux et moi avons bien servi ; eux à la fantaisie du Maistre, et moi à la mienne, qui me sert de contentement. Les Imprimeurs sont curieux de representer en taille douce les Autheurs aux premieres pages de leurs livres : tel soin est inutile, car il ne profite point au Lecteur, de voir le visage et les lineamens de celui qui l'enseigne ; mais bien ceux de l'ame, pour recevoir les jugemens des choses avec le trebuchet en la main. Donc en la place de mon portraict, je demande à mon Lecteur la patience d'un petit conte, avec promesse que hors la Preface, il n'aura plus de moi ces privautez : C'est qu'en l'an 1577 le Roi ayant pris entrre la forest de Thouvoye et le Parc, un grand Cerf, qui au lieu d'une des branches de sa teste, avoit son andoüiller retroussé en la meulle en forme d'un vase ; à l'autre ramure on pouvoit dire qu'il portoit dixhuit mal-semé : Il s'eschauffa longtemps à louer cette teste, à la considerer bien brunie, bien perlee, et à deliberer de l'envoyer jusques en Gascogne ; et puis en retournant au Parc pour faire la curee, il me disoit que cette rencontre devoit estre en son Histoire ; et me conviant à l'escrire, je lui repondis trop fierement, (comme non content des actions passees) Sire, commencez de faire et je commencerai d'escrire. Je vous donne cet eschantillon pour garantir les loüanges non communes, que ce Prince mené à la vertu par la necessité, comme vous verrez,  a receu de ses faicts et non de mes paroles, de son Histoire et non de moi ; en qui vous ne verrez ni digressions ni exclamations, n'estant mon metier que d'escrire sans juger des actions, comme les proemisses d'un argument, duquel celui qui lit amasse la judicieuse conclusion.

    Sur ces gages acceptez la peinture d'un temps calamiteux, plein d'ambitieux desseins, de fidélitez et infidélitez remarquables, de prudence et temeritez, de succez heureux ou malheureux, de vertus relevees et d'infames laschetez, de mutations tant inesperees qu'aisement vous tirerez de ces narrations le vrai fruict de toute l'Histoire, qui est de connoistre en la folie et la foiblesse des hommes, le jugement et la force de Dieu (H.U., t. I, p. 8-10).

 

T 3 - Commentaires de l'auteur sur la « Paix d'Espagne » (1559)

    Voici les conventions d'une paix en effect [en réalité] pour les Royaumes de France et d'Espagne, en apparence de toute la Chrestienté, glorieuse aux Espagnols, desavantageuse aux François, redoutable aux Reformés : car, comme toutes les difficultés qui se presenterent au traicté estoyent estouffees par le desir de repurger l'Eglise, ainsi apres la paix establie, les Princes, qui par elle avoyent la paix du dehors travaillerent par æmulation a qui traicteroit plus rudement ceux qu'on appeloit heretiques. Et de là nasquit l'ample subject de 60 ans de guerre monstrueuse, que nous avons à traicter es livres suivans.

    Tous nos livres finissans par actions de paix, nous ne refuserons point à l'Empereur Charles Quint, de couronner nostre premier, par celle qu'il fit avec ses labeurs et sa conscience, depuis qu'il eut  quitté les affaires jusques au mois d'Aoust 1558, où ce grand et generalissime Capitaine mourut : après avoir donné les deux annees dernieres de sa vie à mediter avec penitence le passé, et resipiscence sur le point de sa mort. Il employa ceste espace de temps à la lecture de plusieurs livres choisis, particulierement de S. Bernard, du fruict de telles lectures on ouït à son chevet ces belles sentences,

Que se fier en ses merites d'estoit pas foi, mais infidelité.

Que les pechés ne peuvent estre remis que par celui auquel nous avons peché, et en qui peché n'est point.

Que l'huile de misericorde ne se met que dans le vase de la foi.

    Tels propos meslés de quelques regrets du traictement faict par lui au Landgrave de Hessen, et autres Protestans, avec les doux conseils qu'il envoya à Philippe, adjoustant à cela les deux notables morts de deux Docteurs choisis par lui, et l'exil du troisiesme. Toutes ces marques firent soupçonner de lui quelque mutation en sa pensee. Pour moi, qui n'escris point des choses vraisemblables, je n'en donne aucune assurance à la posterité (H.U., I, 18 = t. I, p. 126-128).

T 4 - Impartialité de l'auteur

    Nous donnerons la plus part de ce livre second, aux affaires domestiques de la France, pource qu'estans sur l'entrée de 60 ans de guerres civiles, desquelles, ou la cause veritable ou le pretexte a toujours esté le different des Religions : c'est dès ce commencement qu'il faut dire suffisamment quel fut la naissance, quel le progrès et avancement d'un si notable different, lequel, après le combat de paroles, s'est disputé par plus de vingt batailles, et plus de cent rencontres notables, beaucoup plus de sièges de toutes façons : et puis par massacres particuliers et generaux, par la mort d'un million d'hommes, la ruine de plusieurs villes et païs entiers. Nous ne refuserons à aucune des parties un titre honorable : c'est celui que chacun s'attribue, afin que nul ne se puisse plaindre de son choix, sauf à renvoyer au jugement des consciences pour sçavoir qui abuse de son titre.

    Que si les termes de Papiste et de Huguenot se lisent en quelque lieu, ce sera en faisant parler quelque partisan passionné et non du stil de l'Autheur. Je n'ennuyerai personne de protestations de ma candeur ; car, si je prévarique [si je m'écarte de la vérité], j'ai mon lecteur pour juge. Et pourtant [c'est pourquoi] ayant à establir les deux questions opposées, j'ai eu recours pour l'une à la solennelle confession qui fut couchée par un corps d'Ecclesiastiques, après la Sainct Barthelemi, imprimée à Bordeaux. Premièrement pour en termes exprès et conceus faire renoncer à plusieurs la créance des Reformés. De l'autre costé, j'oppose la confession generale qui se trouve à la fin des Pseaumes, laquelle ne peut estre désadvoueë.

    Ce sont les Thèses des deux partis, pour lesquelles on est venu des ergots aux fagots [des discussions aux persécutions], et puis des arguments aux armements. J'ai trouvé mauvais aux escripts de mon temps de voir les suites des grandes affaires à tous coups entrerompues des discours de l'eschole, de livrets d'apologie, quelquefois de mauvaises rhytmes [mauvaises rimes]. De tout cela se purgent [se justifient] mes autres livres en cestui-ci, auquel j'ai pensé devoir contenter les esprits plus pesants ; joinct aussi que ce temps, ne m'ayant gueres fourni de coups d'espée, nous permet voir ceux de la langue et de la plume avant qu'elles fissent jouër le fer.

    Par ce moyen les gens de guerre (en faveur et à l'honneur desquels j'escri principalement) pourront sauter outre pour cercher ailleurs ce qui est de leur mestier. Voici donc pour thèses l'abjuration qu'on exigeoit à Bordeaux, après la S. Barthelemi, de ceux qui vouloient avoir la paix de l'Eglise, c'est à dire qui vouloyent sauver la vie, les biens et l'honneur ; ayans eu esgard, pour l'authorité de la pièce, qu'elle est extraicte des principaux poincts du concile de Trente (H.U., II, 1 = t. I, p. 129-131).

    [Le chapitre 2 du livre II reproduit les 63 articles de la confession (catholique) de Bordeaux ; le chapitre 3, les 40 articles de la confession de foi des Églises réformées du Royaume de France]

 

T 5 - Participation du chancelier de L'Hospital à la Conjuration d'Amboise

    Le Chancelier Olivier mort de ce temps [1560] en la façon que nous avons dit, L'ospital, homme de grand'estime, lui succeda, quoi qu'il eust esté des conjurés pour le faict d'Amboise. Ce que je maintiens contre tout ce qui en a esté escrit, pource que l'original de l'entreprise fut consigné entre les mains de mon Pere, où estoit son seing tout au long entre celui d'Andelot et d'un Spifame : chose que j'ai fait voir à plusieurs personnes de marque (H.U., II, 18 = t. I, p. 280).

 

T 6 - Présentation de l'Édit de tolérance de Charles IX (1562)

    Ainsi qu'aux livres à venir nous verrons tous les jours [toujours] couronner les exploicts de guerre de la France par quelque paix ; et ainsi ce livre (où le Royaume n'a point senti de guerres formees, mais quelque trouble seulement) finira par un Edict pacifique, non debattu de parti à parti, mais seulement accordé en la plus celebre assemblee de Grands, qui ait esté en France plusieurs annees devant et après. Je l'ai voulu coucher tout du long pour son importance (H.U., II, 32 = t. I, p. 369).

 

T 7 - Éloge du duc de Guise († 1563)

    Six jours après la blessure, le Duc sur le point de sa mort, ayant disposé des affaires de sa maison, recommandé ses enfans à qui et comme il faloit, parla du massacre de Vassi (1562) avec regret et excuse, pria la Roine [Catherine de Médicis] de faire la paix, appellant ennemis de l'Estat ceux qui la destourneroyent. Ainsi mourut ce grand Capitaine, en toutes ses parties excellent, sur tout ès recognoissances des places, duquel le naturel se fust porté non à la ruine, mais l'estendue de la France, en une autre saison, et sous un autre frere [que le cardinal Charles de Lorraine] (H.U., III, 20 = t. II, p. 150).

 

T 8 - Des Jésuites

    Pour ce que l'Espagne, fournissant d'un peu de bois à beaucoup d'embrasement, a esté spectatrice des tragedies sans jouër, et que par ce moyen elle nous a donné peu ou point d'argument pour cette saison, nous prendrons ce loisir pour dire un mot du present qu'elle a fait à toute l'Europe, des Jesuites ; et en dirons moins et plus sobrement que les historiens et autres escrivains de mesme Religion qu'eux : prenans l'occasion qu'à la sortie de la guerre civile ceste secte s'employa plus ouvertement à se loger en France.

    Ignace Loyola de la Giposque, ayant perdu Pampelone, estropié de quelques coups, et mesmes de l'honneur, pour n'avoir pas fait heureusement, voulut changer de mestier : se mit à estudier à Barcelone et à Salamanque, aagé de trente trois ans : A cause de cest aage, il voulut au commencement estudier par abregez : mais ne profitant rien, il changea d'advis, et pour y travailler à plein fonds, vint à Paris. Là il attira à son amitié plusieurs compagnons, entr'autres François Xavier de mesme pays que luy, Jacques Layné de Sagonte, Alphonse Salmeron de Tollede, Nicolas Baubaguille, Simon Roderic, Claude Graque, Jean Codier, et Pasquier Broüet : Tous ceux-là, à l'envi [en rivalisant avec] d'un ordre de Theatins ou Quiettins, qu'avoit institué la cardinal Caraffe, depuis Pape Paul quatriesme, entreprirent de faire une secte nouvelle, de l'aller commencer en Jérusalem et cercher la couronne du Martyre ; mais la crainte et incommodité de ce voyage les fit contenter de celui de Rome. Le conte dit que Loyolle accompagné de deux, entra dans une chapelle, y trouva Dieu le Pere, qui leur monstra son fils Jésus portant à grand' peine sa Croix, et endurant des torments très cruels, qu'il recommanda à sondit fils Ignace et ses compagnons : ce que Jésus accepta et promit de les favoriser à Rome : et c'est pourquoi la societé prit le nom de Jesuites. Arrivez à Rome, ils mettent leur dessein en avant : Ils eurent pour contraire le cardinal de Lucques, qui en leur defaveur escrivit un livre contre les nouvelles Religions : mais le Pape Paul [III] leur donna bulle, à la charge qu'ils ne passeroyent jamais le nombre de soixante. Jules [III] confirma les privilèges que Paul leur avoit donnez. Depuis, un Evesque de Clermont leur donna le collège de Clermont, duquel ils voulurent prendre le nom, voyans presque tous les Docteurs de la Chrestienté escrivans et preschans contr'eux, pour le superbe nom qu'ils avoyent pris, comme si aux autres sectes n'eust point appartenu, ou moins proprement qu'à eux, le nom de Jesus (H.U., III, 24 =  t. II, p.180-182).

 

T 9 - Des Jésuites, fin

    Cependant le bien et le mal qui viendront par ceste Compagnie seront deues à l'Espagne, non seulement pour leur creation, mais pour leur entretien et envoi aux regions lointaines, mesmes jusques au Jappon, où l'on dit que Xavier a fait choses merveilleuses, comme d'envoyer resusciter les morts par un garçon qui portoit son baston, lesquelles je n'ai pas pensé dignes de l'histoire, qui est denuee de foi par ceux qui la remplissent de miracles.

    Voilà [ce] que nous avons à dire de l'Occident, employé, non sans raison à instruire nostre Lecteur, d'où vient ceste secte, qui nous taillera tant de besongne : adoree de tant de gens : haye de plus, mesprisee de nul (H.U., III, 24 = t. II, p.185).

 

T 10 - Portrait de [saint] Pie V (1566)

    Il reste de voir l'election du Pape, qui  faillit à estre le Cardinal Moron, par les suffrages des Cardinaux Boromeo et Altempsio nepveu du dernier mort [Pie IV]. Ce fut le Cardinal Alexandrin Jacobin [Antonio Ghisilieri], qui se fit appeler Pie Quint : cestui-ci, violent Inquisiteur : qui avoit esté chassé des Venitiens, pour avoir voulu appeler [faire comparaître] les Evesques mesmes à l'Inquisition, n'oublia ni ses haines, ni ses obligations, sur les factions d'Italie : Persecuteur ardent des Reformez : il arracha des Venitiens Jules Joannet, et le fit brusler à petit feu à Rome : il envoya son Maistre d'hostel à Florence, pour demander Carneset, fort estimé et aimé de la Duchesse de Savoye, et qui avoit fait de grands services à la maison de Medicis : les lettres furent presentees au Duc, ayant à sa table avec grande familiarité Carneset. Le Duc ne l'osa refuser, et fut emmené d'entre ses bras brusler ; comme aussi Paleario, très-sçavant homme, pour avoir dit que l'Inquisition estoit un poignard contre les doctes : vous verrez le reste de ce Pape par les effects (H.U., IV, 19  = t. II, p. 337-339).

 

T 11 - Siège de Magné par les Protestants, version de La Popelinière (1568)

    Magné, qui n'est qu'une tour, où se retira le capitaine Louys, voulut faire mieux, ou pource que ceux qui estoyent dedans ignoroyent le mestier, ou pource qu'ils n'esperoyent point de pardon de quelque massacre de sang froid, et sur les malades, où ils avoyent trempé : Donc ayans voulu voir le canon, ils n'eurent capitulation qu'à discretion, laquelle fut d'en pendre la plupart. Ceste povre tour n'estoit pas digne de l'histoire, non plus que du canon, sans l'honneur que lui ont fait quelques uns de nos historiens, qui se sont servi de ce siege pour donner la premiere cause à toutes les capitulations faussees en France. Le laborieux Popeliniere qui a escrit que la foi fut faussee, s'en souvient encores à Mirebeau, pour effacer ce qui s'y passa [300 prisonniers protestants massacrés après la capitulation] , ayant fort bien specifié le traicté à discretion. J'attribuoye ceste faute à l'ignorance des termes : mais m'ayan visité et souffert ma correction, respondit ainsi, Je sçavoye bien que la livree des discretions estoit la corde : mais ayant promis par necessité de cercher quelque foi rompue par mes partisans [protestants], je ne trouvai en mon chemin que cela : mais voyez que j'ai specifié le terme de discretion, et marqué plusieurs perfidies passees : celle du Duc de Nemours pour la premiere [lequel avait promis la vie sauve à un conjuré d'Amboise qui a pourtant été exécuté], voulant que mon Lecteur me condamnast : là dessus il se teut la larme à l'œil, laissant bien juger que sa plume estoit vendue (H.U., V, 4 = t. III, p. 26-28).

 

T 12 - La Saint-Barthélemy selon de Thou

    Au retour des poursuivans le peuple travailloit à tuer ses voisins. Tous ceux qui ont decrit ceste journee, et par dessus tous ce grand Senateur de Thou, n'ont point de honte de dire de leur ville mesme, que les Capitaines et Dixainiers excitoient leurs Bourgeois à la mort des Bourgeois, à une triste et horrible face par tout : si bien que par le bruit, les reniements de ceux qui se rencontroyent au meurtre et à la proye, on ne s'entendoit point par les rues : l'air resonnoit des hurlements des mourants, ou de ceux qu'on depoüilloit à la mort : les corps detranchez tomboyent des fenestres, les portes cocheres et autres estoient bouchees de corps achevez, ou languissans : le milieu des rues de ceux qu'on trainoit, non sur le pavé, mais sur le sang qui cerchoit la riviere : on ne pouvoit nombrer la multitude des morts, hommes, femmes et enfans, quelques uns sortant du ventre des meres : Je n'ai voulu en ces dernieres lignes faire office que de traducteur (H.U., VI, 4 = t. III, p. 341-342).

 

T 13 - La Saint-Barthélemy, suite

    Je n'ai pas estimé que l'histoire m'obligeast à vous compter par le menu les noms particuliers de près de trois mille personnes esteinctes, en diverses manieres en ceste etrange journee. Il y a des livres publiés qui ont pris un tel soin, et auxquels je vous renvoye. Je dirai seulement pour choses très remarquables entre celles qui le sont assez, que l'on vit trainer des enfans en maillot par d'autres enfans de dix ans : d'autres qui joüoyent à la barbe de ceux qui les emportoyent tuer, et ce jeu payé d'un coup de dague à travers le corps. Un oncle tua deux petites niepces qui s'estoyent cachees soubs le lict, pensans qu'on les voulut fouëtter. Une tante des filles du Ministre Serpon, aidee de son mari, tourmenta trois sepmaines avec fouëts et fers chaux deux de leurs niepces : mais ne pouvans par torments faire renoncer à leur Religion, ils les jetterent à minuict dehors. Je ne puis vous rendre compte de ce que devint l'aisnee ; l'autre aagee de neuf ans, trouvee esvanoüye soubs un balet, fut emportee en l'hospital, et là, estant revenue de son esvanoüissement, et puis d'une grande maladie, les gardes ayans recogneu à ses prieres sa Religion, pensans par tourments et par la faim lui oster (comme elles disoyent) son opiniastreté, lui osterent la vie (H.U., VI, 4 = t. III, p.348-349).

 

T 14 - Portrait de Charles IX

    En fin sur le soir du jour de Pentecoste, trespassa le Roi, aagé de vingt quatre ans et dix mois, ayant regné treize ans. Prince nay avec un esprit vif, prompt à tout, mal nourri [mal élevé], violent ennemi et inesgal ami, acharné à toutes sortes d'amours. J'adjousterai à cest eloge plus hardiment ce que j'ay veu, après le tesmoignage des plus grands Senateurs de France, grands Catholiques, et chargez encor en ce temps du principal faix de l'Estat [= J.-A. de Thou] : c'est que depuis la S. Barthelemi, ce Prince n'avoit repos qu'entrerompu de tressaux et de gemissements, qui se terminoyent en reniements et en propos tendants au desespoir ; si bien que les valets de chambre estoyent diligents d'appeler à telles occasions la musique, de laquelle il estoit fort amoureux aussi bien que des vers : car il en faisoit qui estoyent recevables, et mesmes ce fut par là que j'entrai en sa familiarité, et quant et quant [en même temps] au soupçon de la Roine [Catherine de Médicis], principalement d'un sonnet François contre ceux qui conseilloyent le sang.

Je reviens à ce Roi pour en dire ce que j'ai veu quoi que laissé par les autres, c'est qu'aux extremes douleurs il sortait du sang par les pores de la peau de ce Prince presques en tous endroits : Et puis j'adjouste (avec authorité de ceux que j'ai alleguez) que comme il detestoit fort souvent le massacre [de la S. Barthélemy] il avoit desjà eslongné des affaires ceux qui lui avoyent donné ce mauvais conseil, voire mesmes jusques à vouloir envoyer la Roine sa mere (sous couleur de voir son fils aisné) faire un voyage en Polongne (H.U., VII, 8 = t. IV, p. 219-221).

 

T 15 - d'Aubigné et Henri de Navarre

    Je sens quelcun me reprendre d'estre trop exprès en cest endroit [à propos de la fuite d'Henri de Navarre, retenu à Paris par Charles IX et Catherine de Médicis], l'ayant esté moins en d'autres, et freschement à la sortie [fuite] de Monsieur [François d'Anjou, dernier fils d'Henri II et Catherine de Médicis]. Je n'alleguerai point comment je suis hors les bordures de mon tableau, et en ceste pleine face d'Histoire, où j'ai promis de peindre toutes choses selon mon pouvoir en leur proportion : mais en confessant que la sortie de Monsieur nous estoit plus cachee, je dis aussi qu'elle estoit beaucoup moins consequencieuse à cause du peu de duree qu'eut sa resolution. Je dis aussi que le dernier des prisonniers [Navarre] estoit bien plus curieusement veillé, et comme nous avons dit, environné de plus de difficultez. J'adjouste pour toi, lecteur judicieux, que ceci est le desnouement d'un Prince sans pareil, qui va d'ici en là faire sentir sa vigueur à toutes les pars de l'Europe, et remplir son siege de plus de difficultez et de combats, ou près de lui, ou soubs ses auspices et commandements, que n'en ont livré, en la grand'estendue de leurs conquestes, Alexandre, Annibal et Cesar : C'est le cœur de mon Histoire, bien que je n'en face pas mon idee, et mesmes qu'à la peinture de ce beau visage je n'aye point oublié les taches et les sings [signes négatifs]. Il y a de tout en sa vie, et pourtant [par conséquent] les courtizans et negociateurs y trouveront des pieces de leur mestier, bien que mon labeur soit voüé aux gens de guerre proprement (H.U., VII, 20 = t. V, p. 17-19).

 

T 16 - Retour du duc d'Albe en Espagne

    Si quelcun trouve ce chapitre bien court, faute de matiere, qu'il s'en prenne à un Roi [Philippe II], qui par sa prudence remue tout chez les autres et ne trouble rien chez soi. Je me fusse estendu à vous conter la fascheuse reception du duc d'Albe à son arrivee en Espagne, la defaveur de lui et des siens, les maladies d'esprit et de corps qu'il en suporta, et pour lesquelles il fut pour un temps privé de sa liberté : mais ces choses ayans esté cachees autant que l'on a peu, sont demeurees trop incertaines pour les specifier en l'Histoire (H.U., VII, 25 = t. V, p. 59).

 

T 17 - L'Histoire universelle ne doit pas se limiter aux choses de la guerre

    Je prie mon Lecteur de ne s'ennuyer point si je suis long en ce negoce, qui n'est pas commun, et en donnant la pluspart de mon labeur aux gens de guerre, il faut quelque chose pour les negociateurs (H.U., VIII, 9 = t. V, p. 191).

 

T 18 - Mauvais mesnage entre les Reformez (1577)

On avoit despeché plus fidellement et plus abondamment l'armée [catholique] du Duc de Mayenne, où tous les principaux regiments et meilleures compagnies de gens d'armes estoyent ordonnees : comme aussi l'armee qu'on donna à Monsieur [François d'Anjou, dernier fils de Henri II et de Catherine de Médicis] pour aller nettoyer Loire. Nous parlerons des deux à leurs premieres besongnes, et cependant qu'elles s'assemblent, il faut voir [ce] que deviennent les troupes du Prince de Condé, qui de Reformez s'estoyent rendus difformez, avoyent appris à battre à quatre avec des fleaux sur les maisons de cette insolence on peut juger les autres : Le pis fut qu'ils exercerent ces honnestetez aux portes de La Rochelle, et que cela mutina les habitans contre le Prince : les Ministres se prenoyent à lui de tous les excez qu'ils oyoyent conter, et tenoyent pour faict par lui ce qu'il ne punissoit point : alleguoyent les disciplines des Anciens, et la probité des premieres guerres pour la Religion, et puis estoyent contraints d'attribuer tous ces desbordements au meslange des malcontents [alliance entre Réformés et Catholiques mécontents ou politiques].

    Je ne sçaurois ennuyer mon Lecteur de tant de broüilleries et divisions qui estoyent à La Rochelle, devant fournir à chose de meilleure marque (H.U., VIII, 10 = t. V, p 198-199).

 

T 19 - A propos des duels

    Le mesme vice des ignorans engagea ce gentilhomme à plusieurs effects hazardeux, et entr'autres au duel de Brignac, duquel je reciterois quelque chose de notable si je n'avoys banni de mon ouvrage les duels, horsmis ceux qui se font de parti à parti, prenant en cela loi de la Loi qui a prononcé contre les vaines gloires les arrests du vrai honneur, justement et plus tard qu'il ne faloit [édit de 1609 interdisant les duels]. Je sçai bien que les galans [braves] de ce temps (qui n'ont plus de Princes à leur monstrer des batailles) ne trouveront pas ce discours à leur goust ni à celui de ma jeunesse, mais c'est faveur des vrais vaillants, et desquels les actions courageuses valent pour leur parti, que je donne en passant ce coup de fouet à la vanité (H.U., VIII, 12 = t. V, p. 215-216).

 

T 20 - A propos des signes prémonitoires

    J'ai esté assez chiche des augures et prodigues, de la quantité desquels plusieurs historiens fleurissent ; et comme nous avons dit, en se parans de miracles ils se despoüillent de creance et d'authorité ; mais je ne puis me retenir qu'entre plusieurs songes et predictions de la mesme journee je ne me rende pleige [garant] d'une que j'alleguerai. C'est que la Demoiselle de Bacouë courut après la troupe demander à joinctes mains et en pleurant l'aisné de deux enfants qu'elle y avoit, pour avoir songé qu'un prestre arrachoit les yeux à un sien cousin nommé la Corege, et que le mesme achevoit de tuer son fils dans un fossé, et puis après un resveil, se rendormant sur le mesme songe, elle le vid estendu mort sur un coffre plein d'avoine derriere le portail de Malvirade, ce qui fut averé en tous ses poincts (H.U., VIII, 14 = t. V, p. 233).

 

T 21 - Vices à la cour de Henri de Navarre

    J'eusse bien voulu cacher les imperfections de la maison : mais ayant presté serment à la verité, je ne puis espargner les choses qui instruisent, principalement sur un poinct, qui depuis Philippe de Commines n'a esté guères bien cognu par ceux qui ont escrit, pour n'avoir pas faict leur chevet au pied du lit des Rois, comme lui et moi : c'est que les plus grands mouvements des Royaumes, et les tempestes qui les renversent, prennent souvent leurs premieres ondes au cerveau de personnes de peu d'estat, et d'authorité (H.U., IX, 5 = t. V, p. 359).

 

T 22 - Résurrection d'un mort

    Je ne puis vous desrober deux accidents un peu estranges arrivez durant le siege : l'un est du capitaine Atis, lequel estant fort bon ami et compagnon de lict de Du Temps, avec lequel il profitoit en plusieurs sciences, notamment aux Mathematiques, ce jeune homme ayant esté tué au ravelin [élément de fortification], enterré le mesme jour avec les ceremonies des soldats : la nuict Du Temps estant dans son lict s'eveille au bruit de la fenestre, qu'on avoit poussee, void Atis qui entre par là ; en sursaut il se veut lever. Atis l'en empesche, et se jette entre les linceuls : Du Temps (ravi d'étonnement [effrayé]) s'efforce à croire avoir songé la mort et l'enterrement, et toutesfois demande à son camarade, Est-il possible que vous ne soyez point mort ? et que nous ne vous ayons point enterré ? L'autre ayant repondu à cela par mespris, convia son compagnon à dormir, mais Du Temps ayant touché une de ses jambes, plus asprement froide qu'un glaçon, sauta du lict en s'escriant, Capitaine Atis, que vous estes froid ! Après avoir esté une heure et demie en dispute, Atis repasse la fenestre, disant qu'on lui reprochoit son coucher. Voilà comment nous l'a raconté Du Temps, plein de vie et d'honneur. D'autres y adjoustent que les valets virent entrer et sortir Atis, et d'autres qu'il y retourna plus d'une fois. J'en laisse dire l'advis aux Theologiens (H.U., IX, 13 = t. VI, p. 60).

 

T 23 - Conditions de travail d'Aubigné dans les deux premiers tomes de l'Histoire universelle

    Voilà ce qui nous donne une cinquiesme et notable difference de nos deux premiers tomes au tiers, dans lequel nous esperons, sous la faveur de Dieu, d'estendre avec plus de profit et de plaisir la fin du siecle belliqueux.

    Que si en divers endroits nous n'avons peu exprimer à nostre gré quelques exploits consequentieux, regardez d'où est datté le livre ; c'est d'un desert, refuge ordinaire de la pauvreté comme de la verité. Là, il a fallu travailler sans pupitre, sans conseil de Doctes, avec peu de memoires et peu exprès [précis].

    Je ne puis vous celer que le Roi Henri le Grand m'avait promis les excellents et laborieux escrits de Monsieur de Villeroi, à la charge de prendre loi de ses corrections, lesquelles je voulus essayer sur quelques pieces où j'avoi le moins usé de mes libertez ; mais ayant trouve que cet esprit n'approuvoit rien, qui n'eust pour but les louanges de la Cour, le blasme de ceux qui n'en dependoyent et faisoit crime de l'æquanimité, je quittai le profit pour la charge, lequel pour le service des hommes, eust detruit celui de la verité, aimant mieux estre manque en quelques poincts qu'à estre esclave en tous.

    J'eu donc recours à depescher par toutes les Provinces à mes frais, et ces depenses peu utiles me permettront un juste courroux sur les Capitaines plus curieux [désireux] de rescriptions durant leur vie que d'inscriptions après leur mort. Et encor ma plus grande et juste colere s'espandra sur les heritiers, je ne dis pas enfans, des Chefs plus eslevez [les plus élévés] sur le theatre de l'histoire, qu'il faut inutilement prier de ce qu'ils devroyent cercher avidement et qu'ils laissent perir par leur poltronne lascheté.

    Vous diriez, en ce siecle degeneré, que la brillante vertu de nos devanciers nous donne mauvais lustre, que la gloire du pere rend le fils honteux, et que de peur d'estre obligez aux excellents traicts et perfectes  beautez de nos ayeuls, nous en voulons supprimer la memoire et jetter au feu les tableaux (H.U., Attache aux deux premiers tomes de l'Histoire universelle = t. VI, p. 314-316).

 

T 24 - d'Aubigné, par respect de la parole donnée, revient se constituer prisonnier

    Mes lecteurs, ne me soupçonnez pas d'avoir fait ce compte pour ma delectation, j'y perdis trop ; c'est pour vous que je l'ai fait. Ne vous arrestez pas tant à la louange de la fidelité qu'à l'exemple et à l'esperance du secours de Dieu, duquel vous devez estre certains, quand vous ferez litiere de vostre vie, pour garder la foi inviolablement (H.U., XI, 6 = t. VII, p. 60).

 

T 25 - Description de l'Invincible Armada de Philippe II : remarques de l'auteur

    L'esclat desiré par les Espagnols avec tant d'affectation, n'a peu ni deu lui estre denié en l'histoire ; je sai bien que la lecture en faschera un esprit delicat, mais j'ai exprès dit mon avis en quelque article, pour donner à ceux qui entreprennent sur mer une leçon, et leur faire redouter la despense, ou une aide pour pourvoir à toutes les parties des embarquemens (H.U., XI, 27 = t. VII, p. 213).

 

T 26 - Portrait du roi Henri III († 1589)

    Voilà la fin de Henri troisiesme, Prince d'agreable conversation avec les siens, amateur des lettres, liberal par-delà tous les Rois, courageux en jeunesse et lors desiré de tous : en vieillesse aimé de peu, qui avoit de grandes parties de Roi, souhaité pour l'estre avant qu'il le fust, et digne du Royaume s'il n'eust point regné ; c'est ce qu'en peut dire un bon Français (H.U., XII, 22 = t. VIII, p. 69).

[à comparer au portrait de Galba dans Tacite, Histoires, I, 49 = T 9]

 

T 27 - Excuses d'Aubigné pour sa mémoire parfois défaillante

    Or il nous faut laisser toutes affaires de paroles [les vaines promesses des Seize qui gouvernent Paris], pour voir (sans ordre et sans disposition, puis qu'il ne se peut autrement), comment tous les membres de la France recevoyent la fievre de leur cœur, comme n'y ayant province en laquelle on ne fust aux mains. Si en quelques endroits, à mon grand regret, vous me sentez pauvre de memoires, n'en accusez ni ma paresse ni mon espargne, mais ceux qui se trouvent offensez y remedient pour la troisiesme impression (H.U., XIII, 16 = t. VIII, p. 243).

 

T 28 - Maladie d'Henri IV et intervention d'Aubigné

    Le roi fut attaqué à Traveci d'une grande maladie, de laquelle pensant mourir, il fit appeler un de ses anciens serviteurs [= d'Aubigné], qu'il estimoit capable de respondre à une difficile question. Après plusieurs larmes et longues prieres à Dieu, il le conjura de lui dire sur son ame et comme devant Dieu, si son changement de Religion estoit peché contre le Sainct Esprit ; le Gentilhomme s'excusant d'une matiere si difficile sur la profession des armes, s'offrit à chercher un Ministre et le mener vers le Roi ; ce que le Prince ayant refusé, il lui mit devant les yeux les quatre degrez de ce peché, afin que lui-mesme print droit sur toutes ses actions. Celui qui fit cette response estoit le mesme qui au mesme siege dit au Roi (ce qu'ont rapporté les autres Historiens sur le propos de sa levre percée) : Sire, Dieu, que vous n'avez encores delaissé et offensé que des levres, s'est contenté de les percer ; mais quand le cœur le renoncera, il percera le cœur. Je sçai que cet article sera de mauvais goust à plusieurs, mais je le dois à la postérité (H.U., XIV, 13 = t. IX, p. 95-96).

 

T 29 - Sujets qu'un historien peut ou doit négliger

- a) Marie de Médicis arrive en France pour épouser Henri IV

Encor que le loisir d'affaires plus difficiles me rend un peu plus exprès [précis] que de coustume, si ne saurois-je specifier les couleurs des carrosses et des vestemens ni le poil des chevaux, comme d'autres ont fait : vous vous contenterez de savoir que les entrees d'Avignon et de Lyon n'espargnerent ni soin ni despense pour le recevoir magnifiquement : la Roine y remarqua que, parmi plusieurs nations, desquelles les Ambassadeurs haranguerent, tous fleschirent le genou, horsmis les Suisses et Grisons, qui par leur privilege maintenu, firent voir leur privilege de liberté (H.U., XV, 10 = T. IX, p. 295-296).

- b) Pourparlers entre Huguenots et Royalistes pendant le siège de Montauban (1621)

M'excuse mon lecteur si je n'affadis point mon histoire de telles redittes ennuyeuses : J'aime mieux estre exprez aux coups d'espee qu'à tant de paroles et d'inutiles escrits (H.U., t. IV, livre V, ch. 19 = éd. Thierry, t. X, p. 142).

- c) Autres pourparlers au cours du même siège

Je ne veux ennuyer mon lecteur, ni moi aussi, de vaines paroles qui se passerent entre le Duc de Chaune et les principaux Chefs de la ville. Je dirai seulement que cela servit à avoir un passeport pour envoier au Duc de Rohan, et à rendre suspecte la fermeté des Chefs et sur tout du Comte d'Orval, qui aiant tasté le vouloir des Capitaines, et de ceux du Languedoc à part, decouvrit le sien, et onques plus n'y eut fiance en lui (H.U., t. IV, livre V, ch. 19 = éd. Thierry, t. X, p. 155).

 

T 30 - Impartialité de l'historien

    On peut demander pourquoi le Duc de Rohan et Chastillon, qui se sont veus à plusieurs fois des troupes assez gaillardes entre les mains, n'ont davantage incommodé les forces Catholiques. Cela me contraint de vous donner un tableau des traverses que Chastillon a donnees au Duc et au parti mesmes, transporté, selon quelques uns, de la jalousie de son autorité, mais selon les autres, de l'inclination de laquelle nous avons parlé en son lieu. Mon amitié et service voué à sa famille fait que j'aimerois mieux estre son apologue que son accusateur, mais par la profession de l'histoire, ni l'un ni l'autre ne m'estant permis, je suis contraint de temoigner à la verité que la derniere des opinions que nous avons contee de lui m'a esté confirmee sur la reponse qu'il a faite à mes lettres exhortatoires que je lui ai escrites à la suasion des principaux du Languedoc, aux dernieres desquelles il ne respondit point ; et mon silence print loy du sien et de la lettre que nous avons alleguee de la Fontan (H.U., t. IV, livre V, ch. 34 = éd. Thierry, t. X, p. 228-229).


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Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick
13 octobre 2014


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