Bibliotheca Classica Selecta - Traductions françaises : sur la BCS - sur la Toile

Virgile : Énéide - Bucoliques

Géorgiques : Chant I - Chant II - Chant III - Chant IV (et Hypertexte louvaniste)

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

VIRGILE - GEORGIQUES

LIVRE IV : LES ABEILLES

 


Cette traduction française est celle de Maurice RAT, Virgile. Les Bucoliques et les Géorgiques, Paris, Classiques Garnier, 1932. Le texte a été saisi optiquement par Jean Schumacher, qui a également introduit les divisions de dix en dix vers. Les sous-titres ont généralement été repris à l'édition E. de Saint-Denis, Paris, 1963 (Collection des Universités de France).

La présente traduction s'intègre dans le vaste projet louvaniste des Itinera Electronica, et en particulier dans la rubrique Hypertextes, où cette Géorgique de Virgile a sa place propre. Les possibilités de cette réalisation "Hypertextes" sont multiples; non seulement elle permet une lecture de l'oeuvre avec le texte latin et la traduction française en regard, mais elle donne également accès à un riche ensemble d'outils lexicographiques et statistiques très performants.


Premières directives [4, 1-148]

 

Nouvelle invocation à Mécène, au moment de chanter le miel et la vie des abeilles [4,1-7]
[4,1] Poursuivant mon oeuvre, je vais chanter le miel aérien, présent céleste : tourne encore tes regards, Mécène, de ce côté. Je t'offrirai en de petits objets un spectacle admirable : je te dirai les chefs magnanimes, et tour à tour les moeurs de la nation entière, ses passions, ses peuples, ses combats. Mince est le sujet, mais non mince la gloire, si des divinités jalouses laissent le poète chanter et si Apollon exauce ses voeux.

 

Situation des ruches [4,8-32]

D'abord il faut chercher pour les abeilles un séjour et une habitation où les vents n'aient aucun accès [4,10] (car les vents les empêchent de porter leur butin chez elles), où ni les brebis ni les chevreaux pétulants ne bondissent sur les fleurs, où la génisse, errant dans la plaine, ne vienne point secouer la rosée et fouler les herbes naissantes. Loin aussi de leurs ruches onctueuses, les lézards bigarrés au dos écailleux, les guêpiers et autres oiseaux, Procné surtout qui porte sur sa poitrine l'empreinte de ses mains sanglantes. Car ces oiseaux ravagent tout aux environs et happent au vol les abeilles elles-mêmes, douce pâture pour leurs nids barbares.

Mais qu'il y ait là de limpides fontaines, des étangs verts de mousse, et un petit ruisseau fuyant parmi le gazon; [4,20] qu'un palmier ou un grand olivier sauvage donne de l'ombre à leur vestibule. Ainsi, lorsqu'au printemps, leur saison favorite, les nouveaux rois guideront pour la première fois les essaims, et que cette jeunesse s'ébattra hors des rayons, la rive voisine les invitera à s'abriter contre la chaleur, et l'arbre rencontré les retiendra sous son feuillage hospitalier. Au milieu de l'eau, soit qu'immobile elle dorme, soit qu'elle coule, jette en travers des troncs de saules et de grosses pierres, comme autant de ponts où elles puissent se poser et déployer leurs ailes au soleil d'été, si d'aventure, travailleuses attardées, elles ont été mouillées ou précipitées dans Neptune, par l'Eurus.

[4,30] Qu'alentour fleurissent le vert daphné, le serpolet au parfum pénétrant, et force sarriettes à l'odeur tenace, et que des touffes de violettes s'abreuvent à la fontaine qui les arrose.

 

Conditions qu'elles doivent remplir [4,33-50]

Les ruches elles-mêmes, ou formées d'écorces creuses, ou tissées d'osier souple, doivent avoir d'étroites ouvertures : car, sous l'influence du froid, l'hiver condense le miel, et la chaleur le liquéfie et le fond. Les deux inconvénients sont pareillement à redouter pour les abeilles; et ce n'est pas sans raison qu'on les voit dans leurs demeures boucher à l'envi avec de la cire les fentes les plus menues, en enduire les bords du suc pétri des fleurs, [4,40] et recueillir et conserver pour cet usage une gomme plus onctueuse que la glu et que la poix de l'Ida de Phrygie. Souvent même, s'il faut en croire la renommée, elles se creusent des retraites souterraines pour tenir au chaud leur lare, et on en a trouvé logées dans les trous des pierres ponces et dans le creux d'un arbre miné.

Ne laisse pas néanmoins d'enduire d'une couche de terre grasse les fentes de leurs demeures, pour que la chaleur règne de toutes parts, et jette par-dessus quelques feuillages. Ne souffre point d'if dans leur voisinage; n'y fais pas, sur le feu, rougir des écrevisses; méfie-toi d'un marais profond, des émanations fétides d'un bourbier [4,50] et des roches sonores où l'écho répercute le son qui les frappe.

 

Ce que doit faire l'apiculteur lorsque les abeilles sortent pour butiner, pour essaimer ou pour se battre [4,51-87]

D'ailleurs, quand le soleil d'or a mis l'hiver en fuite et l'a relégué sous la terre, quand le ciel s'est rouvert à l'été lumineux, aussitôt les abeilles parcourent les fourrés et les bois, butinent les fleurs vermeilles, et effleurent, légères, la surface des cours d'eau.

Transportées alors de je ne sais quelle douceur de vivre, elles choyent leurs couvées et leurs nids; elles façonnent alors avec art la cire nouvelle et composent un miel consistant.

Plus tard, quand tu verras en levant les yeux l'essaim sorti de la ruche nager dans le limpide azur vers les astres du ciel, [4,60] et que, étonné, tu l'apercevras qui flotte au gré du vent comme une nuée sombre, suis-le des yeux : toujours il va chercher des eaux douces et des toits de feuillages. Répands, dans ces lieux, les senteurs que je préconise : la mélisse broyée et l'herbe commune de la cérinthe; fais-y retentir l'airain et agite à l'entour les cymbales de la Mère. D'elles-mêmes, les abeilles se poseront aux emplacements ainsi préparés; d'elles-mêmes, elles s'enfermeront, suivant leur habitude, dans leur nouveau berceau.

Mais si elles sortent pour livrer bataille (car souvent la discorde s'élève entre deux rois et provoque un grand trouble) on peut tout de suite prévoir de loin les sentiments de la foule [4,70] et l'ardeur belliqueuse qui agite les coeurs : l'éclat martial de l'airain gourmande les attardées, et une voix se fait entendre, imitant les accents saccadés des trompettes; puis elles se rassemblent, tumultueuses, font palpiter leurs ailes, aiguisent leurs dards avec leurs trompes, assouplissent leurs membres, et serrées autour de leur roi et juste devant le prétoire, elles se mêlent et provoquent l'ennemi à grands cris. Aussitôt donc qu'elles ont trouvé un beau jour de printemps et les plaisirs de l'air libre de nuages, elle s'élancent hors des portes, et c'est le corps à corps; au haut des airs retentit leur fracas; confondues, elles s'assemblent en un rond immense [4,80] et tombent précipitées; la grêle n'est pas plus serrée dans l'air, et les glands qui pleuvent de l'yeuse qu'on secoue ne sont pas plus nombreux. Les rois, eux, au milieu des rangs, reconnaissables à leurs ailes, déploient un grand courage dans une étroite poitrine, s'acharnant à ne pas céder jusqu'au moment où le terrible vainqueur a forcé l'un ou l'autre parti à plier et à tourner le dos. Mais ces ardents courages, ces terribles combats, un peu de poussière jetée en l'air les calme et les apaise.

 

Choix du roi; les deux espèces d'abeilles [4,88-102]

Quand tu auras fait quitter le champ de bataille aux deux chefs, [4,90] livre à la mort celui qui t'a paru le plus faible, afin qu'il ne soit pas un fardeau inutile : laisse le meilleur régner seul dans sa cour. Celui-ci aura le corps parsemé de mouchetures d'or, car il y a deux espèces : l'un, le meilleur, se distingue par sa figure et par l'éclat de ses écailles rutilantes; l'autre est hideux de lourdeur et traîne sans gloire un large ventre.

Ainsi que les rois, les sujets ont un double aspect : les uns sont laids à faire peur, pareils au voyageur qui, venant de marcher dans une couche de poussière, a le gosier desséché, et qui crache une épaisse salive; les autres luisent et brillent d'un éclat vif, et leurs corps sont couverts de mouchetures régulières, aussi brillantes que l'or.

[4,100] Telle est la race qu'il te faut préférer; avec elle tu pourras presser à date fixe un miel doux, et moins doux encore que limpide, et propre à corriger la saveur trop dure de Bacchus.

 

Il faut retenir les abeilles dans un jardin fleuri [4,103-115]

Mais quand les essaims volent sans but, jouent dans le ciel, dédaignent leurs rayons et délaissent leurs ruches froides, tu interdiras à leurs esprits inconstants ce jeu si vain. Tu n'auras point grand'peine à l'interdire : enlève leurs ailes aux rois; les rois restant tranquilles, personne n'osera prendre son essor ni arracher du camp les enseignes. Que des jardins embaumés de fleurs safranées les invitent à s'arrêter, [4,110] et qu'armé de sa faux de bois de saule, Priape Hellespontiaque les garde et les protège des voleurs et des oiseaux. Qu'il rapporte lui-même des hautes montagnes le thym et les lauriers-tins, pour les planter sur une large étendue autour des ruches, celui qui prend à coeur de tels soins; que lui-même use sa main à ce dur labeur; qu'il fixe lui-même les plants fertiles dans le sol, et les arrose d'ondées amicales.

 

Ce serait le moment, si le temps ne pressait, de parler des jardins tels que celui du vieillard de Tarente [4,116-148]

Pour moi, si, bientôt à la fin de mes peines, je ne pliais mes voiles et n'avais hâte de tourner ma proue vers la terre, peut-être chanterais-je l'art d'embellir et d'orner les fertiles jardins, et les roseraies de Pestum qui fleurissent deux fois l'an. [4,120] Je montrerais comment les endives aiment à boire l'eau des ruisseaux, comment l'ache se plaît sur les vertes rives, comment le tortueux concombre voit grossir son ventre parmi l'herbe; et je n'omettrais ni le narcisse lent à former sa chevelure, ni la tige de l'acanthe flexible, ni les lierres pâles, ni les myrtes, amants des rivages.

Je me souviens ainsi d'avoir vu au pied des hautes tours de la ville d'Oebalus, aux lieux où le noir Galèse arrose de blondissantes cultures, un vieillard de Coryce, qui possédait quelques arpents d'un terrain abandonné et dont le sol n'était ni docile aux boeufs de labour, ni favorable au bétail, ni propice à Bacchus. [4,130] Là pourtant, au milieu de broussailles, il avait planté des légumes espacés, que bordaient des lis blancs, des verveines et le comestible pavot; avec ces richesses, il s'égalait, dans son âme, aux rois; et quand, tard dans la nuit, il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu'il n'avait point achetés. Il était le premier à cueillir la rose au printemps et les fruits en automne; et, quand le triste hiver fendait encore les pierres de gel, et enchaînait de sa glace les cours d'eaux, lui commençait déjà à tondre la chevelure de la souple hyacinthe, raillant l'été trop lent et les zéphyrs en retard.

[4,140] Aussi était-il le premier à voir abonder ses abeilles fécondes et ses essaims nombreux, à presser ses rayons pleins d'un miel écumant; les tilleuls et lauriers-tins étaient pour lui extrêmement féconds; et autant l'arbre fertile, sous sa nouvelle parure de fleurs, s'était couvert de fruits, autant il cueillait de fruits mûrs à l'automne. Il transplanta aussi et disposa par rangées des ormes déjà grands, et le poirier déjà très dur, et d'épineux pruniers portant déjà des prunes, et le platane prêtant déjà ses ombres aux buveurs. Mais je passe sur ces développements, gêné par une carrière trop étroite, et laisse à d'autres sur ce point le soin de traiter le sujet.


La cité des abeilles [4,149-227]

 

Organisation et division du travail [4,149-196]

Maintenant allons ! Je vais exposer les instincts merveilleux dont Jupiter lui-même a doté les abeilles, [4,150] en récompense d'avoir, attirées par les bruyants accords et les retentissantes cymbales des Curètes, nourri le roi du ciel dans l'antre de Dicté.

Seules, elles élèvent leur progéniture en commun, possèdent des demeures indivises dans leur cité, et passent leur vie sous de puissantes lois; seules, elles connaissent une patrie et des pénates fixes; et, prévoyant la venue de l'hiver, elles s'adonnent l'été au travail et mettent en commun les trésors amassés. Les unes, en effet, veillent à la subsistance, et, fidèles au pacte conclu, se démènent dans les champs; les autres, restées dans les enceintes de leurs demeures, [4,160] emploient la larme du narcisse et la gomme gluante de l'écorce pour jeter les premières assises des rayons, puis elles y suspendent leurs cires compactes; d'autres font sortir les adultes, espoir de la nation; d'autres épaississent le miel le plus pur et gonflent les alvéoles d'un limpide nectar. Il en est à qui le sort a dévolu de monter la garde aux portes de la ruche; et, tour à tour, elles observent les eaux et les nuées du ciel, ou bien reçoivent les fardeaux des arrivantes, ou bien encore, se formant en colonne, repoussent loin de leurs brèches la paresseuse troupe des frelons. C'est un effervescent travail, et le miel embaumé exhale l'odeur du thym.

[4,170] Ainsi, quand les Cyclopes se hâtent de forger les foudres avec des blocs malléables, les uns, armés de soufflets en peau de taureaux, reçoivent et restituent les souffles de l'air; les autres plongent dans un bassin l'airain qui siffle; l'Etna gémit sous le poids des enclumes ; eux lèvent de toutes leurs forces et laissent retomber leurs bras en cadence, et, avec la tenaille mordante, tournent et retournent le fer; de même, s'il est permis de comparer les petites choses aux grandes, les abeilles de Cécrops sont tourmentées d'un désir inné d'amasser, chacune dans son emploi. Les plus vieilles sont chargées du soin de la place, de construire les rayons, de façonner les logis dignes de Dédale; [4,180] les plus jeunes rentrent fatiguées, à la nuit close, les pattes pleines de thym; elles butinent, de çà, de là, sur les arbousiers et les saules glauques et le daphné et le safran rougeâtre et le tilleul onctueux, et les sombres hyacinthes. Souvent aussi, dans leurs courses errantes, elles se brisent les ailes contre des pierres dures, et vont jusqu'à rendre l'âme sous leur fardeau, tant elles aiment les fleurs et sont glorieuses de produire leur miel.

Toutes se reposent de leurs travaux en même temps, toutes reprennent leur travail en même temps. Le matin, elles se ruent hors des portes; aucune ne reste en arrière; puis quand le soir les invite à quitter enfin les plaines où elles butinent, alors elles regagnent leurs logis, alors elles réparent leurs forces. Un bruit se fait entendre; elles bourdonnent autour des bords et du seuil; puis, quand elles ont pris place dans leurs chambres, [4,190] le silence se fait pour toute la nuit, et un sommeil bien gagné s'empare de leurs membres las. Elles ne s'éloignent pas trop de leurs demeures quand la pluie menace, ni ne se hasardent dans le ciel à l'approche des Eurus; mais à l'abri des remparts de leur ville, elles vont faire de l'eau aux alentours et tentent de brèves excursions; souvent elles emportent de petits cailloux, qui leur permettent de se maintenir en équilibre dans le vide des nuées, comme ces barques instables que le lest maintient sur le flot qui les secoue.

 

Sacrifice de l'individu à la communauté : propagation de l'espèce, risques courus dans l'intérêt général, obéissance au roi [4,197-218]

Ce qui te paraîtra surtout admirable dans les moeurs des abeilles, c'est qu'elles ne se laissent pas aller à l'accouplement, qu'elles n'énervent pas languissamment leur corps au service de Vénus, et qu'elles ne mettent pas leurs petits au monde avec effort.

[4,200] D'elles-mêmes, avec leur trompe, elles recueillent les nouveau-nés éclos sur les feuilles et les herbes suaves; d'elles-mêmes, elles remplacent leur roi et ses petits Quirites, et refaçonnent leurs cours et leurs royaumes de cire. Aussi, bien que leur vie soit renfermée en des bornes étroites (car elles ne vivent pas plus de sept étés), leur race, elle, demeure immortelle; la fortune de la famille subsiste pendant nombre d'années, et l'on compte les aïeux de leurs aïeux.

[4,210] J'ajouterai que ni l'Égypte ni la vaste Lydie ni les peuplades des Parthes ni le Mède de l'Hydaspe n'ont autant de vénération pour leur roi. Tant que ce roi est sauf, elles n'ont toutes qu'une seule âme; perdu, elles rompent le pacte, pillent les magasins de miel, brisent les claies des rayons. C'est lui qui surveille leurs travaux; lui qu'elles admirent, qu'elles entourent d'un épais murmure, qu'elles escortent en grand nombre; souvent même elles l'élèvent sur leurs épaules, lui font un bouclier de leurs corps à la guerre et s'exposent aux blessures pour trouver devant lui une belle mort.

 

Ces mœurs ont fait penser que les abeilles participaient de l'âme divine, qui anime tous les êtres [4,219-227]

D'après ces signes et suivant ces exemples, [4,220] on a dit que les abeilles avaient une parcelle de la divine intelligence et des émanations éthérées; car, selon certains, Dieu se répand par toutes les terres, et les espaces de la mer, et les profondeurs du ciel; c'est de lui que les troupeaux de petit et de gros bétail, les hommes, toute la race des bêtes sauvages empruntent à leur naissance les subtils éléments de la vie; c'est à lui que les êtres sont rendus et retournent après leur dissolution; il n'est point de place pour la mort, mais, vivants, ils s'envolent au nombre des constellations et ils gagnent les hauteurs du ciel.

 


Prescriptions diverses [4,228-314]

 

 Récolte du miel au printemps et à l'automne [4,228-238]

Si parfois tu veux ouvrir la ruche auguste et prendre le miel en réserve dans ses trésors, commence par t'asperger d'eau puisée à une source, puis purifie ta bouche, [4,230] et arme ta main d'un brandon aux fumées pénétrantes. Deux fois par an elles amoncellent leur abondante production, et la récolte se fait en deux saisons : l'une, quand la Pléiade Taygète montre à la terre son beau visage et repousse dédaigneusement du pied les flots de l'Océan; l'autre, quand le même astre, fuyant la constellation du Poisson pluvieux, descend triste du ciel dans les ondes hivernales. Car leur colère dépasse toute mesure : si on les offense, elles font des piqûres venimeuses, laissent leurs dards invisibles dans les veines auxquelles elles se sont fixées, et rendent l'âme dans la plaie qu'elles font.

 

Autres soins pour encourager les abeilles [4,239-250]

Mais si tu crains pour tes abeilles un rude hiver, si tu penses à l'avenir, [4,240] si tu as pitié de leur désespoir et de leur détresse, alors n'hésite pas à faire des fumigations de thym et à retrancher les cires inutiles. Car souvent, sans qu'on s'en aperçoive, le lézard a rongé les rayons; les cellules sont pleines de blattes qui y cherchent un refuge contre la lumière; la guêpe oisive s'y met à l'affût de la pâture d'autrui; le rugueux frelon, aux armes plus puissantes, y pénètre en intrus, ou la race hideuse des teignes, ou encore l'araignée, odieuse à Minerve, qui suspend aux portes ses filets lâches. Plus elles verront leurs trésors épuisés, plus elles mettront d'ardeur à réparer leurs pertes, [4,250] remplissant les vides et tapissant leurs greniers du suc des fleurs.

 

Comment reconnaître et soigner leurs maladies [4,251-280]

Si les abeilles (car leur vie est sujette aux mêmes accidents que la nôtre) sont atteintes d'un triste mal dont elles languissent, tu pourras le reconnaître à des signes qui ne laissent point de doute : à peine sont-elles malades que leur couleur change et qu'une maigreur horrible déforme leurs traits; elles transportent alors hors de leurs logis les cadavres de celles qui ne voient plus la lumière et leur font de tristes funérailles; ou elles se suspendent, enlacées par les pattes, au seuil de la porte, ou bien elles restent toutes sans bouger au fond de leurs demeures closes, engourdies par la faim et contractées par le froid qui les rend paresseuses.

[4,260] On entend alors un bruit plus grave, et elles murmurent, sans interruption : tel mugit parfois le froid Auster dans les forêts; telle frémit la mer agitée lorsque les vagues refluent; tel, dans la fournaise close, bouillonne le feu vorace. Je te conseille alors de brûler dans la ruche des parfums de galbanum et d'y introduire du miel avec des tubes de roseau, exhortant, provoquant ainsi spontanément les abeilles fatiguées à prendre leur pâture familière. Il sera bon d'y joindre aussi de la noix de galle pilée si savoureuse, des roses sèches, du vin doux épaissi à l'ardeur d'un grand feu, des raisins de Psithie séchés au soleil, [4,270] du thym de Cécrops et des centaurées à l'odeur forte. Il est aussi dans les prés une fleur, que les cultivateurs ont nommée amelle, et qui est une plante facile à trouver car d'une seule motte elle pousse une énorme forêt de tiges, et la fleur est d'or, tandis que, sur les pétales nombreux qui l'environnent, brille faiblement l'éclat de la violette noire. Souvent on en tresse des couronnes pour orner les autels des dieux; la saveur en est âcre à la bouche; les bergers la recueillent dans les vallons qu'ils fauchent, près des eaux sinueuses du Mella. Cuis les racines de cette plante dans [du vin] chargé d'aromates, [4,280] et place aux portes de la ruche des corbeilles pleines de cette pâture.

 

Si l'espèce vient à disparaître, l'apiculteur aura recours au moyen employé par Aristée; il laissera se putréfier le cadavre d'un veau, d'où sortira un nouvel essaim [4,281-314]

Mais si l'espèce tout entière vient à manquer soudain, sans qu'on ait de quoi reproduire une nouvelle lignée, il est temps d'exposer la mémorable découverte du maître d'Arcadie, et d'expliquer comment le sang corrompu de jeunes taureaux immolés a souvent produit des abeilles. Je vais, remontant assez haut, conter depuis son origine première toute la légende.

Aux lieux où le peuple fortuné de la Pelléenne Canope voit le fleuve Nil débordé étendre ses eaux stagnantes et parcourt ses campagnes sur des barques peintes; [4,290] aux lieux, dis-je, où le fleuve, que ne gêne plus le voisinage de la Parthie qui porte le carquois, féconde la verte Égypte d'un sable noir, et court se ruer par sept bouches distinctes, en descendant de chez les Indiens basanés, tout le pays voit dans ce procédé un remède salutaire et sûr.

On choisit d'abord un étroit emplacement, réduit pour l'usage même; on l'enferme de murs surmontés d'un toit de tuiles exigu, et on y ajoute quatre fenêtres, orientées aux quatre vents, et recevant une lumière oblique.

Puis on cherche un veau, dont le front de deux ans porte déjà des cornes en croissant; [4,300] on lui bouche, malgré sa résistance, les deux naseaux et l'orifice de la respiration, et quand il est tombé sous les coups, on lui meurtrit les viscères pour les désagréger sans abîmer la peau. On l'abandonne en cet état dans l'enclos, en disposant sous lui des bouts de branches, du thym et des daphnés frais. Cette opération se fait quand les Zéphyrs commentent à remuer les ondes, avant que les prés s'émaillent de nouvelles couleurs, avant que la babillarde hirondelle suspende son nid aux poutres.

Cependant le liquide s'est attiédi dans les os tendres et il fermente, et l'on peut voir alors des êtres aux formes étranges : [4,310] d'abord sans pieds, ils font bientôt siffler leurs ailes, s'entremêlent, et s'élèvent de plus en plus dans l'air léger, jusqu'au moment où ils prennent leur vol, comme la pluie que répandent les nuages en été, ou comme ces flèches que lance le nerf de l'arc, quand d'aventure les Parthes légers se mettent à livrer combat.


 Épisode d'Aristée [4,315-558]

 

Ayant perdu ses abeilles, Aristée demanda la cause et le remède à sa mère Cyrène [4,315-386]

Quel dieu, Muses, quel dieu nous a révélé cet art ? Comment cette étrange procédé a-t-il pris naissance chez les hommes ?

Le berger Aristée, fuyant le Pénéien Tempé, après avoir, dit-on, perdu ses abeilles par la maladie et par la faim, tout triste s'arrêta à la source sacrée où prend naissance le fleuve, [4,320] se répandant en plaintes et s'adressant à sa mère en ces termes  :

"Ma mère, Cyrène ma mère, toi qui habites les profondeurs de ce gouffre, pourquoi m'as-tu fais naître de l'illustre race des dieux (si du moins, comme tu le dis, Apollon de Thymbra est mon père), puisque je suis en butte à la haine des destins ? Ou bien où as-tu relégué cet amour que tu avais pour nous ? Pourquoi m'invitais-tu à espérer le ciel ? Voici que l'honneur même de ma vie mortelle, qu'à grand'peine et après avoir tout tenté m'avait procuré l'ingénieuse surveillance de mes récoltes et de mes troupeaux, je le perds à présent, et tu es ma mère ! Va, continue, et, de ta propre main, arrache mes fertiles vergers, [4,330] porte dans mes étables un feu ennemi, et détruis mes moissons; brûle mes semailles, et brandis contre mes vignes ta forte hache à deux tranchants, si tu as de ma gloire conçu tant de déplaisir."

Sa mère alors, au fond de sa chambre dans les profondeurs du fleuve, entendit le son de sa voix. Autour d'elle des Nymphes filaient les toisons de Milet, teintes d'une couleur vert foncé, Drymo, Xantho, Légée, Phyllodocé, dont la chevelure brillante flottait sur les cous blancs, et Cydippe, et la blonde Lycorias, l'une vierge, l'autre qui venait pour la première fois d'éprouver les douleurs de Lucine, [4,340] et Clio, et Béroé sa soeur, toutes deux Océanides, toutes deux portant une ceinture d'or, et couvertes toutes deux de peaux bigarrées; et Éphyre, et Opis, et Déiopée d'Asie, et l'agile Aréthuse ayant enfin déposé ses flèches. Au milieu d'elles, Clymène racontait la vaine précaution de Vulcain et les ruses de Mars et ses doux larcins, et elle énumérait, depuis le Chaos, les amours innombrables des dieux.

Tandis que, charmées par ce chant, elles déroulent la laine molle de leurs fuseaux, une seconde fois la plainte d'Aristée vint frapper les oreilles de sa mère, et, sur leurs sièges de verre, toutes restèrent stupéfaites; [4,350] mais plus prompte que ses autres soeurs, Aréthuse, regardant d'où le bruit partait, éleva sa tête blonde à la surface de l'onde, et de loin : "Oh ! ce n'est pas en vain que tu étais alarmée par de tels gémissements, Cyrène, ô ma soeur ! Lui-même, l'objet principal de tes soins, triste, Aristée, aux bords de son père le Pénée, se tient debout en pleurs, et te traite de cruelle."

À ces mots, le coeur frappé d'un effroi inouï : "Vite, répond la mère, amène-le, amène-le vers nous : il a le droit de toucher le seuil des dieux." En même temps, elle ordonne au fleuve profond de s'écarter au loin pour livrer passage au jeune homme; [4,360] l'onde alors, recourbée en forme de montagne, l'entoura, et le reçut dans son vaste sein, et le porta jusqu'au fond du fleuve.

Déjà, il s'avançait, admirant la demeure de sa mère et ses royaumes humides, les lacs enfermés dans des grottes et les bois sacrés sonores, et, frappé de stupeur en voyant le mouvement immense des eaux, il contemplait tous les fleuves qui coulent sous la vaste terre en des directions différentes : le Phase et le Lycus, et la source d'où jaillissent d'abord le profond Énipée, et l'Hypanis qui fait retentir les rochers, et le Caïque de Mysie, puis celle d'où s'élance le vénérable Tibre, et l'Anio aux doux flots, [4,370] et, portant sur un front de taureau deux cornes d'or jumelles, l'Éridan doré, le plus violent des fleuves qui, à travers les cultures fertiles, se précipitent dans la mer vermeille.

Lorsqu'on fut parvenu sous la voûte de la chambre d'où pendaient des pierres ponces, et que Cyrène eut appris les vains pleurs de son fils, les nymphes soeurs lui donnent tour à tour des flots d'une onde limpide pour qu'il se lave les mains, et lui présentent des serviettes dont la peluche a été rasée; d'autres chargent les tables de mets et y posent des coupes pleines; les encens de Panchaïe brûlent sur les autels. Et sa mère : "Prends, dit-elle, une coupe de ce Bacchus Méonien  : [4,380] faisons à l'Océan une libation." En même temps, elle prie l'Océan, père des choses, et les Nymphes soeurs qui gardent cent forêts et qui gardent cent fleuves; trois fois elle versa le limpide nectar sur Vesta embrasée; trois fois un jet bouillant de flamme s'élança au sommet de la voûte. Ce présage le rassure, et d'elle-même elle commence ainsi :

 

Celle-ci lui conseilla de consulter Protée [4,387-414]

"Il est au gouffre de Carpathos un devin de Neptune, Protée au corps d'azur, qui parcourt la grande plaine des mers sur un char attelé de coursiers à deux pieds, moitié poissons et moitié chevaux. En ce moment, il regagne les ports d'Émathie et Pallène, sa patrie; [4,390] nous, les Nymphes, nous le vénérons, et le vieux Nérée lui-même le vénère; car il sait tout, étant devin, ce qui est, ce qui fut, et ce que traîne avec lui l'avenir. Ainsi en a-t-il plu à Neptune, dont il fait paître au fond du gouffre les monstrueux troupeaux et les phoques hideux. C'est lui, mon fils, qu'il te faut d'abord prendre et enchaîner, pour qu'il t'explique complètement la cause de la maladie et lui donne une fin favorable. Car, si tu n'uses de violence, il ne te donnera aucun conseil, et ce n'est pas avec des prières que tu le fléchiras. Quand tu l'auras pris, emploie la force brutale et serre-le dans des liens : c'est l'unique moyen, en les brisant, de rendre vaines ses ruses. [4,400] Moi-même lorsque le soleil aura allumé ses feux de midi, lorsque les herbes ont soif et que l'ombre plaît déjà davantage au troupeau, je te conduirai à la retraite du vieillard, là où il se repose au sortir des ondes, pour qu'il te soit facile de te jeter sur lui lorsqu'il dormira de tout son long. Mais quand tes mains l'auront pris et que tu le tiendras dans les chaînes, alors, pour se jouer de toi, il prendra diverses figures et même des gueules de bêtes : tout à coup, en effet, il deviendra un sanglier hérissé, un tigre affreux, un dragon écailleux, une lionne à l'encolure fauve; ou bien il fera entendre le bruit de la flamme qui pétille, et ainsi s'échappera de tes liens; ou bien il s'en ira éparpillé en de minces filets d'eau. [4,410]Mais plus il prendra de formes différentes, plus, mon fils, tu serreras l'étreinte de ses liens, jusqu'à ce qu'il redevienne, après métamorphose, tel que tu l'auras vu, quand le sommeil commencé lui fermait les yeux."

 

Avec l'assistance de sa mère, Aristée réussit à saisir le dieu et à le faire parler [4,415-452]

Elle dit, et verse le limpide parfum de l'ambroisie; le répandant sur tout le corps de son fils : alors une suave odeur s'exhala de son élégante chevelure, et une souple vigueur lui pénétra les membres. Il est une grotte immense, au flanc d'un mont rongé par les flots, où l'onde, poussée par le vent, s'engouffre et se replie en des vagues sinueuses, [4,420] autrefois rade très sûre pour les marins surpris. C'est au fond de cette grotte que Protée s'abrite derrière le vaste rocher. C'est là, dans une cachette, que la Nymphe place son fils, le dos tourné à la lumière; elle se tient à distance, invisible dans les nuées.

Déjà le vorace Sirius qui brûle les Indiens altérés s'enflammait dans le ciel, et le soleil en feu avait à demi épuisé son cercle; les herbes se desséchaient et les rayons cuisaient les cavités des fleuves, chauffés jusqu'au limon dans leurs gorges à sec, comme Protée, gagnant du sein des flots son antre accoutumé, s'avançait : autour de lui, la gent humide de la vaste mer [4,430] en bondissant disperse au loin l'amère rosée. Les phoques, sur le rivage, s'étendent çà et là pour dormir; lui, tel que parfois un gardien d'étable sur les monts, lorsque le soir ramène du pâturage les veaux vers les étables, et que les agneaux aiguisent l'appétit des loups en faisant entendre leurs bêlements, assis sur un rocher au milieu de son troupeau, il le compte et le passe en revue.

Aristée, voyant cette occasion offerte, laisse à peine le temps au vieillard d'allonger ses membres fatigués; il s'élance à grands cris, et le saisit par terre et lui passe les menottes. Protée, de son côté, n'oublie pas ses artifices, [4,440] il se transforme en toutes sortes d'objets merveilleux, feu, bête horrible, eau limpide qui s'enfuit. Mais comme aucun subterfuge n'aboutit à le sauver, vaincu, il redevient lui-même, et parlant enfin d'une voix humaine :

"Qui donc, jeune homme présomptueux entre tous, t'a fait ainsi affronter nos demeures ? Que demandes-tu ici ?" dit-il. Mais Aristée alors : "Tu le sais, Protée, tu le sais mieux que personne, et il n'est au pouvoir de quiconque de te tromper; mais toi aussi cesse de vouloir le faire. C'est en suivant les conseils des dieux que nous sommes venus chercher ici un oracle pour nos vicissitudes." Il n'en dit pas plus. A ces mots le devin, avec une grande violence, [4,450] roula enfin ses yeux qu'enflammait une lueur glauque, et, avec un profond grincement de dents, ouvrit la bouche pour l'oracle suivant :

 

Révélation de Protée; Aristée a causé sans le vouloir la mort d'Eurydice; Orphée, son époux, est descendu aux enfrs et l'a ramenée; mais, oubliant la condition imposée, il s'est retourné vers elle; Eurydice aussitôt s'est évanouie dans les ténèbres infernales; Orphée inconsolable a péri, déchiré par les femmes qu'il méprisait [4,453-527]

"C'est une divinité qui te poursuit de sa colère : tu expies un grand forfait; ce châtiment, c'est Orphée, qu'il faut plaindre pour son sort immérité, qui le suscite contre toi, à moins que les Destins ne s'y opposent, et, qui exerce des sévices cruels pour l'épouse qu'on lui a ravie. Tandis qu'elle te fuyait en se précipitant le long du fleuve, la jeune femme, - et elle allait en mourir, - ne vit pas devant ses pieds une hydre monstrueuse qui hantait les rives dans l'herbe haute. Le choeur des Dryades de son âge [4,460] emplit alors de sa clameur le sommet des montagnes; on entendit pleurer les contreforts du Rhodope, et les hauteurs du Pangée, et la terre martiale de Rhésus, et les Gètes, et l'Hèbre, et Orithye l'Actiade. Lui, consolant son douloureux amour sur la creuse écaille de sa lyre, c'est toi qu'il chantait, douce épouse, seul avec lui-même sur le rivage solitaire, toi qu'il chantait à la venue du jour, toi qu'il chantait quand le jour s'éloignait.

Il entra même aux gorges du Ténare, portes profondes de Dis, et dans le bois obscur à la noire épouvante, et il aborda les Mânes, leur roi redoutable, et ces coeurs qui ne savent pas s'attendrir aux prières humaines. [4,470] Alors, émues par ses chants, du fond des séjours de l'Érèbe, on put voir s'avancer les ombres minces et les fantômes des êtres qui ne voient plus la lumière, aussi nombreux que les milliers d'oiseaux qui se cachent dans les feuilles, quand le soir ou une pluie d'orage les chasse des montagnes : des mères, des maris, des corps de héros magnanimes qui se sont acquittés de la vie, des enfants, des jeunes filles qui ne connurent point les noces, des jeunes gens mis sur des bûchers devant les yeux de leurs parents, autour de qui s'étendent le limon noir et le hideux roseau du Cocyte, et le marais détesté avec son onde paresseuse qui les enserre, et le Styx qui neuf fois les enferme dans ses plis. [4,480] Bien plus, la stupeur saisit les demeures elles-mêmes et les profondeurs Tartaréennes de la Mort, et les Euménides aux cheveux entrelacés de serpents d'azur; Cerbère retint, béant, ses trois gueules, et la roue d'Ixion s'arrêta avec le vent qui la faisait tourner.

Déjà, revenant sur ses pas, il avait échappé à tous les périls, et Eurydice lui étant rendue s'en venait aux souffles d'en haut en marchant derrière son mari (car telle était la loi fixée par Proserpine), quand un accès de démence subite s'empara de l'imprudent amant - démence bien pardonnable, si les Mânes savaient pardonner ! Il s'arrêta, et juste au moment où son Eurydice arrivait à la lumière, [4,490] oubliant tout, hélas ! et vaincu dans son âme, il se tourna pour la regarder. Sur-le-champ tout son effort s'écroula, et son pacte avec le cruel tyran fut rompu, et trois fois un bruit éclatant se fit entendre aux étangs de l'Averne. Elle alors : "Quel est donc, dit-elle, cet accès de folie, qui m'a perdue, malheureuse que je suis, et qui t'a perdu, toi, Orphée ? Quel est ce grand accès de folie ? Voici que pour la seconde fois les destins cruels me rappellent en arrière et que le sommeil ferme mes yeux flottants. Adieu à présent; je suis emportée dans la nuit immense qui m'entoure et je te tends des paumes sans force, moi, hélas ! qui ne suis plus tienne." Elle dit, et loin de ses yeux tout à coup, comme une fumée mêlée aux brises ténues, elle s'enfuit dans la direction opposée; [4,500] et il eut beau tenter de saisir les ombres, beau vouloir lui parler encore, il ne la vit plus, et le nocher de l'Orcus ne le laissa plus franchir le marais qui la séparait d'elle. Que faire ? où porter ses pas, après s'être vu deux fois ravir son épouse ? Par quels pleurs émouvoir les Mânes, par quelles paroles les Divinités ? Elle, déjà froide, voguait dans la barque Stygienne.

On conte qu'il pleura durant sept mois entiers sous une roche aérienne, aux bords du Strymon désert, charmant les tigres et entraînant les chênes avec son chant. [4,510] Telle, sous l'ombre d'un peuplier, la plaintive Philomèle gémit sur la perte de ses petits, qu'un dur laboureur aux aguets a arrachés de leur nid, alors qu'ils n'avaient point encore de plumes, elle passe la nuit à pleurer, et, posée sur une branche, elle recommence son chant lamentable, et de ses plaintes douloureuses emplit au loin l'espace. Ni Vénus, ni aucun hymen ne fléchirent son coeur; seul, errant à travers les glaces hyperboréennes et le Tanaïs neigeux et les guérets du Riphée que les frimas ne désertent jamais, il pleurait Eurydice perdue et les dons inutiles de Dis.

[4,520] Les mères des Cicones, voyant dans cet hommage une marque de mépris, déchirèrent le jeune homme au milieu des sacrifices offerts aux dieux et des orgies du Bacchus nocturne, et dispersèrent au loin dans les champs ses membres en lambeaux. Même alors, comme sa tête, arrachée de son col de marbre, roulait au milieu du gouffre, emportée par l'Hèbre Oeagrien, "Eurydice !" criaient encore sa voix et sa langue glacée, "Ah ! malheureuse Eurydice !" tandis que sa vie fuyait, et, tout le long du fleuve, les rives répétaient en écho : "Eurydice !"

 

Après la disparition de Protée, Cyrène complète ces révélations en indiquant à son fils les sacrifices expiatoires et en lui recommandant d'abandonner le corps des victimes [4,528-547]

Ainsi parla Protée, et, d'un bond il s'élança dans la mer profonde, et, en plongeant, fit jaillir une colonne tourbillonnante d'écume.

Mais Cyrène ne s'éloigne pas, et, voyant Aristée tremblant, elle lui adresse d'elle-même ces paroles : [4,530] "Ô mon fils, tu peux bannir de ton coeur les soucis qui l'affligent. Voilà toute la cause de la maladie; voilà pourquoi les Nymphes, avec qui Eurydice menait des choeurs au fond des bois sacrés, ont lancé la mort sur tes abeilles. Va donc, en suppliant, leur porter des offrandes, leur demandant la paix, et vénère les Napées indulgentes : ainsi, te pardonnant, elles exauceront tes voeux, et apaiseront leurs ressentiments. Mais je veux d'abord te dire point par point la façon dont on les implore. Choisis quatre de ces superbes taureaux au beau corps, qui paissent maintenant pour toi les sommets du Lycée verdoyant, et autant de génisses dont la nuque n'ait point encore été touchée par le joug; [4,540] dresse-leur quatre autels près des hauts sanctuaires des déesses, fais jaillir de leurs gorges un sang sacré et abandonne leurs corps sous les frondaisons du bois sacré. Puis, quand la neuvième aurore se sera levée, tu jetteras aux mânes d'Orphée les pavots du Léthé; tu apaiseras et honoreras Eurydice en lui sacrifiant une génisse; et tu immoleras une brebis noire et retourneras dans le bois sacré."

 

Aristée obéit et voit grouiller hors des cadavres un nouvel essaim [4,548-558]

Sans retard, sur-le-champ, il exécute les prescriptions de sa mère. Il va au sanctuaire, élève les autels indiqués, amène quatre superbes taureaux au beau corps [4,550] et autant de génisses dont la nuque n'a point encore été touchée par le joug. Puis, quand la neuvième aurore se fut levée, il offre un sacrifice aux mânes d'Orphée, et retourne dans le bois sacré. Alors, prodige soudain et merveilleux à dire, on voit, parmi les viscères liquéfiés des boeufs des abeilles bourdonner qui en remplissent les flancs, et s'échapper des côtes rompues, et se répandre en des nuées immenses, puis convoler au sommet d'un arbre et laisser pendre leur grappe à ses flexibles rameaux.


Épilogue [4,559-566]

 

Ainsi chantait Virgile à Naples [4,559-566]

Voilà ce que je chantais sur les soins à donner aux guérets et aux troupeaux, ainsi que sur les arbres, [4,560] pendant que le grand César lançait ses foudres guerrières contre l'Euphrate profond, et, vainqueur, donnait des lois aux peuples soumis, et se frayait un chemin vers l'Olympe. En ce temps-là, la douce Parthénope me nourrissait, moi, Virgile, florissant aux soins d'un obscur loisir, moi qui ai dit par jeu les chansons des bergers, et qui, audacieux comme la jeunesse, t'ai chanté, ô Tityre, sous le dôme d'un vaste hêtre.

 


Traductions françaises : sur la BCS - sur la Toile

Virgile : Énéide - Bucoliques

Géorgiques : Chant I - Chant II - Chant III - Chant IV (et Hypertexte louvaniste)


[Dernière intervention : 13 novembre 2002]

 

Bibliotheca Classica Selecta - FUSL - UCL (FLTR)