Bibliotheca Classica Selecta - Tacite : Agricola - Germanie - Histoires - Annales - Hypertexte louvaniste - Corpora
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Source : F. Doudinot de la Boissière, Tacite. Oeuvres choisies avec Bibliographie, Études historiques et littéraires, Notes, Grammaire et Illustrations complémentaires, 2e éd., Paris, Hatier, 1932, p. 207-267 (Collection d'auteurs latins d'après la Méthode historique publiée sous la direction de M. R. Pichon).Cet auteur fait référence à plusieurs ouvrages qu'il cite en abrégé :
- G. Boissier, Tacite, Paris, 1923, 343 p.
- G. Boissier, L'opposition sous les Césars, Paris, 5e éd., 1905, 350 p.
- Edm. Courbaud, Les procédés d'art de Tacite dans les « Histoires », Paris, 1919, 293 p.
- Ph. Fabia, Les sources de Tacite dans les « Histoires » et les « Annales », Paris, 1893, 404 p.
- I. Introduction [fichier précédent]
- Dates de la composition et de la publication
- Sujets respectifs des deux ouvrages
- Rapport qui existe entre eux
- II. La Science dans les Histoires et les Annales [fichier précédent]
- Les sources
- a. Témoignages contemporains
- b. La tradition orale
- c. Les archives du sénat
- d. Le Journal du peuple romain
- e. Les archives du palais
- f. Les oeuvres des historiens antérieurs
- Comment Tacite use des sources écrites
- Le sens critique chez Tacite
- La philosophie et la religion de Tacite
- Tacite et le patriotisme romain
- Idées politiques de Tacite
- Le pessimisme de Tacite
- Jugement des contemporains sur les Césars
III. L'art dans les Histoires et dans les Annales
- La composition : procédés généraux
- La composition dans les Histoires
- La composition dans les Annales
- Comment, dans les deux ouvrages, les livres se décomposent en tableaux
- Inconvénients du goût de Tacite pour les tableaux
- Tacite moraliste
- Tacite psychologue. Intérêt psychologique des sujets qu'il a choisis
- Les analyses psychologiques et les réflexions personnelles
- Les portraits
- Les discours
III. L'art dans les Histoires et dans les Annales
Racine a, dans la préface de Britannicus, appelé Tacite « le plus grand peintre de l'antiquité ». Pour apprécier au point de vue littéraire les Histoires et les Annales, il suffit peut-être de préciser le sens de cette formule et d'en développer le contenu.
La composition : procédés généraux
Peintre, et grand peintre, Tacite l'est par la composition même de chacun de ses deux ouvrages. Cette composition suffirait à elle seule à lui constituer une réelle et profonde originalité par rapport à ceux de ses prédécesseurs immédiats dont il a pu s'inspirer. « Les ouvrages de Cluvius Rufus, d'Aufidius Bossus, de Pline l'Ancien semblent, dit fort bien M. Martha, avoir pour trait commun et caractéristique l'incertitude de leurs limites (Revue des Cours et Conférences, 4 juillet 1895, t. III, 2, p. 536) ». Pour Cluvius et Aufidius le point initial s'imposait, puisqu'ils faisaient une histoire de l'Empire : c'était l'avènement d'Auguste. Mais l'un et l'autre, ils allaient ensuite toujours droit devant eux sans s'être d'avance prescrit un terme « et ils n'avaient mis le point final à leur récit qu'à l'endroit où la mort, en venant les surprendre, avait arrêté leur plume », celui-là, nous l'avons vu, un peu au-delà de la fin du règne de Néron, celui-ci au beau milieu du principat de Claude. Pline, lui, avait tout bonnement débuté au point même où finissait Aufidius, puis il était allé, à son tour, aussi loin qu'il avait pu, jusqu'à ce que la mort l'interrompît brusquement, c'est-à-dire jusqu'au milieu du règne de Vespasien, en sorte qu'il commençait au cours d'un principat et finissait au milieu d'un autre.
C'est que tous les trois étaient des annalistes et n'étaient que cela. Tacite, lui, a bien, il est vrai, dans son respect de la tradition, adopté, en principe, la méthode annalistique, celle qui consiste à raconter les événements année par année. Mais, dans la pratique, il lui a fait plus d'une infidélité. Déjà dans les Histoires, il avait attendu d'être arrivé au début de l'année 70 pour commencer la narration des faits relatifs à la révolte des Bataves, bien que cette révolte eût éclaté plusieurs mois auparavant : il lui avait donc fallu alors reprendre les événements de plus haut et remonter assez avant dans l'année 69. Sans doute, il n'avait pas voulu morceler son récit, et nous n'avons garde de l'en blâmer. Mais, visiblement, à cette époque, il était encore un peu timoré à cet égard.
Dans les Annales les infractions deviennent plus fréquentes et plus hardies. N'en trouvons-nous pas une au seuil même de l'ouvrage ? S'il avait, là, observé scrupuleusement la règle, il aurait dû, au lieu de commencer juste à l'avènement de Tibère, survenu au mois d'août de l'année 14 a. J.-C., ou nous raconter d'abord la partie du règne d'Auguste coïncidant avec les sept premiers mois de cette année-là (de janvier à août), ou, négligeant les quatre premiers mois du règne de Tibère, ne faire partir son récit que du 1er janvier de l'an 15.
C'est justement ainsi qu'il avait procédé dans les Histoires ; il y avait pris résolument comme point de départ le 1er janvier 69, date de l'entrée en charge de Galba comme consul, avec Titus Vinius pour collègue, en laissant de côté tous les événements arrivés jusque-là depuis le début d'avril 68, date de la proclamation de Galba comme empereur par les légions d'Espagne. Ces événements, d'ailleurs, pour la plupart il les rappelait plus loin au moyen d'allusions. Mais trop souvent ces allusions restaient vagues et obscures. Il s'était sans doute, dans l'intervalle, rendu compte de l'inconvénient. Ainsi s'explique qu'il n'ait pas, en commençant les Annales, cru devoir se soucier davantage de mettre d'accord la logique et la chronologie et qu'il n'ait pas hésité à donner, cette fois, la préférence à la première.
Cette transgression initiale du principe sacro-saint, enhardissant sans doute l'auteur, l'a amené à en commettre de nouvelles. Lui-même en avoue trois (Ann., VI, 38 ; XII, 40 ; XIII, 9), et en plus de celles-ci, on en trouverait encore un certain nombre d'autres. Toutes se rapportent d'ailleurs à des groupes de faits intéressant l'histoire extérieure, et considérés dès lors par Tacite comme quelque peu épisodiques par rapport à son vrai sujet, qui est manifestement l'histoire intérieure. Et toutes ont bien l'air de répondre à une préoccupation artistique. Chaque fois que Tacite a usé du procédé, c'était d'abord pour couper par une digression d'une étendue suffisante l'uniformité de récits relatifs aux affaires du dedans, ensuite pour donner, en les détachant ainsi, plus d'intérêt et plus de prix à ces événements mêmes du dehors qui constituaient la matière de la digression. À l'égard des faits dont la Ville est le théâtre, il est plus scrupuleux : là, il se croit obligé de respecter strictement la règle, tout en gémissant parfois de cette obligation. Mais, en fait, il a pratiqué la méthode qu'il tenait de ses devanciers avec assez de souplesse et de liberté pour en concilier les exigences avec celles d'un art plus savant et plus raffiné.
Pour arriver à ce résultat, il s'arrange de façon à ce que les faits se groupent en tableaux harmonieux. Chaque livre, dans l'ensemble de l'ouvrage, forme un tout solide et bien construit, qui ne commence ni ne finit forcément avec une année, mais où la matière est distribuée de telle sorte que chacun soit dominé par un fait principal, que les premiers chapitres et les derniers soient consacrés à des événements importants, sensationnels ; qu'enfin une impression aussi forte que nette soit produite sur l'esprit du lecteur. Et ainsi les Histoires et les Annales sont comme deux vastes fresques où se déroulent ici les faits et gestes des princes de la dynastie julienne, à partir de Tibère ; là ceux des empereurs de la maison flavienne, à l'avènement de laquelle les règnes éphémères de Galba, d'Othon et de Vitellius nous sont présentés comme une simple introduction. Ces fresques se décomposent en une série de larges panneaux, correspondant chacun à un des livres des deux ouvrages, et subdivisés eux-mêmes en d'autres plus petits, sur chacun desquels est peinte une scène distincte, toutes ces scènes, d'ailleurs, étant reliées entre elles par une idée commune, et tous les personnages étant groupés autour d'une figure centrale, d'une figure maîtresse, de deux parfois, dont l'opposition constitue alors l'unité de cette partie de l'immense panorama.
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La composition dans les Histoires
Prenons à ce point de vue les Histoires d'abord, telles qu'elles nous sont arrivées, avec leurs cinq livres. Ils pourraient s'intituler : 1° Galba et Othon, ou le Triomphe d'Othon ; 2° Othon et Vitellius, ou le triomphe de Vitellius ; 3° Vitellius et Vespasien, ou le Triomphe de Vespasien ; 4° Civilis ; 5° Titus devant Jérusalem. En tête de chacun d'eux que trouvons-nous ? Ici, c'est Galba, à peine installé au pouvoir et que vient frapper brusquement comme un coup de foudre, la nouvelle de la révolte des légions de Germanie (Hist., I, 12). Là, c'est Titus, qui, se dirigeant vers Rome pour aller, au nom de son père, féliciter Galba de son avènement, apprend en route, coup sur coup, le meurtre du vieil empereur, l'élévation d'Othon à l'empire, la prise d'armes de Vitellius, et revient sur ses pas sans avoir accompli une mission désormais sans objet (Hist., II, 1). Plus loin, ce sont les généraux flaviens réunis en conseil de guerre à Poetovio pour délibérer sur le plan de la campagne qui doit aboutir au détrônement de Vitellius et à l'installation de Vespasien au pouvoir (Hist., III, 1-3). Et ainsi de suite. Nous avons ainsi toute une série de spectacles impressionnants, qui accrochent et retiennent le regard.
Mais ces mêmes livres, comment se terminent-ils ? Le premier, sur le départ d'Othon pour l'armée, d'où il ne reviendra pas ; le second, sur la trahison de Cécina, trahison qui va causer la perte de Vitellius ; le troisième, sur la mort tragique de Vitellius lui-même : encore autant de scènes dramatiques d'où nos yeux ne se détacheront qu'après s'en être longuement pénétrés. Et notons de plus, entre ces diverses parties, de curieuses et frappantes symétries ; entre les deux premiers livres, par exemple : « dans leur première moitié, un empereur en renverse un autre : au centre se place la mort du vaincu ; dans leur deuxième moitié, le vainqueur est obligé de faire ses préparatifs pour la lutte où il succombera à son tour (Ph. Fabia, Sources de Tacite, p. 285) » ; à l'extrémité de chacun, on voit entrer en scène l'armée qui doit être battue. La figure qui domine toutes les autres, c'est, dans ce vaste ensemble, celle de Vespasien, tantôt bien détachée et mise en pleine lumière, tantôt laissée à dessein par le peintre dans une sorte de demi-jour ou de clair-obscur, entrevue seulement par nous, ou devinée, mais attendue et comme espérée, et, de toute façon, s'imposant à notre esprit sans cesse, ainsi que par l'effet d'une obsession.
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La composition dans les Annales
Tournons-nous maintenant vers les Annales : nous n'y trouverons une ordonnance ni moins évidente, ni moins soignée. Le premier livre met en scène l'avènement de Tibère et ses répercussions immédiates au sein du sénat et du peuple, dans les provinces et dans les armées : finalement, le nouvel empereur impose à tous la reconnaissance de son pouvoir, désormais incontesté.
Les livres II et III forment une sorte de diptyque consacré à Germanicus : là, nous le voyons vainqueur des Germains, parcourant l'Orient, en butte aux complots de ses ennemis, victime enfin de leur perfidie ; ici, nous assistons à ses funérailles, au procès de ses meurtriers présumés, aux débuts de ses fils dans la vie publique, à ses victoires posthumes, si l'on peut dire : celles que, grâce au prestige de son nom et de son exemple, et sous ses auspices encore, remportent, même après sa mort, ses armées commandées par ses lieutenants : il a beau n'être plus, il n'en remplit pas moins tout ce livre de son souvenir : sa grande ombre est là, invisible et présente, il continue à être le héros du drame, comme, dans la tragédie de Corneille, le grand Pompée.
Le livre IV, c'est le triomphe de Séjan ; le livre V, c'est - ou c'était - la chute du tout-puissant favori. Le livre VI nous montre les vengeances exercées par Tibère contre les amis et les partisans du ministre déchu. Remarquons en passant que, de ces six livres, les trois premiers, d'une part, les trois derniers, de l'autre, se groupent ensemble pour constituer deux triptyques, qui s'opposent symétriquement : Tibère à Rome, despote sévère, mais juste ; Tibère à Caprée, épouvantable tyran.
Les livres XI et XII ont chacun comme protagonistes une femme, une impératrice : le premier, Messaline ; le second, Agrippine, toutes deux à tour de rôle exerçant le pouvoir sous le nom de Claude, leur imbécile époux, et frappant de stupeur Rome et le monde, celle-là par les caprices insensés de son énorme luxure, celle-ci par les sanglants excès de son insatiable ambition. Le livre XIII nous amène au règne de Néron et offre comme principaux épisodes l'empoisonnement de Britannicus et la disgrâce d'Agrippine ; on pourrait l'appeler : le Monstre naissant. Le suivant (XIV) s'ouvre par l'assassinat d'Agrippine et se clôt par celui d'Octavie ; il nous présente le monstre arrivé à son plein développement. Le livre XVI est dominé par un fait capital : la conjuration de Pison, et se termine par l'annonce de la chute prochaine du tyran. Le seizième livre, enfin, semble bien avoir eu pour centre le diptyque, qui, par suite de la disparition du reste des Annales, forme aujourd'hui la fin et de ce livre lui-même et de l'ouvrage tout entier : la mort épicurienne de Pétrone et la mort stoïcienne de Thraséas, opposées l'une à l'autre et se faisant, en quelque sorte, pendant.
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Comment, dans les deux ouvrages, les livres se décomposent en tableaux
Car ce n'est pas seulement entre deux livres que l'on trouve des oppositions ou des rapprochements symétriques : c'est souvent à l'intérieur d'un même livre, entre deux chapitres ou deux groupes de chapitres. Il est clair, par exemple, que Tacite voulait produire un effet de ce genre quand, au mépris de la stricte chronologie, il a placé le récit de la mort d'Arminius immédiatement après le récit de la mort de Germanicus (Ann., II, 88). Les deux faits avaient été, dans la réalité, séparés par un intervalle de deux années ; mais Arminius ayant été le constant et digne adversaire de Germanicus, l'auteur trouvait piquant de rapprocher ainsi par-delà la tombe ces deux grandes figures, pour mieux faire ressortir la gloire du vainqueur par la peinture des héroïques qualités du vaincu. Au reste, la plupart de ces morceaux sont, eux aussi, des tableaux, seulement de dimensions plus restreintes, se suivant sur la large toile que constitue, dans son ensemble, le livre auquel ils appartiennent, fragment lui-même, nous l'avons vu, de l'une ou de l'autre des deux vastes compositions picturales que nous étudions.
De ces tableaux, rien que dans les trente premiers chapitres des Histoires, M. Courbaud ne trouve pas moins d'une dizaine : peinture des rivalités d'influence qui s'agitent autour de Galba ; adoption de Pison ; présentation de Pison à l'armée, au sénat ; tableau d'Othon parmi ses affranchis et ses astrologues ; d'Othon intriguant auprès des prétoriens ; d'Othon proclamé empereur tandis que le vieux prince « fatigue de ses prières les dieux d'un empire qui n'est déjà plus à lui ; acclamations du peuple et empressement des sénateurs autour de Galba dès qu'arrive la fausse nouvelle du meurtre de son rival [ ], et ainsi de suite jusqu'à la mort de Galba, jusqu'à celle d'Othon, jusqu'à celle de Vitellius (Edm. Courbaud, Procédés, p. 28-29) ».
En nous plaçant au même point de vue, nous pourrions prendre n'importe quel autre livre des Histoires, puis n'importe quel livre des Annales : nous le verrions de même découpé en une suite de tableaux : ce serait : là, le choc final entre Othoniens et Vitelliens à Bédriac ; l'ignoble carnaval qu'est la marche de Vitellius vainqueur, gagnant Rome à travers l'Italie du Nord ; la visite de ce même Vitellius au champ de bataille de Bédriac ; son entrée triomphale à Rome ; la bataille de jour, puis le combat de nuit devant Crémone ; l'attaque, la prise et le sac de cette ville ; la tentative avortée de Vitellius pour se démettre de l'empire ; le siège et l'incendie du Capitole ; les légions romaines investies par Civilis dans Castra Vetera ; l'entrée dans Trèves des troupes de Cerialis, etc. ; ici, la séance inaugurale du règne de Tibère, à la curie ; la révolte des légions de Pannonie ; celle des armées de Germanie ; la bataille dans les marais entre les troupes de Germanicus et celles d'Arminius ; l'ensevelissement des restes des soldats de Varus dans la forêt de Teutoburg ; la tempête sur les côtes de la mer du Nord et le naufrage de la flotte romaine ; la mort de Germanicus ; les innombrables procès qui, sous le règne de Tibère, se déroulent au sénat, et dont la peinture offre, malgré l'identité du fond, une si riche et si étonnante variété dans le détail ; le mariage de Messaline avec Silius et la bacchanale suprême, à laquelle préside l'impériale courtisane ; la mort de Britannicus ; celles d'Agrippine, d'Octavie, de Sénèque ; l'incendie de Rome ; la conjuration de Pison avec ses multiples scènes, et bien d'autres pages encore, moins fameuses peut-être, mais néanmoins pleines, elles aussi, sinon de couleur (nous verrons plus loin pourquoi cette réserve), du moins de mouvement et de vie. Voilà ce qui, tout de suite et inévitablement, surgit dans le souvenir, quand on essaie de se résumer à soi-même les Histoires et les Annales ; voilà ce qui, sur le compte du peintre au pinceau duquel sont dus tous ces chefs-d'oeuvre, nous inclinerait déjà fortement à partager l'avis de cet autre peintre admirable que fut l'auteur de Britannicus.
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Inconvénients du goût de Tacite pour les tableaux
a. Lacunes et obscurité dans les récits
Toutefois, ce goût prédominant de Tacite pour les tableaux, s'il nous a valu une bonne part des éclatantes beautés de son oeuvre, n'a pas laissé, il faut bien le dire, d'engendrer quelques inconvénients. « Tacite qui abrège tout, parce qu'il voit tout [ ] », dit quelque part Montesquieu. Il est certain que la concision poussée à l'extrême est un des caractères les plus saillants du style de notre auteur. Disciple de Salluste, il vise manifestement à reproduire l'immortelle brièveté de son maître (immortalis illa Sallustiana brevitas), qui faisait se pâmer Quintilien. Mais chez lui elle est devenue « cette brièveté mystérieuse », que dans une page célèbre, Fénelon lui a reprochée, et non sans raison. Car trop souvent Tacite est concis jusqu'à en être énigmatique.
Ce défaut n'est pas également sensible dans toutes les parties de son oeuvre. Dans les tableaux, par exemple, et aussi dans les discours, il ne craint pas de se donner tout le champ nécessaire : s'il ne met là que l'essentiel, il l'y met bien, en tout cas, et il est rare que nous ayons, quelque part dans ces pages-là, l'impression d'une réelle lacune, que nous soyons amenés à y regretter l'absence de quelque détail véritablement important. Il n'en est peut-être pas de même dans les récits proprement dits. C'est que le récit, chez Tacite, n'est guère qu'une simple introduction au tableau, introduction nécessaire, sans doute, et à laquelle il faut bien que le peintre se résigne, mais dont il semble avoir hâte de se débarrasser pour arriver plus vite à ce qui l'intéresse vraiment, c'est-à-dire au tableau lui-même. De là, chez lui, plus d'une fois, dans l'exposé des faits, quelque chose d'un peu sommaire, d'un peu cursif et, par suite, des omissions regrettables, des sortes de trous assez gênants dans la trame du récit, de fâcheuses obscurités.
De ce défaut, M. Courbaud, en étudiant les Histoires, a donné bon nombre d'exemples. Nous nous contenterons d'en citer deux, que nous lui empruntons : l'un et l'autre sont pris au livre I des Histoires. Rappelant les recouvrements ordonnés par Galba des biens de l'État scandaleusement prodigués naguère par Néron à ses favoris, Tacite nous dit que cette mesure fut mal accueillie par l'opinion (Hist., I, 20). Nous ne comprenons pas ; car il nous semble qu'au contraire, tous les bons citoyens auraient dû se réjouir de la cessation du scandale qui les avait précédemment indignés. Nous aurions compris, si Tacite nous avait dit, comme nous le dit Plutarque, que les reprises en question furent exercées non seulement sur ceux à qui Néron avait fait cadeau de ces biens, mais encore sur les nombreux citoyens qui, en vertu d'achats réguliers, les tenaient des premiers bénéficiaires, et, comme de juste, trouvaient fort mauvais qu'on les dépouillât de ce qui était devenu leur légitime propriété. Il a négligé ce détail indispensable, et son récit, par là même, manque de clarté. Plus loin, il parle d'un débordement du Tibre qui, à l'avènement d'Othon, désola Rome et fut interprété comme un mauvais présage, d'autant plus, ajoute-t-il, que la disette se répandit parmi le peuple (Hist., I, 86). « Comment l'inondation put-elle causer la famine ? L'une n'est pas la conséquence nécessaire de l'autre. C'est que le marché au blé fut envahi par les eaux et les boulangeries submergées. Tacite n'avait pas le droit d'omettre cette circonstance (Edm. Courbaud, Procédés, p. 69-70) ».
Ces omissions sont surtout fréquentes dans ses récits d'opérations militaires et de batailles. Les indications topographiques et chronologiques n'y sont presque toujours qu'approximatives et vagues : « on ne sait jamais très bien où se passe l'action, ni à quel moment (Edm. Courbaud, Procédés, p. 98) ». Sans doute, il y a quelques exceptions. Par exemple, le récit de la bataille de Crémone, au livre III des Histoires, ne laisse rien à désirer ni pour la clarté, ni pour la précision. Mais, au livre II, la bataille des Castors et celle de Bédriac n'avaient pas, à beaucoup près, aussi heureusement inspiré le narrateur. Et le livre IV de ces mêmes Histoires, consacré presque tout entier aux campagnes contre les Bataves, est sans contredit ce qu'il y a de moins intéressant dans l'ouvrage tel que nous l'avons. On sent trop que, là, Tacite n'est pas sur son véritable terrain. De même, dans les Annales, si l'on met à part le récit des glorieuses campagnes de Germanicus sur les bords du Rhin, de l'Elbe et du Wéser, il faut bien avouer que toutes les batailles auxquelles on nous fait assister, qu'elles soient livrées aux Germains, aux Bretons, aux Arméniens ou aux Parthes, ne laissent dans notre esprit qu'une impression confuse ; cette partie de l'ouvrage nous apparaît comme sensiblement inférieure au reste, comme un peu sacrifiée ou manquée. En la lisant, nous sommes tentés de dire, avec certains critiques, que Tacite est le moins militaire des historiens. Aussi bien, n'a-t-il pas été un homme de guerre, et l'on comprend que son incompétence en ces matières, en l'amenant à se désintéresser un peu trop des récits de ce genre plus encore que des autres, ait eu pour résultat final de les rendre encore moins intéressants pour nous que ne l'étaient déjà parfois ceux-là.
D'une façon générale, la médiocrité relative de ses récits tient peut-être, pour une assez large part, aux habitudes oratoires contractées par lui sur les bancs mêmes de l'école et entretenues ou développées en lui par l'exercice de sa profession d'avocat. L'éloquence, a-t-on dit, a plus de tendance à s'élever vers le général qu'à descendre au particulier ; elle élimine volontiers les petits détails peu utiles à cette production de la vraisemblance, à laquelle elle vise d'ordinaire plus qu'à la reproduction de la vérité. Et voilà ce qui explique en partie la théorie de Tacite sur les faits éclatants, res illustres (Ann., XIII, 31), seuls dignes, d'après lui, de constituer la matière de l'histoire, à l'exclusion des menues circonstances, si chères à un biographe comme Plutarque ou à un chroniqueur comme Suétone, mais que l'auteur des Annales, orateur jusque dans l'histoire, abandonne dédaigneusement aux rédacteurs des Acta diurna.
Toutefois, du défaut que nous signalons, l'orateur est chez Tacite, moins responsable que le « descripteur ». C'est ce dernier qui, impatient d'avoir son tour, abrège sans cesse le récit, l'interrompt, l'étrangle, pour ainsi dire, afin d'y substituer le tableau. C'est lui qui se trahit à chaque instant non seulement dans le vocabulaire même par l'emploi de mots exprimant l'aspect extérieur des êtres et des choses, comme prospectus, facies, spectes, visas, spectaculum, mais encore et surtout dans la syntaxe par la prédominance de formes verbales comme l'imparfait et l'infinitif de description, aptes entre toutes à mettre sous nos yeux une situation, à y fixer nos regards, par le fait même qu'elles représentent l'action encore inachevée, au moment où elle se développe, avec le prolongement de sa durée. Ces deux temps prennent perpétuellement, au cours d'un chapitre ou même d'une phrase, la place ou de l'aoriste ou du présent historique, - temps ordinaires et normaux de la narration, - marquant ainsi, avec la complicité de la grammaire elle-même, l'éviction du récit au profit du tableau. En général, il est vrai, les deux temps narratifs reviennent à la fin du passage et au début du suivant ; mais ce n'est que pour un instant : ils doivent bientôt de nouveau disparaître devant le retour des deux temps descriptifs, qui, redevenus maîtres du terrain, ne le céderont encore qu'à la dernière extrémité. C'est ainsi que des deux cadres les plus habituels où l'histoire se présente : le récit et le tableau, le premier, chez Tacite, est rétréci à l'excès pour permettre au second de s'élargir démesurément.
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b. Exagérations et effets mélodramatiques
À multiplier de la sorte les tableaux dans son oeuvre, Tacite risquait de se heurter encore à un autre écueil. Pour tenir nos yeux attachés à ses peintures, pour prévenir en nous la satiété, ne devait-il pas être tenté non pas seulement de varier, mais encore d'exagérer ses effets ? La tentation était presque inévitable : il faut convenir qu'il y a cédé plus d'une fois.
Dans ses récits mêmes, si relatif et si secondaire qu'en pût être à ses yeux l'intérêt, il y avait déjà des outrances fâcheuses, de véritables amplifications de rhétorique, dues au désir de dramatiser les faits. Quand, par exemple, l'historien conte quelque part ce trait rétrospectif de la cruauté de Galba : l'empereur, à son entrée dans Rome, faisant mettre à mort des milliers de soldats de marine désarmés, venus au-devant de lui pour présenter quelques réclamations (Hist., I, 6), il commet manifestement une grosse exagération : il n'y avait eu, en réalité, en cette circonstance, que quelques centaines de séditieux en armes livrés au glaive des autres légionnaires. De même, quand il nous dit (Hist., I, 47) que, pour monter au Capitole, Othon, vainqueur de Galba, a dû passer sur des monceaux de morts, il faut en rabattre considérablement de cette affirmation : en fait, les cadavres étendus à ce moment-là sur le forum se réduisaient à trois : celui de Galba lui-même et ceux de Pison, son fils adoptif, et de Titus Vinius, son favori.
Dans ses tableaux aussi il lui arrive de dépasser la mesure. Ce n'est pas que le coloris en soit jamais trop chargé. Tacite n'est en effet coloriste qu'à un faible degré. Certains de ses tableaux sont, il est vrai, d'un pittoresque achevé : tel celui de l'entrée de Vitellius à Rome, avec sa figure centrale : l'empereur drapé dans la pourpre du paludamentum, et le vaste cortège de figurants qui se déploie tout autour : porteurs d'aigles, d'étendards, de bannières multicolores ; officiers vêtus de blanc et couverts de brillantes décorations ; légionnaires sous leurs éclatantes cuirasses ; cohortes auxiliaires aux armures et aux costumes bariolés (Hist., II, 89) ; tel le « sanglant clair de lune » dont les reflets blafards ont éclairé le combat nocturne entre Vitelliens et Flaviens sous les murs de Crémone, et qui fait place tout à coup à la splendeur du soleil naissant, brusquement surgi au-dessus du champ de carnage et salué par les acclamations des légionnaires syriens, ses adorateurs (Hist., III, 23-24) ; telle encore la bataille livrée par Suetonius Paulinus aux Bretons de l'île de Man rangés au bord du rivage en bataillons épais et hérissés de fer, au travers desquels courent, semblables aux Furies, des femmes échevelées, en vêtements lugubres, agitant des torches ardentes, tandis que les druides, groupés à l'entour, lèvent les mains au ciel avec d'horribles prières (Ann., XIV, 30).
Que Tacite soit capable de mettre de la couleur là où il l'estime nécessaire, des passages de ce genre le montrent suffisamment. Mais ce serait une erreur de se figurer qu'ils abondent dans son oeuvre. Les paysages, notamment, y sont très rares, et la nature, qui, chez un Michelet par exemple ou chez un Renan, fournit si souvent à l'histoire un magnifique décor, ne tient chez lui qu'une place insignifiante. Il saura bien, à l'occasion, trouver des touches aussi expressives que justes pour peindre soit l'horreur des marais ou des forêts de la Germanie (Ann., I, 63ss), soit le furieux déchaînement des vents et des flots sur la mer du Nord en un jour de tempête (Ann., I, 70, et II, 23), soit la calme et sereine beauté d'une nuit méditerranéenne, toute ruisselante d'étoiles (Ann., XIV, 5) : mais, même alors, quelques mots lui suffisent : c'est comme une perspective ouverte à notre imagination ; à celle-ci, s'il lui plaît, de faire le tableau, simplement ébauché ou esquissé par l'auteur.
Et d'ailleurs ces brèves échappées sur le côté pittoresque des choses ne se rencontrent que par exception. C'est qu'en somme, quand on parle de peinture chez Tacite, le mot n'a bien souvent qu'une exactitude relative, et doit être considéré comme un simple synonyme de « description ». « Si l'on voulait serrer de près la comparaison avec les beaux-arts, c'est à l'art du bas-relief plutôt qu'à la peinture proprement dite qu'il faudrait assimiler la manière de l'historien (Edm. Courbaud, Procédés, p. 131) ». Il dessine des lignes ou modèle des formes, presque toujours ; il peint plus rarement. Et les formes qui le frappent, ce sont les formes en action, plus que les formes au repos : des gestes, des attitudes, des mouvements, voilà ce que, bien plutôt que des couleurs, ses yeux saisissent dans le vaste spectacle que leur offre la vie ; voilà ce qu'il s'attache, de préférence, à noter et à reproduire. À ce point de vue encore, son vocabulaire est significatif. Les verbes qu'on rencontre le plus fréquemment sous sa plume sont « ceux qui expriment l'attitude, immobile ou violente, mais surtout violente : sedere, stare et ses composés (adstare, circumstare), plus souvent surgere, tendere manus, complecti, vertere... De là des scènes qu'on dirait faites pour le théâtre, tant les acteurs y trouveraient marquées à l'avance les indications de leur rôle. Et l'on songe à l'art de Racine [ ] (Edm. Courbaud, Procédés, p. 133-134) ». Chez Racine, en effet, comme l'a admirablement montré Brunetière sur un passage de Phèdre, il arrive souvent « que le geste soit comme inscrit dans le choix même des mots ; que la plastique du rôle soit vraiment enveloppée dans les vers ».
Mais Racine reste toujours discret et sobre. Tacite, lui, maintes fois, force la note, exagère l'effet, et, par suite, défigure la réalité sans, véritablement, comme Racine, l'idéaliser. Et c'est là, précisément, l'inconvénient fâcheux auquel nous disions tout à l'heure que l'exposait sa prédilection pour les tableaux. Passe encore quand il se contente d'une légère retouche, d'un simple coup de pouce destiné à embellir la matière, à lui donner une valeur artistique, à en renforcer l'intérêt en le concentrant. Ainsi procède-t-il dans la grande scène de l'abdication avortée de Vitellius (Hist., III, 67-68), où, comme on l'a montré d'après le récit plus circonstancié et plus exact de Suétone, il a fondu ensemble des éléments empruntés à trois scènes qui, dans la réalité, s'étaient déroulées tour à tour, se succédant sans se mêler.
Mais souvent, pour rendre le tableau plus dramatique, il verse dans le mélodrame. Les exemples en abonderaient. Ici, Othon, candidat à l'empire, pour se concilier la faveur des prétoriens, leur envoie des baisers du haut de l'estrade qu'on vient d'improviser pour lui au milieu de leur camp (Hist., I, 36). Là, Ampius Flavianus, légat de Pannonie, cerné par ses soldats révoltés, se roule à leurs pieds dans la poussière, déchire ses vêtements, lève au ciel des mains suppliantes, le visage en pleurs et la poitrine suffoquée de sanglots (Hist., III, 10). Ailleurs, Vitellius, nouvellement proclamé empereur, présente à l'armée, en l'élevant dans ses bras, son fils encore en bas âge, après l'avoir enveloppé dans la pourpre de son manteau d'imperator (Hist., II, 59). Ce même enfant, c'est dans les bras de son oncle, L. Vitellius, que nous le voyons, dans une autre circonstance plus émouvante encore : ce dernier, muni de son tendre et précieux fardeau, s'est précipité dans la chambre de l'empereur, son frère, et là, tombé aux genoux de celui-ci, il l'adjure sur la tête de son fils, de se mettre en défense contre les complots de ses ennemis (Hist., III, 38). Et nous n'en avons pas fini avec les effets pathétiques tirés de l'exhibition de l'Augustule au berceau. Il est aux côtés de son père, porté dans une petite litière, quand Vitellius, vêtu de deuil, entouré de ses serviteurs en larmes, paraît devant l'assemblée du peuple pour abdiquer solennellement. L'empereur commence par exposer la situation et par implorer pour lui-même et pour les siens la pitié de la foule ; puis il prend son fils, le soulève au-dessus des rostres et le recommande tour à tour à chacun des assistants en particulier et à tous ensemble : après quoi, détachant de sa ceinture le poignard, symbole de son droit de vie et de mort sur les citoyens, il l'offre au consul au milieu des protestations de l'assemblée (Hist., III, 68).
Jusqu'ici nous ne sommes pas sortis des Histoires. Mais dans les Annales ne manquent pas non plus les grandes scènes d'un caractère théâtral à l'excès. Ce sont, par exemple, les vétérans révoltés de l'armée de Germanie, qui, afin d'émouvoir en leur faveur Germanicus accouru pour les calmer, se dépouillent devant lui de leurs vêtements et lui crient de compter sur leurs poitrines les cicatrices des blessures que leur a faites l'ennemi, sur leurs dos les marques des coups de verges que leur ont infligés leurs centurions, ou bien encore lui prennent la main, sous prétexte de la baiser, et la glissent dans leur bouche pour lui faire tâter leurs gencives édentées (Ann., I, 34-35). C'est Tibère, qui, lors de sa première visite au sénat, après la mort de son fils Drusus, fait brusquement introduire les deux jeunes fils de Germanicus, et, les bras passés autour de leur cou, supplie le sénat de les adopter, les supplie eux-mêmes de voir dans chacun des sénateurs un tuteur et un père (Ann., IV, 8). C'est Vibius Serenus exilé, qui, accusé par son fils de complot contre Tibère, et amené enchaîné devant le sénat, se tourne vers l'accusateur en secouant ses fers et en appelant sur le parricide la colère des dieux vengeurs (Ann., IV, 28). C'est L. Vetus, qui, condamné à mort par Néron avec sa belle-mère et sa fille, meurt avec elles, dans l'étuve où ils se sont fait porter tous trois, après s'être tous trois ouvert les veines dans la même chambre avec le même fer (Ann., XVI, 11).
De pareils tableaux, il faut le dire, n'étaient faits ni pour étonner ni pour choquer le public romain. Les Romains, ne l'oublions pas, étaient un peuple méridional, épris d'émotions fortes et de spectacles violents. Ils avaient laissé s'implanter chez eux les combats de gladiateurs, inventé la cérémonie du triomphe, transformé les funérailles mêmes en une pathétique mascarade ; ils voyaient tous les jours, devant les tribunaux, des accusés amener leurs enfants vêtus de noir et suppliant qu'on ne les privât pas d'un père ou d'une mère, ou encore déchirer leurs vêtements et étaler aux yeux des juges les cicatrices de blessures reçues au service de la patrie. Tacite, quand il évoque les spectacles que nous avons vus plus haut, est bien de son pays. Nous pourrions ajouter qu'il est bien de son temps. À ce point de vue, on retrouve en lui l'élève des rhéteurs, formé par ces « déclamations », où, au caractère follement romanesque des sujets, répondait l'enflure non seulement du style, mais encore des idées et des sentiments. Et peut-être, après tout, plus d'une des scènes mélodramatiques que nous offre son oeuvre s'était-elle effectivement passée telle - ou à peu près - qu'il la rapporte.
Pourtant il n'est pas possible qu'à certains moments tout au moins, il n'ait pas introduit dans ses tableaux quelques inventions de son propre cru. C'est ainsi qu'au cours de la bataille de Crémone. il nous montre un fils, qui, soldat dans l'un des deux camps, vient, sans le reconnaître, de blesser d'un coup mortel son propre père engagé sous les drapeaux du parti adverse, et qui, en dépouillant le moribond, est reconnu de lui et, du même coup, comprend l'horreur de son acte : « alors il l'embrasse expirant, et, d'une voix lamentable, il supplie les mânes paternels de lui pardonner, de ne pas le traiter en parricide. Tous étaient responsables, gémissait-il, du crime d'un particulier ; et qu'est-ce que la part d'un soldat, d'un seul, dans l'oeuvre générale de mort ? Puis il emporte le cadavre, et, creusant une fosse, il lui rend les derniers devoirs (Hist., III, 25) ». Le fait même du parricide involontaire est vraisemblable ; il a même des chances sérieuses d'être vrai, puisqu'il est rapporté par un témoin oculaire, Vipstanus Messala. Mais ce qui nous inspire des doutes, c'est l'authenticité du monologue mis dans la bouche du meurtrier et qui semble « bien philosophique, bien maniéré pour un simple soldat » ; c'est celle aussi de l'inhumation du cadavre séance tenante, en pleine mêlée. « Nous prenons ici Tacite comme en flagrant délit d'arrangement (Edm. Courbaud, Procédés, p. 153) ».
Une analyse un peu serrée de maint autre passage nous amènerait assurément à la même constatation. Il est certain que les habitudes oratoires de Tacite, que son talent de dramaturge, que son goût surtout du pittoresque, ou plutôt d'un art plastique violent et pathétique, à la Michel-Ange, ont conspiré plus d'une fois contre ses scrupules d'historien, lui ont fait, dans d'assez fortes proportions, déformer le réel et manquer à l'exacte vérité.
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Tacite moraliste
Mais si, comme peintre des manifestations extérieures de l'âme humaine, Tacite n'est pas à l'abri de tout reproche, en tout cas, comme peintre du fond même de cette âme, comme psychologue et comme moraliste, il est vraiment, on peut le dire, un des plus grands qui aient existé. Car il ne croit pas, avec Quintilien, que l'historien écrive seulement pour raconter (ad narrandum), il est persuadé qu'il écrit aussi, sinon pour prouver (ad probandum), du moins pour juger : j'entends, pour apprécier la valeur morale des actes qu'il raconte et des personnages qu'il met en scène ; - et pour instruire : j'entends, pour tirer du spectacle des faits et des commentaires qu'il y ajoute, des enseignements à l'usage du lecteur, ou pour inviter celui-ci, pour l'aider, au besoin, à les en tirer lui-même. Autrement dit, l'historien digne de ce nom est à ses yeux essentiellement un moraliste : c'est ce qu'il se pique d'être pour sa part ; c'est ce qu'il a été véritablement, en quoi il n'a fait que continuer la tradition des Thucydide, des Salluste et des Tite-Live.
Que l'histoire soit fondée sur la morale, ou, si l'on veut, qu'elle aboutisse à la morale comme à sa fin nécessaire, lui-même l'a à diverses reprises affirmé de la façon la plus catégorique. Dans les Histoires, la conception ne se dégage pas encore pleinement ; néanmoins elle s'y dessine déjà, ici et là, d'une façon intéressante. Ainsi, au livre III, racontant qu'un soldat vitellien qui, dans la dernière bataille, avait tué son frère, soldat dans l'armée othonienne, a osé demander à ses chefs la récompense de son fratricide, et opposant à cette conduite celle d'un légionnaire de l'époque de la guerre civile entre Marius et Sylla, qui, coupable d'un meurtre identique, s'était tué lui-même dès qu'il s'était rendu compte de ce qu'il avait fait, l'historien prend texte de cette différence entre les deux attitudes pour faire ressortir une fois de plus la supériorité morale du passé sur le présent, et il ajoute : « Ces traits et d'autres puisés dans l'histoire nous fourniront, à l'occasion, comme exemples du bien ou consolation du mal, d'utiles rapprochements (Hist., III, 51) ». Mais c'est dans les Annales surtout qu'il s'est expliqué là-dessus avec une netteté et une franchise absolues. Parlant, quelque part, de la discussion qui s'était élevée au sénat sur la façon la plus opportune d'implorer des dieux la guérison de Livie, l'impératrice-mère, alors gravement malade : « Mon dessein, dit-il, n'est pas de rapporter toutes les opinions ; je me borne à celles que signale un caractère particulier de noblesse ou d'avilissement, persuadé que le principal objet de l'histoire est de préserver les vertus de l'oubli et d'attacher aux paroles et aux actions perverses la crainte de l'infamie et de la postérité (Ann., III, 65) ». Ailleurs pour essayer de justifier le parti adopté par lui de raconter l'histoire d'une époque aussi triste et aussi peu fertile en glorieux événements, il montre que, quand le peuple et le sénat faisaient la loi tour à tour, il fallait connaître le caractère de la multitude, savoir par quels tempéraments on peut la diriger, et qu'alors quiconque avait étudié à fond l'esprit du sénat et des grands, possédait le renom de sage et d'habile politique. « Mais, continue-t-il, aujourd'hui que tout est changé et que Rome ne diffère plus d'un État monarchique, la recherche et la connaissance des faits que je rapporte acquièrent de l'utilité. Peu d'hommes, en effet, distinguent par leurs seules lumières ce qui avilit de ce qui honore, ce qui sert de ce qui nuit : les exemples d'autrui sont l'école du plus grand nombre (Ann., IV, 33) ».
On le voit, l'histoire, qui, pour un Bossuet, est la grande institutrice des princes, est pour Tacite celle aussi des simples particuliers ; et ses leçons, mieux que celles de n'importe quel maître, sont capables d'inspirer à chacun de nous l'horreur du vice et du crime, l'admiration et l'amour de la vertu.
Cette prédominance chez lui du point de vue moral a peut-être empêché Tacite de rendre pleine justice à certains bons côtés de la politique des Césars. Trop exclusivement préoccupé des sanglantes tragédies qui déshonorent le Palatin et dépeuplent la Ville, il n'a pas assez vu, ou plutôt ne nous a pas assez fait voir la sécurité et la paix dont jouissaient les provinces sous le gouvernement impérial. Et puis elle a peut-être donné à l'ensemble de son oeuvre un certain air d'apprêt, un je ne sais quoi de tendu, et, si on peut dire, de gourmé à l'excès, qui risque parfois de refroidir, de gêner ou de fatiguer le lecteur. Tacite n'oublie jamais qu'il est un juge et un éducateur : juge du passé, éducateur du présent et de l'avenir, et de l'éducateur comme du juge, il a l'air continûment grave, et même sévère, le ton perpétuellement solennel.
De là provient en partie cette tendance à éliminer les petits détails, déjà notée par nous à propos de sa façon de traiter les récits : certains de ces détails pourraient, semble-t-il, être des indications non sans valeur au point de vue psychologique, mais Tacite les juge tous également dénués d'intérêt, les uns en raison de leur platitude, les autres en raison de leur caractère répugnant, et tous, en bloc, il les exclut. On ne saurait lui en faire un bien sérieux grief. Avons-nous donc tellement besoin, après tout, de connaître par le menu les monstrueuses débauches de Tibère ou les crapuleuses parties de table de Vitellius ? Là-dessus, Suétone nous renseigne copieusement : avons-nous tant de gré à lui en savoir ? Les faits de ce genre, Tacite les rapporte en termes très généraux ; à leur sujet, il procède par allusions ou opère d'habiles et heureuses transpositions de l'ordre physique dans l'ordre moral, du domaine de la sensation dans celui du sentiment. Là, par exemple, où, sur le champ de bataille de Bédriac, encore tout couvert de cadavres en putréfaction, Suétone nous montrait Vitellius se faisant apporter du vin pour combattre l'odeur et ajoutant par une grossière et abominable plaisanterie de soudard, que le cadavre d'un ennemi mort sent toujours bon (Suét., Vitel., 10), Tacite, lui, se contente de dire : « Vitellius ne détourna pas les yeux ; il vit sans frissonner tant de milliers de citoyens privés de sépulture (Hist., II, 70) ». Là où Suétone représente la populace couvrant de boue et d'immondices ce même Vitellius, alors qu'on le mène au supplice, puis traînant son cadavre au Tibre avec des crocs (Suét., Vitel., 17), Tacite dit simplement : « La foule l'outrageait mort avec la même bassesse qu'elle avait mise à l'adorer vivant (Hist., III, 85) ».
Le procédé a eu pour résultat d'épurer et d'ennoblir la réalité. Et ainsi, d'abord en faisant passer dans son oeuvre les considérations morales avant les considérations politiques ; ensuite, - ce qui était une conséquence de son point de vue de moraliste, - en substituant presque partout la notation des faits moraux à celle des faits physiques, Tacite a donné à l'histoire une noblesse, une majesté, qui, même au point de vue purement artistique ou littéraire, sont des éléments incontestables de beauté.
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Tacite psychologue. Intérêt psychologique des sujets qu'il a choisis
Au reste, c'est la morale qui a, non pas mené Tacite à la psychologie, où il allait assez de lui-même, mais développé et aiguisé en lui le sens psychologique, qui y était inné. Pour instruire les hommes du jour par l'exemple de ceux de la veille, il fallait, en effet, bien connaître ces derniers, et pour les bien connaître, il fallait les avoir étudiés à fond. Tacite n'a pas failli à cette obligation. Il ne croit pas, comme, depuis, d'autres moralistes l'ont cru ou ont paru le croire, que l'homme intérieur se réfléchisse exactement et tout entier dans l'homme extérieur, et que, par suite, il suffise de dépeindre celui-ci pour exprimer, du même coup, ou pour définir celui-là. Par-delà ces gestes, ces attitudes, ces mouvements, qu'il prend, nous l'avons vu, tant de plaisir à observer et à noter (cfr Edm. Courbaud, Procédés, p. 157), il veut saisir des réalités plus substantielles dont mouvements, attitudes et gestes ne sont que des signes incomplets et imparfaits, des miroirs insuffisamment fidèles : il veut pénétrer jusqu'à l'âme et, celle-ci une fois atteinte, l'explorer, la fouiller tout entière jusqu'en ses plus secrets replis. Descendre dans les abîmes de la conscience humaine, y projeter, comme les lueurs d'un puissant réflecteur, la clarté de son impitoyable analyse, l'illuminer dans ses dernières profondeurs, et ainsi en rendre visibles pour lui et pour nous les plus obscurs recoins, voilà la tâche qu'il s'est assignée, et dont, de l'aveu de tous, il s'est acquitté avec un éclatant succès.
Aussi bien, les deux époques qu'il a étudiées - et c'est par là justement, sans aucun doute, qu'elles l'avaient attiré, - plus que n'importe quelles autres, offraient-elles à sa curiosité de psychologue une ample, une magnifique matière à exploiter. La première, surtout, celle qu'il raconte, dans les Histoires, se prêtait merveilleusement à son dessein. Quel récit plus tentant, en vérité, que celui d'une période pareille, dramatique entre toutes, féconde comme pas une en catastrophes, opimum casibus ? « C'est dans les grandes crises que le fond de notre nature se découvre. Toutes les passions alors sortent au jour, et les plus mauvaises en particulier, qui sont les plus nombreuses. Indiscipline des armées, lâcheté de la populace, bassesse des magistrats, cruauté des individus et des foules, débauche générale, tout ce que recouvrait un vernis de civilisation, tout ce que contenaient au moins les lois, les règlements, les conventions, les habitudes acquises, apparaît maintenant et se déchaîne à l'époque choisie par l'historien. Plus de frein ; la bête est lâchée. L'âme humaine étale à nu ses laideurs. Tacite tient de beaux cas pathologiques, une riche matière à dissection : il en éprouve une âpre jouissance (Edm. Courbaud, Procédés, p. 157) ».
Ainsi a-t-on caractérisé, - et il eût été difficile de le faire en termes plus justes, - la nature de l'intérêt qu'à un historien comme Tacite, le sujet des Histoires devait présenter a priori. Mais, à ce point de vue, le sujet des Annales, croyons-nous, ne le cédait guère à celui des Histoires. Prétendra-t-on, par hasard, que les règnes éphémères de Galba, d'Othon, de Vitellius surpassent en horreur tragique les principats sensiblement plus longs de Tibère, de Caligula et de Néron ? Et en fait de cas « pathologiques », l'histoire en a-t-elle jamais offert de plus « beaux » que ceux dont ces trois derniers noms suffisent à éveiller en nous le souvenir ? Il était donc tout naturel qu'après les Histoires, Tacite, désireux d'enrichir sa collection de « documents humains » ou, si l'on veut, son « musée tératologique », remontât jusqu'à l'époque immédiatement précédente et écrivît les Annales : ici comme là, c'était un champ infini, c'était une mine inépuisable qui s'ouvrait à son investigation.
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Les analyses psychologiques et les réflexions personnelles
Aux tableaux se mêle donc sans cesse chez lui l'étude psychologique. Elle y revêt d'ailleurs diverses formes. Et tout d'abord, ce qu'on pourrait appeler la forme « descriptive », à moins qu'on ne préfère appliquer au procédé le nom d'analyse proprement dite. Elle consiste en une notation plus ou moins étendue d' « états d'âme », qui vient, au cours d'un tableau ou d'un récit, s'intercaler dans la notation des faits matériels, et en s'y unissant étroitement, composer avec elle la contexture ou la trame de ce tableau ou de ce récit. Ainsi, dans le tableau de la tentative d'abdication de Vitellius, après avoir décrit l'entrée de Vitellius, son costume, son attitude, celle du peuple et des soldats, l'auteur passe brusquement à l'indication rapide des sentiments de l'assistance : « II n'y avait pas de coeur assez oublieux des vicissitudes humaines pour n'être pas ému de compassion en voyant un empereur romain, naguère maître du monde, quitter le séjour de sa grandeur, et, à travers le peuple, à travers la ville consternée, descendre de l'empire. On n'avait jamais ouï rien de pareil [ ] (Hist., III, 68) ». L'analyse se prolonge encore de cette sorte durant quelques lignes ; puis vient un résumé de l'allocution adressée par Vitellius au peuple, après quoi c'est la scène pathétique que nous avons rappelée plus haut : Vitellius présentant son fils à la foule et le recommandant à la pitié de chacun et de tous. De même, dans le récit de la mort de Vitellius, alors que Suétone s'est borné à rapporter les faits, Tacite note les sentiments et s'efforce de tirer du drame lui-même une impression morale. Il nous peint la terreur qui s'empare de l'âme de l'empereur déchu tandis qu'il erre à travers le Palatin désert, son lâche abattement pendant qu'on le traîne au supplice, l'insensibilité des spectateurs dans le coeur desquels la laideur du spectacle a tué toute commisération (Hist., III, 85). Dans des passages comme ceux-là, Tacite se contente d'analyser d'une façon tout objective une situation morale, un ou plusieurs « états d'âme » individuels ou collectifs.
Dans d'autres, il intervient par des réflexions personnelles ; en présence soit d'un fait ou d'une série de faits, soit d'idées ou de sentiments qu'il vient de relever chez ses personnages, il réagit subjectivement ; il nous donne ses impressions propres ; il commente plus ou moins longuement la situation.
Parfois ce n'est qu'un mot jeté en passant. Ainsi, dans le tableau de la visite de Vitellius au champ de bataille de Bédriac, après avoir décrit les lieux eux-mêmes, le décor, si l'on peut dire : d'une part, la plaine semée de corps putréfiés d'hommes et de chevaux, les maisons détruites, « une vaste et affreuse nudité » ; d'autre part, la route par où arrive le vainqueur, toute jonchée de roses et de lauriers, couverte d'autels où les gens du pays immolent des victimes comme pour le triomphe d'un roi, - il nous ouvre une brève perspective sur l'avenir ; il rappelle, dans une sorte de parenthèse, que cette adulation des Crémonais devait, au moment de la victoire du parti flavien, c'est-à-dire quelques mois plus tard, devenir la cause de leur ruine (Hist., II, 70).
De même, quelques lignes plus loin, après avoir noté l'insensibilité de Vitellius devant le spectacle qui s'offre à sa vue, il ajoute : « Bien plus, ignorant du sort qui le menaçait de si près, il faisait un sacrifice d'action de grâces aux divinités du lieu ». C'est comme un éclair qui brillerait tout à coup dans un ciel serein : il n'a lui que quelques secondes ; mais, à sa lueur, derrière le présent radieux nous avons entrevu l'avenir tragique, l'abîme où va sombrer bientôt la fortune du vainqueur, devenu à son tour un vaincu.
Ailleurs, la réflexion, au lieu de se condenser en un simple membre de phrase, se dilate et s'épanouit en une phrase entière ou même en un paragraphe. Par exemple, au livre VI des Annales, l'auteur vient de parler d'une lettre envoyée par Tibère au sénat à propos d'un procès de lèse-majesté où était impliqué un ami personnel du prince, Messalinus Cotta ; il a même cité le début de cette lettre, qui lui apparaît révélateur d'une âme bourrelée par les remords ; là-dessus, il s'écrie : « Tous ses forfaits et ses infamies étaient devenus pour Tibère un affreux supplice. Ce n'est pas en vain que le prince de la sagesse avait coutume d'affirmer que si on ouvrait le coeur des tyrans, on le verrait déchiré de coups et de blessures, ouvrage de la cruauté, de la débauche, de l'injustice, qui font sur l'âme les mêmes plaies que fait sur le corps le fouet du bourreau. Ni le trône, ni la solitude ne préservaient Tibère d'avouer les tourments de sa conscience et les châtiments par lesquels il expiait ses crimes (Ann., VI, 6) ».
Ailleurs encore, au lieu d'une réflexion isolée, c'est toute une suite de réflexions sur le même sujet, qui s'ajoutent les unes aux autres, finissant par former tout un chapitre. À la suite, par exemple, du récit de la prise et de l'incendie du Capitole par les Vitelliens, Tacite, incapable de contenir son indignation et sa douleur en présence de ce désastre, les laisse s'exhaler dans un pathétique développement, sorte d'oraison funèbre, où il déplore l'anéantissement, par des mains romaines, du monument le plus sacré de Rome, symbole et gage de la grandeur du peuple-roi (Hist., III, 72).
Mais longues ou courtes, les réflexions de ce genre, sous la plume de Tacite, ne s'appliquent encore qu'à des situations particulières, sans viser à une portée plus générale. Il en est d'autres, qui, inspirées par un fait isolé ou par un groupe de faits, - d'ordre physique ou d'ordre moral, peu importe - ont la prétention de s'élever infiniment au-dessus de leur point de départ et d'exprimer des vérités d'une application universelle, ou, en tout cas, extrêmement étendue. Celles-là, l'auteur les condense volontiers en de très brèves formules, les tourne en antithèses, les taille à facettes, les aiguise en pointes à la fois subtiles et brillantes : ce sont les sententiae. Inventées jadis par Sénèque, léguées par lui à tous les écrivains de l'époque impériale, elles ne sont pas moins chères à Tacite qu'à ses prédécesseurs immédiats et à ses contemporains. Il en use et en abuse.
Déjà l'Agricola et la Germanie en contenaient peut-être un trop grand nombre. Dans les Annales, à vrai dire, elles deviendront sensiblement plus rares ; mais les Histoires en foisonnent encore : « Jamais pouvoir criminellement acquis ne fut exercé vertueusement (Hist., I, 30) ». - « Et comme il arrive dans les conseils où le malheur préside, le parti qui semblait le meilleur était toujours celui dont le moment venait de passer (Hist., I, 39) ». - « Pour qui veut l'empire, pas de milieu entre le faîte suprême et le précipice (Hist., II, 74) ». - « Le plus beau jour après un mauvais prince est toujours le premier (Hist., IV, 42) ». - « Il est plus facile de remuer une multitude d'hommes que d'en éviter un seul (Hist., II, 75) », etc. etc.
La plupart de ces exemples, nous devons l'avouer, sont empruntés à des discours. Et en effet, s'il serait faux de dire que les sententiae ne se trouvent que là, à la vérité, c'est là surtout qu'on les rencontre. Mais de ce fait, il n'y a pas d'objection à élever contre le rôle que nous leur attribuons ici. Car personne ne soutiendrait qu'elles servent à caractériser le personnage qui est censé les débiter, qu'elles sont la marque ou l'expression de son tempérament. En réalité, c'est bien Tacite, neuf fois sur dix, qui parle alors par la bouche de ce personnage. C'est lui qui nous propose le fruit de sa propre expérience, lui qui nous sert, pour nous fortifier, le suc souvent amer qu'il a exprimé de ses méditations personnelles. Ces pensées sont bien les siennes, et, dès lors, il n'y avait aucun inconvénient à les extraire des discours dont elles font partie pour les étudier du point de vue où nous sommes placés en ce moment.
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Les portraits
a. Les portraits individuels
À l'analyse psychologique et aux réflexions personnelles se rattache tout naturellement le portrait, qui n'est, après tout, que l'analyse des éléments principaux d'une personnalité, qu'une série d'observations faites par l'auteur sur cette personnalité, pour en dégager les caractères essentiels et en donner une définition, ou plutôt une description aussi exacte, aussi complète qu'il se peut. Dans les Histoires et dans les Annales, on trouve peu de portraits proprement dits. Beaucoup d'historiens, quand un personnage nouveau entre en scène, se croient obligés de nous le présenter ; avant de nous le montrer en action, ils groupent ensemble, dans un morceau indépendant, très nettement détaché du récit, tous les détails propres à nous le faire connaître. Les uns, comme Salluste dans la littérature latine, comme Retz dans la nôtre, se bornent à définir son caractère. Les autres, comme Suétone, Saint-Simon ou Michelet, joignent la description de sa figure et de son extérieur à celle de sa nature et de ses penchants, ou même, souvent, se contentent de la première, persuadés que, chez l'homme, il y a correspondance absolue entre le dehors et le dedans, et que, par suite, le physique suffit à révéler le moral, que l'âme se lit, en quelque sorte, dans les traits de la physionomie. Tacite procède rarement de cette façon. Toutefois, c'est bien ainsi que nous sont présentés, dans les Histoires, Mucien (I, 10), Antonius Primus (II, 86), Cornelius Fuscus (II, 86), Helvidius Priscus (IV, 5) ; dans les Annales, Séjan (IV, 1), Vatinius (XV, 34), Poppée (XIII, 45), Pétrone (XVI, 18), Pison (XV, 48).
De tous ceux-là, d'ailleurs, l'auteur ne nous peint que le moral ; à peine, une fois ou l'autre, nous donne-t-il quelque rapide et vague indication sur leur physique. De Poppée, par exemple, il dira que « sa mère, qui surpassait en beauté toutes les femmes de son temps, lui avait transmis ses traits, et que, quand elle paraissait en public, elle était toujours à demi voilée, soit pour ne pas rassasier les regards, soit qu'elle eût ainsi plus de charmes ». De Pison, il notera la haute taille et la belle figure. Et c'est tout. Sur ce point encore, Tacite applique sa doctrine de l'insignifiance des petits faits. Les petits faits, ici, ce sont les détails relatifs au corps : pour Tacite, l'histoire, école de morale, ne saurait s'intéresser qu'aux âmes ; c'est de l'anatomie du coeur seul qu'elle peut tirer des leçons. Notons encore que ces portraits sont très courts, mais extrêmement soignés de facture, pleins de pensées brillantes, d'antithèses subtiles, de figures de toutes sortes, bref, semblables, a-t-on dit, à de fines miniatures dans des cadres délicatement ciselés. L'imitation de Salluste y est flagrante : la Poppée des Annales, par exemple, est une copie manifeste de la Sempronia du Catilina. Enfin les personnages ainsi représentés sont tous de second plan.
Pour les grands premiers rôles de l'histoire, les empereurs, comme Galba, Othon, Vitellius, Tibère ; les impératrices comme Messaline ou Agrippine ; les héros comme Germanicus, Tacite use d'une autre méthode. Sans grouper nulle part dans un développement spécial les grandes lignes de leur physionomie morale, il les laisse se peindre eux-mêmes par leurs actes, lentement, peu à peu, au cours et comme au fil du récit. Sans doute, sur certains d'entre eux, il nous donne, au moment où ils disparaissent de la scène, une sorte de court article nécrologique ; ainsi pour Galba (Hist., I, 49), pour Othon (Hist., II, 50), pour Vitellius (Hist., III, 86), pour Tibère (Ann., VI, 51). Il emploie d'ailleurs aussi ce procédé pour quelques personnages secondaires. Quoi qu'il en soit, le morceau est un simple résumé biographique bien plus qu'un véritable portrait. En tout cas, ce n'est qu'un complément du portrait. La plupart du temps, en effet, les traits fondamentaux sont omis, et, en revanche, quelques traits secondaires sont mentionnés, que le peintre n'avait pas eu l'occasion de mettre encore bien en vue. Ainsi, dans le passage de ce genre consacré à Vitellius, on ne trouve pas un mot ni sur cette paresse, ni sur cette gloutonnerie que nous avions vues dans les chapitres antérieurs se disputer le coeur du misérable empereur ; et, par contre, Tacite nous signale en lui une qualité qu'il avait un peu laissée dans l'ombre jusque-là : cette sorte de bonhomie et cette libéralité qui lui avaient valu longtemps l'affection de ses soldats.
En somme, des personnages de cette nature, on peut dire que leur portrait n'est nulle part, et qu'il est partout. Les traits en sont diffus à travers le récit tout entier ; Tacite n'a pas voulu les coordonner ; il nous laisse ce soin : à nous de les recueillir et de les rassembler au moment voulu, c'est-à-dire quand l'acteur a fini de jouer son rôle, pour reconstituer l'ensemble de sa physionomie, à la fois dans sa complexité et dans son unité. Moyennant quoi, comme dans une riche galerie, se détacheront devant nous en pleine lumière toute une série de figures singulièrement vivantes, créations d'un art aussi délicat que puissant : Galba, économe jusqu'à l'avarice, débilité physiquement et moralement par la vieillesse, jouet de ses affranchis et de ses ministres, mais, jusque devant la mort, intransigeant sur la discipline militaire ; Othon, aspirant à dépouiller en lui le vieil homme, à faire oublier sur le trône les scandales de son existence de simple particulier, et, après avoir vécu en pourceau d'Épicure, mourant avec la constance et la noblesse d'âme d'un disciple de Zénon ou de Caton ; Vitellius, prodige d'inertie stupide, de goinfrerie et de lâcheté, au demeurant simple et presque cordial avec ses soldats, bon fils, bon frère, bon père et bon mari ; Tibère, habile et ferme politique, ennemi de la flatterie et des flatteurs, assez équitable et assez modéré jusqu'au moment où, frappé de déséquilibre mental, d'abord par la mort de son fils, ensuite par la découverte de la trahison de son favori, il devint un monstre et se laissa aller aux plus infâmes débauches, aux plus épouvantables cruautés ; Messaline, folle de luxure ; Agrippine intéressée, violente, ambitieuse ; Néron, esthète et cabotin, spirituel et féroce, épris du chimérique et de l'impossible et avide de les réaliser, cerveau fêlé et coeur profondément corrompu. On se rendra compte que tous les portraits de ce genre sont purement moraux. Quand, par hasard, ils contiennent quelque indication sur l'extérieur du personnage, cette indication a une valeur non pas pittoresque, mais simplement explicative. Si Tacite, quelque part, note la rougeur qui souvent montait aux joues de Domitien, c'est pour ajouter tout de suite que cette rougeur, en donnant au jeune César l'air modeste, l'aidait à faire illusion sur son véritable caractère (Hist., IV, 40. Cfr Agr., 46). S'il nous montre Tibère, dans sa vieillesse, voûté, chauve, la face rongée d'ulcères et souvent couverte d'emplâtres, c'est parce que la honte qu'il éprouvait de ces disgrâces physiques fut peut-être une des raisons qui déterminèrent l'empereur à quitter définitivement Rome et à s'enfermer dans sa solitude de Caprée (Ann., IV, 57).
D'ailleurs, même si elles sont d'ordre uniquement moral, les singularités ne retiennent guère Tacite. Qu'il s'agisse de la monstrueuse voracité de Vitellius ou de l'énorme lubricité de Messaline, il ne se complaît point dans l'étalage de ces exceptions morales ; il ne les désigne que par des termes généraux et nobles, qui atténuent, en la spiritualisant, la brutale, la hideuse réalité. Par là, l'exceptionnel lui-même se trouve, dans une certaine mesure, ramené au normal, et dans le personnage qu'on nous dépeint, sous le monstre l'homme apparaît.
« Musée tératologique », disions-nous plus haut à propos des Histoires et des Annales : l'expression, dans notre pensée, n'était que provisoire. Si elle convient assez bien à l'ouvrage de Suétone, de celui de Tacite elle risquerait de donner une idée fausse. Autant Suétone éprouve de plaisir à collectionner les cas singuliers ou rares, autant, en matière psychologique, le « gibier » de Tacite, pour parler comme Montaigne, c'est l'universel. Et en effet, peindre des anomalies ne serait pas le meilleur moyen pour lui d'atteindre son but, c'est-à-dire, comme nous l'avons vu, de nous instruire en faisant de l'histoire une morale en action. Car si, en notre qualité d'hommes, nous nous intéressons à tout ce qui est humain, en revanche ce qui n'a rien d'humain, nous étant étranger, nous laisse indifférents. Nous nous en détournons vite, persuadés qu'il n'y a rien à tirer de là pour notre profit moral. Tacite le sait : de là cette manière si réservée, si sobre, si « classique » de comprendre et de traiter le portrait.
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b. Les portraits collectifs
C'est en peignant ainsi les individus par ce qu'il y avait en eux de plus général, que Tacite a été amené à peindre avec tant d'exactitude et de vigueur les groupes généraux, les collectivités. Car, ce ne sont pas seulement les empereurs que son merveilleux pinceau a ressuscités devant nous : c'est encore le peuple, c'est le sénat, c'est l'armée de l'époque impériale. De ceux-ci encore - peut-être surtout de ceux-ci - il a tracé de magnifiques, d'inoubliables portraits.
Le peuple, il le décrit comme un grand enfant sensuel et féroce. Sans doute, à l'occasion, il n'est pas incapable d'un bon mouvement : il prend le parti de la douce Octavie indignement chassée du lit conjugal, et, par ses murmures, force Néron à la rappeler momentanément (Ann., XIV, 60-61) ; ou encore il proteste contre le supplice des esclaves de Pedanius Secundus, condamnés à mort tous en bloc pour n'avoir pas dénoncé le meurtrier de leur maître (Ann., XIV, 42 et 45). Mais, en revanche, après avoir, le matin, réclamé de Galba la tête d'Othon qu'on croit vaincu (Hist., I, 32), il acclame, le soir même, Othon vainqueur et insulte le cadavre de Galba assassiné (Hist., I, 45 et 49). Au fond, il est pour qui le nourrit et l'amuse, et sa passion pour les spectacles est telle, qu'il transforme tout en spectacle, même la plus sanglante boucherie : pour contempler plus à son aise la mort de Galba dont les prétoriens menaçants viennent de cerner la litière, il va s'asseoir sur les degrés des temples et des autres monuments qui bordent le forum (Hist., I, 40), et, quand les Flaviens entrent dans Rome en livrant dans les rues mêmes de la ville une bataille suprême aux Vitelliens, il ne voit dans ce carnage qu'une addition inespérée au programme des Saturnales et y assiste comme à un combat de gladiateurs, jugeant les coups, applaudissant l'un, sifflant l'autre, dénonçant les fuyards, et, au besoin, les ramenant de force sous le glaive de leurs adversaires (Hist., III, 83).
Si nous nous tournons maintenant vers le sénat, nous constaterons l'affaissement de ce grand corps. Sa politique d'alors se résume en deux mots : bassesse et lâcheté. Ces descendants abâtardis de la vieille noblesse républicaine passent leur vie à ramper et à trembler devant l'empereur, dont la cruauté et l'avarice les déciment chaque jour sans pitié. Pour tâcher d'écarter de leur tête la mort toujours imminente, ils n'ont trouvé qu'un moyen : la faire tomber sur la tête d'autrui. Et ils sont devenus délateurs, au besoin même, bourreaux : ne les a-t-on pas vus, pour mieux faire leur cour, traîner de leurs propres mains au supplice les malheureux dont ils avaient provoqué la condamnation (Agr., 45) ? Et, du matin au soir, ils dénoncent sans répit et sans trêve, infatigablement, jusqu'à l'heure où dénoncés eux-mêmes et condamnés à leur tour, ils sont réduits à s'ouvrir les veines après avoir pris la suprême précaution de léguer au prince une partie de leur fortune, pour assurer la possession du reste à leurs légitimes héritiers. En dehors de la délation, toute leur activité se dépense à chercher pour chaque forfait nouveau du tyran une flatterie inédite, ou encore, en présence des compétitions, sans cesse renaissantes, que suscite l'instabilité du pouvoir, à prendre le vent, à tâcher de deviner en faveur de qui va se prononcer la fortune, à s'assurer les bonnes grâces du maître de demain sans encourir la disgrâce du maître d'aujourd'hui. Leur servilité va si loin qu'elle fatigue et rebute celui-là même qui en est l'objet, et qu'on a entendu Tibère, au sortir d'une séance, les qualifier d'hommes prêts à subir n'importe quel esclavage. Tacite, qui les a flétris ailleurs en des termes d'une ironie cinglante, d'une ironie de génial pince-sans-rire (Hist., I, 85 et 88 ; II, 52-54), prend certainement ici à son compte le mot de Tibère : c'est pour lui comme la formule définitive du mépris sans bornes qu'il éprouve et veut nous faire éprouver pour cette aristocratie dégénérée.
Quant à l'armée, ce qui la caractérise pour lui à cette époque, c'est le manque de patriotisme et l'esprit d'indiscipline. Établis en garnison à la périphérie de l'Empire, séparés de la capitale par d'immenses étendues de terre ou de mer, les soldats ne savent, pour ainsi dire, plus ce que c'est que Rome. La patrie, pour eux, c'est leur camp, ou plutôt c'est leur général. Ils ne connaissent que lui, n'ont d'attachement que pour lui, n'obéissent qu'à lui. Encore son autorité sur eux est-elle bien précaire ; elle ne se soutient qu'à force de politique, de souplesse, d'éloquence. Et si conciliant qu'il soit, leurs exigences vont toujours au-delà de ses concessions. Sans cesse, dans le camp, l'émeute couve, gronde, éclate, ne s'éteint que pour se rallumer aussitôt. Et dans les entractes mêmes de la révolte, la discorde règne encore : jusqu'en face de l'ennemi, on se querelle, on en vient aux mains : les soldats avec les officiers, les cohortes auxiliaires avec les légions, les légionnaires avec les prétoriens, les armées avec d'autres armées. Car chacune d'elles se recrute maintenant sur place, parmi les provinciaux ; chacune se trouve représenter une province ou un groupe de provinces, et dès que se produit une vacance au trône, chacune, au nom de la partie de l'Empire dont elle se considère comme mandataire, prétend imposer son chef pour maître à l'univers. Ainsi les camps sont un foyer permanent de guerre civile, et l'institution qui faisait jadis la principale force de Rome est devenue pour la puissance romaine la plus active et la plus redoutable des causes de dislocation.
Au total, partout, du haut en bas de l'échelle, décadence, décomposition morale, menaces de ruine et germes de mort, voilà le sombre tableau que Tacite nous trace de la société de son temps. Mais la tristesse de ce tableau ne doit nous en voiler ni la justesse ni la beauté. C'est peut-être dans cette peinture des groupes sociaux que le talent de Tacite nous apparaît sous le jour le plus éclatant ; c'est peut-être surtout dans cette partie de son art, que l'artiste se révèle à nous comme un maître et un maître souverain.
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Les discours
Pour avoir fait le tour complet des formes artistiques que dans les Histoires et dans les Annales, la pensée de Tacite se plaît à revêtir, nous n'avons plus à étudier que les discours. On sait que les historiens anciens, non contents de faire agir sous nos yeux leurs personnages, ont l'habitude de les faire aussi parler.
Rien de plus naturel, a-t-on fait observer. La vie antique était, en effet, tellement pénétrée d'éloquence, qu'à ne pas donner à celle-ci une place considérable dans son oeuvre, l'historien se fût figuré n'offrir à ses lecteurs qu'une image imparfaite de la réalité. Mais cette remarque, d'une justesse incontestable, si on l'applique à un Thucydide ou à un Xénophon, à un Salluste ou à un Tite-Live, l'est-elle autant, appliquée à un Tacite ? Ce qui était vrai de l'Athènes de Périclès ou de la Rome des Gracques, l'est-il au même degré de la Rome de Tibère, de Néron et de Domitien ? Tacite ne nous a-t-il pas dit lui-même, dans le Dialogue, qu'en pacifiant la République, Auguste avait, du même coup, tué l'éloquence ?
L'objection est moins forte qu'elle ne le semble. Si, à Rome, la grande éloquence était morte avec le régime républicain, ce n'est pas à dire que la parole publique eût, par là même, disparu de la cité. Elle continuait, au contraire, à jouer un rôle considérable dans la vie nationale. Sans doute, l'assemblée du peuple ne se réunissait plus que quand, exceptionnellement, il plaisait à l'empereur de la convoquer, et celui-ci seul, alors, y élevait la voix. Mais on parlait toujours beaucoup dans les tribunaux ; on parlait beaucoup à la curie ; on parlait beaucoup, enfin, dans les camps mêmes et jusque sur les champs de bataille : qu'il s'agît de calmer une de ces séditions militaires si fréquentes alors, d'exciter le courage des soldats avant ou pendant le combat, de relever leur moral à la suite d'une défaite, ou bien, à la suite d'une victoire, de modérer leur soif de vengeance ou leur ardeur à piller, l'éloquence était chez un général le plus puissant des moyens d'action et tout chef d'armée devait être en même temps un orateur. En introduisant dans son oeuvre des spécimens de ces diverses sortes d'éloquence, Tacite, tout en se conformant à une tradition du genre historique, ne faisait donc après tout, lui aussi, que reproduire un aspect important, essentiel, de la vie publique de son temps, et il n'y a pas à le critiquer sérieusement sur ce point.
Ce qu'on serait peut-être plus fondé à lui reprocher dans l'emploi de ce procédé, c'est d'avoir, trop souvent, inventé de toutes pièces les discours qu'il prêtait à ses personnages. En cela encore il ne faisait, il est vrai, qu'imiter ces devanciers. Mais, pour agir ainsi, ceux-ci avaient eu des raisons qu'on ne saurait faire valoir en sa faveur. Quand Thucydide faisait parler Périclès, quand Tite-Live faisait parler Canuleius, ils ne pouvaient ni l'un ni l'autre rapporter les paroles exactes de Canuleius ou de Périclès. À supposer même que ces personnages eussent réellement parlé dans la circonstance où l'historien leur prêtait un discours, ni ce discours n'avait pu, à ce moment-là, être recueilli par l'écriture, puisque la sténographie n'existait pas encore, ni l'orateur ne l'avait lui-même publié par la suite, puisque l'usage des publications de ce genre était encore inconnu. Dès lors, il avait bien fallu que l'imagination de l'écrivain suppléât aux documents absents. Au contraire, quand Tacite mettait une harangue dans la bouche d'un personnage important de l'époque impériale, il ne tenait qu'à lui de nous donner le texte de cette harangue telle qu'elle avait été prononcée dans la réalité. Ce texte, il l'eût trouvé soit dans la collection du Journal de Rome, soit dans les archives du Sénat ou dans celles du Palais : il n'avait qu'à l'y aller chercher. S'il ne l'a pas fait, c'est qu'il n'a voulu insérer dans la trame de son oeuvre aucun passage qui fût d'une plume autre que la sienne ; en matière de style, toute espèce de disparate eût choqué son goût propre et celui de son public : tant l'unité de ton et de couleur paraissait alors une qualité essentielle de toute oeuvre d'art. Son excuse, s'il a besoin d'excuses, c'est qu'à sa place n'importe lequel de ses prédécesseurs eût fait comme lui : même s'ils avaient eu à leur disposition les documents originaux, ils n'en auraient usé que dans une mesure très restreinte ; ils en auraient extrait les idées, - du moins les idées principales, - et les auraient revêtues chacun de son style particulier ; ils les auraient « traduites », suivant l'expression dont se sert Tacite en pareil cas (cfr Ann., XV, 63). Car, que ce soit bien là ce qu'il fait lui-même, on peut s'en rendre compte par la comparaison de tel de ses discours avec le discours original, heureusement conservé, ou retrouvé. En somme, sur le point spécial qui nous occupe en ce moment, comme sur quelques autres, sa théorie et sa pratique sont celles de tous les historiens grecs et latins : chez lui comme chez eux, le souci de la science est primé par le souci de l'art. Ne le regrettons pas trop ; si l'histoire y perd au point de vue de l'exactitude, elle y gagne peut-être au point de vue de la beauté.
De même, ne déplorons pas outre mesure le manque de naturel qu'on peut relever dans plus d'un passage de ces discours. Montesquieu, faisant allusion au langage prêté par Tite-Live aux consuls et aux tribuns de la vieille Rome, regrette que l'auteur ait jeté trop de fleurs sur ces colosses de l'antiquité. Nous pourrions être tentés d'exprimer un regret analogue en entendant parler les personnages des Histoires ou des Annales. À la vérité, les hommes de l'Empire ne sont plus des « colosses » : envisagés du point de vue moral, ils apparaîtraient plutôt comme des nains. Mais de toute façon, Tacite a mis dans leurs harangues un peu trop de « fleurs » - de fleurs somptueuses et artificielles, sorties des « officines » des rhéteurs - : pensées trop ingénieuses, antithèses trop subtiles, tirades et monologues déclamatoires comme ceux des tragédies de Sénèque, symétries trop raffinées entre des discours, soit contigus, soit séparés par d'assez longs intervalles, et se faisant pendant l'un à l'autre, parfois à l'insu même des orateurs qui sont censés les débiter (Comparer par exemple Hist., I, 29-30, et I, 37-38 ; Hist., IV, 7 et IV, 8), toute cette rhétorique s'étale un peu trop complaisamment dans la partie oratoire des deux ouvrages. Par bonheur, elle n'y étouffe pas la véritable éloquence : celle-ci malgré tout, éclate sans cesse en traits magnifiques, qui non seulement éblouissent notre imagination par la splendeur de la forme, mais encore, par la vérité du fond, donnent satisfaction entière à notre raison.
Il en est ainsi, par exemple, bien souvent quand Tacite fait exprimer à ses personnages certaines des idées morales ou politiques qui lui sont chères. Par une convention assez hardie, mais que légitime l'heureux emploi qu'il en fait, il n'use alors de la forme oratoire que pour présenter d'une façon plus vivante et plus dramatique ses vues personnelles : le discours n'est ici que le prête-nom de la dissertation, et l'acteur en scène que le porte-parole de l'auteur. C'est le cas de Galba quand, en adoptant Pison, il fait d'abord valoir à celui-ci les avantages, que, comme mode de succession à l'empire, l'adoption lui paraît offrir sur l'hérédité et sur l'élection, puis essaie de définir la monarchie tempérée telle qu'il la conçoit et telle qu'elle lui semble convenir aux Romains de ce temps (Hist., I, 15-16). C'est le cas de Petilius Cerialis lorsqu'il énumère aux Gaulois révoltés les bienfaits de l'administration romaine à l'égard des provinces (Hist., IV, 73-74).
Ces discours sont certes d'admirables morceaux de philosophie politique. Toutefois, il en est d'autres qui leur sont peut-être encore supérieurs : ce sont ceux dans lesquels se révèle ou achève de se révéler, soit le caractère d'un personnage, individuel ou collectif, soit l'état d'esprit de ce personnage à tel moment déterminé. Ainsi les harangues de Tibère enfoncent profondément en nous l'impression de l'hypocrisie raffinée qui faisait le fond de cette âme ténébreuse (cfr par exemple Ann., III, 12 ; III, 53-54 ; IV, 8 et 9 ; IV, 37-38 ; IV, 40) ; celle de Pison aux prétoriens révoltés qu'il essaie de faire rentrer dans le devoir, nous montre la douceur mélancolique et résignée d'un jeune sage qui sent peser sur lui-même la tragique fatalité sous les coups de laquelle ont déjà successivement succombé tous les siens (Hist., I, 29-30) ; l'allocution d'Othon à ces mêmes prétoriens pour les pousser à la révolte respire l'odieuse suffisance d'un bellâtre persuadé que la fortune, cette grande coquette, ne saurait lui résister (Hist., I, 37-38) ; la réponse de Néron à Sénèque, venu lui demander la permission de quitter la cour, peint de la façon la plus vive la duplicité du jeune prince, sa malignité sournoise et comme féline, son tour d'esprit ironique, la souplesse, enfin, de dialectique qu'il a puisée dans les leçons mêmes de son vieux maître et qu'à cette heure, avec une diabolique astuce, il retourne contre celui-ci (Ann., XIV, 55-56). On pourrait citer bien d'autres pages du même genre, où la psychologie est aussi pénétrante, aussi profonde qu'elle l'était dans les analyses, dans les réflexions personnelles ou dans les portraits.
Et à côté des discours proprement dits, qui ne sont pas extrêmement nombreux (on en a compté neuf en tout dans les Histoires, et dans les Annales il n'y en a guère plus d'une trentaine), il faudrait rappeler les innombrables discours en style indirect. De ceux-là, Tacite se sert surtout quand il s'agit de faire parler une collectivité : sénat, peuple, soldats. C'est ainsi qu'au débat des Annales, pour peindre l'état d'esprit du public romain à l'égard d'Auguste, mort de la veille, il partage le peuple en deux groupes - l'un qui vante les qualités et les belles actions de l'empereur défunt, l'autre, qui flétrit ses vices et ses fautes, et chacun des deux prend la parole à son tour, s'exprimant également en style indirect (Ann., I, 9-10). Les discours de ce genre sont, d'ordinaire, très courts et d'un ton relativement simple : c'est surtout dans les autres, comme il était naturel, que se trouvent les grands effets oratoires ; c'est là que, trop souvent, le brillant tourne au brillanté.
Sur cette différence on a essayé d'édifier toute une théorie (cfr M. Martha, Revue des Cours et Conférences, 11 juillet 1895, t. III, 2, p. 562ss). Les discours directs, simples morceaux d'apparat, et qui pourraient, affirme-t-on, se retrancher sans que la clarté du récit en souffrît le moins du monde, seraient tous de pure invention ; les discours indirects, morceaux sans prétention et dont la suppression rendrait incompréhensible, - du moins on l'assure, - tout ce qui les précède ou les suit immédiatement, correspondraient tous à des discours réels, authentiques, dont ils ne seraient qu'un abrégé, un canevas, une sorte de résumé analytique. Cette théorie est ingénieuse, mais, elle soulève des objections. D'une part, les discours directs ne sont pas tous aussi inutiles, les discours indirects tous aussi nécessaires qu'on veut bien le dire, à l'intelligence du contexte. D'autre part, tel discours des Histoires en style direct, et qui, dès lors, en vertu de la théorie, devrait être purement fictif, n'est, en fait, que le remaniement, la traduction en beau style, d'un discours réellement prononcé, dont on a retrouvé le texte gravé sur des tables de bronze.
Le plus sûr en cette matière est donc de nous en tenir aux constatations précédentes : plus de brièveté ici, là plus d'ampleur ; ici une simplicité relative, là une certaine tendance à la recherche et à la pompe. Et alors, embrassant d'un seul regard tous les discours des Histoires et des Annales, et sans plus nous préoccuper des différences de forme qu'ils peuvent présenter entre eux, nous dirons, pour conclure, que, mêlés de qualités brillantes et d'assez graves défauts, ils ont peut-être comme principal intérêt de suppléer pour nous à la perte de l'oeuvre proprement oratoire de Tacite et de nous donner une idée au moins approximative de ce que fut comme orateur, soit à la curie, soit au forum, celui dont toute cette étude aura, nous l'espérons, suffisamment démontré qu'il a bien mérité d'être appelé tour à tour le plus grave historien (Bossuet, Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre) et le plus grand peintre de l'antiquité.
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Tacite : Agricola - Germanie - Histoires - Annales - Hypertexte louvaniste - Corpora
Autres traductions françaises : sur la BCS - sur la Toile
Date de dépôt : 31 octobre 2004
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