Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 480-484a -  ans 742-745

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

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LA LIBÉRATION DE PÉPIN LE BREF - LA PUNITION DES FRÈRES BÂTARDS DE CHARLES ET DE LEURS PARTISANS

 L'ÉVÊCHÉ DE LIÈGE - NAIME À NAMUR - LES LOMBARDS D'AISTULF, PÉPIN, L'EMPEREUR CONSTANTIN ET LE PAPE ÉTIENNE

Ans 742-745 - Myreur, II, p. 480-484a


Ce fichier a été divisé en deux parties :

* La première traite de la libération de Pépin le Bref et de sa vengeance (II, p. 480-483a - ans 742-743)

* La seconde concerne divers événements liés à l'évêché de Liège, à Pépin le Bref, à l'empereur Constantin et aux Lombards d'Aistulf (II, p. 483b-484a - ans 744-745)


 

Première partie

La libération de Pépin et sa vengeance (II, p. 480-483a - ans 742-743)

 

Résumé

Guymier, un Sarrasin saxon prisonnier de Doon, obtient sa liberté en donnant des informations sur le sort de Pépin le Bref - Celui-ci est libéré et retrouve avec joie Griffon Martel  et Doon

On lui raconte ce qui s'est passé chez les Francs durant son absence, notamment les affirmations des bâtards concernant leurs origines

Rentré à Paris, où il est bien accueilli par l'empereur [Jean parle de Constantin], Pépin veut venger son fils Charles - Fou de colère, il refuse de pardonner, recherche et fait mettre à mort les partisans de ses fils bâtards - Ceux-ci quittent Orléans et se réfugient en secret à Namur - Ils sont découverts et mis à mort par Naime de Bavière, comte de Namur

 


Guymeir, un Sarrasin saxon prisonnier de Doon, obtient sa liberté en donnant des informations sur le sort de Pépin le Bref - Celui-ci est libéré et retrouve avec joie Griffon Martel  et Doon

[II, p. 480] [L’an VIIc et XLII] Item, l'an VIIc et XLII, en mois d'avrilh, demandat Doon de Maienche les prisoniers que ses gens avoient pris à Saynes, et li vient en talant qui les voloit veioir. Et ons ly amenat, si en estoit XXXVIII. Et quant ilh les oit veyut, si leur [dest add.] : « Fis à putain, vos y moreis tous de mal mort : je ne vos forfis oncques riens, et si esteis venus ardre et gasteir mon pays. » Ilh oit là, entres les altres prisoniers, I Saynes qui oit à nom Guymeir, qui s'en alat de costeit parleir à Doon, et ly at dit, s'ilh le wet lassier aleir sens et sauf, ilh li dirat verité de roy Pipin franchois.

[II, p. 480]  [An 742] En l'an 742, au mois d'avril, Doon de Mayence songea aux prisonniers que ses gens avaient faits parmi les Saxons et l'envie lui vint de les voir. On les lui amena ; ils étaient trente-huit. Après les avoir vus, il leur dit : « Fils de putains, vous mourrez tous de mauvaise mort : moi, je ne vous ai jamais rien fait de mal, et pourtant vous êtes venus brûler et dévaster mon pays. » Parmi les prisonniers se trouvait un Saxon dénommé Guymeir, qui alla parler à Doon en aparté et lui dit que s'il voulait le laisser partir sain et sauf, il lui dirait la vérité sur le roi franc Pépin.

[Pipin, roy de Franche, que ons quidoit estre mors et perdus, est retroveis par Guymeir] Chis Sarasin dest que Pipin avoit veyut. Doon l'etendit bien, se li respondit : « Amys, dite-moy veriteit, et je vos weulhe creanteir del acomplir vos demandes, et vos donray encor awec des biens tant qu'ilh vos suffierat. » Et chi li racomptat comment Pipin avoit ochis les dois roys, et comment ilh fut attrappeis par XII hommes, desqueiles ilh en ochist les IIII, et les altres le prisent.

[Pépin, roi de Francie, que l'on croyait mort et perdu, est retrouvé grâce à Guymeir] Ce Sarrasin dit qu'il avait vu Pépin. Doon l'écouta bien, et lui répondit : « Ami, dites-moi la vérité, et je veux vous assurer que je réaliserai vos demandes, et qu'en plus de cela je vous donnerai des biens en quantité. » Alors, Guymeir lui raconta que Pépin avait tué les deux rois mais avait été rattrapé par douze hommes. Il en avait tué quatre, mais les autres l'avaient fait prisonnier (cfr II, p. 469). 

[Guymeir dist à Doon comment ilh avoit Pipin en prison] Ly conte Doon fut mult llies, quant ilh soit la veriteit de Pipin, si dest al Sayne en amisteit : « Amys, dite-moi comment rarons-nos Pipin hours de prison ? » Chis ly respondit : « Sires, je vos dis que je suy li unc des VIII qui presimes Pipin, et je suy li castelain de castel où ilh est, et suy ly soverains maistre de tous les altres. Et est Pipin à moy, et je vos promes en bonne foy, se je estoye huy là vos le rariés demain ; mains je ne moy weulhe mie partir de vos si le raiiés. Donneis-moy del eynche et de papier, je weulhe escrire à cheaux qui le gardent, et ilh l'amenront. Je vos dis bien que je voulroy estre quitte de luy, car quant je le pris je ne savoy nyent que chu fuste Pipin ; si le garday I an anchois qu'ilh moy desist son nom, car s'ilh le moy awist dit, tantost je l'euwisse delivreit à monsaingnour le roy ; mains portant que je l'avoie trop gardeit, je ne l'osay presenteir à ly, car j'en fusse destrus ; et sy ne l'osay onques ranchoneir, por eistre acuseis. »

[Guymeir dit à Doon qu'il détenait Pépin en prison] Le comte Doon fut très satisfait, quand il sut la vérité concernant Pépin. Il dit amicalement au Saxon : « Ami, dites-moi comment nous pourrons faire sortir Pépin de prison ? » Il lui répondit : « Seigneur, sachez que je suis un des huit hommes qui se sont emparés de Pépin ; je suis le châtelain du château où Pépin se trouve et le seigneur de tous les autres châteaux. Pépin est entre mes mains, et je vous assure que si j'étais sur place aujourd'hui, demain vous le récupéreriez. Toutefois, je ne veux pas me séparer de vous si vous le retrouver. Donnez-moi de l'encre et du papier. Je veux écrire à ses gardiens, et ils vous l'amèneront. Je vous affirme que je souhaiterais être déchargé de lui, car quand je l'ai capturé, je ne savais pas qu'il s'agissait de Pépin. Je l'ai gardé un an avant qu'il ne me dise son nom ;  s'il me l'avait dit, je l'aurais aussitôt livré au roi mon seigneur ; mais, l'ayant gardé trop longtemps, je n'ai pas osé le lui présenter, ce qui aurait causé ma perte. Je n'ai jamais osé demander une rançon, de peur d'être accusé. »

[Pipin fut delivreit de prison et livreit à Doon]]] Atant ilh escript une [lettre add.], disant à cheaux qui tenaient Pipin en prison qu'ilh estoit en la prison Doon de Maienche, et ilh le convenoit morir se ilh ne ravoit Pipin ; si les prioit par Mahon que ilh le ramenent, car tous cheaux qui venront awec ly seront assegureis de Doon. Chu fut la matere de effecte de la letre ; si le saielat et le donnat secreement à unc messagier, qui le portat al homme [II, p. 481] propre à cuy elle estoit envoiet. Quant chis le voit, si fut mult liies car ilh cuidoit que son sires fust mors ; si alat al roy Pipin et li racomptat le fait. Et droitement à meynut se sont partis eaux trois, et n'arestarent se vinrent à Maienche, et y metirent VIII jours ; et fut Pipin presenteit à Doon. Adont oit grant joie Doon quant ilh veit Pipin, et donnat I cheval à messagier, et cent besans d'or et son mantel.

[Pépin fut libéré de prison et remis à Doon] Alors Guymeir écrivit une lettre, disant à ceux qui détenaient Pépin prisonnier que lui-même était prisonnier de Doon de Mayence, lequel était décidé à le faire mourir s'il ne récupérait pas Pépin ; il les priait, par Mahomet, de ramener Pépin et disait que Doon garantirait la sécurité de tous ceux qui l'accompagneraient. Telle était la teneur de la lettre : il la scella et la donna secrètement à un messager qui la porta en mains propres à l'homme [II, p. 481] à qui elle était destinée. En recevant cette lettre, son destinataire fut très content, car il croyait son seigneur mort ; il alla raconter cela au roi Pépin. Et aussitôt, en pleine nuit, ils partirent à trois, et, sans s'arrêter, arrivèrent à Mayence, en huit jours. Pépin fut présenté à Doon. Celui-ci fut très content quand il vit Pépin et il donna au messager un cheval, cent besants d'or et son manteau.

[Pipin fut mult fiestoiet de Doon et de Griffon]n] Et mandat Doon tantost le conte Griffon à Haustongne, qui vint tantost. Et Doon li monstrat Pipin, son frere, de quoy ilh oit grant joie. Là oit grant joie et mult grant fieste ; et li conte Doon fist à son prisonier tout son plaisir et soy partit si s'en ralat.

[Pépin fut très fêté par Doon et Griffon] Aussitôt Doon convoqua le comte Griffon de Hamptone, qui vint immédiatement. Et Doon le mit en présence de son frère Pépin, ce qui lui causa une grande joie. Alors avec grand plaisir, on célébra une grande fête. Le comte Doon accorda tout ce qui plaisait à son prisonnier, qui partit et retourna chez lui.

Griffon de Hamptone, plus souvent appelé par Jean d'Outremeuse Griffon Martel, est le fils de Charles Martel et de Swanahilde, tandis que Pépin III le Bref est le fils de Rotrude. La notice de II, p. 451 peut expliquer le rapport ‒ assez lointain ‒ du personnage avec les Hamptone : Griffon Martel avait épousé Jeanne, la soeur de Guy de Mayence, qui était une Hamptone. Leur fils Guy avait été appelé Guy de Hamptone. Apparemment cela suffit à Jean pour accoler à Giffon Martel aussi, le nom Hamptone.

On raconte à Pépin ce qui s'est passé chez les Francs durant son absence, notamment les affirmations des bâtards concernant leur origine

[II, p. 481] [A Pipin fut tout racompteit chu qu’ilh estoit avenus par li, et plorat]  Ors avient que Doon et Griffon ont racompteit tot la trahison et le discors qu'ilh avoit oyut, et encors avoit en Franche par sa mort, de commenchement jusqu'en la fin, et par especial ilh ly fut dit que les bastars disoient que Pipin avoit leur mere esposeit, anchois qu'ilh veist onques Bertaine. De chu plorat ly roy Pipin, et dest qu'ilh mentoient fausement, car ilh n'oit onques esposée la garche leur mere, ne oussi ilh ne li dest onques « quant Bertaine, ma chier femme fut de moy decachié IIII ans por le mort de li (lacune ?) » ‒ « Mains je yray en Franche, dest Doon, où je troveray à Paris Constantin, l'emperere de Romme, frere de la royne Bertaine, vostre femme, car Lyon Sanson l'emperere fut mors deleis moy en Savoie awec le roy Charle, vostre fis, combatant contre les bastars.

[II, p. 481] [On raconta à Pépin tout ce qui était arrivé à cause de lui et il pleura] Alors Doon et Griffon racontèrent, de bout en bout, la trahison et le conflit qui se produisirent et qui subsistaient encore chez les Francs, à cause de sa mort. En particulier, on lui rapporta que ses bâtards disaient que Pépin avait épousé leur mère, avant d'avoir rencontré Bertaine. Pépin alors se mit à pleurer et déclara qu'il n'avait jamais épousé leur garce de mère et qu'il ne lui a jamais dit « quand Bertaine, ma chère femme fut privée de moi quatre ans à cause de sa mort (lacune ?) » « Mais, dit Doon, j'irai en Francie, où je rencontrerai à Paris Constantin, l'empereur de Rome, le frère de la reine Bertaine, votre épouse ; car Léon Samson l'empereur mourut en Savoie près de moi et de votre fils, le roi Charles, quand nous nous battions contre les bâtards. » (cf II, p. 478)

Lacune : Bo, ad locum, soupçonne une lacune, qu'il met en rapport avec les premières lignes de II, 482, qui évoqueraient une période où Pépin et Bertaine auraient été séparés, mais ce n'est pas très clair. Voir début p. 482

[L’emperere encachat les bastars fours de Franche et fist quere apres Charle] « Si at encachiet les bastars hours de la royalme et fait quere apres Charle, vostre fis, por remetre en son rengne. » Respondit Pipin et dest : « Honneur ait ly emperere, ilh fait chu qu'il doit. »

[L’empereur chassa les bâtards du royaume franc et fit rechercher Charles] « Et l'empereur chassa les bâtards du royaume et fit rechercher Charles, votre fils, pour le remettre à la tête de son royaume (cfr II, p. 479). » Pépin répondit : « Honneur à l'empereur, il fait ce qu'il doit. »

Rentré à Paris, où il est bien accueilli par l'empereur, Pépin veut venger son fils Charles - Fou de colère, il refuse de pardonner, recherche et fait mettre à mort les partisans de ses fils bâtards - Ceux-ci quittent Orléans et et se réfugient en secret à Namur

[II, p. 481] [Pipin s’en revat en Franche] Atant sont monteis et aleis vers Franche Pipin, Griffon et Doon à noble compagnie de barons et de chevaliers. Et vinrent à Paris et prisent les hosteis partout. Quant ly emperere veit ches gens, si envoiat demandeir qui ch'estoient. Et li messagier quant ilh revient si dest : « Sires, ch'este ly roy Pipin, car je l'ay veyut, et monterat tantost en chi sien palais, tenant par le bras Doon de Maienche. »

[II, p. 481] [Pépin retourne en Francie] Alors Pépin, Griffon et Doon, avec une noble compagnie de barons et de chevaliers prirent leurs montures et partirent pour la Francie. Arrivés à Paris, ils occupèrent partout les hôtelleries. Quand l'empereur vit ces gens, il envoya demander qui ils étaient. Et à son retour, le messager dit : « Sire, c'est le roi Pépin, car je l'ai vu, et il montera bientôt en ce palais, qui est le sien, tenant par le bras Doon de Mayence. »

[Pipin fut noblement rechus del emperere à Paris] Quant l'emperere oiit chu, si desquendit de palais, si encontrat Pipin al issue qui li fist grant fieste ; et Pipin ly dest : « Sires, je reng grant merchi à vos de chu que vos aveis sourcorut Charle, de cuy vos esteis oncles, et j'en suy peire ; mains monstreis-moy les trahitres bastars, se vos les aveis. » L'emperere dest que non, dont ilh estoit [II, p. 482] dolans, car s'ilh les awist ilh fussent pendus sens aleir plus avant, « quant ilh weulhent faire de ma soreur une putain ; ilh moy sovient bien comment elle fut decachié por leur mere, si ne les poroie ameir. »

[Pépin fut honorablement reçu par l'empereur à Paris] Quand l'empereur entendit cela, il descendit du palais et, en sortant, il rencontra Pépin qui lui fit grande fête. Pépin lui dit : « Sire, je vous remercie très vivement d'avoir porté secours à Charles, votre neveu et mon fils. Mais montrez-moi les traîtres bâtards si vous les détenez. » L'empereur lui dit qu'il ne les avait pas et le [II, p. 482] regrettait beaucoup, car s'il les avait eus, ils auraient été pendus sur le champ, « eux qui veulent faire de ma soeur une putain ; je me souviens bien comment elle (Bertaine) fut chassée à cause de leur mère, et je ne pourrais pas les aimer. »

Atant vient là unc chevalier qui salue le roy, et ly roy li demandat : « Où sont les bastars qui ont mon fis Charle encachiet de son rengne ? » Et chis li dest : « Je les lassay à Orlins, où ilh font grant assemblée por venir devant Paris et por conquesteir. » Adont s'espandit la novelle partout que Pipin estoit revenus et estoit à Paris.

Alors un chevalier se présenta et salua le roi qui lui demanda : « Où sont les bâtards qui ont privé mon fils Charles de son royaume ? » Le chevalier lui répondit : « Je les ai laissés à Orléans, où se réunit une grande assemblée en vue d'assiéger et conquérir Paris. » Partout se répandait la nouvelle que Pépin était revenu et se trouvait à Paris.

Et li roy mandat les plus puissans de Paris, et soy plandit à eaux de la grant deshoneur que ses bastars avoient faite à sa bonne famme, sicom dit est, de quoy ilh avoit teile coroche que dire ne le poroit. Et ses barons le vont solaichier, et vuelent obeir et servir à luy.

Le roi Pépin convoqua les personnages les plus puissants de Paris et se plaignit devant eux du grand déshonneur fait par ses bâtards à sa réputation ‒ on en a parlé plus haut (II, p. 477) ‒, ce qui le mettait dans une colère indescriptible. Ses barons viennent le soulager, désireux de lui obéir et de le servir.

Adont dest ly uns que à Orlins estoient les bastars et leurs amis favorables. Et leurs amis les envoient dire par escript le faite comment Pipin estoit revenus, dont ilh orent teile mervelhe qu'il ne se sevent conselhier ; si ont envoiés les plus hauls prinches del rengne al roy Pipin dire qu'ilh ly prient merchis, et qu'ilh les welhe lassier venir à excusanche ; mains ly roy n'en wot riens oiir parleir.

Quelqu'un lui dit alors que les bâtards ainsi que leurs partisans étaient à Orléans. Leurs partisans leur font savoir par écrit le retour de Pépin ; cela les étonne tellement qu'ils ne savent que décider. Finalement ils envoient au roi Pépin les plus hauts princes du royaume pour lui demander pardon et la permission de venir s'excuser. Mais le roi ne voulut rien entendre.

[Pipin fist ochir tos les annemis son fis Charle] Et fist ly roy metre en prison tous les prinches, et puis enquist, com I roy droturier, lesqueis voirent aidier les bastars contre son fis Charle, et cheaz at fait tous escorchier et traieneir, et puis pendre comme murdreurs. Mains quant les bastars entendirent chu, si sont fuys leur voies. Et li roy les fist cachier, mains ilh ne furent mie troveis ; ilh s'enfuyrent à Namure, mains nuls ne les savoit, car ilh soy tenoient en secreit.

[Pépin fit tuer tous les ennemis de son fils Charles] Il fit emprisonner tous les princes, et puis, en roi respectueux du droit, chercha à savoir lesquels d'entre eux avaient voulu aider les bâtards contre son fils Charles. Et ceux-là, il les fit tous écorcher, traîner, puis pendre comme des meurtriers. Cependant, quand ils entendirent cela, les bâtards s'enfuirent. Le roi les fit poursuivre, mais sans pouvoir les trouver. Ils s'enfuirent à Namur, mais personne ne le savait, car ils se tenaient dans le secret.

Les bâtards de Pépin sont découverts et mis à mort par Naime de Bavière, comte de Namur

[II, p. 482] [De Nalme, conte de Namure] Sy avient que Nalme de Beawier, le fis Gasselin, les trovat là unc jour d'aventure, si les corut sus luy et ses gens, et furent mult navreis ; mains ilh escaperent par le forche des chevals. Si estoient venus deleis luy por parage de Pipin, leur peire, qui estoit grans amis à Abry le Borgengnon et à Gasselin ; mains Nalme si estoit en Bealwier ; al revenir ilh les trovat là, si les corit sus, sicom dit est.

[II, p. 482] [Naime, comte de Namur] Un jour, Naime de Bavière, le fils de Gasselin, les rencontra par hasard. Lui-même et ses gens foncèrent sur eux et les blessèrent gravement ; mais ils s'échappèrent grâce à la puissance de leurs chevaux. Ils étaient venus, près de lui (Naime), parce que Pépin, leur père, était un grand ami d'Aubry le Bourguignon et de Gasselin (cfr II, p. 449; mais à ce moment-là  Naime était en Bavière. C'est à son retour qu'il les trouva là et les attaqua, selon ce qui est dit.

[L’an VIIc et XLIII - Nalme appelat en champ les II bastars Pipin] Adont fut-ilh racompteit al roy Pipin qu'ilh estoient en Bohemme. Si mandat Nalme et l'envoiat apres eaux : chis s'en alat en avrilh l'an VIIc XLIII, si vint en Bohemme en mois de may, si les trovat devant le duc de Bohemme, et les apellat amdois l'unc apres l'autre qu'ilh estoient trahitres, murdreurs, emblans honneur de dammes et de saingnour, et chu les voloit proveir de son corps, sicom dit est. Ilhs ne respondirent riens, ains prisent III jours de respondre por avoir conselhe. Et chu estoit la loy de [II, p. 483] Bohemme. Et dedens les III jours ilhs soy partirent et en alerent leur chemyn, muchant les esponse voie tant qu'ilh vinrent à Namur, dont Nalme qui les cachoit estoit conte.

[An 743 - Naime appela les deux bâtards de Pépin sur le pré] Alors on raconta au roi Pépin que les bâtards étaient en Bohême. Pépin convoqua Naime et l'envoya à leur poursuite. Naime partit en avril de l'an 743 et arriva en Bohême au mois de mai. Il les trouva chez le duc de Bohême et les accusa successivement tous les deux d'être des traîtres, des meurtriers, volant l'honneur des dames et des seigneurs, ce qu'il voulait prouver en combat singulier, selon ce qui est dit. Ils ne répondirent rien, mais demandèrent trois jours avant de répondre, afin de prendre conseil. Telle était la loi en [II, p. 483] Bohême. Mais pendant ces trois jours, ils partirent et suivirent leur route, utilisant des chemins détournés, jusqu'à leur arrivée à Namur, dont Naime, qui les pourchassait, était le comte.

[Lesdit bastars furent ochis à Namur] Et Nalme prist lettre al duc de Bohemme de chu que faite estoit devant luy, et s'en revient à Namure. Et ilh estoient en castel buteis en la chambre de chambrelain, qui les dest qui les garderoit bien. Et tantost que Nalme fut revenus, ilh ly dest : « Monsaingnour, vos aveis chi ens cheaux cuy vos cachiés et demandeis, et les avons dit que nos les garderons bien, mains nos l'avons faite por vos à garder de plus grant paine. » Et ly conte les fist morir, nos ne savons comment.

[Les bâtards en question furent tués à Namur] Naime écrivit au duc de Bohême pour lui apprendre ce qui s'était passé sous ses yeux et revint à Namur. Les bâtards étaient dans un château, refoulés dans la chambre du chambellan, qui leur avait dit qu'il les protégerait bien. Dès le retour de Naime, le chambellan lui dit : « Monseigneur, vous avez ici à l'intérieur ceux que vous poursuivez et réclamez. Nous avons accepté de les protéger, mais c'était pour vous éviter plus grande peine. » Et le comte les fit mourir, nous ne savons comment.

[De Nalme, conte de Namure, qui fut ochis] Et puis en morit luy-meismes à unc tournoy à Borbon, l'anney apres, par les amis desdit dois bastars, qui soy loierent sour luy. Sa femme avoit une filhe où elle demorat enchainte, que li fis Don de Bealwier, Widelon, oit à femme ; si en issi Nalme, li conselhier Charlemangne.

[Naime, comte de Namur, qui fut tué] Plus tard, l'année suivante, Naime lui-même fut tué dans un tournoi à Bourbon par les amis des deux bâtards en question, qui se liguèrent contre lui. Sa femme avait une fille enceinte qu'avait épousée Odilon, le fils de Doon de Bavière. De cette union naquit Naime, le conseiller de Charlemagne.

Sur l'histoire de ces deux Naime, cfr plus haut II, p. 449-450.

 


 

Seconde partie (Divers)

L'évêché de Liège, Pépin Le Bref, l'empereur Constantin et les Lombards d'Aistulf  

(II, p. 483b-484a - ans 744-745))

 

Résumé

 

Dans l'évêché de Liège, l'évêque Floribert effectue la translation des reliques de Pierre et d'Andolet, les deux compagnons martyrs de saint Lambert

Pépin le Bref et l'empereur Constantin aident le pape Étienne II (752-757 n.è.) dans sa guerre contre les Lombards d'Aistulf et imposent la paix - Nommé patrice de Rome, Pépin rentre en Francie - En 745, sa présence est attestée à Liège 

 

Dans l'évêché de Liège, l'évêque Floribert effectue la translation des reliques de Pierre et d'Andolet, les deux compagnons martyrs de saint Lambert (cfr II, p. 368-369)

[II, p. 483b] [L’an VIIc XLIIII - Vision à sains Floribert del translation Piron et Andolien] Item, l'an VIIc et XLIIII, monstrat Dieu à l'evesque de Liege Floribert que Piron et Andolien, qui furent martyrisiés awec sains Lambers, si estoient corps sains, et qu'ilh les levast et les translatast ; car Dieu faisoit par eaux à Treit mult de myracles, tant que ly peuple en murmuroit. Adont alat li evesque à Treit à leur sepulture, et les ovrit et les levat : Piron avoit III cops d'espeez en son corps, en ventre et en pis, et Andolien ly hermite avoit II plaies que Embruch, li sires d'Embour, li fist, sicom dit est par-deseur : si estoit li une en la tieste et l'autre en coul, se li estoit li coul coupeis presque tou jus ; et nonporquant ilh chaiit jus al leveir, si que Ies saingnours del engliese Sains-Bertremeir, que ons dist maintenant sains Servais, priarent d'avoir la tieste qui estoit deseureit del corps. Et li evesque tantost leur concedat, et les canones le fisent mettre en I vasseal d'argent.

[II, p. 483b] [An 744 - Vision disant à saint Floribert de faire la translation de Pierre et d'Andolet] En l'an 744, Dieu fit comprendre à l'évêque de Liège, Floribert, que Pierre et Andolet, qui avaient été martyrisés avec saint Lambert, étaient des êtres sacrés, et qu'il devait les relever (de leur tombe) et les transférer. En effet, Dieu faisait de nombreux miracles à Maastricht par leur intermédiaire et le peuple en parlait beaucoup. Alors l'évêque se rendit à Maastricht, à leur sépulture, les ouvrit et les releva : Pierre avait trois coups d'épée sur le corps, sur le ventre et la poitrine ; et Andolet, l'ermite, avait deux plaies faites par Embuch, le seigneur d'Embourg, comme cela a été dit plus haut (cfr II, p. 368ss) : l'une à la  tête, et l'autre au cou, presque entièrement tranché, et qui le fut complètement, quand on le releva. Alors, les seigneurs de l'église Saint-Barthélemy, maintenant Saint-Servais, demandèrent la tête qui était détachée du corps. L'évêque la leur accorda aussitôt, et les chanoines la firent mettre dans un vase d'argent.

[Del tieste Andolien que cheaux de Treit dient que ch’est li chief sains Lambers] Et ont pluseurs fois dit que chu estoit li chief sains Lambers ; mains chu ne puet eistre, car sains Lambers n'oit que unc coup, et chesti coup fut de unc dart ou de une glaive que ons li butat desus le teux de la capelle, et fut asseneit en la chenol de coul, si entrat ens jusques al fondement desous ; mains Andoilien oit unc coup en la tieste teile com la tieste de Treit l'at, car c'est el meismes.

[Sur la tête d'Andolet que les habitants de Maastricht disent être celle de saint Lambert] Souvent on dit qu'il s'agissait de la tête de saint Lambert ; mais c'est impossible, car saint Lambert ne reçut qu'un seul coup, provoqué par une pointe ou un glaive qu'il reçut au sommet de la chevelure, qui frappa sa nuque et pénétra dans son corps jusqu'au fondement ; mais Andolet, lui, reçut un coup sur la tête, comme cela apparaît sur la tête de Maastricht, car c'est bien d'elle qu'il s'agit.

[II, p. 484] [Sains Floribert translatat lesdit martyres à Liege deleis sains Lambers] Apres li evesque sains Floribert translatat lesdis II martyres Pire et Andolien jusques à la tieste, et les mist en II fitreais de bois, et les amenat de Treit à Liege, et les mist en fietre sains Lambers.

[II, p. 484] [Saint Floribert transféra les dits martyrs à Liège auprès de saint Lambert] Par la suite, l'évêque saint Floribert transféra les corps des deux martyrs en question, Pierre et Andolet, sauf la tête. Il les mit dans deux châsses en bois, qu'il amena de Maastricht à Liège et plaça dans celle de saint Lambert.

Pépin et l'empereur Constantin aident le pape Étienne II (752-757 n.è.) dans sa guerre contre les Lombards d'Aistulf et imposent la paix

[II, p. 484] [Grant gerre entre Lumbars et Romans] En cel an muet grant guere entrez les Romans et cheaux de Lombardie, tant que ly roy de Lumbardie Asculpin fist mult de mals aux Romans et à sainte Engliese, et avoit tot arse le vauls d'Ispolite et exiliet Tusquaine jusques à Romme, et demandoit sour cascon Roman I florin por le chevaige de son chief. Et quant li emperere soit chu, si dest à Pipin qu'ilh l'en convenoit raleir, car chis faux heretique Lombars ly destruoit son paiis ; mains s'ilh avoit besongne de luy, si le mandast, car ilh venroit tantost.

[II, p. 484] [Grande guerre entre Lombards et Romains] Cette année-là [744] éclata  entre les Romains et les Lombards une grande guerre au cours de laquelle le roi de Lombardie Aistulf fit grand tort aux Romains et à la Sainte-Église. Il avait incendié toute la vallée de Spolète, dévasté la Toscane jusqu'à Rome, et demandait aux Romains en guise de tribut un florin par tête. Quand l'empereur apprit cela, il dit à Pépin qu'il devait rentrer, car le Lombard, ce faux hérétique, mettait à mal son pays. Mais, [ajouta-t-il] si Pépin avait besoin de lui, qu'il le rappelle, il viendrait tout de suite.

[Pipin menat par le frain de cheval le pape par III liewes à piet - Ly pape requist ayouwe à Pipin contre les Lombars] Item, ly pape Estiene veioit qu'ilh avoit remandeit l'emperere Constantien, si ne revenoit mie ; si s'avisat qu'ilh yroit en Franche à roy Pipin quere aiide, et si vient. Et quant ly roy Pipin le soit venant, si alat tout à piet à l'encontre de luy trois liwes, et l'amenant tenant le frain de son cheval et tout à piet jusques à palais de Paris, et si demorat deleis le roy unc pau de temps, et se ly requist ayde contre le roy Asculpin de Lombardie ; et ilh ly otriat. Et assemblat mult de gens et passat les montagnes et vint en Lombardie, et ly emperere Constantin vient à l'autre costeit en Lombardie. Enssi misent en teile point le roy Asculpin, qu'ilh covient qu'ilh fesist pais aux Romans tout à la volenteit de l'emperere et de roy Pipin.

[Pépin mena le pape, à pied, en tenant les rênes de son cheval sur une distance de trois lieues - Le pape demanda à Pépin son aide contre les Lombards] Le pape Étienne, qui avait à nouveau fait appel à l'empereur Constantin, voyait que celui-ci ne revenait pas. Il eut l'idée d'aller en Francie, requérir l'aide du roi Pépin, ce qu'il fit. Quand Pépin sut qu'il venait, il alla à sa rencontre à pied sur une distance de trois lieues et, toujours à pied, l'amena, tenant les rênes de son cheval, jusqu'au palais de Paris où le pape resta quelque temps. Il lui demanda son aide contre le roi Aistulf de Lombardie ; ce que Pépin accepta. Celui-ci rassembla une foule de gens, traversa les montagnes et parvint en Lombardie, tandis que l'empereur Constantin arrivait de l'autre côté. Ainsi l'empereur et le roi Pépin forcèrent-ils le roi Aistulf à faire la paix avec les Romains.

[L’emperere fist Pipin patris de Romme, quant ilh orent desconfis les Lombars] Quant chu fut fait, li pape de consentement l'emperere ilh fist Pipin patris de Romme, qui est une mult grant sengnorie ; puis revint Pipin en Franche.

[L’empereur nomma Pépin patrice de Rome, quand ils eurent vaincu les Lombards] Quand cela fut fait, le pape, avec le consentement de l'empereur, nomma Pépin patrice de Rome, ce qui est une très grande seigneurie. Puis Pépin revint en Francie.

Sur Aistulf, cfr aussi II, p. 263 ; II, p. 488 et II, p. 513. Voir aussi Wikipédia.

Présence de Pépin à Jupille en 745 - Ses travaux de construction

[II, p. 484] [L’an VIIc et XLV - Pipin fist abatre le pont de Cherat et en fist l’engliese de Harsta et I palais et le crucefis de son grandeche] Item, l'an VIIc et XLV, vient Pipin en son palais à Jupilhe, sy y celebrat fieste del Pasque. En chi temps, enssi com nos l'avons dit deseur, avoit II pons de pire sour Mouse : ly unc estoit à Cherat desous Lotringe, et l'autre à Amain ; mains li roy Pipin fist abatre cheli de Cherat, et fist des pires qu'ilh en oistat fondeir une engliese à Herstal et I palais royal, et fist faire le crucefis del engliese de Herstal de son grandeche.

[II, p. 484] [An 745 - Pépin fit détruire le pont de Cheratte pour en faire l’église de Herstal et un palais ainsi qu'un crucifix à sa taille] En l'an 745, Pépin se rendit dans son palais de Jupille et y célébra la fête de Pâques. En ce temps-là, comme nous l'avons dit plus haut (cfr I, p. 525), il y avait deux ponts de pierres sur la Meuse : l'un était à Cheratte sous Lotringe, l'autre à Amay. Le roi Pépin fit détruire celui de Cheratte et, avec les pierres qu'il en retira, fit construire une église à Herstal et un palais royal. Il fit faire à sa taille le crucifix de l'église de Herstal.


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