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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

Ovide - Les Métamorphoses - X

 

 Traduction (légèrement adaptée)

de G.T. Villenave, Paris, 1806

 

LIVRE DIX

 

 

ARGUMENT. Orphée descend aux Enfers. Eurydice lui est rendue et reprise par le dieu des morts. Métamorphoses d'Atys, en pin; de Cyparissus, en cyprès; d'Hyacinthe, en fleur; des Cérastes, en taureaux; des Propétides, en rochers. La statue de Pygmalion animée. Atalante et Hippomène changés en lions; Adonis, en anémone; Mentha, en menthe.

 

Orphée et Eurydice (X, 1-85)

L'Hymen, vêtu d'une robe de pourpre, s'élève des champs de Crète, dans les airs, et vole vers la Thrace, où la voix d'Orphée l'appelle en vain à ses autels. L'Hymen est présent à son union avec Eurydice, mais il ne profère point les mots sacrés; il ne porte ni visage serein, ni présages heureux. La torche qu'il tient pétille, répand une fumée humide, et le dieu qui l'agite ne peut ranimer ses mourantes clartés. Un affreux événement suit de près cet augure sinistre. Tandis que la nouvelle épouse court sur l'herbe fleurie, un serpent la blesse au talon elle pâlit, tombe et meurt au milieu de ses compagnes.

[11] Après avoir longtemps imploré par ses pleurs les divinités de l'Olympe, le chantre du Rhodope osa franchir les portes du Ténare, et passer les noirs torrents du Styx, pour fléchir les dieux du royaume des morts. Il marche à travers les ombres légères, fantômes errants dont les corps ont reçu les honneurs du tombeau. Il arrive au pied du trône de Proserpine et de Pluton, souverains de ce triste et ténébreux empire. Là, unissant sa voix plaintive aux accords de sa lyre, il fait entendre ces chants : "Divinités du monde souterrain où descendent successivement tous les mortels, souffrez que je laisse les vains détours d'une éloquence trompeuse. Ce n'est ni pour visiter le sombre Tartare, ni pour enchaîner le monstre à trois têtes, né du sang de Méduse, et gardien des Enfers, que je suis descendu dans votre empire. Je viens chercher mon épouse. La dent d'une vipère me l'a ravie au printemps de ses jours.

[25] "J'ai voulu supporter cette perte; j'ai voulu, je l'avoue, vaincre ma douleur. L'Amour a triomphé. La puissance de ce dieu est établie sur la terre et dans le ciel; je ne sais si elle l'est aux enfers : mais je crois qu'elle n'y est pas inconnue; et, si la renommée d'un enlèvement antique n'a rien de mensonger, c'est l'amour qui vous a soumis; c'est lui qui vous unit. Je vous en conjure donc par ces lieux pleins d'effroi, par ce chaos immense, par le vaste silence de ces régions de la Nuit, rendez-moi mon Eurydice; renouez le fil de ses jours trop tôt par la Parque coupé.

"Les mortels vous sont tous soumis. Après un court séjour sur la terre un peu plus tôt ou un peu plus tard, nous arrivons dans cet asile ténébreux; nous y tendons tous également; c'est ici notre dernière demeure. Vous tenez sous vos lois le vaste empire du genre humain. Lorsque Eurydice aura rempli la mesure ordinaire de la vie, elle rentrera sous votre puissance. Hélas ! c'est un simple délai que je demande; et si les Destins s'opposent à mes vœux, je renonce moi-même à retourner sur la terre. Prenez aussi ma vie, et réjouissez-vous d'avoir deux ombres à la fois."

[40] Aux tristes accents de sa voix, accompagnés des sons plaintifs de sa lyre, les ombres et les mânes pleurent attendris. Tantale cesse de poursuivre l'onde qui le fuit. Ixion s'arrête sur sa roue. Les vautours ne rongent plus les entrailles de Tityos. L'urne échappe aux mains des filles de Bélus, et toi, Sisyphe, tu t'assieds sur ta roche fatale. On dit même que, vaincues par le charme des vers, les inflexibles Euménides s'étonnèrent de pleurer pour la première fois. Ni le dieu de l'empire des morts, ni son épouse, ne peuvent résister aux accords puissants du chantre de la Thrace. Ils appellent Eurydice. Elle était parmi les ombres récemment arrivées au ténébreux séjour. Elle s'avance d'un pas lent, retardé par sa blessure. Elle est rendue à son époux : mais, telle est la loi qu'il reçoit : si, avant d'avoir franchi les sombres détours de l'Averne, il détourne la tête pour regarder Eurydice, sa grâce est révoquée; Eurydice est perdue pour lui sans retour.

[53] À travers le vaste silence du royaume des ombres, ils remontent par un sentier escarpé, tortueux, couvert de longues ténèbres. Ils approchaient des portes du Ténare. Orphée, impatient de crainte et d'amour, se détourne, regarde, et soudain Eurydice lui est encore ravie.

Le malheureux Orphée lui tend les bras, Il veut se jeter dans les siens : il n'embrasse qu'une vapeur légère. Eurydice meurt une seconde fois, mais sans se plaindre; et quelle plainte eût-elle pu former ? Était-ce pour Orphée un crime de l'avoir trop aimée ! Adieu, lui dit-elle d'une voix faible qui fut à peine entendue; et elle rentre dans les abîmes du trépas.

Privé d'une épouse qui lui est deux fois ravie, Orphée est immobile, étonné, tel que ce berger timide qui voyant le triple Cerbère, chargé de chaînes, traîné par le grand Alcide jusqu'aux portes du jour, ne cessa d'être frappé de stupeur que lorsqu'il fut transformé en rocher. Tel encore Olénus, ce tendre époux qui voulut se charger de ton crime, infortunée Léthéa, trop vaine de ta beauté. Jadis unis par l'hymen, ils ne font qu'un même rocher, soutenu par l'Ida sur son humide sommet.

[72] En vain le chantre de la Thrace veut repasser le Styx et fléchir l'inflexible Charon. Toujours refusé, il reste assis sur la rive infernale, ne se nourrissant que de ses larmes, du trouble de son âme, et de sa douleur. Enfin, las d'accuser la cruauté des dieux de l'Érèbe, il se retire sur le mont Rhodope, et sur l'Hémus battu des Aquilons.

Trois fois le soleil avait ramené les saisons. Orphée fuyait les femmes et l'amour : soit qu'il déplorât le sort de sa première flamme, soit qu'il eût fait serment d'être fidèle à Eurydice. En vain pour lui mille beautés soupirent; toutes se plaignent de ses refus.

Mais ce fut lui qui, par son exemple, apprit aux Thraces à rechercher ce printemps fugitif de l'âge placé entre l'enfance et la jeunesse, et à s'égarer dans des amours que la nature désavoue.

Les arbres qui marchent (X, 86-105)

Une colline à son sommet se terminait en plaine. Elle était couverte d'un gazon toujours vert; mais c'était un lieu sans ombre. Dès que le chantre immortel, fils des dieux, s'y fut assis, et qu'il eut agité les cordes de sa lyre, l'ombre vint d'elle-même. Attirés par la voix d'Orphée, les arbres accoururent; on y vit soudain le chêne de Chaonie, le peuplier célèbre par les pleurs des Héliades, le hêtre dont le haut feuillage est balancé dans les airs, le tilleul à l'ombrage frais, le coudrier noueux, le chaste laurier, le noisetier fragile; on y vit le frêne qui sert à façonner les lances des combats, le sapin qui n'a point de nœuds, l'yeuse courbée sous ses fruits, le platane dont l'ombre est chère aux amants, l'érable marqué de diverses couleurs, le saule qui se plaît sur le bord des fontaines, l'aquatique lotos, le buis dont la verdure brave les hivers, la bruyère légère, le myrte à deux couleurs, le figuier aux fruits savoureux. Vous accourûtes aussi, lierres aux bras flexibles, et avec vous parurent le pampre amoureux et le robuste ormeau qu'embrasse la vigne. La lyre attire enfin l'arbre d'où la poix découle, l'arbousier aux fruits rouges, le palmier dont la feuille est le prix du vainqueur, et le pin aux branches hérissées, à la courte chevelure; le pin cher à Cybèle, depuis qu'Attis, prêtre de ses autels, dans le tronc de cet arbre fut par elle enfermé.

Cyparissus (X, 106-142)

Au milieu de cette forêt qu'on vit obéissant au charme des vers, parut aussi le cyprès, verdoyante pyramide, jadis jeune mortel cher au dieu dont la main sait également manier l'arc et la lyre.

Dans les champs de Carthée errait un cerf fameux consacré aux Nymphes de ces contrées. Un bois spacieux et doré orne sa tête; un collier d'or pare son cou, flotte sur ses épaules; attachée par de légers tissus, une étoile d'argent s'agite et brille sur son front. À ses oreilles pendent deux perles éclatantes, égales en grosseur. Libre de toute crainte, affranchi de cette timidité aux cerfs si naturelle, il fréquente les toits qu'habitent les humains. Il présente volontiers son cou aux caresses d'une main inconnue.

[120] Mais qui l'aima plus que toi, jeune Cyparissus, le plus beau des mortels que l'île de Cos ait vu naître ? Tu le menais dans de frais et nouveaux pâturages; tu le désaltérais dans l'eau limpide des fontaines : tantôt tu parais son bois de guirlandes de fleurs; tantôt, sur son dos assis, avec un frein de pourpre, tu dirigeais ses élans, tu réglais sa course vagabonde.

C'était vers le milieu du jour, lorsque le Cancer aux bras recourbés haletait sous la vapeur brûlante des airs. Couché sur le gazon, dans un bocage épais, le cerf goûtait le frais, le repos, et l'ombre. Cyparissus imprudemment le perce de son dard; et le voyant mourir de cette blessure fatale, il veut aussi mourir. Que ne lui dit pas le dieu du jour pour calmer ses regrets ! en vain il lui représente que son deuil est trop grand pour un malheur léger. Cyparissus gémit, et ne demande aux dieux, pour faveur dernière, que de ne jamais survivre à sa douleur.

Cependant il s'épuise par l'excès de ses pleurs. De son sang les canaux se tarissent. Les couleurs de son teint flétri commencent à verdir. Ses cheveux, qui naguère ombrageaient l'albâtre de son front, se hérissent, s'allongent en pyramide, et s'élèvent dans les airs. Apollon soupire : "Tu seras toujours, dit-il, l'objet de mes regrets. Tu seras chez les mortels le symbole du deuil et l'arbre des tombeaux".

Ganymède (X, 143-161)

Tels étaient les arbres que le chantre de la Thrace avait attirés autour de lui. Assis au milieu des hôtes de l'air et des forêts que le même charme a réunis, ses doigts errent longtemps sur les cordes de sa lyre; il essaie des accords différents; il chante, enfin :

Muse à qui je dois le jour, que Jupiter soit le premier objet de mes chants ! Tout cède au grand Jupiter. Souvent, sur des tons élevés, j'ai chanté sa puissance; j'ai chanté la défaite des Géants et les foudres vainqueurs qui les terrassèrent dans les champs Phlégréens.

[152] Aujourd'hui, sur des tons plus légers, je chante les jeunes mortels que les dieux ont aimés, et ces filles coupables dont les feux impurs méritèrent un juste châtiment.

Jadis le roi des immortels aima le beau Ganymède. Dès lors à l'éclat de son rang il eût préféré l'humble condition des mortels. Il prend la forme trompeuse de l'oiseau qui porte son tonnerre; et soudain, fendant les airs, il enlève le jeune Phrygien, qui lui sert d'échanson dans l'Olympe, et verse le nectar dans sa coupe, en dépit de Junon.

Hyacinthe (X, 163-219)

Et toi, fils d'Amyclès, Phébus dans le ciel t'aurait aussi placé toi-même, si l'inflexible Destin l'eût permis. Du moins, autant qu'il est en son pouvoir, il te rend immortel. Toutes les fois que le printemps vient chasser l'hiver, et que la constellation pluvieuse des Poissons fait place à l'étoile du Bélier, Hyacinthe, tu renais, tu refleuris sur ta tige. Plus que tout autre, tu fus cher au dieu qui m'a donné le jour. Dans son temple placé au milieu du monde, Delphes en vain implore sa présence, tandis qu'avec toi il erre sur les bords de l'Eurotas et dans les champs de Sparte. Il oublie et son arc et sa lyre; il s'oublie lui-même pour tendre tes filets, pour conduire tes chiens. Il gravit, sur tes pas, la roche escarpée. Il veut te plaire, et c'est sa plus douce habitude.

[174] Un jour où le soleil, au milieu de sa carrière, s'éloignait également du soir et du matin, Apollon et Hyacinthe quittent leurs vêtements, imprègnent leurs corps des sucs de l'olive, et au jeu du disque ils s'exercent tous deux. Apollon le premier lance le sien dans les airs; il fend la nue, semble longtemps s'y perdre, retombe enfin sur la terre, et prouve du dieu l'adresse et la vigueur.

Soudain à l'ardeur du jeu te laissant emporter, imprudent Hyacinthe, tu t'élances pour saisir le disque bondissant; la terre le repousse, il va frapper ton front. Tu pâlis; comme toi, le dieu pâlit lui-même. Il soutient ton corps qui chancèle, il cherche à ranimer sa chaleur qui s'éteint. Il étanche le sang qui s'écoule, il exprime le suc des plantes pour retenir ton âme fugitive. Mais, hélas ! son art est impuissant. La blessure est mortelle.

[189] Comme dans un jardin la violette, le pavot, ou le lis dont la tige fut blessée, languissent encore attachés à cette tige flétrie qui ne les soutient plus, inclinent leur tête, tombent et meurent sur l'herbe : tel Hyacinthe languit; sa tête appesantie sur son épaule tombe, et retombe couchée.

"Tu meurs, Hyacinthe, s'écrie Apollon ! tu péris moissonné dans ta fleur. Je vois ta blessure et mon crime. Tu causes ma douleur, et j'ai causé ta perte. On écrira sur ta tombe que ma main t'y précipita. Mais cependant quel est mon crime ? en est-ce un d'avoir joué avec toi ? en est-ce un de t'avoir aimé ? Que ne puis-je donner ma vie pour la tienne, ou mourir avec toi ! Mais puisque le Destin me retient sous sa loi, tu vivras dans ma mémoire, dans mes vers, sur ma lyre. Tu seras immortel par moi. Tu deviendras une fleur nouvelle. On lira sur tes feuilles le cri de ma douleur. Un temps viendra où un héros célèbre sera changé en une fleur semblable, sur laquelle on lira les premières lettres de son nom".

[209] Tandis que le dieu parle encore, le sang qui rougit l'herbe n'est plus du sang. C'est une fleur plus brillante que la pourpre de Tyr; elle offre du lis et la forme et l'éclat. Mais le lis est argenté, et l'hyacinthe en diffère par la couleur. Apollon (car il fut l'auteur de cette métamorphose) trace lui-même sur l'hyacinthe le cri de ses regrets, et ces lettres Aï, Aï, sont gravées sur cette fleur.

Sparte s'honore d'avoir vu naître Hyacinthe, et de nos jours encore elle célèbre, tous les ans, sa mémoire, par des jeux antiques et solennels qui portent son nom

Les Propétides et les Cérastes (X, 220-242)

Mais qu'on demande à la ville d'Amathonte, féconde en trésors, si elle voudrait avoir vu naître les folles Propétides. Elle les désavoue, ainsi que ces mortels hideux qu'on appelait Cérastes, parce que des cornes s'élevaient sur leur front.

Aux portes de la ville qu'ils habitaient, on voyait un autel dédié à Jupiter hospitalier, autel souillé par d'affreux sacrifices; il est toujours ensanglanté; l'étranger le croit rougi du sang des brebis, des génisses; mais, bientôt détrompé, il est lui-même la victime que sur cet autel impie égorge une main sacrilège.

[228] Offensée de ces odieux sacrifices, Vénus veut s'éloigner des cités et des champs d'Amathonte : " Mais que m'a fait, dit-elle, une île qui m'est chère ? et quel est le crime d'un peuple à mon culte soumis ? Punissons seulement, ou par l'exil, ou par la mort, une race exécrable; ou bien si c'est peu de l'exil, si c'est trop de la mort, choisissons pour ces monstres un autre châtiment. Changeons leur être et leur figure".

Tandis qu'elle hésite sur la nouvelle forme qu'ils doivent subir, elle arrête sa vue sur leur front de cornes armé; et soudain en taureaux farouches les Cérastes sont transformés.

[238] Malgré ce châtiment, qui atteste la puissance de Vénus, les Propétides osent refuser l'encens à ses autels, et nier sa divinité. Vénus irritée allume dans leurs sens des flammes impudiques, et par elles commence de la beauté vénale le trafic odieux. La pudeur les avait abandonnées; elles s'endurcissent dans le crime, et il ne fut pas difficile de les changer entièrement en rochers.

Pygmalion (X, 243-297)

Témoin du crime des Propétides, Pygmalion déteste et fuit un sexe enclin par sa nature au vice. Il rejette les lois de l'hymen, et n'a point de compagne qui partage sa couche.

[247] Cependant son ciseau forme une statue d'ivoire. Elle représente une femme si belle que nul objet créé ne saurait l'égaler. Bientôt il aime éperdument l'ouvrage de ses mains. C'est une vierge, on la croirait vivante. La pudeur seule semble l'empêcher de se mouvoir : tant sous un art admirable l'art lui-même est caché ! Pygmalion admire; il est épris des charmes qu'il a faits. Souvent il approche ses mains de la statue qu'il adore. Il doute si c'est un corps qui vit, ou l'ouvrage de son ciseau. Il touche, et doute encore. Il donne à la statue des baisers pleins d'amour, et croit que ces baisers lui sont rendus. Il lui parle, l'écoute, la touche légèrement, croit sentir la chair céder sous ses doigts, et tremble en les pressant de blesser ses membres délicats. Tantôt il lui prodigue de tendres caresses; tantôt il lui fait des présents qui flattent la beauté. Il lui donne des coquillages, des pierres brillantes, des oiseaux que couvre un léger duvet, des fleurs aux couleurs variées, des lis, des tablettes, et l'ambre qui naît des pleurs des Héliades. Il se plaît à la parer des plus riches habits. Il orne ses doigts de diamants; il attache à son cou de longs colliers; des perles pendent à ses oreilles; des chaînes d'or serpentent sur son sein. Tout lui sied; mais sans parure elle ne plaît pas moins. Il se place près d'elle sur des tapis de pourpre de Sidon. Il la nomme la fidèle compagne de son lit. Il l'étend mollement sur le duvet le plus léger, comme si des dieux elle eût reçu le sentiment et la vie.

[270] Cependant dans toute l'île de Chypre on célèbre la fête de Vénus. On venait d'immoler à la déesse de blanches génisses dont on avait doré les cornes. L'encens fumait sur ses autels; Pygmalion y porte ses offrandes; et, d'une voix timide, il fait cette prière : "Dieux puissants ! si tout vous est possible, accordez à mes vœux une épouse semblable à ma statue". Il n'ose pour épouse demander sa statue elle-même.

Vénus, présente à cette fête, mais invisible aux mortels, connaît ce que Pygmalion désire, et pour présage heureux que le vœu qu'il forme va être exaucé, trois fois la flamme brille sur l'autel, et trois fois en flèche rapide elle s'élance dans les airs.

[280] Pygmalion retourne soudain auprès de sa statue. Il se place près d'elle; il l'embrasse, et croit sur ses lèvres respirer une douce haleine. Il interroge encore cette bouche qu'il idolâtre. Sous sa main fléchit l'ivoire de son sein. Telle, par le soleil amollie, ou pressée sous les doigts de l'ouvrier, la cire prend la forme qu'on veut lui donner.

Tandis qu'il s'étonne; que, timide, il jouit, et craint de se tromper, il veut s'assurer encore si ses voeux sont exaucés. Ce n'est plus une illusion : c'est un corps qui respire, et dont les veines s'enflent mollement sous ses doigts.

[290] Il rend grâces à Vénus. Sa bouche ne presse plus une bouche insensible. Ses baisers sont sentis. La statue animée rougit, ouvre les yeux, et voit en même temps le ciel et son amant. La déesse préside à leur hymen; il était son ouvrage. Quand la lune eut rempli neuf fois son croissant, Paphus naquit de l'union de ces nouveaux époux; et c'est de Paphus que Chypre a reçu le nom de Paphos.

Myrrha et Cinyras (X, 297-518)

Cinyras fut aussi le fruit de cet hymen : Cinyras qu'on eût pu dire heureux, s'il n'eût pas été père.

Je vais chanter un crime affreux. Jeunes filles, et vous, pères, éloignez-vous et ne m'écoutez pas; ou si mes vers ont pour vous quelques charmes, doutez du fait que je vais raconter : ou, si vous le croyez, croyez aussi et gravez dans vos cœurs le châtiment qui l'a suivi. Je félicite les peuples de la Thrace, et ce ciel, et ma patrie, d'être éloignés des climats qui furent témoins d'un forfait aussi odieux. Que l'heureuse Arabie soit féconde en amome; que l'encens, des parfums précieux, des plantes rares, des fleurs odoriférantes, croissent dans son sein : elle voit naître aussi la myrrhe, et l'arbre qui la porte est trop cher acheté par le crime qui l'a produit.

[311] Myrrha ! l'Amour même se défend de t'avoir blessée de ses traits, d'avoir allumé de son flambeau tes feux criminels. Ce fut une des Furies, armée de sa torche infernale, qui souffla sur toi les poisons dont ses affreux serpents étaient gonflés. La haine pour un père est un crime dans ses enfants; mais l'amour que tu sens est cent fois plus détestable. Tous les princes de l'Orient se disputent et ton cœur et ta main. Parmi tous ces amants, choisis un époux : n'excepte que celui qui t'a donné le jour.

Cependant Myrrha connaît le trouble de son cœur, la honte et l'horreur de sa flamme. "Quelle fureur m'entraîne, dit-elle, et qu'est-ce que je veux ? Ô dieux immortels ! ô piété filiale ! droits sacrés du sang ! étouffez mon amour, et prévenez un si grand crime, si c'est un crime en effet. Mais la nature ne paraît pas condamner mon penchant. Les animaux s'unissent indistinctement et sans choix. Le taureau, le cheval, le bélier fécondent le sein qui les a nourris. L'oiseau couve avec sa mère dans le nid qui fut son berceau. Ah ! l'homme est moins heureux. Il s'est enchaîné par des lois cruelles qui condamnent ce que permet la nature. On dit pourtant qu'il existe des nations où le père et la fille, où le fils et la mère, unis par l'hymen, voient leur amour croître par un double lien.

[334] "Pourquoi chez ces peuples heureux n'ai-je reçu le jour, loin de la terre où je suis née, et dont les lois condamnent mon amour ? Mais pourquoi me retracer ces objets ? Fuyez, vains désirs, faux espoir ! Cinyras mérite mon amour, mais je ne dois aimer Cinyras que comme on aime un père. Ainsi donc, si je n'étais sa fille, je pourrais aspirer à lui plaire ! Ainsi si j'étais moins à lui, il serait plus à moi ! Le lien qui nous unit s'oppose à mon bonheur. Étrangère à Cinyras, ah ! je serais plus heureuse.

[341] "Fuyons de ces lieux. Ce n'est qu'en abandonnant ma patrie que je pourrai triompher d'un penchant criminel. Mais, hélas ! une erreur funeste me retient et m'arrête. Que du moins je puisse voir Cinyras, me placer à ses côtés; que je puisse lui parler, recevoir ses baisers et les lui rendre, s'il ne m'est permis d'espérer rien de plus. Eh ! que peux-tu, fille impie, prétendre plus encore ? Veux-tu confondre ensemble tous les noms et tous les droits; être la rivale de ta mère, et la fille de ton époux, et la sœur de ton fils, et la mère de ton frère? Ne crains-tu pas les sombres déités, aux cheveux de serpents, qui, à la lueur de leurs torches sanglantes, voient et épouvantent le crime dans le cœur des mortels. Ah ! tandis que ton corps est pur encore du crime, garde-toi d'en souiller ton esprit. Ne cherche point à violer les droits sacrés de la nature. Quand ton père partagerait ton funeste délire, ce délire trouve en lui-même sa condamnation. Mais Cinyras a trop de vertu. Il connaît et respecte les droits du sang. Malheureuse ! ah ! pourquoi ne brûle-t-il pas des mêmes feux que moi" !

[356] Ainsi parlait Myrrha. Cependant Cinyras, hésitant sur le choix qu'il doit faire dans le grand nombre d'illustres amants qui recherchent la main de sa fille, l'interroge elle-même, lui nomme ces amants, et consulte son cœur. Elle se tait, elle rougit en regardant son père, et ses yeux enflammés se remplissent de larmes. Cinyras croit que ces larmes et ce silence expriment la pudeur et l'embarras d'une vierge timide. Il lui défend de s'affliger, il essuie ses pleurs, il l'embrasse; et ce baiser paternel est pour elle plein de charmes. Il l'interroge encore sur le choix qu'elle doit faire : "Puisse mon époux, dit-elle, être semblable à vous" ! Cinyras loue cette réponse, qu'il est loin de comprendre : "Ô ma fille ! s'écrie-t-il, conserve toujours pour ton père la même piété" ! À ce saint nom, Myrrha baisse les yeux et reconnaît son crime.

[368] Le char de la Nuit roulait dans l'ombre et le silence. Le sommeil suspendait les travaux et les peines des mortels. La fille de Cinyras veille, et brûle d'un feu qu'elle ne peut dompter. En proie à cette passion fatale, tantôt elle désespère, et tantôt elle veut tout oser. Elle rougit, elle désire, et ne sait à quel parti s'arrêter. Comme, près de sa racine, profondément par la hache entamé, l'arbre qui n'attend plus qu'un dernier coup, gémit, chancelle, ne sait de quel côté son poids va l'entraîner, et de tous côtés fait craindre son immense ruine: telle, profondément blessée, Myrrha sent s'égarer son esprit agité de mouvements divers. Elle forme tantôt un dessein, tantôt un autre : enfin, elle ne voit plus de repos pour elle et de remède a son mal que dans la mort. Elle se lève, elle veut de ses propres mains terminer sa triste destinée; et soudain à une poutre attachant sa ceinture : "Adieu, dit-elle, cher Cinyras ! Puissiez-vous ne pas ignorer la cause de ma mort" ! Elle dit, et déjà elle attachait à son cou le funeste tissu.

[382] Mais des murmures confus ont frappé les oreilles de sa nourrice, qui repose près de son appartement. La vieille se lève, ouvre la porte, voit les funèbres apprêts, s'écrie, meurtrit son sein, arrache et déchire la ceinture fatale. Elle pleure ensuite, embrasse Myrrha, et veut enfin connaître la cause de son désespoir.

Myrrha se tait, immobile, et les yeux baissés, accusant en secret le zèle pieux qui vient retarder son trépas. La nourrice redouble ses prières, et découvrant sa tête blanchie par les ans, son sein aride et flétri, elle la conjure par les soins qu'elle prit d'elle au berceau, par ce sein dont le lait fut son premier aliment, de confier son secret à son amour, à sa foi. Myrrha soupire, se détourne, et gémit. La nourrice la presse encore de rompre le silence : "Parlez, dit-elle, et souffrez que je vous sois utile. Ma vieillesse, encore active, ne peut m'empêcher de vous servir. Si l'amour est le mal qui fait votre tourment, je trouverai dans les plantes et dans des paroles magiques un remède certain. Si par quelque maléfice vos esprits sont troublés, j'emploierai pour vous guérir les charmes les plus puissants. Si la colère des dieux s'est appesantie sur vous, on peut les apaiser par des sacrifices. Que dois-je craindre encore, et qui peut vous affliger ? Tout vous rit; la fortune de votre maison est à l'abri des revers. Votre mère vit, ainsi que votre père heureux de votre amour ".

[402] Au nom de son père, Myrrha pousse un profond soupir. La nourrice ne soupçonne encore aucun crime; mais elle attribue ce soupir à l'amour. Elle insiste, elle conjure Myrrha de rompre le silence. Elle la prend en pleurant sur ses genoux chancelants; elle la serre dans ses bras par l'âge affaiblis.

"Je le vois, dit-elle, vous aimez. Mes services vous seront utiles; bannissez toute crainte. Je saurai vous cacher de votre père". À ces mots, furieuse, égarée, Myrrha s'arrache des bras de sa nourrice, et pressant son lit de son front : "Éloigne-toi, s'écrie-t-elle, et respecte la honte qui m'accable. Éloigne-toi, ou cesse de me demander la cause de ma douleur ! Ce que tu veux savoir est un crime odieux".

[414] La nourrice frémit, et lui tendant des bras de vieillesse et de crainte tremblants, elle se prosterne suppliante à ses pieds. Elle emploie tour à tour la prière et la crainte. Elle menace de révéler ce qu'elle a vu, le lien fatal à la poutre attaché; elle promet au contraire de servir l'amour dont le secret lui sera confié.

Myrrha lève la tête, elle baigne de ses pleurs le sein de sa nourrice, elle veut parler, et sa voix se refuse au pénible aveu qu'elle va faire. Enfin, couvrant son front de sa robe, elle dit : "Ô trop heureuse ma mère, épouse de Cinyras" ! Elle s'arrête, et gémit. Mais la nourrice n'a que trop entendu cet aveu commencé. Tous ses membres frémissent d'horreur, et ses cheveux blanchis se hérissent sur sa tête. Elle épuise tous les raisonnements pour vaincre une passion si détestable. Myrrha reconnaît la vérité, la sagesse de ses avis; mais elle est sûre de mourir, si elle renonce à son amour : "Vivez donc, dit enfin la nourrice ! Oui, vous posséderez... " Elle n'ose ajouter votre père; elle se tait, et confirme sa promesse en attestant les dieux.

[431] C'était le temps où les femmes, en longs habits de lin, célébraient les fêtes de Cérès, et offraient à la déesse les prémices des fruits et les premiers épis. Pendant les neuf jours de ces solennités, elles devaient s'abstenir de la couche nuptiale. Avec elles Cenchréis, épouse de Cinyras, assistait à la célébration des mystères sacrés.

Tandis que la reine abandonnait ainsi le lit de son époux, l'artificieuse nourrice, trouvant le roi échauffé des vapeurs du vin, lui peint sous un nom supposé une amante réelle, et vante ses attraits. Interrogée sur son âge : "C'est, dit-elle, celui de Myrrha". Elle reçoit l'ordre de l'amener. Elle rejoint Myrrha : "Réjouissez-vous, ma fille, s'écrie-t-elle, la victoire est à nous" ! Mais une joie parfaite ne remplit point le cœur de la triste Myrrha. Il est troublé de sinistres présages, et cependant elle se réjouit : tant sont grands le désordre et la confusion de ses sens !

[446] La nuit avait ramené le silence et les ombres. Le Bouvier roulait obliquement son char entre les étoiles de l'Ourse. Myrrha marche à son crime. La lune, au front d'argent, la voit, se, détourne, et s'enfuit. De sombres nuages voilent les astres, et la nuit a caché tous ses feux. Icare, le premier, tu couvris ton visage, ainsi que ta fille Ërigone, qu'auprès de toi plaça sa piété.

Trois fois en marchant le pied de Myrrha tremble et chancelle. Trois fois un hibou funèbre semble l'avertir et la rappeler par ses cris. Sans écouter ce sinistre présage, elle avance et poursuit. L'obscurité profonde l'encourage. Ce qui lui reste de pudeur dans les ténèbres s'évanouit. D'une main, elle s'appuie sur sa nourrice; de l'autre, qui se meut en avant dans l'ombre, elle interroge le chemin. Elle touche enfin la porte de l'appartement où repose son père : elle l'ouvre, elle entre, elle frémit. Ses genoux tremblants fléchissent : son sang s'arrête dans ses veines; elle pâlit; son courage l'abandonne. Plus elle est près du crime, plus le crime lui fait horreur. Elle se repent d'avoir trop osé. Elle voudrait pouvoir, sans être reconnue, revenir sur ses pas; mais, tandis qu'elle hésite, la vieille l'entraîne par le bras, et, la conduisant près du lit de Cinyras : "Je vous la livre, elle est à vous", dit-elle, et sa main les unit.

[465] Cinyras reçoit ainsi sa fille dans son lit incestueux. Il attribue la frayeur qui l'agite aux combats de la pudeur. Elle tremblait : il la rassure. Peut-être aussi, par un nom à son âge permis, il l'appelle : ma fille; elle répond : mon père ! afin que rien, pas même ces noms sacrés, ne manque à leur forfait.

Myrrha sort du lit de son père, portant dans son flanc le fruit d'un inceste odieux. La nuit du lendemain voit renouveler son crime; plusieurs autres nuits en sont les complices et les témoins. Enfin Cinyras veut voir cette amante inconnue. Un flambeau qu'il tient lui montre et sa fille et son crime. Saisi d'horreur, la parole expire sur ses lèvres; soudain il saisit son épée suspendue auprès de son lit. Le fer brille.

[476] Myrrha fuit épouvantée. Les ténèbres la protègent; elle échappe à la mort. Elle erre dans les campagnes; elle traverse celles de l'Arabie fertile en palmiers, celles de Panchaïe. Elle voit neuf fois croître et décroître le disque de Phébé. Enfin, succombant sous le poids de son sein et de ses longues courses, elle s'arrête aux champs de la Sabée. Incertaine dans les vœux qu'elle a formés, lasse de vivre, et craignant la mort, elle s'écrie : "Ô dieux ! si vous êtes touchés de l'aveu des fautes des mortels et de leur repentir, je reconnais avoir mérité ma peine, je me soumets au châtiment que m'a réservé votre colère. Mais, afin que ma vue ne souille pas les yeux des humains, si je reste sur la terre; ni les regards des ombres, si je descends dans leur triste séjour, sauvez-moi de la vie, sauvez-moi de la mort; et, changeant ma forme et ma figure, faites qu'en même temps je sois et ne sois plus !"

[488] Le coupable qui se repent trouve toujours quelque divinité propice. Du moins les derniers vœux de Myrrha furent exaucés par des dieux bienfaisants. Elle parlait encore, et ses pieds s'enfoncent dans la terre; des racines en sortent, serpentent, affermissent son corps. Nouvel arbre, ses os en font la force : leur moelle est moelle encore; la sève monte et circule dans les canaux du sang. Ses bras s'étendent en longues branches, ses doigts en légers rameaux; sa peau se durcit en écorce. Déjà l'arbre pressait son flanc, couvrait son sein, et, croissant par degrés, s'élevait au-dessus de ses épaules. Myrrha, impatiente, penche son cou, plonge sa tête dans l'écorce, et y cache sa douleur.

Mais, quoique en perdant sa forme, elle ait aussi perdu le sentiment, elle pleure encore; un parfum précieux distille de l'arbre qui porte son nom, et le rendra célèbre jusque dans les siècles à venir.

[503] Cependant le fruit d'un coupable amour avait crû, et cherchait à s'ouvrir le tronc qui renferme sa mère. Le tronc s'enfle; Myrrha sent les douleurs de l'enfantement; mais elle n'a plus de voix pour les exprimer, pour appeler Lucine à son secours. L'arbre en travail se recourbe, gémit, et des larmes plus abondantes semblent couler de son écorce.

La compatissante Lucine approche des rameaux; elle y porte les mains, et prononce des mots puissants et favorables. L'arbre se fend, l'écorce s'ouvre, il en sort un enfant. À ses premiers cris, les Naïades accourent, le couchent sur l'herbe molle, arrosent son corps, et l'embaument des pleurs de sa mère. Il pourrait plaire même aux yeux de l'Envie. Il est semblable à ces Amours que l'art peint nus sur la toile animée; et si l'on veut que l'œil trompé s'y méprenne, qu'on donne un carquois à Adonis, ou qu'on l'ôte aux Amours.

Vénus et Adonis (X, 519-559)

Oh ! comme le temps insensible et rapide en son cours emporte notre vie ! que de nos ans qui s'écoulent la trace est passagère ! Adonis, né de son aïeul et de sa sœur, naguère enfermé dans un arbre, naguère le plus beau des enfants, bientôt adolescent, bientôt jeune homme, et chaque jour en beauté se surpassant lui-même, déjà plaît à Vénus, et va venger sa naissance et sa mère.

[525] Un jour l'enfant ailé jouait sur le sein de la déesse. Sans y songer, d'un trait aigu, il la blesse en l'embrassant. Vénus sent une atteinte légère, repousse son fils, mais la blessure est plus vive qu'elle ne le paraît, et la déesse y fut d'abord trompée. Bientôt, séduite par les charmes d'Adonis, elle oublie les bosquets de Cythère; elle abandonne Paphos, qui s'élève au milieu de la profonde mer; elle cesse d'aimer Cnide, où le pêcheur ne promène jamais sur l'onde une ligne inutile; elle déserte Amathonte, célèbre par ses métaux; le ciel même a cessé de lui plaire. Elle préfère au ciel le bel Adonis. Elle le suit, elle l'accompagne en tous lieux : elle qui jusqu'alors aimant le repos, le frais, et l'ombre des bocages, n'était occupée que des soins de sa beauté, que de la parure qui peut en relever l'éclat; aujourd'hui, telle que Diane, un genou nu, la robe retroussée, elle erre sur les monts et sur les rochers; elle court dans les bois, dans les plaines; elle excite les chiens; elle poursuit avec Adonis une timide proie, le lièvre prompt à fuir, le cerf aux bois rameux, le daim aux pieds légers; mais elle craint d'attaquer le sanglier sauvage; elle évite le loup ravisseur, l'ours par sa force terrible, et le lion qui se rassasie du carnage des troupeaux.

[542] Toi-même, Adonis, elle t'avertit; mais de quoi servent les conseils ! Elle te conjure de ne pas exposer tes jours : "Réserve, dit-elle, ton courage contre les animaux qu'on attaque sans péril. L'audace contre l'audace est téméraire. N'expose point, cher Adonis, une vie qui m'est si chère. Ne poursuis pas ces fiers animaux par la nature armés, et crains une gloire acquise au prix de mon bonheur. Ton âge et ta beauté, qui ont triomphé de Vénus, ne pourraient désarmer ni le lion furieux, ni le sanglier au poil hérissé. Les hôtes des forêts n'ont pour être touchés de tes charmes, ni mon cœur, ni mes yeux. Les sangliers violents semblent porter dans leurs défenses la foudre inévitable. La colère du lion est plus vaste et plus terrible encore. Je hais cette race cruelle : si tu en demandes la cause, je te la dirai; tu seras étonné de l'antique prodige d'un juste châtiment. Mais, fatiguée d'une course nouvelle et pénible pour moi, je suis hors d'haleine. Ce peuplier nous offre une ombre favorable; ce gazon nous invite au repos. Asseyons-nous sur le gazon, à l'ombre du peuplier."

Elle dit, et s'assied; et pressant à la fois l'herbe tendre et son amant, et reposant sa tête sur son sein, elle commence ce récit, qu'elle poursuit, qu'elle interrompt souvent par ses baisers.

Atalante et Hippomène(X, 560-739)

"Le nom d'Atalante a peut-être frappé ton oreille. Elle surpassait à la course les hommes les plus légers. Ce qu'on en raconte n'est point une fable, elle les surpassait en effet; et on n'eût pu dire ce qu'on devait admirer davantage en elle ou sa vitesse, ou sa beauté. Un jour, par elle consulté sur le choix d'un époux, l'oracle lui répond : "Crains un époux, fuis l'hymen; mais tu ne le fuiras pas toujours; et sans te priver du jour, l'hymen te privera de toi-même."

[567] "Par cet oracle épouvantée, Atalante fuyait les hommes et vivait dans les forêts; mais, poursuivie par les vœux des prétendants, elle leur imposa cette loi : "Je ne dois appartenir qu'à celui qui m'aura vaincue à la course. Entrez en lice avec moi. Je serai le prix et l'épouse du vainqueur; mais le vaincu périra : telle est la loi du combat."

"Cette loi était dure et cruelle; mais tel est l'empire de la beauté, que les prétendants voulurent en foule entrer dans la carrière.

[575] "Spectateur du combat, Hippomène était assis sur la barrière : "Et c'est à travers tant de dangers qu'on cherche une épouse ! s'écriait-il". Il condamnait l'imprudence et l'amour des concurrents. Mais il aperçoit Atalante; elle lève son voile; et dès qu'il la voit, telle que je suis, ou telle qu'on pourrait toi-même t'adorer sous les traits d'une femme, il est ébloui, il admire, et levant les mains, il s'écrie : "Amants, dont j'ai blâmé la flamme, pardonnez à mon erreur; le prix auquel vous aspirez ne m'était pas connu" ! Il s'enflamme en voyant, en louant Atalante. Il fait des voeux pour qu'aucun des prétendants ne la devance à la course; il craint de trouver un rival heureux : "Eh ! pourquoi, dit-il, ne tenterais-je pas aussi les hasards du combat ? les dieux favorisent ceux qui savent oser". Tandis qu'il parle encore, Atalante part et s'élance : l'oiseau dans son vol a moins d'agilité. La flèche que le Scythe a lancée ne fend pas plus vite les airs. Alors même les charmes d'Atalante brillent de plus d'éclat aux regards d'Hippomène. La rapidité de sa course augmente sa beauté. Sa robe flottante découvre ses pieds agiles; sur ses épaules, ses cheveux voltigent en arrière emportés par les vents. Sous un léger tissu, son genou se dessine ou se découvre. Animée par la course, un rouge délicat nuance ses traits : telle on dirait reflétée sur l'albâtre une gaze à Sidon colorée.

"Mais tandis qu'Hippomène admire, Atalante touche le but fatal, triomphe, ceint de laurier sa tête virginale; les vaincus gémissent et se soumettent à la loi terrible du combat.

[600] "Cependant, sans être épouvanté du trépas qu'ils reçoivent, Hippomène s'élance, s'arrête au milieu de la lice. Là, tenant les yeux attachés sur les yeux d'Atalante : "Pourquoi, dit-il, cherchez-vous une gloire facile contre des hommes sans vertu ? Courez avec moi dans la carrière. Si je dois à la fortune la palme du combat, vous n'aurez à rougir ni de votre défaite, ni de votre vainqueur. Je suis fils de Mégarée qui règne à Oncheste, et petit-fils du dieu des mers. Mon courage n'est point au-dessous de ma noble origine; et si je succombe, votre victoire sur Hippomène vous assure une gloire immortelle "

"Il dit, et la fille de Schénée le regarde, et son coeur est ému. Elle semble incertaine si elle doit désirer de vaincre, ou d'être vaincue.

[611] "Quel dieu cruel et jaloux l'oblige, disait-elle, à rechercher mon hymen au péril du trépas ? Ah ! mon hymen est d'un moindre prix. Ce n'est pas la beauté de ce jeune étranger qui me séduit; elle serait cependant digne de me toucher. Mais il est encore dans un âge si tendre ! Ce n'est pas lui, c'est son âge qui m'intéresse; c'est son audace intrépide et son courage que ne peut effrayer l'aspect du trépas; c'est le sang des dieux qui coule dans ses veines; c'est surtout son amour et ce généreux dessein de m'obtenir par la victoire, ou de périr si le sort me refuse à ses vœux.

"Tandis que tu le peux encore, jeune étranger, éloigne-toi. Fuis un hymen sanglant. La recherche de ma main est funeste et terrible. Il n'est point de princesse qui, plus heureuse qu'Atalante, refuse de s'unir à toi par les plus doux liens. Mais d'où naît ce tendre intérêt que je prends à son sort, lorsque tant d'autres princes ont déjà succombé ? Qu'il meure, s'il le veut, puisque ces tragiques exemples n'ont pu l'épouvanter; qu'il meure, puisqu'il est si las de vivre.

[526] "Il mourra donc parce qu'il a voulu vivre pour moi ! un indigne trépas deviendra le prix de son amour ! Ah ! ma victoire sera cruelle et peu digne d'envie. Mais cependant qu'on n'accuse que lui... Puissent les dieux te faire renoncer au danger où tu cours ! ou si ta raison t'abandonne, que tes pieds soient donc plus vites que les miens ! Malheureux Hippomène ! pourquoi m'as-tu connue ! Tu méritais de vivre; et si, moins infortunée, les destins jaloux ne me défendaient l'hymen, toi seul aurais fixé mon sort et fait ma destinée."

"Elle dit, et déjà, par l'Amour d'un premier trait blessée, elle désire, et ignore; elle aime, et ne sait pas encore ce que c'est que l'amour.

[638] Mais déjà le peuple et le père d'Atalante demandent par leurs cris que la course commence. Alors le petit-fils de Neptune m'invoque, et m'adresse cette prière : "Ô Cythérée, soutiens mon courage, préside à mon entreprise, et protège des feux que tu viens d'allumer". Les Zéphyrs favorables m'apportent ses vœux; je vois et je plains ses dangers. Mais les secours étaient pressants : un moment pouvait perdre Hippomène.

"Il est à Chypre, dans le vallon le plus fertile, un champ que les habitants de l'île ont appelé champ de Tamasus, et que leurs ancêtres m'ont consacré en l'ajoutant aux terres qui dotent mes autels. Au milieu de ce champ s'élève un arbre dont les bruyants rameaux agitent des feuilles et des pommes d'or. J'avais, sans dessein, cueilli trois de ces pommes; je les tenais encore : invisible pour tout le monde, excepté pour Hippomène, je l'aborde, je lui remets ces fruits, et de ce don je lui prescris l'usage.

[652] Les trompettes avaient donné le signal. Hippomène et Atalante s'élancent de la barrière. Une égale ardeur les anime; leurs pieds légers volent sur l'arène et l'effleurent sans la toucher. On dirait qu'ils pourraient courir à pied sec sur la profonde mer, ou sur les moissons de Cérès, sans courber les épis. Les spectateurs applaudissent; ils excitent Hippomène; ils s'écrient : "Courage, jeune étranger ! presse tes pas, sers-toi de toutes tes forces; hâte ta course, et tu vaincras". Peut-être en ce moment, Atalante n'est-elle pas moins flattée de cette faveur publique que le héros qui en est l'objet. Ah ! combien de fois, trop légère, et redoutant de vaincre, elle retarda son élan trop rapide ! combien de fois tournant la tête pour voir l'étranger, elle reprit à regret sa course vers le but fatal !

[663] "Déjà de fatigue accablé, le fils de Mégarée ne tirait plus qu'une haleine pénible de sa bouche desséchée. Il se voyait encore bien loin du terme de la lice. Alors il lance dans l'arène une des pommes d'or. Atalante s'étonne, admire, saisit l'or qui roule. Hippomène la devance, les spectateurs applaudissent, et leurs cris remplissent les airs. Mais, reprenant sa course rapide, Atalante répare le temps qu'elle a perdu : Hippomène est derrière elle. Il jette un second fruit; elle y court, le ramasse, revole, et le fils de Mégarée est encore devancé. Déjà le but n'était plus éloigné : "Maintenant,, s'écrie Hippomène en s'adressant à moi, déesse, qui m'as fait ces dons, sois-moi favorable". Il dit, et lance obliquement et au loin son dernier fruit dans la carrière.

Atalante, incertaine, paraît hésiter; j'excite son désir; elle se détourne, elle court après le fruit roulant, et le saisit; je le rends plus pesant dans ses mains. Retardée par ce poids et par le détour qu'elle a fait, Atalante est vaincue; et, pour ne pas rendre ce récit plus long que la course, Hippomène triomphe. Atalante est sa conquête et son épouse.

[681] "Dis-moi, bel Adonis, ne méritais-je pas sa reconnaissance et son encens ? Oubliant mes bienfaits, l'ingrat négligea de m'offrir son encens et ses vœux. Indignée de ce mépris, voulant venger le droit de mes autels, et ne pas les voir, dans l'avenir, sans culte et oubliés, je vouai à ma vengeance les deux coupables époux.

"Ils passaient un jour près du temple qu'au fond d'un bois sacré, Échion fit bâtir à la puissante mère des dieux : la fatigue d'un long voyage les invitait au repos. J'allume dans leurs sens des feux hors de saison.

[691] "Près du temple, taillé dans le roc, et recevant une faible lumière, est une grotte profonde, asile consacré, ou les prêtres ont déposé les simulacres en bois des dieux antiques. Hippomène pénètre dans cet antre avec son épouse. Ils le profanent, et les dieux détournent leurs regards. La déesse au front couronné de tours allait précipiter les coupables dans les ondes du Styx. Mais ce châtiment paraît trop doux à sa vengeance. Soudain l'ivoire de leur cou de crins fauves se hérisse. Leurs doigts s'arment d'ongles durs et tranchants. Leurs bras en pieds sont transformés. Le poids entier de leur corps sur leur sein tombe et se réunit. Une longue queue se traîne sur leur trace. La colère sur leur front imprime ses traits. Ils ne parlent plus, ils rugissent. Leurs palais sont les antres et les forêts. Lions terribles aux humains, ils mordent le frein de Cybèle, qui les soumet et les attelle à son char.

[705] "Fuis-les, cher Adonis; fuis, avec eux, tous ces monstres sauvages, qui, sans craindre la poursuite du chasseur, lui présentent un front menaçant, et le défient au combat. Ah ! crains que ton courage ne nous perde tous deux." Elle dit, et sur un char attelé de cygnes s'élève dans les airs. Mais le courage rejette les conseils timides. Les limiers d'Adonis poursuivaient un sanglier farouche, forcé dans sa retraite, et déjà prêt à sortir de la forêt. Le jeune fils de Cinyras l'atteint et le blesse d'un trait obliquement lancé. Le monstre furieux secoue le dard ensanglanté, poursuit le jeune chasseur tremblant qui fuit, et cherchait un asile; il lui plonge dans l'aine ses terribles défenses, le jette et le roule expirant sur l'arène

Sur son char fendant encore les airs, Vénus n'avait point atteint le rivage de Chypre. Les gémissements d'Adonis frappent son oreille. Elle dirige vers lui ses cygnes et son char; et le voyant du haut des airs, sans vie, baigné de son sang, elle se précipite, arrache ses cheveux, frappe et meurtrit son sein.

[724] Après avoir longtemps accusé les Destins : "Il ne sera point, s'écria-t-elle, tout entier soumis à vos lois. Le nom de mon cher Adonis et les monuments de ma douleur auront une durée éternelle. Sa mort, tous les ans pleurée dans des fêtes solennelles, rappellera mes pleurs. Le sang d'Adonis en fleur sera changé. Si, jalouse de Mentha, Proserpine put changer cette nymphe en plante de son nom, ne pourrais-je pas opérer le même prodige en faveur de mon amant" ! Elle dit, et arrose de nectar ce sang qui s'enfle, pareil à ces bulles d'air que la pluie forme sur l'onde. Une heure s'est à peine écoulée, il sort de ce sang une fleur nouvelle, que la pourpre colore, et qui des fruits de la grenade imite l'incarnat. Mais cette fleur légère, sur sa faible tige, a peu de durée; et ses feuilles volent jouet mobile du vent qui l'a fait éclore, et qui lui donne son nom.

 

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