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Ménandre : Introduction - Traduction vers 427-969


Ménandre - Le Grincheux (vers 1 à 426)

Traduction nouvelle annotée de Marie-Paule Loicq-Berger (juin 2005)

Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège

Adresse : avenue Nandrin, 24 B-4130 Esneux

<loicq-berger@skynet.be>


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Textes liminaires

 

Le sujet, d’après Aristophane le grammairien

Père d’une fille dont il avait épousé la mère (celle-ci, déjà pourvue d’un fils, l’avait rapidement quitté en raison de son caractère), un grincheux vivait seul à la campagne.

Fort épris de la jeune fille, Sostrate vint la lui demander ; le grincheux se mettait en travers. L’amoureux sut convaincre le frère de la jeune file, mais celui-ci ne savait que faire.

Or Cnémon, tombé dans un puits, trouve rapidement en Sostrate un secours. Et de se réconcilier avec sa femme, de donner à Sostrate sa fille pour légitime épouse et, devenu accommodant, d’accepter la sœur de ce dernier pour Gorgias, le fils de sa femme.

Didascalie

L’auteur a concouru aux Lénéennes, sous l’archontat de Démogène, et il a remporté la victoire. Interprète du rôle : Aristodème de Scaphes. Titre de rechange : le Misanthrope.

Les personnages de la pièce

(N. B. Les personnages parlants, seuls mentionnés ici, figurent dans l’ordre des entrées en scène ; ne sont pas pris en compte les personnages muets : Myrrhinè, l’épouse de Cnémon, la mère et la sœur de Sostrate, les musiciens )

  • Pan, le dieu

  • Chéréas, le parasite

  • Sostrate, l’amoureux

  • Pyrrhias, l’esclave

  • Cnémon, le père

  • La jeune fille, fille de Cnémon

  • Daos, l’esclave

  • Gorgias, le frère né de la même mère

  • Sicon, cuisinier

  • Gétas, l’esclave

  • Simikè, une vieille femme

  • Callippide, père de Sostrate

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Texte de la pièce

 

(N. B. L’action se déroule dans le bourg attique de Phylè et se centre autour d’un nymphée, grotte où les Phylasiens, des campagnards, viennent faire leurs dévotions à Pan et à ses compagnes, les Nymphes. De chaque côté de cette grotte, on voit : à gauche la maison du Grincheux, Cnémon, et à droite, celle de Gorgias, lequel héberge sa mère, l’ex-épouse de Cnémon.)

Acte 1

Prologue (1-49)

(Pan sort du nymphée pour s’adresser au public)

Pan -- Considérez que le lieu de l’action est Phylè, en Attique. Le nymphée d’où je sors est un sanctuaire très fameux appartenant aux Phylasiens, des gars capables de labourer jusqu’aux pierres de ce coin-ci... Ce domaine ici à droite, c’est Cnémon qui l’habite, un homme fort ennemi du genre humain, grincheux avec tout le monde et n’aimant pas la foule - la foule, dis-je ? Cet homme-là (qui vit depuis belle lurette !) n’a de toute sa vie causé gentiment avec personne ni salué en premier - sauf, forcément, moi, Pan, son voisin, quand il passe... et, je le sais, il s’en repent tout aussitôt.

Avec un pareil caractère, il a néanmoins épousé une veuve dont le premier mari était mort peu avant, en lui laissant un fils alors tout petit. À force de harceler cette femme non seulement à longueur de journée mais en s’y remettant encore la plus grande partie de la nuit, notre homme vivait fort mal. Il lui arrive une petite fille : c’est encore pire. Comme leur misère était telle qu’il n’en saurait exister de pire et leur vie, pénible et amère, la femme est retournée chez le fils qu’elle avait eu auparavant. Ce dernier possédait ici, dans le voisinage, un petit lopin avec quoi il fait maintenant vivre sa mère - mal - et un unique serviteur, un fidèle qui lui vient de son père. Le garçon est désormais un petit jeune homme, d’une intelligence en avance sur son âge (c’est que l’expérience des choses fait avancer !).

Le vieux, quant à lui, vit seul avec sa fille et une vieille servante, coltinant du bois, bêchant, peinant sans cesse, haïssant d’une traite tout le monde, à commencer par ceux-ci, ses voisins, et par sa femme, jusqu’aux gens de Cholarges, là en bas. La jeune fille, elle, est à l’image d’une pareille éducation : ignorante du moindre mal.

À force d’empressement attentif et de vénération pour mes compagnes, les Nymphes, cette fille nous a décidés à prendre soin d’elle. Un jeune homme, fils d’un père fort bien nanti qui cultive ici des terrains valant force talents tout en vivant en ville, est venu chasser avec un autre gars. Il se pointe par hasard dans le coin ; moi, je le fais un peu s’emballer...

Voilà l’essentiel. Et quant aux points particuliers, <ça viendra> si vous voulez. Veuillez donc ! Car je crois voir approcher cet amoureux et son ami chasseur discourant de tout ceci.

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Scène 1 (50-80)

(Entrent Sostrate et Chéréas)

[50] Chéréas -- Que dis-tu ? Pour avoir vu ici une fille de condition libre qui couronne les Nymphes du voisinage, t’y voilà revenu, Sostrate, tout de suite amoureux ?

Sostrate -- Tout de suite !

Chéréas -- Ça va vite ! Ou bien avais-tu décidé en sortant de tomber amoureux de quelqu’un ?

Sostrate -- Tu blagues, Chéréas, mais moi je me sens mal.

Chéréas -- Je n’en doute pas.

Sostrate -- C’est bien pour ça que je suis venu, en t’associant à l’affaire, toi que je juge comme un ami, et extrêmement efficace. 

Chéréas -- Pour ce genre d’affaires, Sostrate, je suis comme ça : un ami amoureux d’une courtisane veut m’associer ? Aussitôt j’enlève la fille et la lui apporte, je me saoûle, je boute le feu, je n’entends absolument pas raison... Avant même d’avoir examiné qui elle est, il faut l’obtenir ! Aussi bien, traîner accroît beaucoup l’ardeur amoureuse, tandis qu’en se hâtant il est possible d’en finir rapidement... - Mais parle-t-on mariage et fille de condition libre ? Là, je suis un autre homme ; je m’enquiers de la famille, du train de vie, du caractère, car c’est pour tout le reste du temps que je laisse à mon ami le souvenir de la manière dont je vais gérer cela...

Sostrate -- Parfait ! (à mi-voix) Mais c’est pas vraiment pour me plaire...

Chéréas -- Eh ! bien, il faut en tout cas nous informer de tout ça pour commencer.

Sostrate -- À la pique du jour, Pyrrhias, mon compagnon de chasse, je l’ai envoyé de chez moi...

Chéréas -- Chez qui ?

Sostrate -- Pour rencontrer le père en personne ou le maître de maison, quel qu’il soit.

Chéréas -- Héraclès ! Que diable dis-tu là ?

Sostrate -- J’ai eu tort, car ce genre d’affaire ne convenait peut-être pas à un esclave. C’est qu’il n’est pas facile à un amoureux de voir du premier coup ce qui est avantageux. Mais à quoi celui-là passe son temps, voilà longtemps que je me le demande ; car je lui avais dit de rentrer à la maison sitôt qu’il se serait informé de ce qui m’intéresse ici.

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Scène 2 (81-152)

(Les mêmes et Pyrrhias, esclave de Sostrate, qui se rue sur la scène)

Pyrrhias -- Tire-toi, fais gaffe, que tout le monde dégage ! C’est un fou qui me court après, un fou !

Chéréas -- Qu’est-ce que c’est que ça, mon gars ?

Pyrrhias -- Filez !

Sostrate -- Qu’y a-t-il ?

Pyrrhias -- Je suis canardé de mottes de terre, de pierres ! Je suis mort !

Sostrate -- On te canarde ? Où vas-tu, malheureux ?

Pyrrhias -- Il ne me poursuit plus, peut-être ?

Sostrate -- Non, par Zeus !

Pyrrhias -- Ben moi, je le croyais bien.

Sostrate -- Et alors, qu’as-tu à dire ?

Pyrrhias -- Tirons-nous, je t’en supplie.

Sostrate -- Où ça ?

Pyrrhias -- Loin de la porte, loin d’ici, le plus loin possible ! C’est un fils de Chagrin, ou un possédé ou un sombre type, l’homme qui habite ici, dans cette maison où tu m’as envoyé. Fieffé gredin ! Je me suis quasiment cogné tous les orteils...

Sostrate (à Chéréas) -- Est-ce qu’en arrivant ici celui-là aurait un peu fait l’ivrogne ?

Chéréas -- Il en a bien l’air.

Pyrrhias -- Bon Dieu ! je suis anéanti, moi ! Sostrate, j’en pourrais bien crever ! quand même, fais gaffe ! Mais je peux pas parler, le souffle me manque. (Il commence son récit) Après avoir heurté à l’huis de la maison, j’ai dit : « Allez chercher le maître ! » Arrive une vieille malheureuse. De l’endroit même où je me tiens debout maintenant en te parlant, [100] elle me l’a montré, lui, en train de se périr, là, sur la colline, à se récolter des poires sauvages ou force bois de potence...

Sostrate -- Quelle rage !

Pyrrhias -- Ben quoi, très cher ! Moi, marchant en direction de son terrain, je cheminais vers lui et, de très loin - voulant être parfaitement courtois et adroit -, « Je suis venu chez toi », que je dis, « pressé de te faire voir, père, quelque chose qui t’intéresse ». Lui, tout aussitôt : « Mécréant », qu’il dit, « à quoi penses-tu de venir sur mon terrain ? » Et de soulever une motte de terre, qu’il me balance en pleine figure.

Chéréas -- Diable !

Pyrrhias -- Le temps de fermer les yeux en disant : « Toi, que Poséidon... », il prend derechef un échalas et me cogne dessus : « Quelle affaire y a-t-il entre toi et moi ? », qu’il dit, « Tu connais pas le chemin public ? », tout en vociférant à tue-tête.

Chéréas -- Tu parles d’un paysan complètement fou !

Pyrrhias -- À la fin, comme je me tirais, il m’a poursuivi sur une quinzaine de stades, d’abord autour de la colline, ensuite en bas, jusqu’à ce fourré, me canardant de mottes, de pierres, de ses poires quand il n’avait plus rien d’autre. Un machin vraiment sauvage, un mécréant fini, ce vieux ! Je t’en supplie, tirez-vous !

Sostrate -- Quelle couardise !

Pyrrhias -- Vous ne savez pas de quelle espèce est ce fléau ! Il nous bouffera...

Chéréas -- Cet homme-là se trouve peut-être frappé pour l’instant d’un chagrin subit ; raison pourquoi je crois bon, Sostrate, de remettre la visite. Sache bien qu’en toute affaire, il est plus efficace d’attendre la bonne occasion.

Pyrrhias -- Ayez un peu de bon sens !

Chéréas -- C’est chose bigrement rêche qu’un paysan pauvre, pas seulement celui-ci mais presque tous les autres. Eh ! bien, moi, demain à l’aube, j’irai seul chez lui puisque je connais sa maison. Pour l’instant, toi, retourne chez toi et prends patience : ça marchera comme il faut.

Pyrrhias -- Bon, faisons comme ça.

Sostrate (à mi-voix) -- Celui-là, il est bien content de saisir tout de suite un prétexte... Manifestement, c’est sans plaisir qu’il faisait route avec moi, sans partager du tout mon avis quant au mariage. (à Pyrrhias) Et toi, sale bête, que tous les dieux te fassent salement crever !

Pyrrhias -- Quel tort t’ai-je fait, Sostrate ?

Sostrate -- Sur le terrain, <tu auras> évidemment ...

Pyrrhias -- Chippé ?

Sostrate -- Allons, quelqu’un t’étrillait sans que tu aies rien fait de mal ?

Pyrrhias -- Ben oui, et le voilà d’ailleurs, ce type-là...

Sostrate -- En personne ?

Pyrrhias -- Je me tire (il disparaît dans le nymphée).

Sostrate (s’adressant à Chéréas) -- Mon champion, parle-lui, toi...

Chéréas -- Je ne saurais, je suis toujours assez peu convaincant dans mes discours... Mais toi, dis un peu, quel genre d’homme est-ce, ce type-là ?

Sostrate -- Il me paraît avoir l’air tout à fait dépourvu d’humanité, nom de Zeus, comme il est grave ! Je vais m’éloigner un peu de la porte, mieux vaut... Maintenant, il crie [150] tout seul en cheminant, je ne le crois pas trop bien portant... Pourtant, j’en ai peur, par Apollon et par les dieux ; pourquoi ne pas dire vrai ?

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Scène 3 (153-188)

(Cnémon entre en scène et rencontre Sostrate)

Cnémon -- Après ça, n’est-ce pas qu’il était heureux de deux façons, l’illustre Persée ? C’est que, pourvu d’ailes, il ne se rencontrait pas avec les gens qui marchent sur terre, et ensuite parce qu’il détenait un objet grâce auquel il changeait en pierres tous les importuns ! Ah ! si la chose était présentement à moi ! Pour sûr, rien ne serait plus répandu, partout, que les statues de pierre ! Par Asclépios, ce n’est plus vivable aujourd’hui ! On vient désormais causer sur mon terrain... Est-ce précisément le long de la route, nom de Zeus, que j’ai l’habitude de passer mon temps, moi qui ne cultive plus cette partie de mon lopin mais qui m’en suis retiré à cause des passants ? Mais ils me poursuivent désormais là-haut, sur les collines... Une foule énorme ! (Il voit Sostrate et s’approche, l’air agressif) Malheur, qui est encore ce type debout à notre porte ?

Sostrate (sur ses gardes) -- Va-t-il me frapper ?

Cnémon -- Vrai, la solitude, impossible de la trouver nulle part, pas même quand on souhaiterait d’aventure s’aller pendre !

Sostrate -- (à mi-voix) C’est contre moi qu’il râle ! (à Cnémon) J’attends ici quelqu’un, père : j’ai rendez-vous.

Cnémon -- Est-ce pas ce que je disais ? Ceci, vous l’avez pris pour un portique, ou pour l’endroit des assemblées populaires ? Si c’est à ma porte que vous voulez voir quelqu’un, disposez entièrement de tout, aménagez un siège si vous en avez l’idée, et même plutôt un local de réunion... Malheureux que je suis ! Mon malheur m’a bien l’air d’être cette nuisance... (Furieux, il rentre chez lui)

Sostrate (seul en scène) -- C’est pas un effort hasardé, je pense, mais un effort plus concerté que demande cette affaire-ci, c’est évident. Vais-je me rendre chez Gétas, l’esclave de mon père ? Oui, par les dieux, j’irai ! Il a de l’ardeur, et l’expérience de toutes sortes d’affaires. Le caractère grincheux de ce type-là, notre Gétas pourrait bien, je le sais, en venir à bout un peu vite. Car pour ce qui est de mettre un délai à l’affaire, je m’y refuse. Quantité de choses pourraient bien survenir en une seule journée... Mais quelqu’un a bougé à la porte...

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Scène 4 (189-205)

(Sostrate et la fille de Cnémon, qui entre une cruche à la main)

La jeune fille -- Malheur ! suis-je à plaindre, avec mes guignes ! Que vais-je faire maintenant ? La nourrice a laissé aller le seau dans le puits en voulant tirer de l’eau...

Sostrate (sur le côté) -- Oh ! Zeus père, Phoibos Péan, chers Dioscures, l’irrésistible beauté !

La jeune fille -- Et papa m’a recommandé en sortant de préparer de l’eau chaude...

Sostrate -- Les gars...

La jeune fille -- S’il s’avise de ça, il va la faire salement périr en la rouant de coups ; pas de temps à perdre, non, par les deux déesses ! (S’approchant du nymphée) Nymphes bien-aimées, c’est chez vous qu’il faut prendre l’eau. C’est vrai que j’ai peur, si des gens sacrifient là-dedans, de les gêner...

Sostrate (allant vers elle) -- Mais moi, je pourrais..., [200] moi j’irai puiser pour toi et je reviendrai te l’apporter.

La jeune fille -- D’accord, par les dieux !

Sostrate -- Elle est d’une liberté un peu rustique... Dieux vénérés ! quel génie pourrait bien me sauver ? (Il pénètre dans le nymphée)

La jeune fille -- Suis-je à plaindre ! Qui a fait du bruit ? Est-ce papa qui vient ? Après ça, je m’en vais prendre des coups, s’il me surprend dehors ! (Elle rentre dans la maison)

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Scène 5 (206-214)

(Les mêmes et Daos)

Daos (esclave de Gorgias, sortant de la maison et parlant à Myrrhinè qui, à l’intérieur, reste muette) -- Voilà longtemps que je m’use ici à ton service, alors que le maître est tout seul à bêcher. Je dois me mettre en chemin pour le rejoindre. (Il soliloque) Ah ! misérable Pauvreté, pourquoi t’avons-nous trouvée si grande ? Pourquoi, depuis si longtemps, restes-tu ainsi continuellement assise là-dedans et habites-tu avec nous ?

Sostrate (tendant la cruche à la jeune fille qui reparaît à la porte) -- Prends-la.

La jeune fille -- Apporte-la ici.

Daos (entre ses dents) -- Que diable veut ce type-là ?

Sostrate (à la jeune fille, qui rentre à nouveau dans la maison) -- Porte-toi bien, et bonjour à ton père ! (à lui-même) Je suis bien malheureux !

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Scène 6 (214-232)

(Pyrrhias, Sostrate, Daos)

Pyrrhias (sortant du nymphée) -- Arrête de te lamenter, Sostrate ; ça va marcher !

Sostrate -- Marcher comment ?

Pyrrhias -- N’aie pas peur ; reviens avec Gétas, comme tu voulais le faire tout à l’heure, après lui avoir dit clairement toute l’affaire.

Daos (seul) -- Qu’est-ce diable que cette sale histoire ? À moi, la chose ne plaît pas du tout. Un jeune gars au service d’une demoiselle : mauvais, ça ! Et toi, Cnémon, sale bête, que tous les dieux te fassent salement crever ! Une jeune fille innocente, tu la laisses seule, abandonnée, sans lui donner la moindre garde, comme il faudrait. C’est en apprenant ça, peut-être bien, que celui-ci s’est précipité, croyant trouver un trésor ! Pour sûr, je dois en tout cas exposer ça à son frère au plus vite, afin que nous prenions soin de la jeune fille. J’y vais ! d’accord, c’est bien ça que je vais faire. Car je vois arriver ici dans le coin des dévots de Pan un peu imbibés, que c’est pas le moment, je pense, de venir gêner ! (Il se retire)

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Chœur


Acte 2

Scène 1 (233-258)

(Gorgias et Daos entrent en scène)

Gorgias -- Et c’est ainsi, dis-moi, à la légère et maladroitement que tu as mené l’affaire ?

Daos -- Comment ça ?

Gorgias -- Bon Dieu ! Tu aurais dû voir immédiatement qui diantre était celui qui abordait la demoiselle et lui dire qu’il s’arrange à l’avenir pour qu’on ne l’y prenne plus ! Mais tu t’en es bien gardé, comme si c’était une affaire somme toute étrangère. Peut-être n’est-ce pas possible, Daos, de se faire quitte d’un lien de parenté : moi, en tout cas, je me soucie encore de ma sœur. Son père veut être pour nous un étranger ? N’allons pas, nous, imiter le genre grincheux de ce type. Si elle-même, impudente, elle fait un faux pas, ça me concerne aussi ; celui qui est à l’extérieur ne connaît pas le responsable, quel qu’il soit, mais le fait.

Daos -- Gorgias, mon cher, j’ai peur du vieux : s’il m’attrape à approcher de sa porte, il me pend sur-le-champ.

Gorgias -- Il est en tout cas plutôt difficile à manier. [250] De quelle façon pourrait-on bien, à force de le quereller, l’incliner de force vers un mieux, ou le convertir en lui faisant entendre raison, ça, personne, non, personne, ne le sait. Pour s’opposer à la violence, il a la loi avec lui, et pour faire obstacle à toute persuasion, il a son caractère !

Daos -- Un peu de patience ! Nous ne sommes pas venus pour rien : comme je l’aurais bien dit, en voilà un qui revient derechef...

Gorgias -- Le type au joli manteau ? C’est celui-là que tu veux dire ?

Daos -- Celui-là même.

Gorgias -- Un fripon, ça se voit directement à sa mine.

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Scène 2 (259-392)

(Les mêmes et Sostrate)

Sostrate -- Notre Gétas, c’est pas à la maison que je l’ai attrapé ! Ma mère, qui se prépare à sacrifier à un dieu, je ne sais lequel (c’est ce qu’elle fait chaque jour, elle parcourt tout le dème à la ronde pour aller sacrifier), ma mère, oui, l’a envoyé louer un cuisinier. Mais moi, bonsoir le sacrifice, je reviens aux affaires d’ici, et je me décide à laisser tomber ces va-et-vient pour engager moi-même la conversation à mon profit... Je vais heurter à l’huis pour qu’il ne me soit plus possible de délibérer...

Gorgias -- Mon gars, consentirais-tu à supporter de ma part un propos un peu sérieux ?

Sostrate -- Avec grand plaisir ! parle.

Gorgias -- M’est avis que, pour tous les hommes, qu’ils soient chanceux ou malheureux, il y a un terme à ça, un retour des choses ; pour le chanceux, les affaires qui remplissent sa vie restent continuellement florissantes tout le temps qu’il est capable de porter sa chance sans rien faire de mal - mais quand il en arrive là, propulsé par l’appât des biens, alors sans doute il trouve la détérioration. Quant aux mal lotis, s’ils ne font rien de mal dans l’indigence et supportent noblement leur sort, avec le temps ils arrivent un jour à prendre confiance en escomptant une meilleure part. Pourquoi je dis ça ? Si tu es très bien nanti, ne t’y fie pas, et ne va pas non plus nous mépriser, nous autres, les pauvres ; montre-toi toujours digne, devant qui te regarde, de conserver ta chance.

Sostrate -- Est-ce que je te parais maintenant faire quelque chose de déplacé ?

Gorgias -- Tu me sembles appliqué à une vilaine affaire, en méditant d’amener une jeune fille à fauter ou en guettant quelque occasion de réaliser une affaire digne de toutes les morts...

Sostrate -- Apollon !

Gorgias -- Il n’est en tout cas pas juste que ton passe-temps devienne une calamité pour nous qui n’avons pas le temps ! Sache qu’un pauvre malmené est la chose la plus grincheuse du monde ; d’abord il est pitoyable, ensuite il prend toutes ses misères non pour de l’injustice, mais pour une agression.

Sostrate -- Bonne chance, alors ! mon petit gars, écoute-moi un peu. 

[300] Daos -- Fort bien, maître ! qu’il t’arrive comme ça des masses de bonnes choses !

Sostrate -- Et toi aussi, le bavard, un peu d’attention ! J’ai vu ici une jeune fille, je suis amoureux d’elle. Si à ton avis, c’est un tort, peut-être bien que j’ai tort. Que diable pourrait-on bien dire ? Je m’amène ici, mais ce n’est pas pour elle : c'est son père que je veux voir. Aussi bien, moi qui suis de condition libre, avec un train de vie suffisant, je suis prêt à la prendre sans dot et à la chérir toute ma vie, j’y engage ma foi. Si c’est au contraire pour commettre un forfait que je suis venu ici ou bien parce que je veux ourdir une vilenie à votre insu, alors, mon gars, que Pan, ici, et les Nymphes avec lui, me rendent idiot, là, près de cette maison ! Je suis confus, sache-le, et pas un peu, de t’apparaître comme un individu de ce genre...

Gorgias -- Et si pour ma part j’ai parlé un peu plus fort qu’il ne faut, que ça ne te chagrine plus. Car je suis tout retourné et, du coup, tu m’as pour ami : ce n’est pas en étranger que je te dis ça, très cher, mais en qualité de frère de la jeune fille - nous sommes enfants de la même mère.

Sostrate -- En tout cas, nom de Zeus, tu vas m’être utile pour la suite...

Gorgias -- Utile en quoi ?

Sostrate -- Je te vois comme un noble caractère...

Gorgias -- Ce n’est pas que je veuille te renvoyer sous un vain prétexte, mais au contraire t’éclaircir la présente affaire. Le fille a pour père un type comme il n’en a jamais existé, ni dans le passé ni de nos jours...

Sostrate -- Le vieux difficile ? Je sais à peu près.

Gorgias -- Une sorte de calamité excessive... Son lopin ici vaut peut-être deux talents ; il passe son temps à le cultiver lui-même, seul, sans aucun compagnon de travail, ni esclave de la maison, ni salarié recruté dans le coin : lui-même, tout seul ! C’est que son plus grand plaisir, c’est de ne voir personne. Il travaille généralement en gardant sa fille auprès de lui, ne cause qu’à elle seule - ce qu’il ne ferait facilement avec personne d’autre. Il la donnera, assure-t-il, quand il aura attrapé un fiancé de même caractère que lui !

Sostrate -- Tu veux dire jamais !

Gorgias -- Alors, ne fais pas d’histoires, très cher, car tu en seras pour tes frais ; laisse-nous supporter ces choses-là, nous ses parents, à qui les offre le sort !

Sostrate -- Par les dieux, mon gars, t’as jamais été amoureux de personne ?

Gorgias -- Ça ne m’est pas possible, très cher!

Sostrate -- Comment ? Qui t’en empêche ?

Gorgias -- Raisonner sur mes présents malheurs ne me laisse pas le moindre répit...

Sostrate -- En ce domaine en tout cas, tu ne m’as pas l’air trop inexpérimenté ! Tu me conseilles de m’abstenir : ça ne dépend plus de moi, mais du dieu...

Gorgias -- C’est pourquoi, à nous, tu ne fais pas de mal ; mais c’est en vain que tu te tourmentes.

Sostrate -- Je ne pourrais pas obtenir la jeune fille ?

Gorgias -- Tu pourrais pas. (...) [350] en venant à ma suite (...) car le vallon près de chez nous (...).

Sostrate -- Comment ?

Gorgias -- Je lancerai un mot à propos du mariage de la jeune fille ; car je serais moi-même bien content d’une telle issue. Lui, il va immédiatement partir en guerre contre tout le monde, en vilipendant le mode de vie des gens. Mais s’il te voit, toi, traînant tes loisirs et ton luxe, il ne supportera même pas ta vue.

Sostrate -- Il est là-bas, maintenant ?

Gorgias -- Non, par Zeus, mais il s’y rendra un peu plus tard par son chemin habituel.

Sostrate -- Ah ! mon cher, en prenant sa fille avec lui, dis ?

Gorgias -- Comme ça se trouvera.

Sostrate -- Je suis prêt à marcher vers le lieu que tu dis. Mais je t’en conjure, assiste-moi dans la joute.

Gorgias -- De quelle façon ?

Sostrate -- De quelle façon ? Avançons-nous vers le lieu que tu dis.

Gorgias -- Ben quoi ? Tu vas rester là debout, avec ton joli manteau, près de nous qui sommes au travail ?

Sostrate -- Pourquoi pas ?

Daos -- Il va directement te balancer des mottes de terre et t’appeler « Fléau ! Fainéant ! ». Tu dois bêcher avec nous ; car si d’aventure il voyait ça, peut-être bien qu’il supporterait même un brin de causette avec toi, croyant que tu es un pauvre qui travaille de ses mains pour gagner sa vie.

Sostrate -- Je suis prêt, chef, à t’obéir en tout. Allons-y !

Gorgias -- Pourquoi te forces-tu à pâtir ainsi ?

Daos (entre ses dents) -- Je veux que nous fassions aujourd’hui le maximum de travail, et que ce type-là, les reins cassés, arrête du coup de nous embêter en venant ici.

Sostrate -- Apporte un hoyau à deux dents.

Daos -- Prends le mien et tire-toi, tandis que moi, je m’en vais encore aménager les pierres du muret : ça aussi, ça doit se faire.

Sostrate -- Donne.

Daos (à Sostrate) -- Toi, je t’ai sauvé ! - (à Gorgias) Bon maître, je me tire ; suivez-moi là-bas.

Sostrate -- Voilà où j’en suis : il me faut mourir sur-le-champ ou vivre avec cette fille.

Gorgias -- Si tu penses vraiment ce que tu dis là, bonne chance !

Sostrate (seul et rêveur) -- Dieux très vénérés ! Je suis doublement excité par cette affaire, pour les motifs mêmes avec lesquels tu crois, toi, m’en détourner maintenant. Car si la jeune fille n’a pas été élevée chez des femmes et, pour n’en avoir pas été instruite par une tante et une mère-grand, ne sait rien des maux de la vie ; si en revanche elle a été élevée un peu librement par un père farouche, qui hait le mal par tempérament,  comment ne pas être ravi de l'obtenir ? (Il se remet au travail) Mais ce hoyau pèse à lui tout seul quatre talents, il me fera mourir avant ça ! Il ne faut pourtant pas mollir puisque j’ai commencé une fois pour toutes à me défoncer sur cette affaire (il quitte la scène).

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Scène 3 (393-426)

(Le cuisinier Sicon, qui amène un mouton, et Gétas)

Sicon -- Ce mouton-ci, c’est une calamité peu ordinaire ! Va-t’en au gouffre ! Si je le porte en le soulevant en l’air, il se tient par la bouche à une jeune branche de figuier, bouffe les feuilles et tire de toutes ses forces ; d’un autre côté, si on le laisse par terre, il n’avance pas. C’est le contraire <de ce qu’on veut> : c’est moi, le cuisinier, qui suis mis en pièces par cet animal, à force de le haler sur la route ! [400] Mais voici par chance le nymphée où nous ferons le sacrifice. Salut, Pan ! Gétas, mon garçon, tu es à ce point à la traîne ?

Gétas -- C’est le fardeau de quatre ânes qu’elles m’ont lié dessus, les damnées femelles !

Sicon -- Il vient beaucoup de monde, semble-t-il; quelle quantité indescriptible de couvertures apportes-tu là !

Gétas -- Que vais-je en faire ?

Sicon -- Cale-les ici.

Gétas -- Ça va. Si c’est le Pan de Paiania qu’elle voit en rêve, je sais qu’on va se mettre directement en route pour faire un sacrifice à celui-là !

Sicon -- Qui donc a fait un rêve ?

Gétas -- Mec, ne me les casse pas !

Sicon -- Tout de même, dis-le moi, Gétas : c’est qui ?

Gétas -- La proprio.

Sicon -- Ben quoi, nom de dieux ?

Gétas -- Tu me feras mourir. Il lui semblait que Pan...

Sicon -- Celui-ci, tu veux dire ?

Gétas -- Oui-da.

Sicon -- Faisait quoi ?

Gétas -- Au cher enfant, à Sostrate...

Sicon -- Un élégant jouvenceau, pour sûr... Ben quoi ?

Gétas -- Il lui mettait des entraves aux pieds.

Sicon -- Apollon !

Gétas -- Et puis il lui donnait une peau comme fringue, un hoyau et lui enjoignait de bêcher le lopin ici tout près.

Sicon -- C’est idiot !

Gétas -- C’est pour ça que nous sacrifions, pour que ce rêve effrayant débouche sur quelque chose de meilleur...

Sicon -- Je saisis. Attrape derechef tout ça et porte-le là-dedans. Préparons des lits à l’intérieur et apprêtons le reste. Que rien n’empêche qu’on sacrifie sitôt le monde arrivé, et bonne chance ! Arrête un peu de froncer les sourcils, triple paumé ! Je vais, moi, te préparer une bombance convenable, aujourd’hui !

Gétas -- Je suis à tout jamais le louangeur de ta personne et de ton art ! (Entre ses dents) Et pourtant, je ne m’y fie pas. (Tous deux pénètrent dans le nymphée)

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Choeur


Notes

Aristophane le grammairien : Il n'est pas sûr que le présent Argument (Hypothesis) puisse être attribué au « grand » Aristophane de Byzance (IIIe/IIe s. a.C.), directeur de la bibliothèque d’Alexandrie après Ératosthène, et célèbre pour sa vaste érudition. On sait cependant que cet éditeur de textes (Homère, Hésiode, poètes lyriques, Euripide et Aristophane le Comique) s’intéressait à Ménandre. [Retour]

Didascalie : Littéralement « enseignement », ce terme désigne la fiche « technique » de renseignement insérée avant le texte même de la pièce ; peut-être cette didascalie remonte-t-elle à Aristophane de Byzance, dont l’information a dû être puisée dans le fichier aristotélicien sur le sujet. [Retour]

Démogène : Bien que le texte du papyrus soit altéré à cet endroit, la lecture de ce nom est généralement admise. L’archonte Démogénès était en charge en 317/6. [Retour]

Scaphes : La lecture de ce mot est discutée : Scaphes (Béotie) ou Scarphe (Locride). De toute façon, le nom de cet « acteur principal » n’est pas autrement connu. [Retour]

Parasite : Le parasite (littéralement « qui mange auprès de, commensal ») est une sorte d'amuseur que les riches convient à leur table, à charge pour lui d'égayer le repas. Quelquefois installé à demeure chez son hôte, l'individu vit le plus souvent en pique-assiette de hasard, payant son écot en flatteries et en traits d'esprit, voire en bouffonneries. La littérature grecque en connaît bon nombre, tel le célèbre parasite dont le Syracusain Épicharme (fgt 103 Olivieri) a évoqué avec délicatesse le sort doux-amer et qui fournira un type apprécié par la comédie attique, moyenne et nouvelle. Cfr Théophraste, Caractères, 20, 10. [Retour]

Phylè (v. 2) : Ce dème rural se trouvait à une quinzaine de kilomètres au N. d’Athènes, sur la route de Thèbes de Béotie. Site sauvage sur les flancs du mont Parnès, où l’on voit encore les vestiges d’une citadelle du IVe siècle (aujourd’hui Kastro) ; en contrebas du village, dans une gorge où coule un torrent, une grotte dite « antre de Pan » a livré divers vestiges archéologiques. Ménandre a librement adapté les données du paysage réel aux exigences de l’action, qui requéraient la proximité du nymphée par rapport aux maisons paysannes [Retour]

Cholarges (v. 33) : Attesté par plusieurs témoignages littéraires et épigraphiques, ce dème devait être situé en contrebas de Phylè, ainsi qu’on le voit ici, mais son emplacement exact demeure inconnu. [Retour]

Persée (v. 153) : Le héros argien Persée s’étant, lors d’une de ses aventures, procuré des sandales ailées et le casque qui rend invisible, s’attaqua à celle des trois Gorgones qu’il savait mortelle : Méduse, qu’il décapita. Le regard terrible de ces monstres transformait en pierre quiconque l’affrontait ; aussi Persée mit-il dans sa besace la tête de la Gorgone, avec laquelle il pouvait « méduser » tout ennemi. [Retour]

Phoibos Péan (v. 192) : Invocation à Apollon Guérisseur. L’épithète Phoibos, « le Brillant » est synonyme du nom d’Apollon ; quant à Péan, primitivement dieu guérisseur indépendant, il a progressivement été absorbé par Apollon, dont il est devenu lui aussi une épithète rituelle. [Retour]

Dème (v. 262) : Subdivision territoriale en même temps qu’association civique, le dème regroupe les citoyens en une sorte de commune jouissant d’une relative indépendance au sein de l’État. Depuis Clisthène qui, à la fin du VIe siècle, avait donné à Athènes sa constitution démocratique, le territoire de l’Attique était réparti en 139 dèmes, dans lesquels les jeunes gens s’inscrivaient obligatoirement dès leur majorité légale, à dix-huit ans, et auxquels l’appartenance était héréditaire. [Retour]

Paiania (v. 408) : Ce dème, sur la pente orientale du mont Hymette, était l’un des plus importants de l’Attique et fut la patrie de Démosthène. Par rapport à Phylè, cela représenterait une excursion dans une direction tout à fait opposée. [Retour]

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[ Introduction - Traduction vers 427-969 ]


[6 juin 2005]

Bibliotheca Classica Selecta - UCL (FLTR)