La
Fuite de la Sainte-Famille en Égypte chez Jean d’Outremeuse.
Un épisode
de l’Évangile vu par un chroniqueur liégeois du XIVe siècle
par
Jacques
Poucet
Professeur émérite de
l'Université de Louvain
Membre de l'Académie
royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
DeuXième partie : COmmentaire
Chapitre VI : Le Castel d’Orient et les nouveaux miracles (§ 40-68)
Note liminaire
Le problème du choix d’une miniature introductrice s’est posé ici dans les mêmes termes que pour le chapitre précédent. S’il existe nombre de représentations du récit canonique des tentations du Christ, nous n’en avons trouvé aucune qui puisse être mise en rapport avec celle dont fut l’objet Jésus encore enfant lors de son séjour au Castel d’Orient (§ 65-66 de Jean d’Outremeuse). L’illustration ci-dessous concerne donc le Christ adulte et non l’enfant Jésus.
Rappelons qu'une sélection de textes apocryphes figure dans l'Introduction, accompagnée de quelques informations bibliographiques et chronologiques.
Fig. 7. Bréviaire de Charles de Neufchâtel -
Besançon - BM - ms. 0069, p. 269
Tentation du Christ (avant 1498). Source :
Enluminures
Culture.
Après le départ de
Dismas qui avait escorté les voyageurs une partie du chemin, ceux-ci continuent
leur route en direction – on l’apprendra plus tard – du Castel d’Orient. Mais très vite, semble-t-il, un incident majeur vient
troubler le voyage. Ils rencontrent une jeune fille et son frère qui avaient
été attaqués par un brigand et qui se trouvaient en très mauvaise posture.
Le miracle de la pucelle (§ 40-42)
Le frère, un chevalier, était
couché sous un arbre, et donnait l’impression d’être mort, empoisonné,
semble-t-il, par le brigand. Quant à la jeune fille, elle était sur le point
d’être violée. Dans cet épisode, décrit par le copiste comme « le miracle
de la pucelle », la Vierge va jouer un rôle important.
C’est elle qui interpelle
le brigand et le somme de laisser la jeune fille tranquille. Devant son refus
et ses menaces, elle lui dit qu’elle va s’adresser au chevalier « pour
savoir s’il est mort ou vivant ». Elle descend de monture, avec – peut-on
supposer – son enfant dans les bras et se dirige vers lui. Quand elle constate
son état, elle le bénit à trois reprises, mais surtout elle « prend la
main de Jésus et la pose sur le chevalier ». « Celui-ci se redressa
aussitôt, courut vers le larron et le fendit jusqu’à la ceinture »
(§ 42). Miracle bien sûr que cette guérison, le frère étant, sinon mort,
en tout cas mourant. Mais ce n’est pas Notre-Dame qui guérit, c’est Jésus, plus
exactement sa main. Soit dit en passant, on aura noté l’absence de réaction de
Joseph : il est vrai qu’il n’est pas toujours très présent dans les
récits.
Le brigand s’appelle Ysacars,
un nom qui n’apparaît qu’ici chez le chroniqueur liégeois. Selon l’index des
noms des EAC I, 1997, Isachar désigne également un grand-prêtre ainsi
que le père d’Anne, la mère de Marie. Peu importe pour nous. Le nom doit être assez
commun. Rien ne dit en tout cas que cet Ysacars est lié à la bande des douze
larrons autour de Dismas.
Quoi qu’il en soit, nous
n’avons rencontré dans les apocryphes aucun texte parallèle à cet épisode d’une
jeune pucelle et de son chevalier, attaqués sur la route par un brigand de
grand chemin, qui veut les voler, violer la femme et tuer l’homme. Ysacars échouera
dans son projet, grâce à un miracle, et sera in fine tué.
Le toponyme Castel d’Orient où
habite la cousine Élisabeth
Après avoir repris la
route et marché un temps indéterminé, Notre-Dame arriva le 22 octobre, juste à
none (on admirera la précision !), au Casteal d’Orient, où Elizabeth sa cusine
demoroit. Cette dernière « lui fit grande fête et la reçut avec grande joie, car elle était la
fleur de son lignage ». Elle y restera deux ans, jusqu’en janvier de l’an
VII, lorsque « Dieu envoya un ange à Joseph pour lui faire savoir de retourner
à Bethléem, ce qu’il fit » (§ 69).
Ce Castel d’Orient, en
tant que toponyme, semble un unicum dans les récits de l’épisode
égyptien. La suite va toutefois montrer qu’il ne s’agit pas d’une demeure
privée, comme celle du larron Dismas, mais d’un assez gros complexe, avec
marché, temple, artisans. Bref, un gros village ou une petite cité. Sa
localisation n’est pas formellement précisée par le chroniqueur liégeois mais
il peut difficilement se situer en dehors de l’Égypte.
En effet, dans le récit
de Jean d’Outremeuse, les limites territoriales sont bien marquées. Tous les
événements qui prennent place entre les deux ordres donnés par l’ange à Joseph
– celui de quitter la Judée pour gagner l’Égypte (§ 3) et celui de retourner
en Judée (§ 69) – font partie de « l’épisode égyptien » et sont
censés se dérouler, sinon en Égypte, en tout cas hors de la Judée et de la
juridiction de son roi, Hérode d’abord, Archélaos ensuite (§ 70).
C’est en tout cas là que
réside Élisabeth, la cousine de Marie. Mais cette précision n’aide pas à la
localisation. En effet les récits évangéliques, à propos notamment de la
Visitation, situent en Judée, et sans la moindre équivoque, la demeure
d’Élisabeth et de Zacharie, son époux (les modernes pensent à Hébron, ou à
Juttah). Mais nous ne sommes plus, dans le récit, à l’époque de la Visitation.
Zacharie est mort. Élisabeth est restée seule avec Jean, qui deviendra Jean-Baptiste,
et rien ne s’oppose à ce qu’ils aient eux aussi quitté la Judée pour se réfugier
hors des frontières.
En tout cas, qu’il soit
ou non terre égyptienne, le Castel d’Orient, dans l’esprit de Jean
d’Outremeuse, abrite une population – en partie au moins – juive : le
chroniqueur mentionne la famille d’Élisabeth et celle d’un juif important,
Joras (§ 48), mais il signale aussi un temple (une mahomerie) où
venaient prier les Juifs (§ 45).
Mais arrêtons là. On a
probablement tort de vouloir trouver à tout prix dans le récit du Liégeois une
cohérence topographique. On évolue dans un monde imaginaire et, tout comme la
demeure de Dismas, le Castel d’Orient doit être une création de Jean
d’Outremeuse, qu’il serait vain de tenter de localiser sur une carte.
Quoi qu’il en soit, pour
Jean d’Outremeuse toujours, la Sainte-Famille va habiter là pendant deux ans.
C’est là que se déroulera une partie de l’enfance de Jésus ; c’est là aussi
que se dérouleront une série de miracles, que les autres récits placent souvent
à d’autres moments et à d’autres endroits. Mais comme on l’a déjà dit, les
miracles aussi « voyagent » dans le temps et dans l’espace.
La reprise de deux miracles
« annonciateurs » : l’hommage de la nature et la chute des
idoles
Deux miracles, déjà
signalés plus haut, vont se répéter pour marquer l’arrivée de la
Sainte-Famille. Ce sont en quelque sorte des signes annonciateurs d’un
événement majeur.
Le
premier (§ 44) constitue un élargissement de celui que nous avons appelé
l’hommage de la nature et qui se produisit lorsque le Famille quitta la maison
de Dismas (§ 37). Le chroniqueur liégeois brode ainsi sur « le
miracle du palmier », un épisode célèbre évoqué notamment dans l’Évangile
du pseudo-Matthieu (XX-XXI, p. 138-139, EAC 1997) et connu même du
Coran (Sourate XIX, Maryam, verset 25). Mais ici, comme plus haut au
§ 37, ce sont tous les arbres qui s’inclinent. L’élargissement de
l’hommage de la nature est rendu plus sensible encore par toute une série
d’autres manifestations. Les bêtes aussi interviennent ; elles ne viennent
pas s’agenouiller devant le fardeau de la mule (comme dans le pseudo-Matthieu),
mais elles cessent de manger. Plus miraculeux encore, les poissons du vivier
cessent de nager et s’échouent sur les bords. Quant aux nourrissons – on est
ici chez les êtres humains –, ils cessent de s’allaiter. Pareil développement mettant
en scène arbres, bétail, poissons, nourrissons ne semble pas se rencontrer
ailleurs. Voici en tout cas le texte du § 44 :
Dans
le jardin de ce castel il n’y avait pas d’arbre qui ne se soit plié pour
s’incliner vers Jésus-Christ. Les bêtes avaient cessé de manger, les petits
enfants de s’allaiter et les poissons du vivier et de la fontaine du verger de
nager, pour venir se coucher sur le gravier, où tout qui en voulut put en
prendre.
Le second miracle (§ 45-46), qui succède immédiatement au premier,
a la même portée annonciatrice. On n’est plus dans le monde de la nature, mais
dans celui du religieux. Il constitue en quelque sorte une répétition de
l’événement qui marque l’arrivée de la Sainte-Famille au Caire (§ 21).
Toutes les idoles du temple se brisent et un vieux Juif intervient pour
transmettre fondamentalement le même message que le vieux Juif du Caire :
le dieu né d’une vierge et qui doit briser les statues est né. La question est
« où est-il ? ». Une discussion s’en suit : on ne désigne
pas ce « nouveau Dieu », mais les sages pensent que ce qui vient de
se produire est en rapport avec l’arrivée de Marie chez sa cousine.
Voilà le texte que l’auteur du Myreur dit avoir repris à
saint Jérôme :
Saint
Jérôme nous raconte que sur la place de ce castel il y avait un temple païen où
les Juifs venaient prier. Toutes les statues qui s’y trouvaient se brisèrent.
Il y avait là un vieux Juif qui en voyant cela dit : « Un Dieu doit
naître d’une vierge pucelle, qui doit briser ces statues. Il me semble bien qu’il
est né ; mais je ne sais pas où il est. » Quand les Juifs entendirent
ces mots, ils furent perturbés et se dirent que c’était lié à l’arrivée de
Marie ; et il y eut une grande agitation. (§ 45-46)
Si nous
n’avons pas réussi à retrouver le texte de saint Jérôme, nous pouvons toutefois
dire qu’il s’agit ici d’une adaptation de l’anecdote de Jérémie et des prêtres
égyptiens annonçant la chute de leurs idoles à l’arrivée d’une Vierge-Mère. Au
fond Jean d’Outremeuse
réintroduit ici la notice, un peu comme s’il avait oublié qu’elle lui avait
déjà servi à présenter l’arrivée de la Sainte-Famille au Caire. Le contexte est
évidemment différent, mais nous sommes toujours en Égypte.
En milieu juif toutefois, comme on
l’a dit plus haut. En tout cas, il s’agit d’un temple où viennent prier les
Juifs. Le mot mahomerie, pour Jean d’Outremeuse, signifie
« temple non chrétien » et pas nécessairement « mosquée ».
Mais le fait est que, dans cette mahomerie, on ne prie pas le Dieu véritable, celui
qui, selon le sage Juif – le correspondant du vieux prophète Jérémie –
doit naître d’une vierge pucelle et faire tomber à son arrivée toutes les
statues des faux dieux.
Il reste cependant un
problème : les synagogues ne proposent pas de statues à la vénération de
leurs fidèles. Pareil détail pourrait bien montrer que l’anecdote reprise par
Jean d’Outremeuse pouvait difficilement s’appliquer au départ à des sanctuaires
fréquentés par des Juifs : il devait s’agir de temples égyptiens. Probablement
Jean d’Outremeuse a-t-il mal interprété ou mal retravaillé le texte de sa
source.
Mais voyons plutôt le
détail des événements miraculeux accomplis par Jésus au Castel et retenus par Jean d’Outremeuse.
Premier
événement : le miracle des cruches brisées (§ 47-53)
Le premier
récit met en scène, en plus de Jésus, son cousin Jean, le fils d’Élisabeth et
futur Jean-Baptiste, Jacob, le fils du propriétaire Joras, et un certain Judich
qui était le plus jeune, mais – apparemment – déjà fort sage et fort réfléchi.
Les
enfants jouent autour d’une fontaine dans le verger de Joras dont ils doivent
boire l’eau avec divers récipients qu’ils ont amenés (dans le récit, ces
récipients sont nommés de différentes manières : vaseal de voile – buret
– pochon). Jean, après avoir rempli le sien, le reverse dans la fontaine.
Cela a le don d’irriter Jacob qui pousse Jean dans l’eau. Ce dernier en sort en
pleurant. Cette fois, c’est Jésus qui se fâche. Son comportement n’est pas
exemplaire. Il brise les cruches des autres enfants, et ce n’est qu’après une
sage observation du
benjamin de la bande qu’il répare son geste malheureux : il fait
mettre les tessons en tas devant lui et le signe qu’il fait sur eux rend à
chaque cruche sa forme primitive (si
furent tantost tous entiers).
Jean d’Outremeuse
élargit (§ 52) la portée de cet épisode, en signalant – et cela situe le
type de récits – que ce genre de miracles (teils myracles), Jésus
en faisait beaucoup (asseis) quand il était petit (en sa jovente). Ce disant, il fait probablement
allusion aux gamineries et aux espiègleries de Jésus, relativement nombreuses
dans les apocryphes de l’Enfance.
Le fait que Jean d’Outremeuse n’en a retenu qu’un petit nombre
s’explique peut-être par une certaine réserve de sa part. Il ne veut pas trop
insister sur ce genre de miracles. Il a en tout cas la prudence de conclure son
développement par une leçon morale : « On doit avoir pleine confiance
en lui, il peut faire, défaire et refaire en nous ce qu’il lui plaît ». Voulait-il
dire par là que le Christ avait réalisé des miracles plus sérieux ?
L’épisode des cruches brisées et miraculeusement restaurées n’a pas été
inventé par Jean d’Outremeuse. Il en existe des récits parallèles, comme celui
que l’on trouve dans le Livre arménien de l’Enfance, ch. XXIII, 2 (éd. P.
Peeters, Paris, 1914, p. 257) et dont voici une traduction :
Puis, Jésus emmenant les enfants, les conduisait
au bord du puits où toute la ville allait chercher de l’eau. Et prenant de la
main des enfants leurs cruches, il les entrechoquait, les heurtait contre la
pierre et les jetait dans le puits. Et les enfants ne pouvaient plus rentrer
chez eux par crainte de leurs parents. Jésus, voyant les enfants pleurer, les
appelait à lui et (leur) disait : « Ne pleurez pas ; je vous
rendrai vos cruches. » Et il commanda aux flots de l’onde. Ceux-ci
rejetèrent à la surface de l’eau les cruches intactes. Chacun des enfants
reprit la sienne ; et ils retournèrent à leurs maisons et racontèrent les
miracles accomplis par Jésus.
Le thème est le même que chez Jean d’Outremeuse : Jésus
restaure des cruches brisées, mais l’atmosphère de l’anecdote n’est pas la même.
Ici il s’agit d’une pure espièglerie de Jésus ; là-bas le montage de
l’histoire est plus complexe : les enfants ont un nom ; ils se
disputent ; Jésus se fâche et, de colère, brise toutes les cruches ;
c’est le benjamin du groupe qui le ramène (si l’on peut dire) à la raison.
L’ancrage chronologique des deux récits est également différent. Pour
le rédacteur du Livre arménien de l’Enfance, ce miracle se passe lorsque
la Sainte-Famille est rentrée en Galilée. Pour Jean d’Outremeuse, elle est
toujours en Égypte, l’ange n’ayant pas encore demandé à Joseph de rentrer au
pays.
Deuxième
événement : le miracle du teinturier (§ 54-59)
Avec
le deuxième événement, on est toujours dans le registre des espiègleries et des
gamineries. Jésus, accompagné de son cousin Jean et « de plusieurs autres
jeunes enfants », veulent jouer un mauvais tour à un teinturier qui
s’était absenté un instant, laissant sans surveillance les draps qu’il devait
teindre et les cuves qui devaient les accueillir. Jésus et Jean pénètrent dans
l’atelier, et jettent tous les draps dans le même chaudron.
Grosse
colère de l’artisan qui voulait en réalité teindre les draps en différentes
couleurs. Pour se venger, il saisit un couteau qu’il lance sur Jésus. Mais le
couteau rate sa cible et vient frapper un bloc de marbre. Miracle : de
l’endroit où le couteau percute la
pierre surgit un pommier complètement développé. On lui aurait donné vingt ans
d’âge. Ce premier miracle se complète très vite d’un second, quand, allant voir
le chaudron, le teinturier constate que les draps en sortent dans la couleur
qu’il souhaitait leur donner.
Si
l’affaire des cruches brisées et miraculeusement réparées, chez Jean
d’Outremeuse en tout cas, était restée confinée au cercle des enfants, ce n’est
plus le cas du second événement. C’est que le teinturier, émerveillé, a appelé
ses voisins et que l’affaire fait rapidement le tour du village. « Les
Juifs manifestent beaucoup d’honneur à l’enfant et on commence à dire qu’il
était le fils de Dieu. » (§ 59)
Le « miracle du
teinturier » se retrouve aussi dans deux Évangiles de l’Enfance, où
il est toutefois raconté d’une manière différente.
Prenons d’abord le cas
du teinturier Salim dans l’Évangile arabe de l’Enfance, XXXVII (éd.
P. Peeters, Paris, 1914, p. 45) :
Un jour
que le Seigneur Jésus se promenait et s'amusait avec les (autres) petits
garçons, il passa par l'atelier d'un teinturier qui s'appelait Salem. Or ce
teinturier avait, dans son atelier, beaucoup d'habits appartenant aux gens de
la ville et qu'il se proposait de teindre. Étant entré dans l'atelier du
teinturier, le Seigneur Jésus prit tous ces habits et les jeta dans une cuve
d'indigo. Quand Salem le teinturier revint et qu'il vit tous ces habits gâtés,
il se mit à crier […] et, s'en prenant au Seigneur Jésus, il lui dit : «
Que m’avez-vous fait là, fils de Marie ! Vous m’attirez des affronts de
tous les gens de la ville. Chacun d’eux désirait une couleur à sa convenance,
et vous êtes venu, vous, gâter tout l’ouvrage. » Le Seigneur Jésus lui dit :
« Tous les habits auxquels vous voudrez une autre couleur, je la
changerai. » Et au même instant, le Seigneur Jésus se mit à retirer de la
cuve les habits, chacun, jusqu’au dernier, avec la couleur que le teinturier
souhaitait. Et les Juifs, à la vue de ce miracle et de ce prodige, rendirent
gloire à Dieu. [La version de la
Vie de Jésus en Arabe, XXXV, dans EAC I,
1997, p. 226 est très légèrement différente]
S’il s’agit fondamentalement
du même miracle, le récit de l’Évangile arabe est un peu différent de
celui de Jean d’Outremeuse, mais surtout, comme dans le cas des « cruches
brisées », il n’a pas le même ancrage chronologique. Il fait en effet partie des réalisations miraculeuses,
effectuées par Jésus enfant après le retour d’Égypte
Dans le second cas,
celui du Livre arménien de l’Enfance, XXI, absent des EAC 1997 et qu’il faut utiliser dans
l’éd. P. Peeters (Paris, 1914, p. 232-246), le « miracle du
teinturier », qui semble avoir des attaches avec une tradition locale de
Tibériade, est devenu un très long chapitre, dont nous ne donnerons ci-après
qu’un résumé :
Le teinturier en question est ici Israël, et Jésus, âgé de neuf ans et
deux mois, est confié par Joseph à cet artisan pour qu’il apprenne le métier.
Mais l’enfant n’est ni très docile ni très obéissant, allant jusqu’à abandonner
son travail en l’absence de son maître pour aller jouer avec les autres. Un
jour on lui confie la simple surveillance de tissus qui sont à teindre dans
différentes couleurs. Mais quand Israël rentre, il constate que Jésus a mis le
tout dans une cuve de bleu. Le teinturier se sent déshonoré aux yeux de ses
clients et ruiné. Mais Jésus le rassure et lui demande de quelles couleurs
doivent être les tissus de la cuve. Jésus retire alors des pièces de la couleur
voulue. Ne comprenant pas le prodige et grinçant de colère, Israël s’empare d’une
pièce de bois pour en frapper Jésus. Il la lance, sans atteindre l’enfant qui
se sauve et disparaît. Mais quand elle touche le sol, la pièce de bois
« prend racine, devient arbre, fleurit et porte des fruits ». Israël
réalise alors que les tissus ont été teints dans une seule cuve de bleu mais
qu’on les en retire avec les couleurs correctes. Il comprend et s’émerveille.
L’histoire est en réalité beaucoup plus
compliquée, mais le miracle lui-même a toujours la même structure :
plongés dans une seule cuve, les tissus en sortent colorés différemment. On
aura aussi remarqué que le Livre arménien
de l’Enfance connaît, comme Jean d’Outremeuse, le motif de l’arbre qui
prend racine d’une pièce de bois lancée contre Jésus.
Dans le Livre
arménien de l’Enfance aussi, l’histoire se passe à Tibériade, en Palestine
donc, et bien après le retour d’Égypte. Le chroniqueur liégeois est le seul à avoir
placé le « miracle du teinturier » dans l’épisode égyptien.
En bref, on peut dire que les écrits apocryphes ont
attribué à Jésus Enfant, durant les années égyptiennes et celles qui ont suivi
son retour en Palestine, un nombre réellement impressionnant de miracles dont
la seule énumération fatiguerait le lecteur. Ceux qui ont été repris (et
adaptés) par Jean d’Outremeuse sont en fait très peu nombreux.
Troisième
événement : Jésus chevauche un rayon de soleil solidifié (§ 60-62)
Avec le troisième miracle, on reste
dans les jeux d’enfants. On retrouve non seulement Jean et Jacob – ceux qui
s’étaient disputés lors du premier miracle –, mais une centaine d’autres
enfants. Le principe est simple : Jésus monte sur un arbre traversé par
les rayons du soleil ; il saute sur l’un d’eux qu’il chevauche comme s’il
s’agissait d’un morceau de bois. Ceux qui veulent l’imiter échouent
lamentablement. Jacob, présenté ici, non plus comme le fils du propriétaire,
mais comme celui du « prévôt », se cassera un bras dans sa chute. Le
futur Baptiste, qui se souviendra d’avoir été naguère poussé dans la fontaine
par ce même Jacob, se réjouira de cette mésaventure, mais Jésus réparera la
fracture.
La
nouvelle de ce miracle se répand plus largement encore que celle du précédent. La
centaine d’enfants, ayant assisté à la chevauchée de Jésus sur le rayon et à la
guérison du bras de Jacob, « racontent tout cela aux Juifs, qui, pour
cette raison, honorent davantage encore Jésus » (§ 64).
C’est encore une fois le Livre
arménien de l’Enfance qui propose (XV, 5, p. 163-164, éd. P. Peeters,
Paris, 1914) un récit parallèle très proche de celui de Jean d’Outremeuse. Mais, une fois n’est pas coutume, le miracle
est évoqué dans l’épisode égyptien. Les voyageurs sont au Caire, où ils
séjournent durant quatre mois. Lors de l’histoire, Jésus a un peu plus de deux
ans. Voici le texte :
Jésus allait au dehors, se promener avec les enfants et les petits en
bas âge, pour jouer avec eux et se mêler à leurs conversations. Il les emmenait
aux endroits élevés (du château), aux lucarnes et aux fenêtres, par où
passaient les rayons du soleil, et il (leur) disait : « Qui d'entre vous
pourrait jeter ses bras autour d'un rayon de lumière, et (se laisser) descendre
d'ici en bas sans se faire mal ? » Et ils disaient : « Personne
d'entre nous ne pourrait faire cela. » Jésus dit : « Regardez, vous tous, et
voyez ! » Et Jésus étreignant de ses bras les rayons du soleil, (formés)
de minuscules poussières, se laissa glisser jusqu'en bas sans se faire mal. Ce
qu'ayant vu, les enfants et tout le petit peuple qui se trouvait là, s'en
allèrent raconter dans la ville le prodige accompli par Jésus. Et ceux qui
entendaient le récit de ce spectacle admiraient avec stupéfaction. Mais Joseph
et Marie ayant entendu ces choses, furent pris de peur et sortirent de cette
ville, à cause de l'enfant, pour que personne ne le connût. Ils sortirent
furtivement la nuit en emmenant Jésus et s'éloignèrent en fuyant de ces lieux.
Une note de P. Peeters à cet endroit signale : « Le miracle de Jésus et des rayons de soleil a été popularisé en Occident par de vieux poèmes anglais et provençaux […]. Il a dû en exister aussi une ancienne rédaction arabe chrétienne, car il a passé dans la littérature musulmane […] ». Nous n’en dirons pas plus ici, sinon que le récit était largement répandu.
Quatrième
événement : la rencontre avec le diable et les tentations de Jésus
Si les
trois premiers événements sont absents des Évangiles canoniques et
n’apparaissent que dans les apocryphes, il n’en est pas de même du quatrième,
mais la présentation de Jean d’Outremeuse ne peut que surprendre le lecteur.
La rencontre de Jésus avec le diable et le récit des tentations sont signalés par les trois évangiles synoptiques, avec plus ou moins de détails d’ailleurs. Chez eux, la scène n’appartient toutefois pas à l’histoire de l’enfance du Christ, mais marque la transition entre la vie privée et la vie publique. Elle se situe juste après le baptême du Christ. Résumons le témoignage des synoptiques.
Sur le témoignage des synoptiques, plus de détails dans : Les tentations du Christ au désert (Mt 4,1-11 ; Mc 1,12-13 ; Lc 4,1-13), par J. Briend, G. Dahan, J.-N. Guinot [e.a.], Paris, 2005, 132 p. (Cahiers Évangile. Supplément, 134).
Chez
Marc (I, 12-13) – très bref –, l'Esprit pousse Jésus au désert, dans lequel il
est tenté pendant quarante jours par Satan. Le Christ y vit parmi les bêtes
sauvages, avec des anges qui le servent.
Chez
Matthieu (IV, 1-11), le diable tente Jésus, après quarante jours de jeûne, à
trois reprises, à trois endroits, et chaque fois dans des domaines différents,
dans l’ordre : transformer des pierres en pain, pour calmer sa faim ; se
jeter du sommet du Temple de Jérusalem, pour voir si Dieu le protège et retient
sa chute ; s'incliner et se prosterner devant le diable ; pour obtenir le
pouvoir sur tous les royaumes du monde. À chaque fois Jésus refuse en citant un
passage du Deutéronome. Le diable renonce, le quitte et des anges
viennent le servir.
Le récit
de Luc (IV, 1-13) est très proche de celui de Matthieu, sauf qu’il intervertit
les deuxième et troisième tentations. Le diable, ici encore, abandonne Jésus.
La
version de Jean d’Outremeuse est très différente, ne serait-ce que pour le
cadre extérieur. Le diable entraîne deux fois Jésus sur une haute montagne,
d’abord pour lui proposer tout le pays qu’on aperçoit s’il accepte de
l’adorer ; ensuite pour lui suggérer d’apaiser sa faim en transformant les
pierres en pains. Il n’est donc question chez le chroniqueur liégeois, ni du
désert ni du Temple de Jérusalem. Mais cela reste un combat entre deux
puissances, destiné à montrer qui doit adorer l’autre, et les réminiscences évangéliques
sont nettes : « Tu n’as pas le pouvoir de me tenter » (§ 67)
et « Il est écrit aussi : ‘tu ne tenteras point le Seigneur, ton
Dieu’ » (cfr Matthieu, IV, 7) – « Pourquoi veux-tu que je
t’adore, puisque je suis ton seigneur et que tu es mon serviteur ? »
(§ 65) et « Retire-toi, Satan, car il est écrit : ‘Tu adoreras
le Seigneur, ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul’ » (cfr Matthieu,
IV, 10).
Propres
à Jean d’Outremeuse sont les échanges en rapport avec l’identité profonde de
l’enfant (§ 65-67). Lorsque Jésus dit au diable : « Je crois que
tu ne sais pas qui je suis » (fin § 65), ce dernier lui a répondu :
« Je sais très bien qui tu es. Tu es le fils de Marie ». – Et Jésus a
continué : « Tu connais bien ma mère, mais tu ne sais pas que mon
père n’est autre que Dieu », s’attirant la réponse suivante de Satan :
« Ton père est Joseph, le vieux magicien ». – Alors que Jésus avait
lancé : « Tu ne sais pas ce que tu dis, misérable fourbe », le
diable, dans la tentation suivante, inclura une allusion nette à la paternité
divine, ce qu’il n’avait encore jamais fait précédemment : « Si tu es
le fils de Dieu… ».
Quoi
qu’il en soit, on a l’impression que le chroniqueur liégeois a voulu graduer
les événements miraculeux qui ont rythmé l’enfance de Jésus au Castel d’Orient,
autour de la question de sa « reconnaissance » : après l’affaire
des récipients réparés, les enfants retournent chez eux, tout joyeux (§ 53) ;
après l’histoire du teinturier, les Juifs manifestent à Jésus beaucoup
d’honneurs et plusieurs disent même qu’il est le fils de Dieu (§ 59) ;
après l’épisode du rayon de soleil chevauché et de la réparation de la fracture
du bras de Jacob, les enfants racontent tout aux Juifs, qui honorent encore
Jésus davantage (§ 64) ; après la rencontre avec le diable, Jésus est
reconnu comme fils de Dieu par son adversaire principal, et ce sont des anges
qui le ramènent au Castel, d’où désormais il ne sortira plus que pour retourner
à Nazareth et commencer un autre chapitre de son existence.
Finalement,
chez le chroniqueur liégeois comme dans les récits évangéliques, l’affrontement
avec Satan marque une transition importante dans la vie de Jésus. Les derniers
mots du texte sont assez révélateurs : « dorénavant, il n’alla plus
jouer avec les petits enfants » (§ 68). Il n’avait pourtant que douze
ans, et dans Ly Myreur, l’épisode suivant de son existence sera son
enseignement au Temple.
On
notera pour terminer que les apocryphes ne semblent pas faire une grande place
à l’épisode des tentations du Christ avec le diable. On ne trouve que de simples
mentions dans le Dialogue du paralytique avec le Christ (EAC II,
2005, p. 71), et dans la Passion de Barthélemy (EAC II, 2005, p. 800-801).
Seule, à
notre connaissance, la Vie de Jésus en arabe, XLVIII (EAC I, 1997,
p. 232), signale un combat en deux phases contre le démon et ses troupes, mais,
toujours dans cet apocryphe, l’événement se passe après la résurrection du fils
de la veuve de Naïm, le baptême par Jean au Jourdain et l’épisode des Noces de
Cana, bref bien après le retour d’Égypte. En voici le texte en traduction :
(1) Le vingt-et-unième jour
de novembre, il quitta Cana en Galilée et alla combattre le démon. Quand il eut
jeûné dix jours, le démon se présenta à lui pour le tenter du désir de
nourriture et lui dit : « Si tu as faim, change ces pierres en pains,
mange-les et calme le tourment de la faim, comme tu as fait avec l’eau que tu
as changée en vin. » (2) Jésus répondit : « L’homme ne vit pas
que de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » Le
démon et ses troupes restèrent frappés de stupeur. (3) Le 1er
février, qui marquait le milieu du jeûne, le démon vint auprès de Jésus pour
l’affronter et le combattre par l’amour des possessions. Il dit à Jésus :
« Le monde et ses possessions m’appartiennent, et je te les livrerai
entièrement si tu te prosternes devant moi. » (4) Jésus lui
répondit : « Il est écrit que je n’adorerai que Dieu et que je ne servirai
que lui. » Le démon et ses troupes furent remplis de confusion lorsqu’il
les vainquit dans le second combat.
La version de Jean d’Outremeuse, dans sa structure (deux tentations : la faim et le pouvoir), est certainement plus proche de la Vie de Jésus en arabe que de tout autre récit évangélique, mais les différences restent trop importantes pour qu’on puisse songer à une influence précise.
[Suite]
Bruxelles, 5 octobre 2014
FEC
- Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) -
Numéro 28
- juillet-décembre 2012
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