FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 6 : Le Roman des Sept Sages de Rome

G. Le Roman des Sept Sages de Rome. Le miroir et les statues comme « armes secrètes » de Rome : construction et destruction

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

Le motif de la destruction de « l’arme magique » de Rome par certains de ses ennemis apparaît solidement ancré dans la tradition du Roman des Sept Sages de Rome. Mais tout au début de cette tradition, c’est-à-dire dans la seconde moitié du XIIe siècle, l’arme secrète censée assurer la supériorité romaine était un miroir magique.

Le miroir magique est un motif folklorique, bien connu et largement répandu (cfr la liste d’exemples de la très longue note 58 de A. Graf, Roma, p. 166). Dans le cas précis qui nous occupe, il a dû pénétrer dans la littérature occidentale au sein d’une quelconque version du conte oriental à l’origine lointaine du Roman des Sept Sages (cfr plus haut).

En tout cas, dès les témoignages les plus anciens de la tradition des Sept Sages (milieu du XIIe siècle), le miroir est conçu par Virgile. Placé sur une haute tour, construite elle aussi par le célèbre magicien, il permettait aux Romains de voir tout ce qui se passait autour d’eux, non seulement à l’intérieur de la ville, mais aussi très loin au-delà des murs ; il veillait ainsi, magiquement, à la sécurité intérieure (il repérait des voleurs, même la nuit) et extérieure (il voyait approcher des ennemis de très loin). C’était une arme particulièrement efficace et, pour expliquer le déclin et la chute de Rome, elle devait être détruite.

 La légende a donc imaginé sa destruction. Des récits racontent ainsi que la tour qui l’abritait fut détruite par un procédé dont le schéma, est bien connu :

    Les adversaires de Rome envoient incognito dans la Ville un tout petit groupe d’hommes, des gens très rusés, qui se présentent comme d’éminents devins capables dans leurs rêves de découvrir l’or caché. Quelques démonstrations truquées – ils avaient caché eux-mêmes l’or qu’ils étaient censés découvrir – persuadent les Romains et leur assurent la confiance de l’empereur (en général Octavien).

    Ils font croire à ce dernier que d’énormes trésors sont cachés sous la tour du miroir. La passion de l’empereur pour l’or est telle qu’ils obtiennent assez facilement son autorisation de fouiller dans le plus grand secret, pour éviter les indiscrétions. Ils creusent alors de nuit, sapent les fondations de la tour, qui, le matin, dès qu’ils auront quitté la ville, s’écroulera, entraînant le miroir dans sa chute. Coupable d’une cupidité irrépressible qui a en réalité privé la puissance romaine d’un instrument majeur de sa puissance, l’empereur sera mis à mort par ses concitoyens. Ces derniers feront bouillir de l’or dans un bassin : on l’y précipitera ou on le forcera à ingurgiter du métal en fusion.

De très nombreuses variantes contribuent à l’actualisation de ce récit. La composition du commando, le nombre et le détail des démonstrations truquées, le contenu des dialogues entre les prétendus devins et l’empereur, les modalités précises de la mise à mort de l’empereur coupable, les commanditaires de l’opération aussi. Pour prendre l’exemple de ce dernier point, A. Graf (Roma, p. 164) a dressé une liste des ennemis de Rome qui ont voulu détruire le miroir. La voici, sans les références qui l’accompagnent. On verra que le choix est vaste : « des Carthaginois, trois rois qui avaient eu beaucoup à souffrir de la supériorité romaine, le roi des Pouilles, le roi de Sicile, les princes de Germanie, un roi de Hongrie ». Dans la liste, on a même la surprise de découvrir un Ménélas qui, selon Guiraut de Calanson – c’est un troubadour qui vécut vers 1215-1220 et que nous avons rencontré dans les épisodes virgiliens du panier et de la vengeance –, Fel mirail de Roma fremir « fit se casser le miroir de Rome » (éd. W. Keller, 1906, p. 151-152, vers 163-165, avec note de commentaire p. 209).

Dans la tradition du Roman des Sept Sages de Rome, ce récit de la destruction du miroir, riche en variantes, est toujours intégré dans un des discours – tantôt le cinquième, tantôt le septième, peu importe pour nous – que la « méchante » reine tient à son époux pour le mettre en garde contre les conseillers qui le poussent à postposer l’exécution de son fils. Chaque discours porte dans la tradition un titre qui correspond à un élément significatif du récit (p. ex. Senescalcus, Aper, Sapientes, Roma, Gaza). Celui qui nous intéresse est intitulé Virgilius, précisément parce qu’il est question de Virgile et de ses réalisations magiques.

En fait, Virgile est simplement le constructeur de la tour et du miroir. L'essentiel se joue entre le tresriche et convoiteux Octavien, incapable de résister à l’attrait de l’or, et les prétendus devins qui tablent sur son avidité démesurée pour obtenir le droit de fouiller sous la tour afin de lui ramener l’or censé y être caché. Le récit n’a pas pour objectif principal d’exalter la puissance magique de Virgile ; sa tonalité générale est moralisante : un chef ne doit pas mettre l’or au-dessus de tout ; un chef doit se défier de conseillers qui ne songent qu’à leurs propres intérêts. On se rend compte très vite que ni Virgile ni la tour ni le miroir ne sont au centre du récit ; le miroir est simplement utilisé dans une démonstration qui pourrait aussi bien se faire avec un autre instrument. À la limite c’est un détail secondaire.

Fondamentalement, c’est peut-être cela qui explique que, même dans la tradition du Roman des Sept Sages de Rome, le motif du miroir magique ne soit présent que dans les témoins les plus anciens. Très vite, il est remplacé par le motif des statues magiques aux clochettes. Cela n’a rien de surprenant. Si le miroir est un instrument de défense et de protection fort différent du complexe aux statues, les deux « outils » ont au fond la même fonction : assurer à Rome une protection particulièrement efficace, parce que d’ordre magique.

Il est difficile de savoir avec précision ce qui a poussé certains rédacteurs du Roman des Sept Sages de Rome à remplacer la tour au miroir par le bâtiment aux statues. La plus grande diffusion de ce dernier motif, qui domine dans la tradition des Miracula mundi, dans celle des Mirabilia Romae, dans celle des listes de merveilles virgiliennes, dans les chroniques allemandes ? Ou sa plus grande « plasticité narrative », comme l’attestent ses actualisations nombreuses et variées ? Ou un simple désir de changement ? Ou autre chose ?

Nous ne le saurons probablement jamais, mais il est patent que le motif des statues aux clochettes a colonisé une grande partie de la tradition des Sept Sages de Rome. Seules échappent à cette invasion les toutes premières versions et leurs descendants directs, qui mettent en scène le miroir magique. Le reste de la tradition des Sept Sages utilise le motif des statues aux clochettes, et les ouvrages plus récents, comme les Gesta Romanorum allemands ou les Faictz merveilleux de Virgille, influencés par des formes avancées de la tradition des Sept Sages, affichent eux aussi le motif de la destruction des statues magiques.

Mais – et c’est une observation intéressante – l’introduction du motif du miroir dans cette tradition n’a pas éliminé immédiatement la haute tour qui faisait partie intégrante des versions « au miroir ».

Dans les premières versions du récit, la tour remplissait une fonction fondamentale. Le récit lui-même imposait sa présence, qu’il s’agisse de la construction ou de la destruction. D’une part en effet, pour permettre de voir loin, le miroir devait être haut placé (il sera même question d’une tour haute de mille pieds !). Et d’autre part, une haute tour est relativement facile à détruire. Les récits montrent qu’il suffit de quelques hommes, travaillant parfois pendant une seule nuit, pour la déséquilibrer et la jeter à terre.

L’introduction du complexe aux statues dans la tradition des Sept Sages de Rome se fit en remplaçant tout simplement un motif par l’autre, c’est-à-dire en installant au sommet de la haute tour le complexe aux statues, en lieu et place du miroir magique. Le reste du récit n’avait pas à être modifié en profondeur. On pouvait même conserver la haute tour de la version primitive, et ne rien changer dans le schéma de sa destruction. La tour s’effondrait avec ce qu’elle contenait : miroir ou statues, peu importe. Formule économique s’il en est !

Avec le détail de la tour, l’analyste dispose dès lors d’un moyen très commode pour repérer dans un récit l’influence de la tradition des Sept Sages de Rome. Qu’on en juge par l’exemple suivant qui concerne deux notices des Gesta Romanorum :

 

Gesta Romanorum (latins)

Gesta Romanorum (allemands)

Alexander, le philosophe, rapporte dans son traité de naturis rerum que…

À cette époque, il y avait un maître à Rome qui s’appelait Virgile et qui était expert en magie noire. Les citoyens romains lui demandèrent de faire quelque chose qui leur permettrait d’avoir connaissance de leur ennemi et de s’en protéger.

Virgile construisit dans la ville de Rome un palais célèbre, au milieu duquel se trouvait une statue qui était appelée la déesse Rome. Elle tenait en effet une pomme d’or dans sa main, etc.

Alors il construisit une haute tour et, au sommet de cette tour, en cercle autant de statues qu’il y avait de pays soumis à Rome. Et au milieu de la tour, il plaça une statue qui avait une pomme d’or dans la main, etc.

           

Mais si le terme « tour » est un « marqueur » important, il n’est pas en soi décisif et il faut toujours examiner l’ensemble de la notice. Car au fil de l’évolution apparurent des versions « contaminées ».

C’est précisément le cas de la version néerlandaise des Faictz merveilleux. Tout en conservant les deux parties – le récit de la construction, assez bref, et celui de la destruction, beaucoup plus détaillé, déséquilibre typique dans la tradition des Sept Sages –, elle ne transmet pas le détail de la tour mais celui du palais (qui est caractéristique des autres traditions). Elle contient même l’expression de Salvatio Romae et localise formellement le complexe au Capitole, deux éléments qui n’ont rien à voir avec la tradition des Sept Sages. Le rédacteur prend même soin d’harmoniser le récit de la destruction avec celui de la construction : les deux sections contiennent en effet les précisions de Salvatio Romae et de Capitolium. Ce roman du XVIe siècle, tardif donc, est un bel exemple  des versions « contaminées ».

Une chose en tout cas est claire, dans la tradition des Sept Sages, les deux instruments magiques chargés de la protection de Rome ne fonctionnent jamais ensemble. C’est l’un ou l’autre. Nous avons même cru observer en étudiant la tradition des « listes de merveilles » que, sauf exceptions très rares (Jean d’Outremeuse et les traducteurs des Faicz merveilleux de Virgile), ces listes ne mentionnent jamais à la fois le miroir et les statues aux clochettes.

Faut-il noter aussi que ces deux instruments ne nécessitent pas le même environnement pour exercer pleinement leur fonction ? Si le miroir magique a besoin d’être installé en hauteur (d’où des tours hautes de 100, voire de 1000 pieds), il n’en est pas même du complexe aux statues. Ce dernier n’était pas un bâtiment « ouvert », donnant sur l’extérieur et occupant une position élevée. Bien au contraire, dans la plupart des cas, il apparaît dissimulé dans un palais ou un temple du Capitole, au secret en quelque sorte.

Les différences se manifestent quand il s’agit de les détruire. On l’a dit plus haut, une sape est beaucoup plus efficace et plus facile à mener sur une tour (surtout si elle est élevée) que sur une colline. Comment en une seule nuit quelques hommes auraient-ils pu réussir à faire s’effondrer la partie de la colline du Capitole abritant le complexe aux statues ? Pour y arriver, il fallait bien autre chose que la ruse et le travail de quelques-uns.

On comprendra mieux dans ces conditions ce que proposent les versions qui envisagent la fin du complexe aux statues. Elles ne sont pas tellement nombreuses à le faire, mais il fallait bien, pour expliquer la chute de Rome, que cette autre forme d’arme secrète soit également anéantie un jour. La formule adoptée alors ne recourt pas à un travail de sape « classique », mené par les ennemis de Rome ; elle met la destruction des statues au nombre des événements merveilleux marquant à Rome la naissance du Christ le jour de Noël. En d’autres termes, ce n’est pas le travail des hommes, mais la nouvelle religion elle-même qui réduit à rien l’œuvre magique, c’est-à-dire diabolique, de Virgile.

On dira pour terminer que le motif du miroir magique semble réservé à la tradition des Sept Sages. Il n’a trouvé place ni dans la tradition des Miracula Mundi, ni dans celle des Mirabilia urbis, ni dans ce que nous avons appelé la tradition de la « liste de Neckam ». Ces traditions – pour ne parler que d’elles – ne connaissent que les statues aux clochettes, et toutes leurs versions d’ailleurs n’envisagent pas la destruction de ces dernières. Seuls quelques rares textes proposent les deux merveilles : le miroir magique et les statues aux clochettes.

 

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