FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 11 - janvier-juin 2006


Vie religieuse en Gaule.
Héritage celtique et courants méditerranéens

§ 6. Jupiter-Taranis et l'invincibilité impériale
sur les colonnes « au géant » du nord-est de la Gaule

Jean Loicq
Professeur honoraire de l’Université de Liège

 

Développements précédents :

§ 1. Préambule
§ 2. Cadre historique et culturel
§ 3. Des cultes celto-ligures aux religions orientales en Provence : le cas de Glanum
§ 4. Mort et résurrection : Le motif du fauve androphage et sa propagation en Gaule
§ 5. L'exploitation politique d'une coïncidence : l'autel de Rome et d'Auguste à Lyon


 

Dans une perspective analogue, mais cette fois en milieu rural, prennent place les curieux monuments en forme de colonnes historiées qu'on voit éclore aux IIe-IIIe siècles dans le centre-est de la Gaule entre Meuse et frontière rhénane. Les archéologues les appellent, d'après le groupe sculpté qui les surmonte, « au Jupiter cavalier » ou encore, considérant le vaincu plutôt que le vainqueur, « au géant anguipède », c'est-à-dire dont le corps finit en queue de serpent ou de dragon. On ne saurait imaginer condensé plus achevé des croyances et des aspirations, à quoi se sont sans doute ajoutées, en filigrane, des angoisses de ces temps troublés qui commencent vers les années 160-180 (§ 2). Dès lors, tout le panthéon romain encore vivant et, semble-t-il, jusqu'au rappel des vieilles gigantomachies celtiques, dont l'épopée irlandaise a conservé le souvenir, tout cela se mobilise pour créer une mystique de l'invincibilité de l'empereur, désormais qualifié de Germanicus. Ce dernier, en effet, est suggéré (plutôt que représenté) au sommet de ces colonnes sous l'aspect tantôt d'un imperator cuirassé, tantôt d'un Jupiter à la roue qualifié par convention, sur les dédicaces, d'optimus maximus ; car, réminiscence du dieu gaulois qui est le maître de la foudre et le régulateur de l'Univers, à savoir Taranis (« tonnerre » en celtique), le Jupiter gallo-romain tient souvent une roue, symbole du roulement du tonnerre et des révolutions célestes : ainsi sur le petit bronze provenant de la région de Saint-Dizier (Haute-Marne) [Fig. 21], où on nous le montre, non sans humour involontaire, ayant fait provision de foudres et de rouelles, à la manière d'un colporteur.

Le Châtelet (Hte-Marne). Jupiter-Taranis à la roue, au foudre et aux éclairs

21. Le Châtelet (Hte-Marne). Jupiter-Taranis à la roue, au foudre et aux éclairs

Dans les groupes sommitaux de nos colonnes, la monture terrasse un géant au masque hideux ou souffrant, et dont le corps est en queue de reptile, en signe d'attache avec le monde infernal, où siègent les forces du mal, ou du Chaos, selon le soubassement mythique à la base de ces représentations, et dont le détail nous échappe. Nul texte, même épigraphique, ne fait mention de ce type de monuments, et nous ignorons de quel nom on les désignait. Ici encore, l'ensemble est fait d'éléments qui ont chacun des modèles iconographiques et stylistiques reconnaissables (comme le thème du Jupiter à la roue, ou du héros cavalier, fréquent sur les stèles rhénanes, le décor à imbrications des colonnes de monuments funéraires, l'ancienne imagerie des gigantomachies pergaméniennes, etc.). Mais l'assemblage, éminemment syncrétique, est d'inspiration proprement gallo-romaine, et l'on suit la progression du type, cette fois encore, le long des marches orientales de la Gaule, depuis le pays éduen (en gros, la Bourgogne méridionale) jusqu'aux Champs Décumates (position avancée du limes, dans l'actuel land de Bade-Wurtemberg). À en juger par les dédicaces conservées, l'initiative de l'érection de ces monuments revient généralement à des particuliers.

Aucune de ces colonnes de structure complexe n'a subsisté en place. Seule exception : celle d'un village de Bourgogne (Cussy-la-Colonne, C.-d'Or), où le fût ne mesure pas moins de 11 mètres de hauteur (Fig. 22).

Cussy-la-Colonne (C.-d'Or). Colonne au géant d'après une gravure du XVIIIe siècle

Fig. 22. - Cussy-la-Colonne (C.-d'Or).
Colonne au géant d'après une gravure du XVIIIe siècle

Fig. 23. - Reconstitution d'une colonne-type « au Jupiter Cavalier »

Mais on en a recueilli de nombreux fragments et la restitution du modèle, qui comporte peu de variantes, est à peu près certaine (fig. 23).

Au sol, un piédestal parallélépipédique orné en principe de figures du panthéon classique (Hercule, Mars, etc.), souvent retrouvé seul et appelé « pierre à quatre dieux » (en Allemagne Viergötterstein). Cette base est parfois surmontée d'un socle polygonal ornélorsqu'il est à huit faces, des bustes ou des figures des sept dieux planétaires (soleil et lune compris), la huitième portant la dédicace « à Jupiter très bon et très grand » (l'à-peu-près traditionnel pour optimus maximus) et, souvent aussi, « à Junon reine » (Iunoni reginae). Ce dernier trait achève de caractériser comme « royal » l'esprit dans lequel est voulu ce monument votif . Au sommet d'une colonne ornée d'imbrications ou de pampres d'inspiration dionysiaque, les unes et les autres symboles d'immortalité, un chapiteau corinthien s'orne parfois  des figures des Saisons et du groupe que les archéologues appellent « sommital », groupe sculpté qui compte, on l'a vu, quelques variantes, et dont voici trois exemples provenant, l'un d'Auvergne, l'autre des Vosges, le troisième, bicéphale, de Tongres (fig. 24-26).

Neschers (Puy-de-D.). Jupiter-Taranis surmontant le géant

 Portieux (Vosges). Cavalier à l'anguipède

Tongres. - Anguipède

Fig. 24. - Neschers (Puy-de-D.). Jupiter-Taranis
surmontant le géant

Fig. 25. - Portieux (Vosges).
Cavalier à l'anguipède

Fig. 26. Tongres.
Anguipède

Un pareil syncrétisme, où se combinent cosmologie, forces du bien et du mal dans une perspective à la fois eschatologique et politique, où s'assemblent et se confondent des divinités de provenances diverses, ne caractérise-t-il pas un état où le polythéisme, en s'exacerbant, risquait de se détruire lui-même ? C'est en effet ce qui s'est passé. Sous l'action de la pensée philosophique, mais aussi de certains cultes orientaux comme celui, assez exclusif, de Mithra, le paganisme en était venu à ne concevoir qu'une seule puissance surnaturelle profuse, universelle, dont les dieux nationaux et individuels n'apparaissaient plus que comme des aspects, des sortes d'épithètes invocatoires. Une représentation comme la suivante montre un Mercure panthée (fig. 26), c'est-à-dire subsumant un cortège de dieux et de déesses.

Région d'Orange. Mercure panthée

Fig. 27. Région d'Orange. Mercure panthée

Peut-être n'est-ce pas un hasard si ce petit bronze provient de la région d'Orange, sur cette voie rhodanienne où montent les choses et les idées venues d'Orient. De ce panthéisme au monothéisme, il n'y a pas loin ; déjà, d'ailleurs, le monothéisme y était entré, avec Mithra et d'autres. Les esprits étaient mûrs pour la religion du Christ, présente à Lyon dès le Ier siècle, et constituée en église vers le milieu du IIe, avec Pothin et Irénée venus d'Asie Mineure, − Lyon qui, avec Vienne et Arles, notamment, avait accueilli Cybèle et Mithra : or, ces deux cultes parviennent en Belgique mosane, et là seulement, avec les dédicaces mithriaques de Theux-Juslenville, les appliques de bronze ayant décoré quelque fontaine ou spelaeum près d'Angleur (Liège), le moule de médaillon aux symboles métroaques d'Amay, sans parler du très probable culte de Sabazios d'Arlon. À cette concentration qui, par la Bourgogne et la Franche-Comté, relie la Provence à la Belgique, il suffit d'opposer le quasi-silence constaté à cet égard dans le centre et l'ouest de la France ainsi qu'en Espagne pour mesurer, à cet égard encore, le rôle de pénétration de la grande voie rhodanienne.

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[Suite] § 7.
Quelques éléments de bibliographie


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