Vie religieuse en
Gaule.
Héritage celtique et courants méditerranéens
§ 3. Des cultes celto-ligures aux religions orientales en Provence :
le cas de Glanum
Jean Loicq
Professeur honoraire de l’Université de Liège
Développements précédents :
§
1. Préambule
§ 2. Cadre historique et culturel
Revenons à la Provence, et plus spécialement à la Provence rhodanienne, ouverte aux courants méditerranéens, non par le delta du Rhône, peu praticable, mais par les passages de l'Estaque et des Alpilles qui la mettent en communication avec Marseille. C'est là que, parmi d'autres petites villes antiques se trouve Glanum, aujourd'hui Saint-Rémy-de-Provence, adossé aux contreforts septentrionaux des Alpilles. Son origine est religieuse, et l'on peut y suivre de manière exemplaire les syncrétismes qui s'y sont succédé au fil des civilisations. Comme à Nîmes, c'est une source qui a donné naissance à la ville. Réputée curative, elle est fréquentée dès la protohistoire par les Ligures, puis par les Celtes qui la divinisent sous le nom de Glan ; ce radical qui s'applique aux eaux pures, vives, nous le retrouvons dans nombre de noms de rivières du Massif central ou des Ardennes belges sous les formes Glain, Glane, etc.
Un escalier monumental de vingt-deux marches, taillé dès une antiquité reculée sur une haute paroi rocheuse (Fig. 4 et 5), conduit à la source depuis l'anfractuosité rocheuse où trône le dieu, dont l'antique statue, en pose héroïque, nous est peut-être parvenue par les fragments de sculpture recueillis sur place (Fig. 6) : « cadre particulièrement propice, écrit le célèbre fouilleur de Glanum, H. Rolland, à l'évocation des forces mystérieuses ».
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Fig. 4. - Glanum. Escalier protohistorique |
Fig. 5. - Glanum. Escalier protohistorique et en contrebas nymphée gréco-romain |
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Fig. 6. - Glanum. Dieu ou héros assis « en tailleur » |
Vers le IIIe-IIe siècle, la source sera aménagée sous la forme grecque, et plus exactement hellénistique, d'un nymphée assorti de diverses salles qui en font un véritable sanctuaire, édifié à l'aide de moellons régulièrement appareillés (Fig. 7).
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Fig. 7. - Glanum. Le nymphée et, au fond, la source |
En même temps que le dieu Glan sont révérées, comme souvent dans le monde celte, des déesses-mères auxiliaires ; ce sont les mères Glaniques, qui ajoutent à la physionomie sans doute un peu altière de Glan un élément féminin, à la fois guérisseur et compatissant : leur association est connue par une dédicace d'époque romaine. Ainsi, Glanum s'hellénise au point de ressembler à la Délos des IIIe-IIe siècles ; elle frappe monnaie, à l'imitation des pièces massaliotes, adoptant même le grec comme langue officielle, empruntant à Marseille l'alphabet grec (cf. § 2) ; on y a trouvé des sculptures d'une pureté de style telle qu'elle a conduit l'une d'elles à la célèbre Glyptothèque de Munich. Mais les dieux continuent d'y être révérés dans la langue nationale, et c'est ce qui nous vaut de posséder quelques ex-voto mis au jour à proximité du sanctuaire, et gravés en langue gauloise, dont voici deux spécimens.
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Fig. 8. - Glanum. Cippes votifs aux déesses-mères |
Le nom du premier groupe des compagnes de Glan s'explique aisément comme épiclèse ethnique, comme il arrive pour d'autres déesses-mères celtiques (on connaît des Ναμαυσικᾱ- à Nîmes, des matres Treuerae à Trèves, etc.) ; en revanche le nom Ροκλοισιᾱ-, qui désigne un autre groupe, ne se laisse rapprocher d'aucun mot connu du gaulois (seule s'identifie immédiatement la particule de renforcement ro-), et reçoit un peu de lumière du celtique insulaire, comme l'a vu Michel Lejeune ; malheureusement la racine *klew- possède à la fois, comme souvent, le sens actif d'« entendre » (latin arch. cluere) et celui, médio-passif, de « se faire entendre, avoir de la renommée » (cluor subst.) ; dans le premier cas, on comprendra avec Lejeune « les Écoutantes », « les Exauçantes » (v. irl. clúas, gall. clust « audition, oreille » ; cf. avec la même particule la forme déponente v. irl. ro-cluiniur « j'entends ») ; dans le second cas, avec K. H. Schmidt, « les Très-renommées » (v. irl. clu « renommée, gloire »). Cette dernière interprétation est sans doute préférable au point de vue morphologique ; toutefois, la vocation curative du sanctuaire de Glanum ne permet pas de rejeter la première, d'autant moins qu'un autel votif romain provenant d'une maison proche des thermes est dédié « aux oreilles de Bona Dea » ; or, cette déesse était vénérée entre autres pour sa qualité d'écoute bienfaisante : ce que le décor sculpté du petit monument indique d'ailleurs de façon très explicite par deux oreilles affrontées et entourées d'une couronne de chênes ; nul doute qu'il s'agit ici des organes de la divinité et non d'une quelconque offrande symbolique : le datif auribus, qui figure ici comme sur une inscription d'Aquilée [auribus B(onae) D(eae], est à cet égard décisif. Ajoutons qu'à Glanum la même déité bienfaisante est clairement désignée sur un autre cippe retrouvé à côté de celui-ci.
Constatons encore que c'est une Gauloise romanisée, Cornelia, qui était commanditaire de l'un de ces cippes votifs ; elle n'a pas seulement adopté le culte local, mais également, comme on voit, la langue celtique dans laquelle il était pratiqué. Tout ceci participe d'une culture mixte gallo-grecque dont témoigne clairement, par ailleurs, la sculpture votive ou architectonique (fig. 9), et qui survit à la conquête romaine pendant quelque temps.
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Fig. 9. - Glanum. Chapiteau aux bustes des Saisons. La corbeille est corinthienne mais la tête de gauche porte un torque gaulois. |
Les effets de la romanisation se font sentir à Glanum dès la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C., alors que Marseille a perdu l'autonomie que Rome lui avait laissée jusqu'aux Guerres civiles. On assiste alors, vers les années -30, à une transformation de son urbanisme, due à l'action personnelle d'Agrippa, dont la présence est garantie par une inscription. On édifie au-dessus de la source un petit temple à Valetudo (la déesse « Santé »), elle-même supplantée plus tard par Salus, souvent invoquée comme protectrice de la santé de l'empereur. Ces deux abstractions personnifiées, de conception toute romaine, coexistent avec les « mères » Glaniques traditionnelles et se substitueront progressivement à elles ; de la même façon, le culte d'Apollon guérisseur est présent lui aussi, avec celui d'Hercule, autre patron des sources, autour du même sanctuaire ainsi réaménagé. Certes Glan et les Glaniques ne sont pas oubliés, mais à l'époque romaine ils demeurent sans iconographie connue, sans culte officiel ; et, dans une dédicace où ils sont associés, c'est désormais en latin qu'ils sont honorés (Glani et Glanicabus). Enfin, c'est à présent, nous venons de le voir, aux oreilles de Bona Dea, et non plus aux « Écoutantes » locales que vont désormais prières et ex-voto (Fig. 10).
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Fig. 10. - Glanum. Autel « aux oreilles » [de la Bonne Déesse = Cybèle] |
Mais Glanum est proche de Marseille et les mythes et mystères de l'Orient exercent déjà leur attrait. Un relief votif trouvé à proximité et figurant le dieu phrygien Attis, dieu-berger aimé de Cybèle (Fig. 11), semble indiquer que c'est à la Grande Mère que s'adresse en réalité cet ex-voto ; confondue avec Bona Dea, cette déesse asiatique avait sur cette dernière l'avantage d'être, comme d'autres divinités venues d'Orient, porteuse d'espérance pour l'au-delà via un rituel initiatique à des mystères d'où la sensualité n'était pas absente. Un autel dédié par une corporation de dendrophores (porteurs de branches de pin dans les cérémonies du culte) confirme d'ailleurs, avec d'autres indices, la présence de ce culte dans notre cité.
Fig. 11. - Glanum. Attis couché au pied du pin |
Ainsi, de Glan à Apollon et à Hercule, des « mères » Glaniques à Valetudo, puis à Salus, des « mères » Exauçantes à Bona Dea puis à Cybèle, les dieux se répondent, en fonction d'attributions communes et sous l'effet des mêmes aspirations, comme en un dialogue poursuivi à travers le temps et les vicissitudes de l'histoire.
[Plan]
[Suite] §
4. Mort et résurrection : le motif du fauve androphage et sa propagation en
Gaule
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