Vie
religieuse en Gaule.
Héritage celtique et courants méditerranéens
§
5. L'exploitation politique d'une coïncidence :
l'autel de Rome et d'Auguste à Lyon
Jean Loicq
Professeur honoraire de l’Université de Liège
Développements précédents :
§
1. Préambule
§ 2. Cadre historique et culturel
§ 3. Des cultes celto-ligures aux religions orientales en Provence :
le cas de Glanum
§ 4. Mort et résurrection :
Le motif du fauve androphage et sa propagation en Gaule
Revenons à Lyon, désormais métropole de la Gaule, pour voir cette fois comment les tendances syncrétistes de la religion gallo-romaine ont été exploitées par le pouvoir à des fins politiques, et à l'échelon le plus élevé.
Par sa position de carrefour routier et fluvial (carte de la fig. 3), Lugudunum était tout désigné pour être le siège d'institutions communes à l'ensemble de la Gaule, comme l'assemblée des notables des diverses provinces, qui avait lieu le 1er août. Le moyen le plus efficace de s'assurer le loyalisme de leurs représentants, issus pour beaucoup de l'ancienne noblesse dirigeante, et avec eux des populations soumises, était de s'appuyer sur des traditions nationales. Or, le hasard du calendrier offrait une opportunité : le mois de prédilection d'Auguste, qui l'avait accompagné dans plusieurs actes de sa vies politique (cf. Suétone, Auguste, 31, 2), se trouvait concorder avec celui où (le 1er août) le monde celte tout entier célébrait la fête de l'été finissant. C'était l'une des trois grandes solennités que nous fait connaître le férial traditionnel de l'Irlande, sous le nom de Lugnasad, littéralement « assemblée de Lug » – Lug, c'est-à-dire l'exact répondant gaélique du patron de Lyon... Comme la fête d'automne, Samain, formellement attestée sous la forme Samonios sur le calendrier gaulois de Coligny, la fête de Lug était donc aussi célébrée en Gaule. L'occasion était trop belle et les conseillers d'Auguste, qui s'y connaissaient en propagande, ne l'ont pas manquée. Ainsi la cérémonie accomplie sur l'autel élevé en -12 aux génies de Rome et d'Auguste et aménagé sur le flanc de la colline de Croix-Rousse (Fig. 17), pouvait-elle avoir lieu sans heurter les vieilles traditions.
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Fig. 17. - Lyon. Autel de Rome et d'Auguste (reconstitution d'après le monnayage de la colonie de Lyon) |
Un obstacle toutefois, et de taille : le dieu personnel de l'empereur, à Rome, a toujours été Apollon, son père surnaturel (Suétone, Auguste, 94, 4) ; et c'est un temple d'Apollon que le prince, qui n'était encore que le jeune Octavien, a fait élever contre sa résidence impériale sur le Palatin ; or Apollon n'a pas d'affinités particulières avec le dieu celte : c'est Mercure qui, dieu suprême des Gaulois selon César (De Bello Gallico, VI, 17, 1), est normalement l'héritier gallo-romain de Lugus, et cela est confirmé par l'épigraphie votive de la Gaule romaine où Mercure et Mars se disputent la primauté. Qu'à cela ne tienne : Lyon et la Gaule valant bien un sacrifice, c'est de Mercure qu'Auguste se réclamera outre-monts – l'idée d'un Mercure royal commençait d'ailleurs à se faire jour à Rome même –, et c'est avec Mercure qu'il se laissera identifier implicitement, lui qui à Rome se défendait contre la sollicitation du culte impérial...
Voilà donc Mercure, ce dieu un peu mineur en Italie, promu à une dignité monarchique. Cette promotion, qui seule l'habilite à succéder à Lugus, dieu royal par excellence, est due à l'identification de Mercure avec le dieu grec Hermès, protecteur comme lui des carrefours et des marchands, mais en outre et surtout psychopompe, c'est-à-dire conducteur des âmes après la mort et détenteur de toutes sortes de savoirs, savoirs enrichis depuis sa rencontre avec le dieu égyptien Thot, inventeur des hiéroglyphes et de toutes les sciences, dieu magicien par excellence, dont le centre cultuel principal était sous les Ptolémées Hermopolis. Vers le même temps, on révérait dans les gymnases, foyers de culture, à la fois Hermès et le roi. C'est à cet Hermès hellénistique que le Lug gaélique « polytechnicien », comme l'appelle l'épopée irlandaise, ressemble surtout. Or l'Égypte est province romaine depuis -30 et elle est en ce moment à la mode. L'art connaît à sa manière un style « retour d'Égypte » : des paysages nilotiques ornent les maisons de Pompéi et, en l'honneur des vétérans de l'armée qui ont servi contre l'infortunée Cléopâtre, la colonie de Nîmes frappe une monnaie au crocodile. Au lendemain de cette victoire retentissante, qui fait d'Auguste le nouvel héritier des pharaons, le poète Horace risque dans une de ses Odes (I, 2, 41 ss.) une allusion discrète, mais transparente, à un jeune Octave-Auguste, vengeur de César, en qui s'incarne Mercure. Et cette idée, qui est dans l'air du temps, n'est pas sans écho, en Italie même, dans l'art figuré. Nulle part cependant elle ne trouve d'illustration aussi éclatante qu'à Lyon. La pratique religieuse gallo-romaine confirme d'ailleurs l'existence en Gaule, et jusqu'en Belgique, d'un Mercure royal répondant aux attributs souverains de Lugus : témoin par exemple les dédicaces à Mercurius Arvernorix, et surtout à Mercurius Augustus, où Augustus, par une ambiguïté sans doute voulue, signifie « vénérable » mais renvoie à la personne même de l'empereur, quel qu'il soit d'ailleurs, car tous se qualifieront ainsi désormais. Mais le voici représenté sur des images de culte en cosmocrator (Anthée, près de Dinant : fig. 18),
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Fig. 18. - Anthée (Dinant, B). |
ou en tricéphale (Reims et Soissons : fig. 19-20), le triplement, fréquent chez les Celtes, étant ici la marque de la multiplicité des pouvoirs et des savoirs attribués à Lug-Mercure et sans rapport direct avec la qualification de « trois fois grand » (trismégistos) donnée à Hermès au sein du mouvement ésotérique qui se développera par la suite.
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Fig. 19. - Reims. Mercure tricéphale |
Fig. 20. - Soissons. Mercure tricéphale |
Ainsi, c'est par un emboîtement savant de divinités-gigognes associées à une coïncidence du calendrier, que lors de la célébration de la fête annuelle du génie de Rome et de celui du prince, le maître de la Gaule et de l'Empire pouvait apparaître honoré comme le dieu royal des Gaulois sur l'autel monumental édifié au confluent du Rhône et de la Saône, tel qu'il nous apparaît, chargé de symboles, sur le monnayage de la ville (Fig. 17).
Le cas de Lyon offre ainsi un exemple frappant de l'habileté, faite de souplesse et de tolérance, avec laquelle le pouvoir romain savait allier idéologie et politique. Voici, conçue dans un esprit analogue, et adaptée à la situation politique et religieuse de l'époque impériale avancée, une curieuse série de monuments particulièrement répandus dans le quart Nord-Est de la Gaule.
[Plan]
[Suite] § 6.
Jupiter-Taranis et l'invincibilité impériale sur les colonnes « au géant » du
nord-est de la Gaule
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